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Origine : http://www.decroissance.info/Gunther-Anders-la-bombe-en-bikini
Sa pensée foisonnante irrigue maintenant de nombreuses réflexions,
de Jean-Pierre Dupuy en passant par Jean-Claude Michéa [1].
Une nouvelle traduction vient de paraître cette année,
la Menace Nucléaire, qui fait déjà grand bruit.
Voici un très bel article de Fabrice Hadjaj paru dans Artpress
(juillet-aôut 2006), qui met en perspective certains éléments
de la pensée d’Anders, pour mieux ouvrir à sa
lecture.
Günther Anders, la bombe en bikini.
Le 5 juillet 1946, une danseuse du Casino de Paris, prénommée
Micheline, présente le « plus petit maillot de bain
du monde » : il est conçu par Louis Réard, spécialiste
de mécanique autorecyclé dans le linge, et s’appelle
étrangement Bikini, du nom de l’atoll où les
Américains viennent de réaliser leurs nouveaux essais
nucléaires. Nagasaki n’a pas suffi. Les tests démontrent
enfin létales des poussières radioactives sur des
personnes très éloignées du centre de l’explosion.
L’opérateur radio Kuboyama, au reste, y a trouvé
la mort. Notre bonnetier ne visait-il qu’à l’opportunité
commerciale ? Ne prouvait-il pas à son insu que les poussières
radioactives pouvaient atteindre jusqu’à nos plages
? Les Américains appelaient leurs bombes « Little Boy
» ou « Granpa ». A présent s’imposait
une familiarisation inverse : ce n’était plus la bombe
qui avait un nom de proche, c’était la baigneuse qui
devait devenir une « bombe sexuelle ». Designer l’étreinte
en terme non plus de vie et d’intimité mais d’explosion
et de mort n’est certes pas anodin. C’est même
d’assez mauvaise augure, et il faudrait écrire toute
une esthétique du « s’éclater »,
depuis la bringue entre copains jusqu’à l’attentat-suicide
en passant par le dripping et le zapping, pour comprendre à
quel point les trois petits triangles tenus par des ficelles sont
le signe, telle une étoile de David explosée, du désespoir
de la menace atomique.
Car nous ne vivons plus dans une époque, mais dans un délai.
Günther Anders nous en avertit : notre existence se déploie
dans l’imminence non plus seulement d’une mort individuelle,
mais d’une destruction planétaire. Son œuvre s’efforce
d’en tirer toutes les conséquences. Comme elle est
ancienne, sur une question si instance, on la pourrait croire périmée.
Il en va tout autrement. Longtemps laissée dans l’ombre,
comme un grand vin de garde, elle s’est bonifiée pour
maintenant offrir une ivresse qui dégrise. Ce n’est
pas l’enthousiasme ni la fureur du moment qui nous y attachent,
mais l’exceptionnelle pertinence de concepts qui dominent
la mode et touchent à l’essentiel. A cette rigueur
se joint le surcroît d’un style qui sait jouer aussi
bien du traité que de la parabole, du syllogisme que de l’anecdote,
de la gravité que de l’humour, avec ce mélange
de profondeur subtile et d’allégresse angoissée
qui rappelle Kierkegaard (il faut ici féliciter Christophe
David pour la haute tenue littéraire de ses traductions).
Une vie dans le siècle.
Il est convenu, comme si cette œuvre ne se recommandait pas
d’elle-même, de rappeler qu’Anders fut un élève
de Heidegger et un proche de Husserl, que le jeune Lévinas
le traduisit dans les années 1930, que Sartre avoua l’influence
de son texte « Pathologie de la liberté », qu’il
était l’ami de Bertolt Brecht, de Walter Benjamin,
de Herbert Marcuse, de Hans Jonas et, enfin et surtout, le premier
mari de Hannah Arendt. Pour brouiller le pedigree, j’insisterai
sur autre chose : sa pauvreté de Juif errant. D’abord
son enrôlement de force dans une association scolaire paramilitaire
à la fin de la Première Guerre qu’on croyait
« der des ders » : le voici à quinze ans sur
le front, découvrant des hommes devenus « matériel
humain », et tremblant devant un cortège de culs-de-jatte
sur un quai de gare, ô procession de l’avenir ! Ensuite,
c’est la fuite à Paris sous le Reich : il doit supporter
de voir le manuscrit de son ouvrage capital contre le nazisme, La
Catacombe de Molussie, caché dans une hotte de cheminée,
parmi jambons et saucissons, pour ne trouver éditeur que
cinquante ans plus tard, lorsqu’il sera trop tard (en attendant,
certaines pages avaient pris le parfum des cochonnailles et leur
avaient servi, Hannah et lui, pour aromatiser le pain de leur maigre
ménage). Enfin, l’exil en Californie : le philosophe
vivote de petits boulots, se fait le répétiteur de
la fille d’Irving Berlin, le compositeur de Broadway, puis
travaille dans une usine de petits métiers à tisser
pour le loisir de la ménagère que le prêt-à-porter
désoeuvre trop. Autant que la lecture de Marx et Heidegger,
cette double expérience d’Hollywood et de l’usine
sera pour lui fondamentale. L’acuité de sa pensée
vient de là, qui l’élève au rang des
plus grands, supplante peut-être celle d’un Debord et
semble le complément conjugal de celle de Hannah.
Günther Anders et Hannah Arendt.
La première notion de son opus magnum - L’Obsolescence
de l’homme - est celle d’un sentiment nouveau : la «
honte prométhéenne ». Il entend par là
« la honte qui s’empare de l’homme devant l’humiliante
qualité des choses qu’il a lui-même construites
». Un tel sentiment peut paraître fou. Il fournit la
raison de notre culte de la performance. On le trouverait jusque
dans le make-up : les cosmétiques offrent le lisse et le
fini du produit de masse, ce supplément d’industrie
qui permet au visage de devenir une superbe « tête de
gondole » (par cette locution, je désigne la rencontre
désormais commune entre venise et l’hypermarché).
La femme peut faire alors concurrence aux cover-girls et autres
emballages attrayants.Quelle grâce ce serait d’être
toujours en forme, réparable, efficace et tranquille comme
un portable ! Sans états d’âme surtout. Car l’embêtant,
c’est d’avoir une âme, avec son fatras d’angoisse
et de métaphysique. D’autant qu’il est difficile
d’en faire l’ablation, de cette âme, ça
n’est pas un organe, et il paraît même que la
chirurgie esthétique ne parvient qu’à l’enlaidir.
La malédiction, au fond, vient de ce que nous ne sommes nés
- inter faeces et urinam - et non pas produits selon l’immaculée
conception de nos ingénieurs. On se souvient qu’Arendt
caractérise l’essence du totalitarisme par «
le refus de la naissance » : l’individu doit s’insérer
dans un plan, un programme de bonheur qui le précède
et dont il doit être le rouage, en sorte que la radicale nouveauté,
le radical commencement de sa venue lui sont déniés.
Anders reprend cette notion mais pour la société libérale.
Elle n’est plus le fruit d’une idéologie. Elle
relève d’une situation objective. Heureux le temps
des idéologies que nous pouvions pourfendre ! A présent
nous sommes pris dans un processus qui n’a besoin de nulle
tête pensante pour l’orchestrer. Le marché est
devenu autonome. Nous n’en sommes plus à la réification
de l’homme, mais à la pseudo-personnification des marchandises,
lesquelles deviennent nos modèles, nos matrices.
L’inconvénient, de ce point de vue, c’est d’être
unique. On clame souvent son unicité, mais à vrai
dire elle nous incommode. Car le summum, ce serait d’être
comme un must : produit en série. Le but de la nouvelle «
Academy » n’est pas, comme en celle de Platon, de s’élever
seul vers le Seul, mais de descendre multiplié parmi les
bacs et les présentoirs. La gloire est d’être
un « dividu », dispersé dans ses activité,
diffusé sur les rayonnages, transfiguré par la grande
distribution.
Juxtaposés comme des fusillés.
Il faut lire ces pages extraordinaire du Monde comme fantôme
et comme matrice. Ecrites en 1956, leurs « considérations
philosophiques sur la radio et la télévision »
sont de plus de fraîcheur que nos actuelles critiques. Nous
baignons d’emblée dans le monde audio-visuel : Anders
a vu ce qu’il y avait avant, et qui s’est effondré.
Ce rapport à la chose dans son origine fait sa compréhension
plus profonde de sa fin. La télévision, explique-t-il,
s’est substituée à la table familiale : nous
ne sommes plus en cercle, recueillis autour du repas, mais juxtaposés
comme des fusillés que le tube cathodique mitraille. Dès
lors, il n’y a plus d’intérieur ni d’extérieur.
Le lointain devient le proche, le proche, lointain : on est dans
le sans-distance. Les péripéties de la famille du
sitcom nous intéressent davantage que notre propre famille.
Les évènements de partout arrivent sans vraiment nous
arriver : l’écran ramène tout à l’état
de bibelot dans le salon, entre la plante verte et le yorshire.
La violence à la télévision n’est rien
auprès de cette violence de la télévision,
même en ses scènes bénignes et ses émissions
valables. Nous pouvons-nous croire à la messe dans notre
clic-clac et regarder Shoah en pleurant sur nos chips. Est-ce la
réalité qui se trouve ici retransmise ?
Non, mais son fantôme, ni présent ni absent, des reproductions
qui présentent nier, à la différence des images
de l’art, leur caractère de production. Aussi la désinformation
est-elle essentielle à l’information même : le
fait rapporté doit être apprêté pour l’audience,
transformé en spectacle, conforme aux études de marché.
Si bien qu’en nous livrant le monde à domicile, le
poste nous prive du monde dans sa résistance et dans son
mystère. Nous cherchons à devenir les reproductions
de ses reproductions. Le bikini en est l’indice : il n’est
pas pour le corps, mais le corps pour lui. Il faut pour le porter
ressembler à B. B. dans Et Dieu cré la femme ou Ursula
Andress dans James Bond contre Dr. No (Les terribles Women d’un
De Kooning sont douces en comparaison : elles laissent à
la femme qui les regarde le droit de ne ressembler qu’à
elle-même.)
Conserver le monde.
Mais avec notre maillot minime, il y va aussi du divertissement
pascalien. Cette « bombe anatomique » est là
pour nous faire oublier l’atomique bombe. Anders prolonge
ici les analyses de Heidegger : l’être-pour-la-mort
devient aujourd’hui un être pour la destruction de l’espèce.
Son livre aujourd’hui traduit, La Menace Nucléaire,
n’est pas un inventaire des dangers qui nous guettent dans
le futur : il prend la mesure tragique de ce qui est accompli. La
catégorie du possible, nous le savons depuis Kierkegaard,
est la catégorie la plus lourde : l’homme est tourné
vers l’avenir, en sorte que ses virtualités sont déjà
présentes à ses projets et les marquent de leur sceau
d’espérance ou de désespoir. Or l’avenir
de nos jours, c’est la probabilité d’une «
mort sans kaddish » : l’atomisation universelle, et
personne pour nous pleurer. Aura-t-elle lieu ? N’importe :
« la possibilité de notre anéantissement définitif
est, même si celui-ci n’a finalement jamais lieu, l’anéantissement
définitif de nos possibilités ».
Nous ne construisons plus, comme dans les années 1950, des
abris anti-atomiques dans notre jardin, mais notre indifférence
ne nous sauve de ce ridicule que pour nous jeter dans la stupidité.
L’apparent courage dont nous faisons montre n’est qu’une
peur de la peur. En vérité, nous avons si bien intériorisé
la menace que nous fuyons à la surface de nous-mêmes.
Car la menace à l’effet d’une image non pas sub
mais surliminale : nous ne la voyons pas parce qu’elle est
trop énorme, et elle nous informe malgré nous. Le
nihilisme n’est plus une rare option, il est l’air qu’on
respire : nous ne cessons de fabriquer des arrières-mondes
virtuels dans le mépris définitif de ce monde-ci,
parce qu’il a déçu le mythe d’un progrès
continu. Les hommes nous apparaissent comme des « intermezzi
dans un intermezzo ». Nous ne croyons plus en la postérité,
et c’est là le secret de l’individualisme, de
la crise du politique, de la perte de l’utopie comme de la
tradition. L’art lui-même en est infesté. Le
patient labeur de l’ouvrage cent fois repris, le chef-d’œuvre
arrimé pour franchir les siècles, à quoi bon,
s’il n’y a plus de siècles ? A la place on se
rue vers le facile et le provocateur, dans l’urgence d’un
succès rapide.
Le drame, dans tout cela, c’est la désuétude
de la méchanceté. Plus besoin d’être méchant
pour participer au pire : la division du travail rend la responsabilité
presque impossible. Anders ici encore pense en parallèle
avec sa première épouse : le temps d’Eichmann
n’est plus celui de Richard III, determined to be a villain.
Il suffit d’être déterminé à être
un fonctionnaire sans imagination. Le pauvre bougre qui achète
moins cher impose une baisse des coûts et devient complice
de l’exploitation. L’électricité que je
consomme pour écrire ces pages collabore à l’entreprise
nucléaire. La guerre totale sera peut-être déclenchée
sans haine, suite à la consciencieuse lecture d’un
détecteur de missiles répercutée par divers
subalternes. Machines et marchandises sont les dieux de notre tragédie
: ils proclament l’oracle fatal et décident au-dessus
de nos têtes de la dévastation de notre Troie.
« C’en est arrivé à tel point, dit notre
penseur pourtant proche de Marx, que je voudrais déclarer
que je suis un ‘‘ conservateur ’’ en matière
d’ontologie, car ce qui importe aujourd’hui, pour la
première fois, c’est de conserver le monde tel qu’il
est. » Pour la première fois, il ne s’agit plus
d’opposer telle vision du monde à telle autre, mais
de lutter pour qu’il existe un monde encore. De crier vers
les hauteurs, espérant contre toute espérance, et
d’initier son prochain au courage d’avoir peur.
Le bikini, avec ce qu’il exhibe, dissimule cet effroi qu’il
serait heureux d’avoir sur nos plages d’été.
C’est sous le même soleil qu’explosa Little Boy.
Sous ce soleil que nous pouvons commémorer cette date si
monstrueuse, selon Anders, du 8 août 1945 : des vicitmes d’Hiroshima
s’extraient encore des décombres, les habitants de
Nagasaki se promènent sans se douter de rien, et ceux qui
ont largué la bombe sur les premiers et s’apprêtent,
sur les seconds, à renouveler l’expérience,
sont en train de signer, à Nuremberg, le document qui codifie
la notion de « crime contre l’humanité ».
Fabrice Hadjaj
- Philippe Coutant a rassemblé les textes importants d’Anders
ou sur Anders (recension de L’obsolescence de l’homme,
etc.).
=> Gunther Anders sur http://1libertaire.free.fr
Les Ecrits d’Anders traduits en français :
- Günther Anders, La Menace nucléaire, Le Serpent à
Plume, 2006.
- Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme. Sur
l’âme à l’époque de la deuxième
révolution industrielle, Encyclopédie des Nuisances,
2002.
- Günther Anders, George Grosz, Allia, 2006.
- Günther Anders, Et si je suis désespéré
que voulez-vous que j’y fasse ?, Allia.
Note
[1] cf. Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé
; voir aussi Michéa, Impasse Adam Smith. De l’impossibilité
de dépasser le capitalisme sur sa gauche, ou cf. Orwell,
Anarchist Tory
Jeudi 10 août 2006
par Clément Homs
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