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Guy DEBORD (1931-1994)
et
L’obsolescence de l’homme
Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle
Günther Anders

Origine : http://perso.wanadoo.fr/marxiens/sciences/plagiat.htm

On ne manquera pas de trouver déplacée et bien peu sérieuse cette mise en série de Guy Debord avec les deux plus grands génies de la physique. Du moins cela permettra de souligner l'universalité de ces difficultés d'attribution dans le domaine intellectuel, bien au-delà des sciences, et même là où on s'y attendrait le moins, dans le petit cercle fermé des situationnistes d'aujourd'hui (qu'on peut appeler des archéo-situs). La chose est d'autant plus comique que Guy Debord a toujours utilisé de façon intensive citations ou détournements et que la notion d'auteur semblait devoir perdre tout sens puisque la poésie devait être faite par tous, les situationnistes reniant leurs oeuvres (en fait la filiation lettriste mettait plutôt en avant l'artiste qui devient son unique chef d'oeuvre!).

Il y a peu j'ai dû répondre à une controverse agitant ce milieu et, ce qui m'a frappé, c'est à quel point l'accusation faite à Guy Debord de plagiat de Günther Anders ne tenait pas dès qu'on allait y voir d'un peu plus près, ou plutôt que ce qui les différenciait c'était leurs positions politiques et qu'on peut s'inquiéter de voir de beaux esprits adopter comme identiques des options politiques si éloignées. Bien sûr on retrouve chez l'un comme chez l'autre la dénonciation du monde contemporain, il y a de nombreux échos. De là à confondre les thèses et réduire "La société du Spectacle" à une oeuvre de plagiaire, il y faut beaucoup de mauvaise foi ou d'ignorance. L'apport de Guy Debord est pourtant incontestable et ne se réduit d'ailleurs pas du tout à ce livre dont la portée a été si grande. Ce n'est pas une raison (parce qu'on n'a lu rien d'autre) pour croire qu'il aurait tout inventé ! Loin d'y prétendre, il ne s'est pas gêné pour reprendre et détourner plus ou moins ouvertement un nombre considérable de citations.

L'histoire dit qu'un dénommé Baudet aurait envoyé à Guy Debord un résumé du livre de Günther Anders "L'obsolescence de l'homme", résumé très suggestif faisant ressortir les analogies frappantes avec les thèses de "La société du Spectacle". Debord l'aurait mal pris, preuve de sa mauvaise foi parait-il ! Il y aurait vu plutôt une pure reconstruction malveillante. Après, il ne s'agirait plus pour certains que d'établir si Debord avait lu Anders avant d'écrire "La société du Spectacle" alors que la question est toute autre. Il se peut que Debord ne rende pas à Anders ce qu'il lui doit, il y a de bonnes raisons politiques pour cela ; il se peut même que Debord n'en sache rien, oublié dans l'air du temps. Ce qui est sûr c'est que Debord n'est pas heideggerien, contrairement à Anders, et dit autre chose, autrement, avec bien d'autres auteurs à "plagier" (en premier lieu Marx et Hegel mais aussi Lucien Goldmann, György Lukàcs, Henri Lefebvre, Socialisme ou Barbarie, etc.). Surtout, on ne peut comparer ces livres car leurs effets sont sans commune mesure, celui de Günther Anders étant passé quasiment inaperçu alors que "La société du Spectacle" entrait dans l'agitation précédant Mai 68.

Il suffit de montrer leurs différences d'approche pour trouver saugrenu qu'on puisse les confondre. La chose est comique car pour désupposer tout savoir à Debord et transformer en simple faussaire le théoricien du détournement il faut dire à la fois 1) tout ce que Debord a pu écrire est dans Anders, 2) ce que Debord écrit n'est pas ce que Anders a dit, qui est tellement mieux.

Anders (comme Arendt sa femme) se situe dans la continuité de Heidegger, même s'il en fait une critique sévère, et pense que la technique mène le monde après l'économie et la politique. Je trouve cela pour ma part un peu court et préfère l'analyse de Debord du totalitarisme de la marchandise car la technique est relativement neutre en elle-même alors que c'est le capitalisme qui l'organise, c'est l'économie qui est devenue autonome et non pas tant la technique. [On trouve entre Anders et Debord la même opposition qu'entre Heidegger et Lukàcs, tel que Lucien Goldmann l'avait analysée].

Cela a des conséquences pratiques considérables, car autant il est bien problématique de vouloir lutter contre la "technique", autant on peut lutter pour une autre économie, transformer le travail et le processus de valorisation. Il est crucial de savoir qui est l'ennemi (l'ennemi est bête car il croit que c'est nous l'ennemi, alors que l'ennemi c'est lui, disait Desproges !). Il n'y a pas de parti de la technique, alors qu'il y a des partis libéraux dont la finalité est bien l'autonomie de l'économie, c'est-à-dire le profit dont la pression est énorme. Ce n'est que soumis aux lois du marché et du profit, quand ce n'est pas à l'Etat, que la technique peut se déployer. Il n'y a donc pas de véritable autonomie de la technique même si on ne choisit pas les techniques de son temps et que la technique a sa propre historicité.

Le concept de Spectacle n'est pas un concept métaphysique chez Debord mais bien politique. C'est un rapport social, c'est le règne autocratique de l'économie marchande, pas la domination des techniques de communication. Nos capacités de représentation sont à l'évidence limitées, surtout de représentation de la totalité, mais nous sommes par contre fortement influençables. Il ne s'agit donc pas tant d'un défaut de représentation, dans la notion de Spectacle, que d'une représentation omniprésente, univers des signes tombé entièrement aux mains des industries spectaculaires et marchandes, totalité de l'espace occupé par le fabriqué, l'apparence, la publicité, le faux-semblant. Le Spectacle, pour Debord, c'est ce qu'on peut appeler aussi la société de consommation, la captation du désir (ce qui ne se réduit pas aux mass-média donc). Au-delà de la parcellisation des tâches et de leur imposition, c'est ce qui nous convoque, nous motive, nous illusionne, mobilise notre subjectivité. Le Spectacle a, chez Lukàcs et Debord, le même statut que celui du fétichisme de la marchandise en ce qu'il exprime un rapport social en même temps que ce rapport social disparaît dans son objectivation (fétiche). On est donc loin de trouver chez Günther Anders le concept de Spectacle tel qu'en a usé Guy Debord, cela n'empêche pas qu'il y a un certain nombre d'échos, ceux d'une critique de la vie contemporaine mais l'accusation de plagiat est vraiment surréaliste ! Pourtant certains s'en persuadent et se persuadent que cela aurait une quelconque importance...

Günther Anders, "L’obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle" (360 pages, 25 €) que les Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances ont publié en 2001 et qui n'avait pas été traduit en français depuis sa parution en 1956 !