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Origine :
http://dogma.free.fr/txt/TS_CR-Gunther-Anders.htm
On devrait normalement se réjouir de voir que presque cinquante
ans après sa parution (en 1956), le premier volume de L’Obsolescence
de l’homme paraisse enfin dans une traduction française.
Réédité 7 fois en Allemagne, l'ouvrage qui
a valu une collection de prix littéraires impressionnants
à son auteur, semblait quasi inconnu en France.
L’obsolescence de l’homme se caractérise d’abord
par son style que Anders lui-même désigne de «
philosophie de l’occasion ».
Tout au long d’analyses parfois extrêmement subtiles
de ce que Heidegger appelait la déchéance de la vie
quotidienne, Anders dresse une image très critique de notre
condition humaine. Critique, cette image l’est d’abord
et surtout envers Heidegger lui-même et son éthique
de l’authenticité. Aussi grinçante que la critique
de Adorno dans Le jargon de l’authenticité, celle de
Anders s’avère néanmoins plus profonde et nettement
moins universitaire [1].
Le périple critique de l'Obsolescence nous fait tout d’abord
traverser le monde des machines pour nous porter ensuite vers une
investigation minutieuse sur les médias et la vie quotidienne.
Cette partie se lit comme une version non-idéaliste et non-idéologique
de l’analyse existentiale du « on », de l’
« affairement » et du « bavardage ». C’est
sur ce plan que Anders, malgré la proximité terminologique
à Heidegger (imperceptible dans la traduction), se rapproche
le plus des enquêtes de l’École de Francfort.
Il y développe une « ontologique économique
» qui passe de la production des marchandises à la
production de la demande et, par ce biais, à la standardisation
des biens et des besoins. En résulte une production corollaire
de l’homme de masse et une belle harmonie sociale, qui comble
les restes inassimilables du désir par le supplément
d’une morale de la consommation. Selon Anders, la production
de l’homme de masse par lui-même est réalisée
par voie de son éclatement en fonctions isolées du
besoin et de la jouissance.
Le troisième chapitre intitulé « être
sans temps » s’appuie sur une interprétation
de En attendant Godot. Anders y esquisse une très vive critique
de la preuve de l’existence de Dieu (ou du sens de l’existence)
ex absentia, à laquelle il compare l’événement
(Ereignis) de Heidegger. De ce point de vue, Heidegger représenterait
une version idéologisée de l’argument en question
(« parce que j’attends, je dois forcément attendre
quelqu'un’un ou quelque chose »). Une perspicacité
plus grande revient alors à Rilke, à Kafka ou à
Beckett qui y reconnaissent le modèle d’une irréversible
déchéance et non la promesse d’un événement
salvateur. Selon Anders, Beckett fait un pas de plus dans cette
analyse, en ne représentant pas le nihilisme, mais bien au
contraire, l’incapacité d’être nihiliste,
même dans la situation la plus désespérée.
Le quatrième chapitre analyse enfin les répercussions
politiques et métaphysiques de la bombe atomique. Il s’agit
là certainement de la partie la plus originale du livre.
La bombe atomique n’est ni une arme, ni même un instrument.
Comme moyen, elle excède toute fin particulière vers
l’absolu. De par les conséquences de la déflagration
nucléaire, la bombe constitue un objet particulier, unique
en son genre : une machine de la toute-puissance. La bombe nucléaire
rend aussi bien obsolète la notion de frontière que
celle du test en laboratoire. Chaque explosion, que ce soit à
l'occasion d'une guerre ou lors d’un essai scientifique, a
des conséquences à échelle planétaire.
C’est la raison pour laquelle, il n’y a pas non plus
de « bonnes mains » entre lesquelles la bombe et donc
notre destin seraient saufs.
Dans une dernière partie, Anders explicite sa méthode
particulière comme un défi à la philosophie
universitaire. La bombe n’est pas seulement suspendue par-dessus
les toits de l’Université, elle nous concerne tous.
Dans cette situation, le philosophe professionnel qui n’écrit
que pour ses collègues paraît d'abord aussi ridicule
que le boulanger qui ne préparerait ses pains que pour d'autres
boulangers. Ensuite, bien pire, le philosophe qui ignore la menace
absolue de la bombe, vaquant à son activité de lecture
et de critique des collègues, se rend coupable d’une
cécité morale peu compatible avec la tâche qui
est la sienne. À ce propos, Anders aimait répéter
dans ses entretiens que les philosophes devraient faire de même
que les astronomes, qui s'intéressent d'abord aux étoiles
avant de s'intéresser à l'astronomie.
Le livre de Anders n’a pas seulement pas perdu de son actualité
mais, sous certains aspects, il devrait paraître plus actuel
aujourd’hui qu’en 1956. Et l’on a d’autant
plus de raisons de regretter la qualité douteuse de la traduction.
Même si vu de loin, on pouvait penser que le traducteur a
deviné quelques grands traits de l’original, les problèmes
éclatants de la traduction – traductions approximatives [2],
erreurs de traduction [3], coupures inexplicables et inexpliquées,
petits rajouts explicatifs spontanés et non-signalés
comme tels, confusions de concepts, ignorance systématique
des traductions conventionnelles de concepts philosophiques [4],
glissements et déplacements de sens [5], ignorance des expressions
idiomatiques [6], altérations du style de l’original [7],
changements ou oblitérations des mises en italique de l’original,
le tout parfois sur une même page – condamnent malheureusement
d’avance toute lecture à peu près sérieuse
de l’Obsolescence de l’Homme.
Sur le plan philosophique, la traduction ne semble pas moins désolante.
Dans l’original allemand, le texte de Anders se décline
comme dialogue permanent avec la pensée et le langage heideggeriens.
On aurait pu souhaiter que, tout en agrémentant le texte
de son érudition de maître d’école, le
traducteur ait également pu réserver quelques-unes
de ses notes à l’éclairage du rapport aux concepts
de Heidegger. Ce ratage est particulièrement pénible
vers la fin du deuxième chapitre, où Anders subvertit
l’extase temporelle du Dasein par la reproductibilité
comme caractère authentique de l’expérience.
Voyons d’abord l’un des passages-clés de Être
et temps où Heidegger explicite l’inversion de la temporalité
de l’authenticité :
Authentiquement avenant, les Dasein est authentiquement été.
Le devancement vers la possibilité extrême et la plus
propre est le re-venir compréhensif vers l’ «
été » le plus propre. D’une certaine manière,
l’être-été jaillit de l’avenir.
(Sein und Zeit., § 65, p. 326 [8], trad. Martineau, p. 229)
Ce que Martineau traduisait justement par être-été
(gewesen sein) transforme l’être du Dasein en essence
(Wesen). Chez Heidegger, cette métamorphose se fait depuis
l’avenir, depuis le devancement dans la mort. En conséquence,
si Anders cite Heidegger presque mot par mot (« es wird gewesen
sein ») dans le contexte de la reproductibilité photographique
comme condition d'une possession fantomatique (« in effigie
»), il court-circuite la possibilité même de
l’authenticité heideggerienne, conçue comme
sortie de la déchéance. Ce qui plus est, quand Anders
illustre cette critique à l'exemple du voyage (die Reise,
assurément, mais aussi Fahrt) - qui en allemand fournit la
racine historique du concept d’expérience (Erfahrung [9])-,
il creuse également l’historialité du Dasein
et sa réflexion (son revenir sur soi) authentique.
Or, l’œuvre de Anders est parsemée de ‘détails’
de ce type. Dès lors, quand on traduit « Mais pour
qui voyage de cette façon, le présent est devenu un
moyen pour le « aura-été » [...] »
(Die Antiquiertheit des Menschen 1, p. 183) par « Pour qui
voyage de cette façon, le présent est dégradé
au rang d’un simple moyen pour se procurer ce qui aura été
« inoubliable » [...] » (p. 209 de la traduction),
on ne banalise pas seulement la pensée de Anders, on lui
soustrait sa pointe critique, voire sa signification philosophique [10].
L'inquiétude suscitée par ces interpétations
créatrices se confirme quand la fin du paragraphe en question
- « Il est sans doute inutile de souligner que tout ceci ne
concerne pas seulement notre manière de voyager » -
est rendu par « Inutile de préciser qu’en voyageant
ainsi, on ne voyage pas ». Car il y a tout lieu de se demander
alors si le traducteur comprend vraiment l’allemand. L’exemple
ou l'illustration de la subversion de la structure existentiale
s'y est transformé en une réflexion sur la bonne manière
de partir en vacances. Ces phénomènes de glissement
ne sont malheureusement pas rares et peu nombreuses sont les pages
qui en soient vraiment exemptes.
Étonnant finalement que ni la préface de l’éditeur,
ni le traducteur ne mentionnent le fait que la traduction ne se
réfère qu’au premier volume de L’Obsolescence
de l’Homme. Il ne serait certainement pas sans intérêt
d'indiquer qu’en 1980, Günther Anders publiait un second
volume de l’Obsolescence de l’Homme, et qui porte de
sous-titre « De la destruction de la vie à l’époque
de la troisième révolution industrielle ». Sur
quelques 465 pages, Anders y revient sur son premier volume pour
infirmer, remettre à jour ou développer plus loin
les réflexions de 1956.
Mais sans doute n’y a-t-il là qu’un autre ‘petit
détail’ noyé dans la gaie indifférence
générale de cette publication.
[1] Adorno a d’ailleurs reconnu l’importance de l’article
de Anders – « La pseudo-concrétion de la philosophie
de Heidegger » -, et l'influence qu'il avait exercé
sur le premier chapitre de sa Dialectique négative.
[2] Ce que Anders appelle « prometheisches Gefälle »,
la pente ou inclinaison prométhéenne, en référence
au « Verfall » (déchéance) heideggerien,
est bien insuffisamment rendu par décalage. Il s'agit là
peut-être du concept fondamental du premier volume de l'obsolescence.
Un autre exemple : les modèles (Schablonen) que Anders décrit
comme formes aprioriques du conditionnement, sont traduits par «
stéréotypes ».
[3] Quelques exemples : stimuler au lieu de forcer, apologie ou
lieu d’éloge, retoucher au lieu de chamarrer, collant
au lieu de pantalon, etc.
[4] Ainsi, par exemple, la « médiation » (Vermittlung)
hégélienne au sein de la discussion sur la théorie
pragmatiste du jugement devient « médiatisation »
dans la traduction. Or, dans un chapitre qui traite justement des
médias, ce glissement prête à confusion, car
la médiation y est interprétée comme condition
de possibilité logique de la médiatisation. En langage
heideggerien, la médiatisation est une forme ‘déchue’
(verfallen) de la médiation. L’ignorance des textes
allemands de Heidegger, que l’on devra bien supposer complète
chez le traducteur, escamote un côté fondamental des
analyses de Anders.
[5] La traduction manifeste un penchant très affirmé
pour la métonymie et la synecdoque. Cela s’avère
particulièrement fâcheux dans le cas des concepts majeurs
de la pensée de Anders, et contribue à l’impression
du flou approximatif et de la confusion du texte français.
[6] Le traducteur rend, par exemple, « mentir avec des mots
» l’allemand « lügen wie gedruckt ».
[7] En soulignant l'importance de ramener le philosophe à
la personne concrète qui vit parmi ses voisins, travaille
à côté de ses collègues, Anders adopte
le style personnel, le « je » du narrateur ou du penseur
à dessein. Laisser de côté le « je »
du locuteur au bénéfice d'un « homme »
en général ou l’« être humain »,
pour réajuster le discours à la perspective philosophique
universalisante ne relève pas d’un simple embellissement,
ou d’une adaptation stylistique. Il s'agit bien plus, dans
ce cas, d'une déformation de la pensée même.
[8] « Eigentlich zukünftig ist das Dasein eigentlich
gewesen. Das Vorlaufen in die äußerste und eigenste Möglichkeit
ist das verstehende Zurückkommen auf das eigenste Gewesen.
Dasein kann nur eigentlich gewesen sein, sofern es zukünftig
ist. Die Gewesenheit entspringt in gewisser Weise der Zukunft. »
[9] Anders n’était pas seulement un voyageur passionné,
mais il reprochait surtout à Heidegger d’avoir complètement
ignoré ce type d’expérience (voir l’entretien
avec Mathias Greffrath (1979), cité par Elke Schubert, Günther
Anders antwortet, Berlin, Tiamat, 1987, p. 17). Le rapprochement
entre voyage et expérience ne constitue pas seulement une
référence culturelle, mais est présent dans
la pensée et dans les textes mêmes de Anders.
[10] L’ensemble de la traduction du deuxième et du
dernier chapitre sur la cécité apocalyptique sont
marqués par ce ratage. On est en droit de se demander ce
qui, de la signification philosophique du texte de Anders, a pu
passer la frontière linguistique. Manifestement, Anders n’est
pas beaucoup mieux accueilli à Paris aujourd’hui qu’il
ne l’était en 1933.
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