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Origine : http://www.lire.fr/critique.asp/idC=45126&idTC=3&idR=213&idG=8
Méconnu en France, Günther Anders se
qualifiait de «philosophe de circonstance» - et les circonstances
qu'il a connues sont celles d'un vingtième siècle noir.
Né en 1902, il est journaliste à Berlin dans les années
trente, fuit le nazisme en France avec sa première épouse,
Hannah Arendt, côtoie Benjamin et Zweig, avant de gagner les
Etats-Unis. Tentant, au fil de son oeuvre, de penser la catastrophe,
il signe, avec Nous, fils d'Eichmann, deux lettres ouvertes au fils
du criminel nazi, écrites en 1964 et 1988. Il se place d'emblée
dans une sorte de fraternité avec le fils d'Adolf Eichmann,
et lui fait même montre de compassion : «Nous ne pouvons
éprouver le deuil que de ceux que nous avons pu respecter»,
postule Anders, or «votre père vous a privé de
la possibilité de le respecter». Pourtant, comme Hannah
Arendt, il souligne la banalité du mal perpétré :
c'est parce qu'il n'était qu'un moyen, un maillon de la chaîne
et qu'il n'a pas eu à se représenter la conséquence
de ses actes qu'il a pu s'en rendre coupable. Or ce phénomène
est symptomatique d'une société malade: il semble ne
pas exister de limite à nos capacités d'accroissement
des performances techniques tandis que nos facultés de représentation
demeurent limitées. Nous sommes ces enfants d'Eichmann, malvoyants.
D'où l'appel d'Anders à s'abstenir de toute action aux
conséquences irreprésentables.
Il n'y a pas eu d'échange épistolaire, pas de dialogue
entre ces deux hommes que tout séparait. Le fils d'Eichmann
a continué à professer un antisémitisme convaincu
et à réfuter la justice qui avait condamné
son père. Ce qui explique le post-scriptum cinglant à
la dernière lettre : «Triste, mais vrai : l'infidélité
peut être une vertu.» Toute l'oeuvre de Günther
Anders met en garde contre ce qu'il nomme le «syndrome de
Nagasaki», «répétition désinvolte,
irréfléchie, immotivée d'Hiroshima».
Ce texte utilise donc davantage le symbole que la personnalité
réelle d'Eichmann. Parfois un peu expéditif, ce petit
livre, accessible et incisif, n'en demeure pas moins une apostrophe
à la conscience.
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