"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
Nous tous, les malvoyants
par Clémence Boulouque
Lire, juillet 2003 / août 2003

Origine : http://www.lire.fr/critique.asp/idC=45126&idTC=3&idR=213&idG=8

Méconnu en France, Günther Anders se qualifiait de «philosophe de circonstance» - et les circonstances qu'il a connues sont celles d'un vingtième siècle noir. Né en 1902, il est journaliste à Berlin dans les années trente, fuit le nazisme en France avec sa première épouse, Hannah Arendt, côtoie Benjamin et Zweig, avant de gagner les Etats-Unis. Tentant, au fil de son oeuvre, de penser la catastrophe, il signe, avec Nous, fils d'Eichmann, deux lettres ouvertes au fils du criminel nazi, écrites en 1964 et 1988. Il se place d'emblée dans une sorte de fraternité avec le fils d'Adolf Eichmann, et lui fait même montre de compassion : «Nous ne pouvons éprouver le deuil que de ceux que nous avons pu respecter», postule Anders, or «votre père vous a privé de la possibilité de le respecter». Pourtant, comme Hannah Arendt, il souligne la banalité du mal perpétré : c'est parce qu'il n'était qu'un moyen, un maillon de la chaîne et qu'il n'a pas eu à se représenter la conséquence de ses actes qu'il a pu s'en rendre coupable. Or ce phénomène est symptomatique d'une société malade: il semble ne pas exister de limite à nos capacités d'accroissement des performances techniques tandis que nos facultés de représentation demeurent limitées. Nous sommes ces enfants d'Eichmann, malvoyants. D'où l'appel d'Anders à s'abstenir de toute action aux conséquences irreprésentables.

Il n'y a pas eu d'échange épistolaire, pas de dialogue entre ces deux hommes que tout séparait. Le fils d'Eichmann a continué à professer un antisémitisme convaincu et à réfuter la justice qui avait condamné son père. Ce qui explique le post-scriptum cinglant à la dernière lettre : «Triste, mais vrai : l'infidélité peut être une vertu.» Toute l'oeuvre de Günther Anders met en garde contre ce qu'il nomme le «syndrome de Nagasaki», «répétition désinvolte, irréfléchie, immotivée d'Hiroshima». Ce texte utilise donc davantage le symbole que la personnalité réelle d'Eichmann. Parfois un peu expéditif, ce petit livre, accessible et incisif, n'en demeure pas moins une apostrophe à la conscience.