Origine : http://joel.martine.free.fr/Nation/Marseillaise1.rtf
L'hymne national français, on le sait, n'est pas particulièrement
pacifique. On s'est enthousiasmé de son bellicisme. On peut
aussi le trouver intolérable, ou encore l'excuser par de
bonnes raisons historiques: Mais que signifient au juste les paroles
de la Marseillaise ?
"Qu'un sang impur abreuve nos sillons !" Politiquement,
en 1792, le Chant de guerre pour l 'armée du Rhin qui allait
devenir la Marseillaise était un appel à une guerre
citoyenne de défense de l'indépendance nationale et
de la liberté. Pourquoi diable les révolutionnaires
ont-ils chanté cette guerre comme un sacrifice humain, par
lequel le sang ennemi servirait magiquement à fertiliser
notre terre ? De quoi ce refrain est-il la métaphore1 ? Les
ennemis de la patrie porteraient-ils leur indignité jusque
dans leur sang ? Est-ce à dire que les patriotes auraient
quant à eux le sang "pur" ? Bien sûr cela
évoque irrésistiblement, surtout au XXème siècle,
le mythe d'une pureté de la race nationale : Blut und Boden2.
Comment se fait-il que depuis deux cents ans le pays de Descartes
et des Lumières puisse charrier un imaginaire aussi stupide
dans les paroles sacrées de son hymne national ?
La psychanalyse nous a appris que ce qui est irrationnel a néanmoins
du sens. Ecoutons donc ce que nous dit la Marseillaise, sérieusement,
comme un psychanalyste pour qui aucune parole n'est anodine. A vrai
dire les significations inconscientes de la Marseillaise sont aisément
déchiffrables, et sans doute le lecteur aura-t-il déjà
trouvé par lui-même les interprétations proposées
dans cet article. Mais il faut y revenir, car il y a matière
à s'interroger : quels sont au juste les effets culturels,
et politiques, du message fantasmatique transmis par la Marseillaise
?
"Allons enfants de 1a patrie !" Nous voilà interpellés,
eh bien allons-y. D'emblée la communauté nationale
est présentée comme une famille : patria, c'est le
pays-père (en allemand Vaterland), mais on dit aussi la mère
patrie, et nous sommes ses "enfants". Cette image de la
famille en danger s'épanouira à la fin de la strophe3.
"Le jour de gloire est arrivé" : le danger que
fait peser la menace militaire étrangère est présenté
tout d'abord, dès le deuxième vers, comme l'occasion
pour le citoyen-soldat de se couvrir de gloire4, ou de contribuer
à la gloire collective de la patrie. Nous reviendrons plus
loin sur les ressorts psychologiques de ce désir de gloire.
Ensuite le danger est politiquement identifié : c'est la
tyrannie, illustrée par une image : "Contre nous de
la tyrannie I 'étendard sanglant est levé"5.
Puis vient une image rurale : "Entendez-vous dans 1es campagnes
mugir ces féroces soldats ?". “ Mugir ”,
“ féroces ” : ils sont comme des bêtes.
Cliché, certes6 ... mais qui n'est pas innocent. "Ils
viennent jusque dans vos bras" : l'invasion redoutée
est dépeinte comme une effraction au plus proche de notre
corps, de notre intimité... "Egorger vos fils, vos compagnes"
! Pas moins, pas plus : les buts politiques de l'agression fomentée
contre la France par les monarchies européennes en 1792 ne
sont évoqués que par un seul mot dans toute la première
strophe : "tyrannie" (auquel le refrain répond
par son antidote : "citoyens"). En revanche l'imagination
s'en donne à cœur joie pour dépeindre les ennemis
comme des égorgeurs d'enfants et de femmes, agressant votre
famille, la chair de votre chair... ce qui, en toute logique, fait
résonner l'appel à la guerre citoyenne comme un traditionnel
appel à la vendetta. Et le refrain enchaîne : "Qu'un
sang impur abreuve nos sillons" : il est clair que l'intention
prêtée à ces ennemis bestiaux d'égorger
vos fils et vos compagnes vous autorise (selon une loi du talion
implicite) à les saigner à leur tour comme des bêtes7.
Dans toutes les strophes qui suivent, la rhétorique de la
vengeance glorieuse l'emporte nettement sur les références
à l'amour de la liberté8.
Pour toute personne un peu familiarisée avec la psychanalyse,
cet esprit de vendetta, ce manichéisme, évoque la
théorie de Mélanie Klein sur le bon objet et le mauvais
objet9. Selon cette psychanalyste, le petit enfant a besoin, face
aux inéluctables insatisfactions dans sa relation à
la mère, de construire en fantasme une "bonne mère",
source imaginaire de toute satisfaction, et, à l'opposé,
une "mauvaise mère" (cf la méchante sorcière
qui donne à Blancheneige une pomme empoisonnée) ;
la mauvaise mère fait fonction de bouc émissaire :
les angoisses et les haines de l'enfant peuvent se projeter et se
décharger sur elle, et sont éjectées imaginairement
hors du moi. Donc à l'origine la haine et le rejet sont nécessaires
à la construction du moi. Le clivage entre la mauvaise et
la bonne mère constitue cette dernière comme un objet
d'amour pur de tout mal. L'enfant peut ainsi, en s'identifiant avec
confiance à la bonne mère, se construire une image
narcissique satisfaisante. La bonne mère est une première
ébauche de l'idéal-du-moi, ce personnage qui dans
l'inconscient sert de modèle d'identification au moi.
Et cette histoire a un rapport avec le patriotisme. Plus tard,
l'adulte fantasmera inconsciemment comme une bonne mère tout
groupe social lui apportant une sécurité matérielle
et une identité (un modèle collectif d'idéal-du-moil10)
: la famille, la communauté linguistique et culturelle, la
nation, etc. Le principal bénéfice psychique du sentiment
d'appartenance est narcissique : être français est
une fierté. Il n'est donc pas étonnant que la "gloire"
soit le premier objectif que la Marseillaise propose aux "enfants
de la patrie".
Continuons. Toute menace contre la nation et son unité sera
vécue quelque part comme un danger pour l'intégrité
narcissique ... mais aussi comme une bonne occasion de désigner
un ennemi, dont le dénigrement et l'éviction permettront,
comme dans les fantasmes de l'enfant, de reconstituer imaginairement
l'intégrité de la communauté (soit, comme disent
les psychanalystes, de "réparer le bon objet").
Ainsi le devoir d'allégeance à la collectivité;
qui dans une certaine mesure est rationnel, passe par un devoir
irrationnel de haine et de cruauté contre le bouc émissaire.
On peut alors comprendre en quoi les ennemis ont "le sang
impur". Si la diabolisation de l'ennemi sert, fantasmatiquement,
à reconfirmer la patrie comme bon objet, alors il est logique
que par contraste avec la patrie toute bonne, pure de tout mal,
les méchants soient "impurs", et il est logique
que le meurtre solennel des forces du Mal contribue au renforcement
de la patrie du Bien ... Cette logique de l'irrationnel vient se
condenser dans la métaphore agraire de l'engrais qui "abreuve
nos sillons", déchets organiques qui en pourrissant
alimentent la terre nourricière.
Il y aurait sans doute plus à dire sur l'image des sillons,
terre à la fois blessée et ennoblie par le soc phallique
du laboureur. Mon intention n'est pas ici de mener très loin
l'analyse, mais de rappeler qu'en-deçà de ses significations
politiques11 qui sont rationnellement justifiables (pourquoi ne
pas défendre avec enthousiasme la libre citoyenneté
contre la tyrannie ?), la Marseillaise fonctionne sur le mode des
fantasmes archaïques, aussi violents qu'irrationnels.
Quand un individu est obsédé par de tels fantasmes,
on peut lui conseiller une psychanalyse. Mais s'agissant d'une nation
et de ses institutions, que nous proposent les psychanalystes?
A l'heure de la montée du péril néo-fasciste,
et des logiques d'affrontement intercommunautaire, mais aussi de
l'exaltation de la guerre économique et du patriotisme d'entreprise,
il n'est politiquement pas inutile de s'interroger sur les significations
inconscientes qui sous-tendent nos traditions nationales.
Or cette approche pose plusieurs problèmes, que nous nous
contenterons ici d'évoquer.
- A moins de croire en un inconscient collectif qui planerait Dieu
sait où en dehors des cerveaux individuels, il faut se demander,
non seulement avec Lacan, mais avec circonspection, comment les
désirs de chaque individu s'articulent au trésor des
significations collectives12. Par quelle alchimie les fantasmes
les plus singuliers de chacun viennent-ils se traduire en des symboles
collectifs ?13
- Dans quelle mesure les individus adhèrent-ils aux mythes
nationaux ? S'agit-il d'une croyance profonde, pour laquelle vous
seriez prêt à mourir ou à tuer ? Voire d'un
délire fanatique ? Ou seulement d'un brave folklore ludique,
comme dans les hymnes des supporters de football ?
- Quelle en est exactement l'efficacité politique ? Cet
imaginaire est-il la principale source de sens de l'action collective,
comme le veut le Front National ? Ou n'est-il qu'une rhétorique
archaïsante à fonction décorative ?14
- Pourrait-on imaginer de gérer les désirs archaïques
autrement que par cette mythologie agressive ? Ou de sortir du mythe
et de ressourcer le lien social à d'autres désirs
?
Aux armes, citoyens !
Notes
1 Le sang impur évoque peut-être le thème biblique
d'une culpabilité qui se serait comme inscrite dans le sang,
cette substance réputée porteuse de l'identité
et de l'hérédité. Un rapprochement confirme
cette interprétation : à l'époque les Noirs
étaient censés porter dans leur sang la malédiction
de leur prétendu ancêtre Cham, fils de Noé,
ce qui légitimait théologiquement leur mise en esclavage.
Voir Louis Sala-Molins, Le Code Noir, ou le martyre de Canaan.
2 En allemand, le sang et le sol.
3 On trouve chez le socio-psychanalyste Gérard Mendel une
explication, et une critique, de la propension qu'ont les hommes
à percevoir la vie sociale à partir de leur vécu
familial infantile. Voir La société n'est pas une
famille, éd. La Découverte, 1992.
4 L'un des auditeurs de la première interprétation
publique, à Strasbourg, de la future Marseillaise, se serait
écrié . “ Qu'est-ce donc que ce diable d'air
? Il a des moustaches ! ” Voir Hervé Luxardo, Histoire
de la Marseillaise, Plon, 1989, p.28.
5 Des psychanalystes ont remarqué qu'il y a un jeu de mot
dans "l'étendard sanglant". Le lecteur continuera
l'analyse.
6 On trouve dans les formules de la Marseillaise plusieurs réminiscences
de Boileau et de Racine. Voir Luxardo, p.126.
7 On a bien vu, lorsqu'éclata la guerre en ex-Yougoslavie
au début des années I990, que le geste d'égorger
un homme comme une bête de boucherie fait partie de la déshumanisation
symbolique du groupe ennemi. D'ailleurs la propagande des nationalistes
serbes accusait mensongèrement les Musulmans de commettre
de telles exactions, pour justifier que le même traitement
leur soit infligé (Voir, entre autre, Roy Gutman, Bosnie
: témoin du génocide, éd. Desclée de
Brouwer, 1994, p.28). La vendetta collective, mise en pratique dans
les guerres ethno-nationales, est déjà dans la rhétorique
de la Marseillaise.
8 II faut attendre la cinquième strophe (mais qui la connaît
aujourd'hui ?) pour qu'enfin Rouget de Lisle corrige un peu le tir
: "Français, en guerriers magnanimes - Portez ou retenez
vos coups ; - Epargnez ces tristes victimes - A regret s'armant
contre nous !"
9 Voir Mélanie Klein et Joan Riviere, L'amour et la haine,
éd. Payot, 1989.
10 Voir Freud, cité par Laplanche et Pontalis, Vocabulaire
de Ia psychanalyse, PUF, article Idéal du moi.
11 C’est seulement en connaissant le contexte historique
de la Marseillaise que l'on peut la créditer d'une signification
proprement démocratique. Quant à la portée
internationale des idéaux de la révolution française,
qui apparaît dans d'autres textes de l'époque, elle
n'est pas évoquée dans celui qui deviendra l'hymne
national.
12 Il y a même des enfants qui ont admiré "Séféro,
ce soldat", mugissant contre les égorgeurs.
13 Voir l'article Idéal-du-moi du Vocabulaire de la psychanalyse.
14 ... ou une référence pieuse et consciente à
un passé qu'on espère dépassé ?
Article paru dans Libération le 13 juillet 1998.
Furia francese
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