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Les idées de Freud sur la civilisation, la société et la politique à travers quelques textes
Sandra Courry

Origine : http://culture.revolution.free.fr/en_question/2000-11-13-Freud.html

Nous partons de la lecture de textes de Freud dans lesquels il expose le plus longuement ses vues sur le fonctionnement de la société. Nous voulons éviter un écueil : celui de repérer systématiquement un Freud réactionnaire ou progressiste en matière politique. Il semble au fil de ses écrits que la réalité soit plus complexe.

Freud ne s'est pas engagé vers un parti ou un courant d'idées, mais est resté tout au long de sa vie à l'écoute de la situation politique et sociale de son époque, sans que l'on puisse parler d'engagement.

Dans ses lettres de jeunesse, Freud alors étudiant âgé d'une vingtaine d'années constate : " Il y a décidément bien des choses pourries dans cette " prison " nommée la Terre, des choses que les institutions humaines pourraient améliorer dans l'éducation, la répartition des biens, la forme du " struggle for life " (" lutte pour la vie ").

Voici en germes les préoccupations de Freud concernant les imperfections de la société, et l'idée que l'homme n'y est pas heureux.
Nos textes de référence seront principalement les suivants :
  • " Considérations actuelles sur la guerre et sur la Mort " 1915, dans les " Essais de psychanalyse " 1921.
  • " L'avenir d'une illusion " 1927.
  • " Malaise dans la civilisation " 1929.
  • " Pourquoi la guerre " 1933 dans " Résultats, idées, problèmes " tome 2.
  • La 25ème conférence, dans " Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse " 1933.

Ces écrits sont particulièrement marqués par le contexte de la Première guerre mondiale. Il est certain que cette période a profondément bouleversé Freud, en tant que penseur et en tant qu'homme dont les deux fils sont allés au front.

Pendant les années vingt, se profilent d'autres conflits qui aboutiront à la Deuxième guerre mondiale. C'est la montée en puissance des partis totalitaires. " Pourquoi la guerre " 1933, entre dans le cadre d'une correspondance entre Einstein et Freud, qui débuta en 1932 : La société des Nations ayant souhaité favoriser des échanges de vues entre intellectuels de renom afin de servir la cause de la paix.


Sommaire
  1. Freud et la civilisation: " Une souffrance d'origine sociale "
    1. Définir la civilisation
    2. Rôle de la religion dans les processus de civilisation
    3. Civilisation et sexualité
  2. Civilisation, naissance de l'État : les forces en présence
    1. Violence de l'État
    2. Les Masses ou l'Élite ?
  3. Freud face aux illusions : une conception Freudienne de la lutte politique
    1. Un rêve déchu
    2. L'illusion religieuse
    3. L'illusion politique
    4. >Traquer toute forme d'illusion
  4. Quel progrès pour la civilisation ?
    1. Pour une " dictature de la Raison "
    2. Des perspectives politiques ? Freud face au Marxisme
Bibliographie

1. Freud et la civilisation: " Une souffrance d'origine sociale "

a. Définir la civilisation

Dans un ouvrage tel que " L'avenir d'une illusion " se dégage l'idée d'une influence pathogène de la civilisation sur l'individu, civilisation qu'il définit comme suit, p.5, 6 :
" La civilisation présente deux faces : Elle englobe d'une part tout le savoir et tout le savoir faire que les hommes ont acquis afin de dominer les forces de la Nature, et de gagner sur elle des biens pour la satisfaction des besoins humains, et, d'autre part, tous les dispositifs qui sont nécessaires pour régler les relations des hommes entre eux et en particulier la répartition des biens accessibles."
Pour Freud, le développement de la civilisation va dans le sens d'une répression des pulsions humaines, (essentiellement la sexualité et l'agressivité.)
Il s'agit de la sexualité au sens large du terme : Freud postule l'existence de " pulsions de vie ". Celles-ci poussent les hommes à créer des liens entre eux, la relation sexuelle ne représentant qu'une part des " pulsions de vie ".

" L'édifice de la civilisation repose sur le renoncement aux pulsions instinctives." ( " Malaise dans la civilisation " p. 47 )
Les forces pulsionnelles sont détournées de leur réalisation, de leur but et mises au service du travail.
Quand Freud définit la civilisation, il insiste sur la création des biens pour la satisfaction des besoins. Il décrit dans " Malaise…" les origines du processus de civilisation, et le fondement de la vie en commun, qui repose pour une part sur la " contrainte au travail crée par la nécessité extérieure" (p. 50).
P. 291 de " Introduction à la psychanalyse ", 1917, il écrit : " La base sur laquelle repose la société humaine est en dernière analyse de nature économique : ne possédant pas assez de moyens de subsistance pour permettre à ses membres de vivre sans travailler, la société est obligée de détourner leur énergie de l'activité sexuelle vers le travail. Nous sommes là en présence de l'éternel besoin vital qui, né en même temps que l'homme persiste jusqu'à nos jours."

La civilisation interdit l'expression de l'agressivité entre les hommes, et ces interdits trouvent leur expression dans les valeurs morales qu'elle tente d'imposer :
Le " Aime ton prochain comme toi-même " est un commandement qu'intériorise l'individu. C'est un " surmoi " qui condamne l'individu à se sentir angoissé et coupable, à vivre dans un " malaise " , un mécontentement permanent.
Freud parle d'une " souffrance d'origine sociale " : " L'humanité pourrait-elle devenir névrosée sous l'influence de la civilisation. ? " ( " Malaise… ", p. 32)

Par les sacrifices qu'elle impose, la civilisation s'attire " l'hostilité radicale des hommes contre elle. " ( " L'avenir… ", p. 12)
Pour lutter contre l'hostilité née des besoins non satisfaits, la société propose à ses membres des " satisfactions substitutives ", et Freud en dresse ici la liste, p. 18 :
" Telle qu'elle nous est imposée, notre vie est trop lourde, nous ne pouvons nous passer de sédatifs. L'homme utilise des stupéfiants qui modifient le chimisme de notre organisme et nous rendent insensibles à notre misère."
L'homme utilise sa libido à d'autres fins que la sexualité, et retire du plaisir de l'activité de l'esprit (intellectuel, artiste).
Freud considère l'art comme une possible " satisfaction substitutive ". C'est un domaine qui s'apparente à l'illusion, et se place en quelque sorte en dehors de cette réalité qui fait souffrir.

Pour se dégager des exigences de la civilisation, un autre moyen serait de devenir ermite, une autre échappatoire serait la fuite dans la maladie mentale.
Dans " L'inquiétante étrangeté ", Freud décrit " la longue série des méthodes que la vie psychique de l'homme a déployées pour échapper à la contrainte de la souffrance, série qui commence avec la névrose, culmine dans la folie, et dans laquelle il faut inclure l'ivresse. "

b. Rôle de la religion dans les processus de civilisation

Freud pose la religion comme un des moyens dont dispose la civilisation pour contraindre les hommes à des renoncements aux satisfactions pulsionnelles. (" L'avenir… " )
Il faut reprendre ici plus en détail l'origine du sentiment religieux selon Freud. Il part en quelque sorte d'une fiction : celle d'un homme " totalement en détresse et sans défense devant les puissances de la Nature. " (p.15)
Pour " humaniser la Nature " et maîtriser sa situation, l'homme invente des Dieux.
Pour faire face à une réalité difficile, à une Nature hostile, les hommes se réfugient dans l'illusion qu'il existe une Providence qui veille sur eux.

Les systèmes de croyance sont autant de consolations qui dédommagent des souffrances et privations imposées à l'homme par la vie en commun dans la culture.

Les membres d'une société supportent les lois morales des cultures, s'ils sont conduits à croire qu'elles viennent d'une instance supérieure, protectrice. Les croyances deviennent sources de consolation et maintiennent la paix sociale.
Freud compare la religion à l'action d'un narcotique qui empêche les hommes de comprendre la vraie nature oppressive de la civilisation.

Freud pense que l'équilibre de ces forces pourrait se rompre. Si une certaine éducation apprend aux hommes que Dieu n'existe pas, c'est le risque d'une réalisation pulsionnelle " sans frein ", le " chaos ", et pour le moins, des hommes libérés de tout devoir d'obéissance aux prescriptions de la culture.

On peut se demander si Freud souhaite ou déplore ce chaos. Il pense que le désordre viendrait des opprimés qui ont toutes les raisons d'être hostile à la civilisation.
Nous reviendrons plus longuement sur les conceptions de Freud à ce sujet.

" Des esclaves enchaînés portent le trône de la souveraine (la culture). Malheur, si les pulsions sexuelles étaient libérées ; le trône serait renversé, la maîtresse foulée aux pieds. La société le sait et ne veut pas qu'on en parle. " (" Résistances à la psychanalyse. ", 1925, p.131-2)
A travers cette métaphore qui postule l'existence de dominés, (" esclaves ") et de dominants, (La civilisation " souveraine ") Freud perçoit un ensemble de forces contradictoires en jeu dans la société, et s'interroge sur l'issue d'un tel affrontement.

c. Civilisation et sexualité

Tout en développant ses vues sur la civilisation, Freud en passe par une dénonciation explicite de la répression de la sexualité, répression source de malaise, de névrose :
" C'est en matière de sexualité que la civilisation, l'éducation ont causé le plus grand dommage. " (" De la psychothérapie ")
La civilisation menace l'amour de " douloureuses limitations. ", car elle s'est construite sur la répression des pulsions. La sexualité ne peut s'exprimer qu'à travers un cadre autorisé, le seul " ordre social Bourgeois ". (" Les explications sexuelles données aux enfants. " in " La vie sexuelle ", p.8)
Hétérosexualité et monogamie sont les règles, ce qui s'oppose à la constitution pulsionnelle : multiplicité des buts et objets sexuels.

Dans ces textes, Freud relit clairement la répression sexuelle à l'éclosion des névroses : Il repère notamment le rôle joué par la religion dans cette répression.
" Il s'agit de retarder le développement sexuel, et hâter l'influence religieuse. Ce sont les deux points principaux de la pédagogie aujourd'hui. " (" L'avenir… ", p.47)
Freud dénonce les conséquences néfastes de cet " interdit de penser " développée par la religion en matière de sexualité, sur la santé psychique des femmes de son époque. (" Nouvelles conférences sur la psychanalyse ")

2. Civilisation, naissance de l'État : les forces en présence

En 1915, Freud rédige les " Essais de psychanalyse ". Cet écrit sera marqué par le contexte de la guerre. Il y reviendra à de nombreuses reprises dans sa correspondance.
Freud revient sur les " normes morales élevées ", le " renoncement aux satisfactions pulsionnelles " censées garantir l'existence de la civilisation. (p.10)
Des droits et des devoirs protègent l'individu en société contre la violence et la " compétition sans frein. "

a. Violence de l'État.

Or, ces lois sont bafouées par celui-là même qui les impose : " L'état civilisé. " C'est la guerre qui sert de révélateur à ce que Freud appelle " l'hypocrisie de la civilisation. " (p.14)
L'état interdit en temps de paix l'usage de la violence, de l'injustice, mais le masque tombe : l'existence d'une communauté civilisée fait de plusieurs peuples qui règlent leurs conflits grâce à des " normes morales " de respect mutuel est une illusion.
Le conflit aboutit à la guerre entre les nations que l'on pensait reliées par des intérêts communs : Culture, valeurs artistiques, scientifiques et techniques. L'État montre au grand jour sa " rapacité et sa soif de puissance que l'individu doit alors approuver par patriotisme. " (p.14)

Freud dénonce cette violence légale des États :
" L'État a interdit à l'individu, l'usage de l'injustice, non parce qu'il veut l'abolir, mais parce qu'il veut en avoir le monopole, comme du sel et du tabac. " (p.14)

Pourquoi des peuples dits civilisés peuvent se retourner l'un contre l'autre, " plein de haine et d'horreur ", s'interroge Freud.
La civilisation peut régresser sous l'influence de la guerre, " revenir à un état antérieur. " A bien des égards, " la société en est à un stade primitif sur la voie de son organisation. " (" Les Essais… ", p.25)
" Les terribles événements récents trouvent leur place en tant que simples épisodes d'une organisation sociale encore très primitive. " (Jones, " La vie et l'œuvre de S. Freud ",vol n°3)

A travers d'autres textes, Freud poursuit sa réflexion sur l'état, sur l'origine et les fondements de celui-ci.
Freud souligne les imperfections des systèmes destinés à régler les affaires humaines, que ce soit au sein de la famille, l'état ou la société. " (" Malaise… ")
Freud propose ici une sorte de fiction, un peu à la manière de " Totem et Tabou ", ouvrage dans lequel Freud explique l'origine des névroses par un supposé meurtre du Père de la horde, par des fils jaloux du pouvoir de celui-ci.
Freud imagine, met en scène de la même manière la naissance de l'État. (" Pourquoi la guerre ", " Malaise…")
" Initialement dans une petite horde humaine, c'est la supériorité musculaire qui décidait qui devait s'approprier quelque chose ou qui devait réaliser sa volonté." (" Pourquoi la guerre ?", P204)
" C'est une sorte de droit du plus fort qui va s'instaurer, force qui s'accroît avec la possession des outils détenus par les plus puissants physiquement et intellectuellement. " suppose Freud.
" Or, l'évolution de la civilisation vise à empêcher l'arbitraire d'une caste, d'une classe, au profit d'un intérêt de regroupement plus vaste. "
" Le règne du plus fort s'efface, au profit de l'union de plusieurs faiblesses. La violence est brisée par la réunion.(…) Un chemin a conduit de la violence au Droit. " (p.205)

Cependant, le droit de la communauté recèle toujours une violence prête à se retourner contre tout individu qui s'oppose à elle. (" Pourquoi la guerre ? ")
La communauté se dote d'organes de pouvoirs chargés " d'exécuter les actes de violence légaux. "

Freud, de 1915 à 1933, poursuit et enrichit une réflexion sur l'État qui commence par la destitution d'un idéal de civilisation " raisonnable " et cultivé, qui montre son vrai visage de barbarie pendant la guerre de 1914, et va vers la prise de conscience par Freud d'une société basée sur une violence originaire.

Freud décrit les étapes de constitution de cette communauté, aboutit à la description de rapports de force régnant en son sein : " Les lois seront faites par et pour les gouvernants, ménageront peu de droits aux sujets." (" Pourquoi la guerre ? "
Freud aperçoit ici les conséquences d'un pouvoir d'état sur les individus, ce qu'il avait commencé à formuler dans les " Essais. "

b. Les Masses ou l'Élite ?

Il est certain que Freud perçoit dans la société des forces qui s'opposent, et l'existence d'une classe " opprimée ". La traduction Française propose à plusieurs reprises les mots " classe ", " peuple ". Ces mots ont-ils les mêmes connotations en allemand ?

Nous notions par ailleurs l'hostilité des hommes contre la civilisation que Freud décrit dans " L'avenir… " Les interdits et privations touchant les manifestations pulsionnelles concernent surtout certains groupes ou classes, et ceux-ci développent une forte hostilité à l'égard de la civilisation. La société se compose, d'un côté de " privilégiés ", et de l'autre, de " laissés pour compte. " De quoi ces derniers sont-ils privés ?
Freud n'est pas toujours très explicite à ce sujet, mais on peut penser à une inégale répartition des richesses, lorsqu'il fait allusion " aux biens de la culture auxquels les opprimés n'ont qu'une part trop minime, alors qu'ils rendent ces biens possibles par leur travail. " (p.12)

Cette réflexion qui touche à l'économie, à la répartition des biens est une des bases de la définition freudienne de la civilisation :
Le premier volet de cette définition comprend " le savoir-faire technique développé par les hommes pour dominer la Nature, et en tirer des biens nécessaires à la satisfaction des besoins humains." (p.6)
Les opprimés dont parle Freud seraient donc exclus du processus de civilisation, alors qu'ils produisent les biens nécessaires à sa sauvegarde ?
Freud se montre critique vis à vis de cette civilisation menacée de " dangereuses révoltes, mais qui ne mérite pas de se maintenir. "
Freud dénonce cette civilisation qui laisse " insatisfaits un si grand nombre. " Mais il n'en appelle pas pour autant de ses vœux un soulèvement des masses hostiles.

Freud a une vision assez péjorative des masses : Dans " L'avenir…", elles sont victimes mais se maintiennent d'elles-mêmes dans la sujétion.
C'est à partir d'une question sur les progrès possibles ou non de la civilisation et la recherche d'une " nouvelle " réglementation humaine " que Freud montre assez clairement qu'il ne compte pas sur les masses pour être moteur de ce progrès :
" On ne peut se dispenser de la domination de la masse par une minorité car la masse est inerte et manque de discernement." (" Malaise...", p.8)
Il faut plutôt compter sur des " individus exemplaires ", une sorte d'élite qui va guider le plus grand nombre vers le " travail culturel ", et le renoncement qu'il implique.
Les masses sont-elles éducables dans le sens où elles pourraient se passer de cette contrainte exercée par les meneurs, et adhérer d'elles-mêmes à ce processus de civilisation ?

En 1933, (" Pourquoi la guerre ? "), Freud semble renoncer à cette " éducabilité des masses " :
" La division des hommes en éléments dirigeants et dépendants fait partie intégrante de leur inégalité congénitale inéluctable. "
" La masse a besoin d'une autorité qui tranche pour elle.(…) Les foules sont sans autonomie. " (p.213)

Dans toute son œuvre, Freud se persuade de cette inertie des masses, cherchant elle-même sa propre servitude :
" Les faibles disparaissent dans la grande masse qui a coutume de suivre à contrecœur les impulsions données par les individus forts." (" La morale sexuelle civilisée ", 1908).
" Il existe un besoin de trouver un soutien auprès d'une quelconque autorité. Le monde se met à vaciller si cette autorité se trouve menacée. " (" Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci. 1910. ", p.14)
Et enfin, dans " Moïse et la religion Monothéiste. 1939 ", Freud relie ce besoin d'autorité à " la nostalgie du Père. " (p.207)

Freud a conscience des forces représentées par les " laissés pour compte ", mais craint également leur soulèvement. La civilisation est pathogène, porteuse d'injustice et de destruction, mais Freud hésite à souhaiter son renversement.
Pourtant, et pour tempérer ce quasi mépris que Freud semble nourrir à l'égard des " masses ", reprenons ces quelques lignes dans " Pourquoi la guerre ? " :
Freud pense qu'il existe dans la communauté " deux sources de désordre mais aussi d'évolution. Parmi elles, les efforts constants des opprimés pour se procurer plus de pouvoir et progresser d'un droit inégal à un droit égal pour tous. " (" Pourquoi la guerre ? ", p206)

Finalement, Freud prête aussi aux masses une combativité, une certaine conscience de sa condition, et une volonté à faire plier en sa faveur cet État qui entretient les inégalités.
Mais la " classe dirigeante n'est pas disposée à accorder de nouveaux droits ", et il existe dans la société un équilibre précaire et de " constantes épreuves de force ", allant parfois jusqu'à " la guerre civile ". (p.206)
Les opprimés savent qu'ils forment un groupe aux intérêts convergents : N'est-ce pas ce que Freud laisse entendre dans une de ses lettres. (" Correspondance " 1873-1939.) :
" Le peuple dont les malheurs sont dus à la Nature et à la société est plus communautaire que le reste de la société. "

3. Freud face aux illusions : une conception Freudienne de la lutte politique

Nous retrouvons souvent sous la plume de Freud le mot " illusion " : il qualifie ainsi la religion et y consacre son ouvrage " L'avenir d'une illusion. "
Freud parle aussi d 'une " désillusion " dans le " Malaise... ", p35 :
" Le progrès technique rend l'homme fier de ses conquêtes, mais il n'a pas pour autant le sentiment d'être devenu plus heureux.. "
Le mot " désillusion " apparaît aussi dans la première partie des " Essais ", et " Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort. " (1915)
Le premier chapitre s'intitule : " La désillusion causée par la guerre. "

a. Un rêve déchu

La désillusion exprimée par Freud est radicale : elle porte sur la civilisation elle-même et sur les espoirs qu'elle pouvait représenter.
D'après Freud, on pouvait s'attendre à la capacité des peuples à vivre dans la paix et la concorde, grâce à des valeurs communes : progrès techniques, valeurs artistiques et scientifiques.
Or, les prémisses, puis l'annonce de la guerre portent un coup terrible à cet idéal de civilisation décrit par Freud. C'est aussi une certaine croyance en l'homme qui disparaît pour longtemps avec la barbarie de la guerre.
Freud nous fait part ici de sa conception de l'homme civilisé, de l'intellectuel qui entretient des échanges avec d'autres, au-delà des frontières, se créant ainsi " une plus grande patrie ", où il s'enrichit de la diversité des paysages, " de la mer bleue et de la mer grise. "
Freud voit le monde comme " vaste musée que les artistes de l'humanité ont légué depuis des siècles. " (" Les essais… ", p.11)

Lorsque Freud évoque ce " citoyen de la civilisation ", on ne peut s'empêcher de penser à Stefan Zweig et à son œuvre. Nous pensons plus particulièrement au " Monde d'hier, les mémoires d'un Européen. " Cet écrivain était porté par le même idéal que Freud. Les deux hommes ont d'ailleurs correspondu.
Chez Zweig, l'espoir en l'homme, englouti par la Seconde guerre de mondiale, aboutira à son suicide en 1942.

Pendant la première guerre, Freud, à travers sa correspondance a parfois des propos que l'on pourrait qualifier de nationaliste, sans trop de conviction semble-t-il … Freud cherche à retrouver chez certaines nations quelques qualités de civilisation qui auraient résisté aux massacres.
Par la suite, Freud se contente de souhaiter la fin de ce " sauvage affrontement ", considère la guerre comme le sordide révélateur de la violence et de l'injustice existant en temps de paix.

Pourtant, à partir de 1914, la guerre, et la destruction d'un certain idéal de civilisation marqueront la pensée de Freud. Il ne devient pas pour autant amer, poursuit son œuvre, mais certaines convictions se renforcent : Freud se présentera lui-même comme " un destructeur d'illusions… " (Lettre à Romain Rolland, 5 mars 1923.)

Nous allons à présent rechercher dans quelques textes toutes les formes de constructions humaines que Freud qualifie d'illusion, à commencer par la religion. C'est en partie l'objet de son ouvrage, " L'avenir d'une illusion " et le " Malaise dans la civilisation. "

b. L'illusion religieuse

Les constructions religieuses sont bâties sur des illusions qui dérivent de souhaits humains. L'homme demande à Dieu comme il demandait au Père de le protéger contre l'angoisse ressentie face " aux forces de la Nature. " La religion fait croire aux hommes qu'ils vivent dans un monde hostile certes, mais sous la protection d'un Dieu.. Ce que Freud considère comme un déni de la réalité qui entretient les hommes dans une " confusion hallucinatoire " proche de la maladie mentale.
" Les consolations religieuses " maintiennent l'homme dans un " interdit de penser ", une " atrophie intellectuelle. " ("L'avenir … ", p.47)
L'éducation religieuse présentée aux enfants va dans ce sens, et il est nécessaire pour Freud que l'homme sorte de cet " infantilisme " et renonce au réconfort de l'illusion religieuse.
Freud fait appel à la lucidité humaine : " L'homme devra reconnaître sa détresse et son insignifiance par rapport à l'immensité du Monde. "
L'homme privé de consolations religieuses ne sera pas plus vulnérable, au contraire : Il en ressort plus conscient, plus critique face à sa condition.

c. L'illusion politique

Les systèmes politiques sont impuissants à régler efficacement les relations humaines, et sont également qualifiés d'illusions.
L'illusion religieuse est proche de l'illusion qui touche les groupes humains : Dans " Psychologie des foules et analyse du moi ", Freud décrit " les foules artificielles " que l'on appellerait aujourd'hui les institutions : il s'agit d'un groupe humain durable, organisé, qui fonctionne avec une contrainte extérieure : L'église, l'armée.
Pour Freud, les hommes, sous l'influence d'une certaine pulsion sociale, sont poussés à se regrouper en cercles restreints, (familles), et en rassemblements plus vastes. Ce qui permet au groupe, à l'institution de " tenir ", c'est la croyance en l'amour d'un chef :
" Les foules artificielles, comme l'Église ou l'Armée fonctionnent avec le mirage ou l'illusion qu'un chef est là et aime tous les individus. " (p.154)
Les hommes croient en l'amour d'un chef comme ils croient en l'amour d'un Dieu. Qu'il s'agisse du domaine religieux ou politique, les humains recherchent protection et réassurance auprès d'une autorité qui va diriger leur destinée.

Entre 1918 et 1933, Freud fait clairement référence à la Révolution russe et se montre résolument critique. Il ne semble pas distinguer le bolchevisme du stalinisme.
L'illusion politique et l'illusion religieuse sont de même nature :
" C'est le lien socialiste qui remplace actuellement le lien religieux. " (" Psychologie des foules et analyse du moi. " 1921, p.160).
" Exactement comme la religion, le Bolchevisme doit dédommager ses croyants des souffrances et des privations de la vie actuelle par la promesse d'un au-delà meilleur, où il n'y aura plus de besoin insatisfait. " (" Nouvelles conférences sur la psychanalyse. " 1933.)
" Pour maintenir la cohésion de leurs partisans, les Bolcheviks utilisent la haine contre tous ceux de l'extérieur. " (" Pourquoi la guerre ? "1933, p.209).

On reconnaît ici la façon dont Freud décrit le fonctionnement des foules dans les " Essais. " : comment les groupes se maintiennent en développant à la fois des liens libidinaux à l'intérieur, et en rejetant l'hostilité à l'extérieur du groupe.

Freud fait reposer ses doutes quant à la réussite de l'expérience russe sur des données théoriques. Il pense que " les communistes qui croient supprimer l'agression en supprimant la propriété s'illusionnent ". (p.209)
La structure pulsionnelle a deux faces : Agressivité / Amour. Cette structure est fondamentale, et Freud ne croit pas à une suppression des manifestations de l'agressivité humaine. Il fait sienne cette formule : " Homo homini lupus. " (L'homme est un loup pour l'homme) et insiste, comme s'il voulait mettre fin à une croyance : " L'homme n'est pas cet être débonnaire au cœur assoiffé d'amour. " (" Malaise… ", p.65)
Freud fait le reproche aux socialistes de " s'illusionner sur la nature humaine. " (" Malaise dans la civilisation ", " Pourquoi la guerre ? ")

Les doutes de Freud s'étendent à tout système politique quel qu'il soit : tout se passe comme si toute expérience politique était condamnée à échouer. Il existe en tout cas un " inévitable fossé séparant l'intention de la réalisation. " " L'avenir d'une illusion. "
" Les expériences politiques, les tentatives de ces hommes nous causeront avant tout des déceptions. " (" Correspondance 1873-1939 ")
Faut-il croire à la " force des idées ", se demande Freud. (" Pourquoi la guerre ? ")

Les idées s'opposent à la " force musculaire ", à la " violence " qui tendaient à s'imposer dans l'état originaire. Les idées peuvent-elles rassembler le plus grand nombre et devenir unifiantes ? Mais, comme on le voit actuellement, " les idéaux nationaux poussent à des actions antagonistes. " (p.209)
Ainsi, il semble que toute tentative de substituer au pouvoir réel, exercé par la force, le pouvoir des idées, est encore aujourd'hui vouée à l'échec. " Le droit ne peut se passer du soutien de la violence. " Amer constat en …1933.

d. Traquer toute forme d'illusion

Si la religion, la politique sont des illusions, le scepticisme freudien va plus loin encore et semble traquer toute forme d'imposture : " Les présupposés qui règlent nos dispositifs étatiques ne doivent-ils pas être appelés illusions, ainsi que les relations entre les sexes, le travail scientifique … ? " (" L'avenir d'une illusion. " 1927, p.34).

En effet, la vie sexuelle, soumises aux sacrifices imposés par la civilisation, est nécessairement réduite, incomplète. C'est une illusion de penser qu'elle puisse apporter le bonheur dans cette société :
Freud, dans son article " La morale civilisée et la maladie nerveuse des temps modernes " 1908, évoque les vicissitudes du mariage à son époque.
Les réalisations artistiques sont également des illusions, dans le sens où elles sortent de la réalité et ont le pouvoir d'offrir des satisfactions substitutives pour supporter les sacrifices inhérents à la culture. (" Malaise dans la civilisation. ")

La démarche de Freud fait penser à celle de Descartes, qui, au 17ème siècle faisait table rase des savoirs constitués, et recherchait quelque chose de tangible pour fonder sa pensée. Elle fait encore davantage penser à celle de Spinoza, un autre penseur du 17ème siècle. Freud n'a pas pu être indifférent à son analyse des illusions et des diverses causalités qui échappent à la conscience de l'homme (" L'Ethique "). Même si Freud ne se cherchait aucune filiation du côté de la philosophie pour fonder ses travaux qui, pour lui relevait strictement de la science, il a lui-même reconnu l'importance de Spinoza pour lui. " Tout au long de ma longue vie, j'ai (timidement) éprouvé un respect extraordinairement élevé pour la personne aussi bien que pour les résultats de la pensée du grand philosophe Spinoza. " (lettre à Hessing, 1932)

4. Quel progrès pour la civilisation ?

Si Freud entrevoit une perfectibilité de la civilisation, des améliorations possibles, ce serait en dehors des doctrines constituées et des systèmes politiques ou religieux qu'il repousse résolument.
Au sujet de l'avenir, Freud reste vague, ou avoue son impuissance. Dans le contexte de la première guerre mondiale, il écrit :
" Pourquoi les individus-peuples se méprisent-ils ? Nous est-il permis d'espérer ? " Freud parle " d'énigme " : " Je ne sais pas répondre à cette question. " (" Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort ", 1915, p.23, 24)

Pour comprendre la façon dont Freud imagine un progrès dans la " régulation des affaires humaines ", -progrès qu'il juge bien plus difficile à accomplir que le progrès de la domination des forces de la Nature-, il faut tenir compte de sa théorie des pulsions humaines, de la dualité fondamentale entre Éros – qui pousse les hommes à se réunir, à créer des liens, et Thanatos – qui œuvre dans le sens de la destruction et de la Mort.
Freud s'appuie sur une conception de la Nature Humaine qui limite nécessairement l'horizon des changements possibles :
" Le processus de civilisation serait au service de l'Éros (…) Mais la pulsion agressive s'oppose à ce programme de civilisation. " (" Malaise dans la civilisation. ", p.74, 75)
Peut-on " détourner ce penchant à l'agression vers d'autres fins que la guerre ? ", s'interroge Freud en 1933.
Il s'agit d'établir entre les hommes " des points communs significatifs, des liens affectifs, de développer ces sentiments communautaires.(…) Ce qui promeut le développement culturel œuvre contre la guerre… " ( " Pourquoi la guerre ? ", p.212, 215)

a. Pour une " dictature de la Raison "

Pour atteindre une " civilisation meilleure ", et peut-être les générations à venir atteindront-elles ce but, les hommes devront admettre que toute culture repose sur " la contrainte au travail et le renoncement pulsionnel. " (" L'avenir d'une illusion ", 1927.)
Pour le moment, la contrainte vient de l'extérieur et repose quasiment sur la force, sur la " domination de la masse par une minorité. "
Les hommes peuvent-ils " se passer de la contrainte et consentir d'eux-mêmes aux sacrifices en travail et en satisfactions pulsionnelles nécessaires au maintien de la civilisation ? " (p.7, 8)
La contrainte extérieure s'efface, au profit d'une contrainte interne au sujet, librement consentie. Il faut pour cela s'appuyer sur " l'influence d'individus exemplaires " qui aident les masses à atteindre cette discipline intérieure.
Pour Freud, il s'agit de venir à bout " du caractère indomptable de l'homme ", du fait de sa constitution pulsionnelle.
La dualité pulsionnelle est " l'ultime obstacle " aux progrès de la vie sociale, ce qui " l'empêche de se plier à toute espèce de communauté sociale. " (" Nouvelles conférences sur la psychanalyse. " 1933, p.233)

Dans sa correspondance avec le pasteur Pfister, Freud demeure réservé : " L'issue de la lutte continuelle entre Éros et Thanatos me paraît impossible à déterminer. "
Pour penser une " civilisation meilleure ", Freud peut paraître réservé, voire pessimiste.

Or, il est un domaine où Freud se montre offensif, déterminé : les possibilités d'amélioration du sort des masses humaines se situent sans conteste sur le terrain de la lutte contre les illusions, et tout d'abord l'illusion religieuse.
Au chapitre 5 de " l'avenir d'une illusion ", Freud fustige " les dogmes " qui maintiennent les hommes et en particulier les enfants dans un " interdit de penser ", " une atrophie intellectuelle. " (p.46, 47)

Freud propose " une éducation irréligieuse ", " une éducation à la réalité. " C'est d'abord une attitude intellectuelle, un refus " de croire sans comprendre " : les dogmes n'ont pas à être soustraits aux revendications de la Raison. (p.49)
Freud est ici clairement influencé par l'esprit et la pensée du 18ème siècle, même si cette référence n'est pas explicitement revendiquée dans le texte de " L'avenir d'une illusion. "
L'abandon de la religion, c'est la " condition sine qua non du progrès " :
" Se détourner de la religion doit s'effectuer avec la fatale inexorabilité d'un processus de croissance. "

Les doctrines religieuses sont essentiellement basées sur le souhait de l'homme de se rassurer quant à sa cruelle condition. Ces doctrines sont " indémontrables, donc irréfutables. "
Or, " seul le travail scientifique peut dévoiler lentement les énigmes du Monde. Les sciences de la Nature montrent les erreurs des dogmes religieux. " (p.55) Ainsi, la religion perd de son influence au fur et à mesure que l'esprit scientifique progresse.
Freud se projette dans un avenir où " la Science continuera à accroître la puissance de l'homme. "
En conclusion de " L'avenir d'une illusion ", il cite le poète Heine :
" Le Ciel nous le laissons
aux anges et aux moineaux
. "

Freud a effleuré l'idée que la Science elle-même pouvait être qualifiée d'illusion. Ce doute apparaît au chapitre 7 de " L'avenir… ", alors qu'il affirme de façon quasi lyrique le triomphe de la Science. Dans un même mouvement, il s'oppose à la déification de la Raison. Il prend l'exemple de la Révolution Française, l'expérience où la Raison a remplacé la Religion. La Raison est devenue un dogme : " Ce fut un misérable échec ", commente Freud, p.46.

Quoiqu'il en soit, c'est sur la Science qu'il faut compter pour qu'advienne " une civilisation meilleure. "
Cette certitude n'en rend pas moins la tâche difficile :
" Se soumettre aux lois de la Raison et de l'esprit scientifique est incomparablement exigeant et difficile que de se laisser bercer par les chimères et autres consolations religieuses. "
Là encore, l'homme peut-il faire " le saut du Beau,(du consolant, de l'exaltant..), au Vrai, à la Raison, à la recherche d'une correspondance de nos perceptions avec la Réalité. " (" Nouvelles conférences sur la psychanalyse ",1933, p.229)

Freud entrevoit les conséquences sociales de ce remplacement des dogmes religieux par le Savoir :
" C'est notre meilleur espoir pour l'avenir que l'intellect, l'esprit scientifique, la Raison, parvienne avec le temps à la dictature dans la vie psychique de l'homme. La Raison est une des puissances dont nous pouvons le plus attendre l'influence unificatrice sur les êtres humains, ces êtres qu'il est si difficile de maintenir ensemble, et qui sont pour cela presque ingouvernables. " (" Nouvelles conférences sur la psychanalyse. " 1933, p.229)
C'est le caractère " indomptable " de l'homme qui surgit encore comme un obstacle au Progrès.

b. Des perspectives politiques ? Freud face au Marxisme

Dans " Pourquoi la guerre ? ", l'articulation entre le triomphe de la Raison, prôné par Freud et la chose Politique s'affirme. Freud revient à l'idée d'une " couche d'hommes capables de soumettre leur vie pulsionnelle à la dictature de la Raison. " (p.213)
Parce qu'ils contrôlent leurs besoins pulsionnels, ces hommes sont porteurs des exigences de la Civilisation et deviennent des " meneurs " qui dominent la masse.
Ces " individus exemplaires " rappellent un peu le personnage du " Monarque éclairé " sur lequel souhaite s'appuyer Voltaire :
La dénonciation des dogmes, l'appel à une Raison censée guider les hommes sont autant de thèmes " voltairiens " chez Freud !

" L'état idéal " est formé de ces " hommes raisonnables ". Là encore, le scepticisme freudien n'est pas loin : " Cet état n'est-il pas une expérience utopique ? " (" Pourquoi la guerre ? ",1933, p.213).
Freud a auparavant émis des doutes sur le pouvoir des idées : seraient-elles assez puissantes pour s'opposer à l'exercice de la force dans la réalité ?

Nous avons insisté sur les critiques de Freud concernant les systèmes politiques constitués, qui prennent, telle une religion, un caractère systématique et irréfutable :
" Les œuvres de Marx ont pris la place de la Bible et du Coran comme source de révélation(…) Un examen critique est interdit, des doutes quant à son exactitude sont punis de la même manière que l'Église Catholique punissait jadis l'hérésie. " (" Nouvelles conférences …", 1933, p.240)

Si Freud refuse la référence au marxisme en temps que dogme, il n'en poursuit pas moins un examen critique des idées et se présente comme lecteur de Marx et Engels. Il est attentif à repérer dans la théorie marxiste quelques points de convergence avec la psychanalyse.

Freud reproche aux socialistes de " penser tout résoudre en modifiant le rapport des hommes à la propriété ".
Pourtant, il affirme, contre " l'Éthique Religieuse et les valeurs morales, qu'un changement réel de l'attitude des hommes à l'égard de la propriété peut être à l'origine de changement, d'amélioration du sort de l'humanité ". (" Malaise dans la civilisation.", p.105).
Plus précisément encore, dans " L'avenir d'une illusion ", il affirme :
" L'essentiel en celle-ci (la culture humaine) est de dominer la Nature pour se procurer des biens vitaux, et que les dangers qui la menacent pourraient s'éliminer par une répartition appropriée de ces biens entre les hommes. ". (p.6)
Freud se rapproche des conceptions marxistes de la propriété, et accepte les conséquences sur les constructions humaines :
" La force du Marxisme réside dans la démonstration perspicace de l'influence contraignante que les rapports économiques des hommes exercent sur leurs positions intellectuelles, éthiques et artistiques. "
Freud admet le poids des facteurs économiques, mais c'est aussi l'occasion pour lui, dans ce passage, de rappeler l'influence prépondérante de la dimension psychologique et pulsionnelle. (" Nouvelles conférences… ", page 238).

Néanmoins, la référence aux facteurs économiques, à la répartition des biens est très présente dans les textes : Revenons à la description des classes opprimées hostiles à la civilisation :
" Il faut s'attendre à ce que les classes laissées pour compte envient aux privilégiés leurs prérogatives et fassent tout pour se débarrasser de l'excédent de privations qui est le leur... " (" L'avenir d'une illusion ", p.12)

Freud pose donc l'existence de deux classes aux intérêts antagonistes, et le rapprochement avec une analyse marxiste est possible.
Cependant, Freud ne pousse pas au delà le raisonnement. Il perçoit bien le côté inéluctable d'une " révolte, d'une guerre civile ", étant à ce point conscient de l'état de la société. C'est un constat, mais à aucun moment Freud ne fait le choix d'un camp politique qui irait dans le sens de cette révolte.

Pour approfondir la question, il conviendrait de reprendre la correspondance de Freud : comment se définit-il politiquement au fil des évènements de son époque ?
Il est peut-être illusoire de rattacher Freud à des options politiques précises. Il s'agit plutôt d'une attitude lucide et exigeante face aux problèmes humains, et une certaine forme d'engagement malgré tout..
La conclusion des " Nouvelles conférences " est éclairante sur ce point : Freud réaffirme " le refus des illusions, la soumission à la vérité. " (p.243)

Cependant, sous la pression des évènements, peut-on dire, Freud semble parfois se contraindre à un choix :
" A une époque où de grandes nations proclament qu'elles n'attendent leur salut qu'à leur attachement à la piété Chrétienne, le bouleversement qui a lieu en Russie – malgré tous ses traits peu réjouissants- nous paraît quand même le message d'un avenir meilleur ". (" Nouvelles conférences…",1933, p.242)

" Le Bolchevisme a après tout adopté les idéaux révolutionnaires, alors que ceux de l'hitlérisme sont purement médiévaux et réactionnaires ". (" La vie et l'œuvre de Freud ", d'Ernest Jones, volume 3)

Est-ce le bon moment ?, s'interroge Freud :
" L'avenir peut-être montrera que la tentative a été entreprise prématurément, qu'un changement radical de l'ordre social a peu de chances de succès tant que de nouvelles découvertes n'auront pas accru notre maîtrise des forces de la Nature et facilite ainsi la satisfaction de nos besoins. Ce n'est qu' alors qu'il pourra être possible qu'une nouvelle organisation de la société bannisse la misère matérielle des masses, mais aussi exauce les exigences culturelles de l'individu. " (" Nouvelles conférences… " 1933, p.242 )

Le progrès politique est donc soumis au progrès économique : la capacité technique à soumettre la Nature a des conséquences dans le champ des régulations des affaires humaines, et Freud s'en remet là encore à la Science, comme moteur du changement.
Ce passage renvoi aussi aux vues de Freud sur la société : celle-ci en serait encore à un mode d'organisation très primitif.
Au fil des textes, Freud compare souvent la société à un individu, (il parle " d'individu-peuple "), voire à un enfant, susceptible de quitter ce stade très primitif pour aller " sur la voie de l'organisation. " (" Les Essais… ", p.24)

Le 13 novembre 2000

Sandra Courry


Bibliographie
Freud Sigmund :
  • " Introduction à la psychanalyse. " 1916-1917, Paris, Payot, 1951
  • " Résistances à la psychanalyse " in Œuvres complètes, vol n° 17,1992, PUF
  • " La morale sexuelle civilisée et la maladie nerveuse des temps modernes " 1908, in " La vie sexuelle ", PUF
  • " Les essais de psychanalyse ", 1921, Payot
  • " L'avenir d'une illusion " 1927, PUF
  • " Malaise dans la civilisation " 1929, PUF
  • " Pourquoi la guerre ? " 1933 in " Résultats, idées, problèmes " Tome 2
  • La 35ème conférence, in " Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse " 1933

Origine : http://culture.revolution.free.fr/en_question/2000-11-13-Freud.html