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Origine : http://leportique.revues.org/document338.html
Freud était-il un anthropologue ?
Si être anthropologue 1, c’est prétendre faire
une théorie anthropologique, au sens que Lévi-Strauss
donnait à ce terme 2, on ne peut dénier à Freud
sa qualité d’anthropologue ; au moins trois de ses
œuvres en attestent 3.
Si être anthropologue c’est se relier et entrer en
débat avec la communauté des professionnels désignés
par ce terme 4, on est obligé de constater que les théories
freudiennes n’ont pas franchi le cap de paradigme 5, et sont
peu utilisées dans l’anthropologie depuis le milieu
de ce siècle 6.
On peut remarquer que les objections faites aux théories
ethnologiques de Freud 7 se fondent souvent sur des exemples de
sociétés matrilinéaires, qui, en ethnologie,
furent « l’objet type », à l’intérieur
du vaste domaine de la parenté, lieu lancée par Bronislaw
Malinowski, fondateur de l’ethnologie de terrain, qui refusa
vigoureusement le caractère invariant de l’inceste
vu depuis le mythe d’Œdipe, ceci à partir d’arguments
tirés de l’expérience matrilinéaire de
la société trobriandaise (Malinowski, 1932, 1933).
Quelques années plus tard, dans Éros et civilisation,
Herbert Marcuse qualifiait de « patricentriste » la
position freudienne. Deleuze et Guattari critiquèrent aussi
les positions freudiennes dans L’Anti-Œdipe 8.
Les critiques qui visent Freud ne mettent pas toujours en évidence
le cœur de la position freudienne, à savoir son inconnaissance
de l’anthropologie, et du rôle que les sociétés
matrilinéaires pouvaient jouer dans le renversement de certaines
de ses perspectives concernant l’inceste, notamment vis-à-vis
de la structuration de la personnalité de l’enfant
9. Jusqu’en 1938, date de la rédaction de ses «
remarques préliminaires II » à Londres, Freud
reste imperméable à l’ensemble de la littérature
ethnologique (du moins non-évolutionniste), pourtant abondante
à son époque 10. Il subit sans doute la double influence
de sa culture d’origine, et de sa position de « père
fondateur », qu’il rappelle d’ailleurs lui-même
au cours de ses remarques préliminaires. Le point de vue
de Freud n’est pas simplement un point de vue qui vise à
résoudre la question des origines (de la famille), sa position
se comprend aussi comme une critique plus vaste, développée
dans Totem et tabou puis reprise dans L’Homme Moïse,
qui est en fait une position scientiste et antireligieuse 11 :
« Depuis cette époque (1912 rédaction de T.
et T.), je n’ai pas douté de ma thèse, à
savoir que les phénomènes religieux ne sont accessibles
à notre compréhension que d’après le
modèle des symptômes névrotiques bien connus
de l’individu, en tant que retour de processus importants,
depuis longtemps oubliés, ayant eu lieu au cours de l’histoire
primitive de la famille humaine (!), qu’ils doivent leur caractère
contraignant à cette origine même et donc qu’ils
agissent sur les êtres humains en vertu de leur contenu de
vérité historique » (Freud, 1986 : 137).
Le mythe du Meurtre du Père entre parenté et religion
Le mythe œdipien est mis en place comme mythe religieux relevant
de l’établissement du totémisme, rabattu pour
l’occasion sur le fétichisme individuel (Freud, T.
et T., p. 49). Outre que ce rabattement constant chez Freud, d’une
problématique individuelle – « idiosyncrasique
» –, sur les comportements collectifs est inadmissible
théoriquement, c’est surtout l’institution familiale
qui semble à Freud (comme à Marx), avec la religion,
un des lieux d’aliénation ; et si l’œuvre
de ce premier ne possède pas le caractère «
messianique » de l’auteur du Manifeste du Parti Communiste,
il n’en partage pas moins la même analyse de «
l’alliance objective » des positions religieuses et
familiales. Cette position est en partie déterminée
par l’état des forces institutionnelles en présence
au xixe siècle, et n’évoluera guère jusqu’aux
années 1970. Mais la chose la plus intéressante pour
notre débat, est surtout que Freud défend des positions
anti-relativistes, et scientistes, que l’on peut d’ailleurs
voir reprises par de nombreux critiques de l’ethnologie encore
à l’heure actuelle 12.
On a pu voir très rapidement, au sein même de la psychanalyse,
se développer un courant critique des positions freudiennes,
pour contester le patricentrisme et cet évolutionnisme. Mais
ce courant renversa si souvent les valeurs – utilisant en
les sortant de leur contexte des observations ethnologiques –,
qu’on peut se demander, à juste titre, s’il ne
fit pas encore plus de mal à la cause qu’il semblait
défendre 13. Les positions les plus intéressantes
dans le courant postfreudien, si l’on excepte les positions
lacaniennes dont nous avons par ailleurs souligné l’écart
avec l’ethnologie structuraliste 14, nous semblent être
celles qui sont défendues par Gézà Roheim et
Georges Devereux (filière hongroise née du travail
commun avec Sandor Ferenczi), qui tentèrent une conciliation
de l’ethnologie et de la psychanalyse, et dont le seul tort
est d’être resté isolées du reste de la
recherche de ces deux pôles (ethnologie et psychanalyse) qui
se constituaient, en durcissant leurs positions respectives tout
au cours du xxe siècle.
Du côté de l’ethnologie, la voie la plus radicale
qui s’opposa aux théories freudiennes fut certainement
celle de Claude Lévi-Strauss 15. Françoise Héritier,
son successeur à la chaire d’Anthropologie du Collège
de France, n’hésite pas, dans un livre récent
intitulé Masculin Féminin, à pousser assez
(plus ?) loin la théorie structuraliste et à proposer
ni plus ni moins qu’un examen du « Socle dur de la domination
masculine » 16, restant dans une dualité d’où
est exclue toute sorte de « tiercéïté »
qui pourrait introduire un dialogue avec la psychanalyse contemporaine
17.
À l’issue de toute cette histoire, et pour comprendre
ce qui oppose Freud et les ethnologues, il semble bien qu’il
faille remonter au mythe fondateur freudien que constitue Le Meurtre
du Père, pour voir comment celui-ci représente une
proposition inacceptable pour les ethnologues.
L’invention du Meurtre du Père
Ce qui fut entendu par Freud au moment de son invention 18 de la
psychanalyse, à savoir : le désir de l’enfant
de supprimer son père pour accéder à sa place
dans le lit de sa mère, fut ramené, via la tragédie
grecque de l’Œdipe de Sophocle, à une mythologie
plus fondatrice : celle dite du Meurtre du Père (de la horde
primitive). Le meurtre du père est donc une scène
imaginée par Freud, qu’il place au moment du passage
de la nature à la culture, dans un geste sensé fonder
« l’humanité », par la fondation d’une
loi (celle du père « totémisé »
par les fils après le repas cannibale). On trouve dans cette
histoire, exposée dans Totem et tabou, l’ensemble des
ingrédients célèbres de l’ethnologie
évolutionniste du xixe siècle : Meurtre-sacrifice
rituel (sous le forme exemplaire du parricide), état incestueux
primitif, totémisme (forme primaire de religiosité)
et Tabou (forme paroxystique de l’interdit).
Ce mythe collectif du M. du P., correspond en fait à l’expulsion
d’un fantasme individuel patricentriste, collectivement partagé
dans nos sociétés occidentales. Mythe dont l’Œdipe
était déjà une illustration, mais trop contingentée
d’un point de vue culturel pour valoir vraiment comme mythe
fondateur de l’humanité. Le mythe du Meurtre du Père
devenant le pivot de la théorie freudienne, tout ethnologue
y voit la trace de l’influence des évolutionnistes,
et sera étonné d’entendre que ce mythe est toujours
enseigné aujourd’hui – même s’il
fonctionne comme un mythe opératoire dans la clinique actuelle,
notamment la clinique lacanienne qui nous en paraissait pourtant
la plus éloignée –.
Il nous semble, pour autant que, suivant la méthode structuraliste,
nous soyons les uns et les autres amenés à rechercher
des invariants dans le fonctionnement de l’inconscient humain,
ce mythe n’est pas le plus adéquat pour fournir une
trame incontestable (à cette commune humanité). Nous
dirions même qu’il continue à faire barrage entre
nos deux disciplines. En cela, il mérite encore une discussion
et le prétexte des sociétés matrilinéaires
est une manière d’opposer à Freud la «
clinique » ethnologique, c’est-à-dire notre travail
de terrain concernant cette question de la structuration de l’interdit
incestueux, puisque l’Œdipe enlevé, l’interdit
incestueux reste un élément essentiel de l’apport
incontestable de la clinique freudienne à l’Anthropologie.
L’utilisation du mythe du Meurtre du Père relève
plus du renforcement d’un patricentrisme violent (sacrificiel
au sens de René Girard, oblatif au sens chrétien 19),
que d’un invariant anthropologique. Le fait de brandir les
exemples matrilinéaires, peut même servir à
démontrer toute la sagesse 20 de sociétés qui
séparent assez radicalement « l’exercice de la
parenté », comme le disait Françoise Héritier
21, de « l’exercice de la sexualité ».
Le pouvoir sur le lignage est chose trop sérieuse pour être
laissé à un homme qui en même temps est l’amant
de la mère. C’est pour cela que l’on inventa
l’oncle utérin 22 ; qui « tient » bien,
lui, à l’utérus, mais d’une autre manière
que le père, qui en est le gardien, mais pas l’utilisateur.
Les évolutionnistes, comme Mac Lennan, étaient persuadés
que les sociétés matrilinéaires représentaient
un stade de l’évolution plus ancien que les sociétés
patrilinéaires. Freud, lui, ne dit rien à ce sujet,
et ne semble pas reprendre cette thèse (sinon comment comprendre
la théorie du Meurtre du Père ?). Il semble négliger
ces faits, pourtant bien connus depuis plusieurs décennies,
ce qui ne manque pas de nous interroger sur l’intention de
Freud, de rendre compte, par l’invention de sa théorie,
uniquement des sociétés patrilinéaires 23.
La théorie du Meurtre du Père tient essentiellement
à ce qu’elle identifie « criminellement »
(dans un moment fondateur), le passage de la nature à la
culture et présente une autre théorie que celle de
l’Œdipe. On pourrait sans doute expliquer structurellement
le fait que Freud tienne encore tant à la fin de sa vie (après
vingt ans et une abondante littérature ethnologique en la
matière) à son Meurtre du Père, dans la mesure
où celui-ci correspond « structurellement » à
son Œdipe, « tient » son Œdipe : si l’on
enlève le Meurtre du Père, Œdipe perd son ontologie.
Pourtant, ce que ne veut (ou ne peut ?) pas entendre Freud, c’est
qu’être élevé dans le giron d’une
société, où le détenteur de l’autorité
sur le lignage partage avec vous le même interdit incestueux,
est une situation qui engage une sérieuse remise en cause
de la théorie de l’Œdipe, tant d’un point
de vue du mythe collectif, que du point de vue de la clinique elle-même
(là où le mythe individuel re-prend le relais du mythe
collectif 24).
Ce qui ne veut pas dire que l’agressivité de l’enfant
à l’égard de son père ne soit pas réelle
dans nos sociétés patricentrées, mais que cette
position est en partie exagérée (induite), par une
manière de structurer son éducation et par une théorie
qui présente celle-ci comme le passage obligé de la
structuration moïque (parce que patricentrée).
À l’aboutissement de cette discussion, on peut sans
doute situer la question au sein du problème plus général,
et donc philosophique, du relativisme culturel et du positivisme.
Les positions freudiennes orthodoxes étant évidemment
positivistes, l’existence même de l’ethnologie
ne supporte pas une telle position qui aboutit, en fait, à
abolir l’ethnologie elle-même, puisque ce serait alors
la psychanalyse qui construirait l’anthropologie, à
partir notamment de sa clinique (faisant disparaître jusqu’à
l’existence du paradigme de culture). Au-delà, comme
on peut le faire remarquer dans la phrase de Freud citée
plus haut, cette position rejoint un point de vue encore plus intolérable,
celui qui concerne l’assimilation chez Freud, des sociétés
exotiques à des comportements infantiles et névrotiques
(Freud, 1965 : 191).
Freud et la démarche ethnologique
De Malinowski à Lévi-Strauss, en passant par Roger
Bastide et même Georges Devereux, chaque grand ancêtre
y est allé, plus ou moins, de son interprétation de
la psychanalyse, de ce qu’il fallait en retirer, ou de ce
qu’il fallait en combattre résolument 25. Mais depuis
l’ère soixante-huitarde du freudo-marxisme (et peut-être
à cause d’elle), le freudisme n’est plus un sujet
de discussion en ethnologie : peut-être devient-il alors intéressant
!
Mise à part l’ethnopsychiatrie – appelée
ethnopsychanalyse par son fondateur G. Devereux, et dont se réclame
aujourd’hui Tobie Nathan –, on ne trouve plus guère
que des utilisations limitées du freudisme en ethnologie
26. Les raisons en sont multiples et il est vrai que la pensée
de Karl Gustav Jung fut plus en vogue en ethnologie, car elle correspondait,
avec ses notions d’archétype et d’inconscient
collectif, à une possible communauté de vues sur les
phénomènes religieux entre ethnologues et psychanalystes
; communauté de vues qui fut mise en application notamment
chez Mircea Eliade et Gilbert Durand.
On peut remarquer au passage que ce qui fait notamment la différence
dans entre ces chercheurs et Freud, c’est que ceux-ci, comme
K. G. Jung, ont une approche empathique du phénomène
religieux, ce qui est loin d’être le cas pour Freud
qui restera toujours un athée convaincu.
Dès T. et t., se dresse l’incompréhension de
Freud à toute la démarche ethnologique, qui est faite
d’une proximité très grande vis-à-vis
de son objet (sauf, il est vrai, dans le structuralisme lévistraussien),
et ne peut considérer les phénomènes religieux
comme de simples manifestations névrotiques (Freud, 1965
: 65). Dressant une barrière de ce type, on peut dire que
Freud empêche déjà bon nombre d’ethnologues,
plutôt séduits au départ par les théories
qu’il développe à partir de sa clinique, de
le suivre. Ce que ces ethnologues rencontrent sur leurs cliniques
(le terrain), s’oppose trop résolument à tout
ce que dit Freud en la matière. Comment alors envisager des
rapports avec cette théorie empreinte de scientisme, du point
de vue des ethnologues de terrain 27 ?
Malgré ce constat, on peut voir que, comme pour d’autres
concepts issus d’autres disciplines, des concepts isolés
pénètrent les théories ethnologiques et sociologiques.
Il n’est qu’à lire le dernier ouvrage de Pierre
Bourdieu, Méditations pascaliennes, pour s’en convaincre.
Celui-ci utilise notamment la notion de retour de refoulé,
ou d’inconscient, en leur donnant une définition toute
personnelle. On pourrait aussi citer Maurice Godelier, J. Favret-Saada,
ou plus récemment encore Giordanna Charruty, qui sont autant
d’ethnologues influencés par la psychanalyse, et qui
pourtant ne se réfèrent pas totalement aux théories
qui ont cours dans la pratique analytique d’aujourd’hui
28.
Une des questions en filigrane du rapport entre la psychanalyse
et les autres sciences sociales que l’on pourrait poser, est
celle de savoir comment passer d’une pratique analytique de
recueil de « mythes individuels », aux mythes collectifs
– qui intéressent par exemple l’ethnologie –.
Cette question, qui n’est pas mince, pourrait relever, en
partie, d’une réponse épistémologique.
C. Lévi-Strauss a bien essayé de proposer une réponse,
mais en négligeant le caractère fonctionnel des mythes
individuels qui devaient « s’écraser »
sous le poids de la structure du mythe collectif, qui seule intéresse
l’anthropologie structurale (Lévi-Strauss, 1974). On
sait ce qui, chez cet auteur, motiva une telle démarche :
une absence quasi totale de théorie du sujet. Ce n’est
certes pas le cas de toute l’ethnologie, et c’est, entre
autres, ce qui va marquer la limite de l’influence du structuralisme
dans cette discipline. Au-delà de ces aspects, il revient
à la théorie de Freud d’engager cette incompatibilité
de la théorie psychanalytique avec la pratique et les théories
ethnologiques. On pourra alors convenir, si notre démonstration
est probante, que le mythe collectif du Meurtre du Père,
auquel tiennent tant (et on peut comprendre pourquoi 29 de manière
endogène) les psychanalystes, est un texte inutile puisqu’il
gêne la convergence de la psychanalyse avec l’ethnologie.
Il convient donc de se poser l’intérêt de sa
survie sous sa forme élaborée par Freud, voire celle
élaborée plus tard par Lacan, forme, il est vrai,
largement atténuée 30.
Ethnologie et psychanalyse : le mariage impossible ?
Si l’on prend la suite des ouvrages que Freud consacre à
répondre à la question des origines sociales de la
culture, c’est-à-dire Totem et tabou, puis L’Homme
Moïse et le monothéisme, on constate une position centrée
exclusivement autour de la question du père, que nous traduisons
pour notre part dans la question des sociétés patrilinéaires.
C’est peu dire que Freud fut préoccupé par cette
question du père : tous les commentateurs de son œuvre
aujourd’hui abondent dans ce sens, à commencer par
l’introduction à L’Homme Moïse, faite par
Marie Moscovici, dans l’édition récente de la
NRF (1986). Par ailleurs on sait en France l’importance de
l’ethnologie africaniste, avec la figure tutélaire
de Marcel Griaule et celle actuelle de Françoise Héritier,
mais on peut aussi y souligner l’importance de l’ethnologie
océanienne, avec Leenhardt, Godelier et Lemmonier aujourd’hui
; et bien sûr de l’ethnologie sud-américaine,
avec Bastide, Lévi-Strauss et Pierre Clastres pour ne citer
que les plus célèbres. Deux de ces continents sont
des lieux de prédilection de sociétés à
parenté matrilinéaire et il n’est donc pas étonnant
de voir que ce seront les ethnologues de ces sociétés
là qui critiqueront le plus les théories freudiennes,
surtout dans leur volonté d’imposer un « modèle
œdipien unique ».
Partant de cette constatation, nous pourrions nous demander s’il
n’y a pas, fondamentalement, dans les sociétés
matrilinéaires, quelque chose qui nous empêcherait
de « penser en rond », c’est-à-dire entre
nous (soi ?). Quelque chose qui dirait résolument à
Freud et de là à notre civilisation, que nous ne sommes
pas un modèle unique.
Il faudrait, par exemple, pour s’en convaincre, relire L’Anti-Œdipe,
pour voir que Deleuze et Guattari, dans leur critique, puisent essentiellement
chez les ethnologues des sociétés matrilinéaires
(Leach, Evans-Prichard, Loffler) pour opposer au freudisme des arguments
d’autorité ethnologique incontestable. Un des ouvrages
les plus significatifs à cet égard reste L’Œdipe
africain, qui, en son temps, sembla asséner le coup le plus
redoutable aux théories néo-freudiennes qui maintenaient
contre vents et marées la prédominance d’un
modèle œdipien universel, jusque dans ses évolutions
lacaniennes, notamment visibles dans la théorie de la femme
barrée 31. Mais, nous serions finalement d’accord avec
la critique que Gilles Deleuze et Félix Guattari faisaient
à ce livre, à savoir que, sous une autre forme, nous
y retrouvons la fameuse structure œdipienne (Deleuze-Guattari,
1972 : 201).
Le rôle fondateur de la querelle Malinowski-Freud
Il faudrait partir de la querelle la plus célèbre
du début de ce siècle, celle qui opposa Freud et Malinowski
au sujet de la permanence de l’interdit incestueux. La querelle
qui opposa Freud (et Jones) et Malinowski à son sujet, porte
sur la permanence de cet interdit, et révèle en filigrane
les enjeux de deux sciences en train de se constituer. D’un
coté, une discipline s’occupant de l’individu,
vu à travers son fonctionnement psychique, et ayant un but
thérapeutique (et partant d’un expérience de
thérapie de l’homme occidental). D’un autre coté,
une discipline s’occupant de l’homme dans son fonctionnement
collectif, à condition que cet homme ait une caractéristique
essentielle : celle d’être autre (c’est-à-dire
justement non-occidental). Depuis le xixe siècle, où
l’on peut dire que l’ethnologie fut fondée en
tant que telle, l’ethnologie se présente comme la science
même de l’Autre. Cet Autre dont personne ne voulait
parce qu’il n’avait ni écriture, ni histoire,
ni psychologie (il était et est resté un grand enfant
!). Le changement progressif de perspective vis-à-vis de
cet Autre, jusqu’à ce qu’il acquiert une relative
proximité, ne peut se comprendre que dans un débat,
plus général en Occident, celui engagé après
la première guerre mondiale et portant sur l’idée
de progrès et de modernité 32.
Comme on peut s’en douter, l’altérité
en anthropologie n’a de sens que si elle renvoie à
ce que la psychanalyse appelle le sujet (un sujet occidental) et
à ce que l’anthropologie de l’époque appelle
l’homme moderne. Positions qui se partagent la même
caractéristique : celle d’être toutes deux à
la fois improbables et structurellement nécessaires l’une
à l’autre. Pour qu’il y ait un homme moderne,
il faut qu’il y ait un homme sauvage, et vice-versa.
Mais c’est pourtant de cette improbable position (homme moderne/sujet
occidental en face de l’homme de la tradition 33) que partent
nos disciplines et que se comprend cette querelle Malinowski-Freud
: pour Malinowski l’interdit incestueux n’a pas le caractère
universel que lui prête Freud et surtout pas, sous sa forme
occidentale, la forme œdipienne pour dire vite, ceci au nom
de faits qui fournissent autant de contre-exemples venant des sociétés
matrilinéaires trobriandaises. Ce qui se joue dans ce débat
(mais y a-t-il eu débat ?) est une question qui dépasse,
en partie, les protagonistes : celle justement d’avoir à
dire une Loi Universelle et en filigrane la croyance en la nécessité
de celle-ci, croyance qui interroge, bien sûr, plus les consciences
individuelles que la science (ou tout autre chose qu’on pourrait
mettre à cette place-là, comme Dieu ou l’essence).
Les incursions de Freud dans le monde déjà constitué
de l’ethnologie avec Totem et tabou ne font donc que renforcer
l’irritation de la jeune profession ethnologique, d’autant
que ce travail se révèle être justement ce,
contre quoi toute la pensée de l’ethnologie de l’après-guerre
se dresse, à savoir : l’évolutionnisme 34. Si
l’on se penche sur les références de Freud en
matière d’ethnologie, on se rend compte qu’elles
sont essentiellement puisées dans l’œuvre du père
de l’évolutionnisme, Sir James Frazer (Freud 1965 :
64-65) et notamment, dans Taboo and the Perils of the Soul –
thèses qui sont reprises en partie dans le Rameau d’or
(Frazer, 1984 : 8-10-17) sur le tabou des hommes, des femmes et
de la terre –. Plus de 50 % des notes de bas de pages dans
l’article Le Tabou et l’Ambivalence des sentiments (Freud,
1965) font référence au travail de Frazer et l’on
ne peut guère mentionner que quelques autres auteurs qui
sont cités une ou deux fois, alors que Frazer est mentionné
plus de vingt fois sur les quarante notes de l’article 35.
On trouve dans la lecture de ce texte de Frazer, l’idée
qui permit, peut-être, à Freud de construire son mythe
du Meurtre du Père, dont on peut remarquer qu’il est
assez proche de l’explication que donne Frazer du mythe du
Meurtre Rituel du « Roi du Bois Némi ». Selon
ce dernier mythe, le roi doit être mis à mort dans
la pleine force de l’âge, par son successeur, car il
ne doit être ni malade ni vieux, étant donné
que son état entretient une correspondance sacrée
avec l’état général de son royaume 36.
Freud aurait traduit en terme œdipien ce meurtre rituel et
l’aurait arrangé astucieusement avec l’explication
du tabou, dont l’œuvre de Frazer fait déjà
abondamment usage, mais en le reliant différemment au meurtre
37.
Le mythe du Meurtre du Père doit aussi s’interpréter
comme le souci de Freud de régler son compte au sentiment
religieux qui constitue pour lui l’utilisation adulte d’un
sentiment infantile pour le père. Le chapitre 4, qui s’intitule
: Le Retour infantile du totémisme, où il développe
l’idée du meurtre du père de la horde, est à
cet égard édifiant, car il reprend encore la typologie
de Frazer et Mac Lennan, et l’on peut dire que Freud se contente
de croire en ce que croient les anthropologues, qui rédigeaient
eux-mêmes des théories à partir d’observations
de deuxième main. De sorte que nous avons une théorie
freudienne constituée à partir de matériaux
de troisième main (que penserait-on de l’analyse d’un
cas clinique fait à partir de ce degré d’éloignement
?). Que cette théorie rende bien compte de fantasmes contemporains
(et en premier de ceux de Freud) est probable, mais alors pourquoi
évoquer aussi pernicieusement le matériau ethnologique
et réduire, par la démonstration du caractère
infantile des religions, des individus au rang de « grands
enfants » ?
Comme l’a montré Lévi-Strauss plus tard (1962),
l’illusion totémique relève, en fait, d’une
construction totale de la part de Mac Lennan, qui fut critiquée
très tôt par les anthropologues américains,
comme Lowie en 1916 et même Kroeber. L’idée de
Mac Lennan qui semble avoir séduit Freud, est que, suivant
C. Lévi-Strauss : « ...le totémisme, c’est
le fétichisme plus l’exogamie (interdit de l’inceste)
et la filiation matrilinéaire » (Lévi-Strauss,
1962 : 22).
Dès 1899, l’anthropologue Tylor dit, en substance,
au sujet du totémisme : « Ce contre quoi je n’hésite
pas à protester est la manière dont on a mis les totems
à la base de la religion, ou presque. Le totémisme
pris pour ce qu’il est, à savoir un sous-produit de
la religion du droit, et sorti de l’immense contexte de la
religion primitive, s’est vu attribuer une importance hors
de proportion avec son rôle théologique véritable.
» (Tylor, 1899 : 144).
Freud ignorait-il un texte publié plus de dix ans avant
Totem et tabou ? Pourquoi a-t-il choisi uniquement ses références
chez Mac Lennan et Frazer ?
Dans la perspective scientiste de Freud, cela est sans doute la
partie la moins acceptable de son travail, tant du point de vue
éthique, que technique, même et surtout parce qu’esthétiquement
le mythe, on doit le dire, « a de l’allure »,
et qu’il résonne assez bien chez chacun d’entre
nous, au point, sans doute, qu’on lui accorde une certaine
réalité, dont on s’accorde vite pour dire qu’elle
est suggestive et très peu réelle. Je ne me prononcerais
pas sur son efficacité symbolique (participe-t-il au Socle
dur décrit par F. Héritier ?).
La rencontre chez Freud de l’idée de l’agressivité,
qu’il ressentit lui-même, et qu’il vit chez ses
patients à l’égard du Père, peut être
considérée comme le nouage sexuel de la théorie,
mais là encore, il suffirait de parler du mode de structuration
des rapports sexuels dans les sociétés matrilinéaires
pour se rendre compte de la difficulté d’adapter un
tel modèle.
Le caractère heuristique des sociétés matrilinéaires
Le jeune garçon (ego), dans les sociétés matrilinéaires,
partage avec son oncle, représentant de l’autorité
du lignage (substitut de la fonction du père), le même
interdit quant aux rapports sexuels avec sa mère. S’il
se trouve en conflit avec lui, c’est du point de vue éventuellement
de l’autorité (phallique), mais certainement pas au
niveau réel de la possession de la mère. On peut même
dire que ce conflit existe encore moins avec son père géniteur,
qui n’est qu’une « pièce rapportée
» – comme on le disait naguère des femmes dans
les sociétés paysannes européennes –,
un compagnon de jeu, beaucoup moins stable dans sa fonction de «
signifiant père », que l’enfant, qui est considéré,
lui, comme membre du lignage, qui seul importe, à savoir
celui de la mère (alors que le lignage du père géniteur
n’a généralement que peu d’importance).
Le modèle œdipien est ici en échec, puisque
le conflit avec l’autorité (phallique ?) ne correspond
à aucun moment à un conflit avec celui qui posséderait
sexuellement (réellement) la mère (si tant est que
le terme possession puisse, dans ce cas, s’adapter à
ce qui n’est qu’une « location » de la mère).
Le meurtre de l’oncle ne permettrait pas au fils d’accéder
aux femmes, à moins que l’on imagine un oncle «
Père (!) de horde 38 » puisque si l’on peut attester
que le modèle du Meurtre du Père repose au moins sur
la réalité de la possession sexuelle de la mère,
il n’existe aucune réalité qui fonderait à
un moment donné la possession sexuelle de la mère
(d’ego) par l’oncle utérin. Au contraire, les
relations entre eux relèvent de la plus stricte observance
d’un interdit incestueux. Structurellement, l’oncle
est le double parfait d’ego : son meurtre ne permettrait pas
d’accéder à la mère. L’interdit
est même généralement beaucoup plus fort vis-à-vis
des propres sœurs d’ego (qu’il ne devra toucher
sous aucun prétexte) car à la mort de l’oncle,
il deviendra peut-être le chef du lignage, et ainsi devra
marier ses sœurs, et assurer vis-à-vis de leurs enfants
le rôle d’autorité. On peut y voir une certaine
« sagesse » de ces sociétés qui ne confondent
pas – ou en tout cas qui séparent –, la puissance
sexuelle de l’autorité phallique (mais cette autorité
est-elle encore phallique ?).
Dire que Freud, comme « le jeune Marx » (dirait Althusser),
se révèle être d’un évolutionnisme
indécrottable est une évidence ; d’autant qu’il
trahit une position elle-même insupportable, à savoir
celle de l’ethnologie de laboratoire, point de vue qui devient
impossible au moment où l’ethnologie de terrain se
constitue au début du xxe siècle 39. Au moment où
le savoir ethnologique ne semble plus pouvoir naître uniquement
d’une position ethnocentrique, produite par des occidentaux
sûrs de leur supériorité, et assimilant –
comme le fait Freud –, les autres cultures à des états
du développement infantile inférieur. La querelle
prend toute son intensité par la dévalorisation même
de cette position, qui peut se résumer ainsi : il est impossible
de produire un savoir ethnologique si l’on a pas été
soi-même sur le terrain.
Cette mystique du terrain, elle-même discutable par ailleurs,
qui se constitue à cette époque, dévalorise
aussi sûrement le travail de Freud que sa réponse à
l’objet de la querelle elle-même : celui de la permanence
de l’interdit incestueux. S’il devient à cette
époque impossible de produire de l’ethnologie sans
être allé « soi-même » sur le terrain
recueillir les données que l’on va ensuite théoriser,
de la même manière, il devient impensable de théoriser
la psychanalyse sans être « soi-même » passé
par l’expérience du divan. Les deux positions se renvoient
dos à dos, ce qui constitue leur caractère irréductible
est donc déjà une position de principe, qui se fonde
dans deux actes fondateurs, dont le moins que l’on puisse
dire est qu’ils ont tous les deux à voir avec une question
de territoire.
La constitution d’une situation institutionnelle tient autant
aux perspectives théoriques adoptées, qu’à
des situations concrètes d’observation dans lesquelles
celles-ci sont produites, et cela n’invalide pas leur énoncé,
comme le montre, par ailleurs, le travail de Roussillon exposé
dans un livre consacré à l’histoire de la psychanalyse
Du baquet de Mesmer au baquet de Freud.
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Anthropological Institute, Vol I, 1899. (cité par Lévi-Strauss,
1962).
Revue : Le Portique n° 1, Strasbourg.
Notes
1. Je tiens à remercier l’anthropologue africaniste
Virginie Vinel pour son aide bibliographique.
2. Une grande confusion règne sur l’emploi actuel
des dénominations d’anthropologie et d’ethnologie,
au point que peu de personnes font une différence entre l’une
et l’autre de ces appellations, du moins pour ce qui concerne
la tradition française. Il est sans doute dommage que l’on
ait pas suivi la distinction que Lévi-Strauss propose dès
Les Structures élémentaires de la parenté,
à savoir que l’anthropologie représente un point
de vue comparatif sur l’homme, et vise à dégager
une théorie de l’homme (homo-sapiens) en utilisant
les travaux des sciences humaines en général. L’ethnologie
n’étant qu’une des disciplines pouvant alimenter
une vision anthropologique, au même titre que l’histoire,
la sociologie, la linguistique, etc.
3. Totem et tabou, Malaise dans la civilisation, L’Homme
Moïse et le Monothéisme. Malgré les dénégations
que ce point de vue sur Freud suscita lors de la discussion de notre
communication, et après réflexion, je maintiens que
Freud a bien tenté une théorie anthropologique, et
ce pour la raison essentielle qu’il s’appuie comme nous
le disons plus loin sur des travaux d’ethnologues et non des
moindres (voir infra). Si, comme certains le prétendent a
posteriori, Totem et tabou était dans l’esprit de Freud,
autre chose qu’une théorie anthropologique, il ne lui
était pas nécessaire d’étayer son propos
d’autant de citations d’ethnologues, que ne se serait-il
affranchi de cette littérature ethnologique qu’il connaissait
par ailleurs très mal ! Le débat, décidément
récurrent, entre ethnologue et psychanalyste garde encore
aujourd’hui toute sa virulence, et me confirme dans l’idée
que certains, dans la psychanalyse, se comportent avec Totem et
Tabou comme s’il s’agissait d’un texte sacré,
refusant de voir ce que ce texte érige, dès son écriture,
entre ethnologie et psychanalyse.
4. Définition qui est celle de la philosophie des sciences
après les travaux de Canguilhem, Derrida, Serres, et Latour,
et aussi de la tradition anglo-saxonne.
5. Au sens que Thomas Kuhn donne à ce terme dans La Structure
des révolutions scientifiques.
6. Le faible écho des théories ethno-psychiatriques
de G. Devereux en est un exemple flagrant.
7. Essentiellement centrées sur la question œdipienne
exposée dans Totem et tabou et reprise sous une autre forme
dans L’Homme Moïse.
8. Dans L’Anti-Œdipe, la critique de Deleuze et Guattari
à l’Œdipe du point de vue de l’ethnologie,
est aussi une critique qui est adressée à Lévi-Strauss.
En effet, p. 166 et 168, les auteurs attaquent les lois de l’échange,
et la circulation des femmes, en se réclamant eux-mêmes
de Meyer Fortes : « La société n’est pas
d’abord un milieu d’échange où l’essentiel
serait de circuler ou de faire circuler, mais un socius d’inscription
où l’essentiel est de marquer et d’être
marqué ».
9. On pourrait même aller plus loin et contester suivant
l’anthropologue africaniste Christian Geffray le rabattement
que les études de la parenté ont fait subir aux termes
de père, mère, et autre, en « forçant
» la traduction des termes indigènes, invalidant ainsi
la plupart des termes puisqu’on ne sait généralement
rien de ce qu’ils recouvrent vraiment en matière d’exercice
de ce que l’on peut peut-être nommer une parenté
(à condition de laisser à ce terme une acception vague,
et de le débarrasser de toute vison consanguiniste et finalement
biologiste).
10. On peut signaler que, dès 1899, l’anthropologue
Tylor est plus que circonspect sur le rôle que Mac Lennan
fait jouer au totémisme, comme pensée religieuse «
primitive ». Il est curieux de voir que Freud ne mentionne
pas ce débat interne à l’Anthropologie et qu’il
l’ignorera jusqu’en 1936, date de rédaction des
remarques préliminaires à son Homme Moïse, où
il dit ne rien retirer à ce qu’il avait dit dans Totem
et tabou. À cette date, l’omission de Freud est encore
plus grave puisque l’anthropologie s’est complètement
éloignée du primat du totémisme.
11. Ce qui est aussi ce qui va l’opposer à celui qui
était son dauphin désigné à cette époque,
à savoir K.-G. Jung.
12. Patrick Menget, dans le chapitre 1 concernant l’anthropologie
(p. 65) dans le Dictionnaire d’éthique et de philosophie
morale, publié aux PUF, rappelle la charge d’Alain
Finkielkraut contre le romantisme ethnologique et le relativisme.
Ce dernier développe une position qui est, en fait, celle
de Freud et qui donne le primat à la culture occidentale
sur les cultures exotiques, dans une perspective tout à fait
évolutionniste et scientiste.
13. Nous pensons notamment aux positions d’inspiration culturalistes
aux États-Unis qui virent le jour au milieu de ce siècle
(Mead, Benedicte) et qui débouchèrent directement
sur les prises de positions anti-psychanalytiques des mouvements
féministes des années soixante, d’abord dans
ce pays, puis en Europe. De ce point de vue, les synthèses
freudo-marxistes des années soixante-dix sont un bon réservoir
de la constitution d’une vulgate ethnologique « de combat
» assez absurde du point de vue stricte de ce que l’on
peut réellement faire dire au matériau ethnologique.
14. À paraître sous l’égide de la Bibliothèque
de Recherche Freudienne et Lacanienne de Strasbourg in « Le
séminaire de Metz 1997-1998 » une communication sur
les rapports Lévi-Strauss-Lacan, où je tente de faire
le point sur les paradigmes de cette opposition entre ethnologie
structuraliste et psychanalyse structuraliste.
15. Que l’on pense par exemple à l’Anthropologie
structurale, où, non content d’avoir déjà
fait entendre dans Les Structures élémentaires de
la parenté que l’interdit incestueux n’avait
pas une origine sacrificielle (Meurtre du Père), Lévi-Strauss
ravale la psychanalyse au rang de technique thérapeutique
proche des techniques chamaniques.
16. Titre d’une conférence qu’elle donna le
16 Mars 1998 au Centre Culturel Français du Grand Duché
du Luxembourg.
17. Nous pensons, en effet, qu’un des éléments
qui, outre le fondement ontologique (Lioger, op. cit., note 14),
fait obstacle à la communication entre ethnologie structuraliste
et psychanalyse structuraliste, est le fait que le modèle
anthropologique depuis Lévi-Strauss repose sur un schéma
dualiste, et que le modèle psychanalytique est « trifonctionnel
».
18. L’emploi du terme invention à la place de découverte,
suppose, suivant le point de vue constructiviste, que la psychanalyse
ne repose pas sur une nature existante que Freud aurait dévoilée
(découverte), mais sur une invention « heuristiquement
féconde ».
19. Guy Nicolas, Du don rituel au sacrifice suprême, 1996,
p. 22. René Girard, Le Bouc émissaire, Paris, Grasset,
1982.
20. Cela dit sans jugement moral, mais plutôt d’un
point de vue « fonctionnaliste », une fois posés
les principes du fonctionnement social suivant l’interprétation
lévistraussienne de l’interdit incestueux.
21. F. Héritier, L’Exercice de la parenté,
1982.
22. Dans les sociétés matrilinéaires, l’oncle
utérin est le frère de la mère d’ego.
Il a en charge le lignage, le père (géniteur) n’étant
lui qu’une pièce rapportée, qui peut par ailleurs
être le chef du lignage de sa propre sœur ou de tout
autre substitut valable. Il s’agit en fait d’un mode
de fonctionnement qui supporte beaucoup d’aménagements
pour justement fonctionner.
23. Nous ne méconnaissons pas le fait que Lacan reprendra
cette question, en répondant à la théorie lévistraussienne
de l’échange des femmes, mais nous nous contentons
de discuter des positions de Freud lui-même et de certains
freudiens « orthodoxes » actuels qui continuent à
enseigner cette partie de la théorie freudienne.
24. En effet, si l’on postule que le mythe du M. du P. ne
correspond qu’à un mythe local européen patrilinéaire,
on doit envisager cela dans une circulation qui part de ce mythe
local, pour aller au mythe imaginé collectivement (M. du
P.), qui, du coup, donne la forme obligatoire du mythe individuel
lors de la clinique. En quelque sorte, nous aurions une préformation
culturelle propre aux sociétés patrilinéaires,
à laquelle le psychanalyste n’échapperait pas
et qui le conduirait, malgré lui, à tenter de repérer
ce qui se joue de cette scène tant attendue.
25. Les dernières tentatives dans ce sens sont celles de
Maurice Godelier (1997).
26. Et encore moins des théories de Lacan.
27. Chez Lévi-Strauss, les choses sont un peu différentes
; en effet, outre que celui-ci reconnaît la psychanalyse comme
une de ses « trois maîtresses », il fonde une
perspective théorique qui est aussi scientiste que celle
de Freud et sans doute aussi distante de toute empathie avec le
sujet (qui d’ailleurs n’existe plus).
28. Ces deux derniers chercheurs s’expliquent d’ailleurs
dans un ouvrage Psychanalyse et sciences sociales sur leur rapport
à la psychanalyse (Bertrand, Doray, 1989).
29. Nous pensons que ce mythe fondateur joue en quelque sorte le
rôle de texte sacré de la psychanalyse et que l’attaquer
semble être, pour certains, attenter au fondement même
de cette discipline.
30. Il n’est pas dans notre propos d’évoquer
ici le sujet mais Lacan s’en tire d’une pirouette entre
la position de Freud et celle de Lévi-Strauss, en disant
qu’à partir de l’interdit de l’inceste,
ce que les hommes échangent c’est le phallus et non
les femmes. Position qui semble ménager l’un et l’autre
point de vue, au moins en apparence.
31. Op. cit., note 14.
32. Voir à ce sujet le N°1 de la revue Le Portique intitulé
« La modernité ».
33. On peut recommander à ce sujet la lecture du petit livre
de Bruno Latour publié aux éditions les Empêcheurs
de Penser en Rond et intitulé Petite réflexion sur
le culte moderne des dieux faitiches, où il croise les perspectives
épistémologiques de la philosophie des sciences contemporaines
qu’il représente, avec les perspectives hyper-relativistes
de l’ethnopsychiatrie de Tobie Nathan.
34. On peut penser que « l’hystérique »
recherche des origines de l’interdit de l’inceste chez
Freud, comme chez la plupart des penseurs évolutionnistes,
nous rend, semble-t-il, à peu près inefficace toute
utilisation du mythe (fondateur) comme celui du MDP. Cela vicie
définitivement la question elle même.
35. Ceci dans l’édition française de Payot
traduite en 1965 et éditée en 1997 à notre
disposition.
36. Maurice Godelier, dans un article récent publié
dans un livre collectif aux éditions Arcanes, Meurtre du
père, sacrifice de la sexualité, avance une thèse
quelque peu différente et fait remonter l’influence
de Freud à un texte d’Atkinson, disciple de Darwin
(Godelier et ali, 1997 : 22).
37. La question de la fortune théorique du Tabù polynésien
est à lier à celle du Totem. Un véritable vulgate
scientifique se développa à partir du xixe et dans
une partie du xxe siècle sur ces deux piliers. Le terme de
Tabù représenta longtemps (jusque dans le langage
commun contemporain où il est aujourd’hui courant)
le parangon de l’interdit religieux. Lié au Totem dans
la théorie freudienne, il acquiert une véritable puissance
magique, en tout cas toujours très évocatrice.
38. Sans compter, comme le fait très judicieusement remarquer
l’ethnologue africaniste C. Geffray dans Ni père ni
mère critique de la parenté : le cas Malhuwa, que
les problèmes de terminologie sont en la matière insolubles.
Qui désigne-t-on lorsque que l’on essaie de traduire
simplement le terme (concept) de père dans une société
qui n’est pas la notre ?
39. Comme il deviendra impossible après 1945 de faire de
l’anthropologie physique.
Origine : Richard Lioger, «Freud, l’Anthropologie et
les sociétés matrilinéaires», Le Portique,
Numéro 2 - 1998 - Freud et la philosophie ,
http://leportique.revues.org/document338.html
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