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Oriine : http://www.k-films.fr/distribution/films/fanon/fanonpreface.html
Qui se souvient aujourd'hui de Frantz Fanon ? En France, aucune
biographie ne lui est consacrée, certains de ses ouvrages
ne sont plus disponibles, et depuis un colloque à Alger en
1987, peu d'études ont été faites sur sa vie
et son oeuvre. C'est d'ailleurs d'Angleterre que nous vient un film
sur Fanon. Pourtant l'analyse que Fanon faisait de "l'expérience
vécue du Noir" en Europe et son analyse du racisme colonial
sont toujours d'actualité. Alors que l'on commémore
le cent cinquantième anniversaire de l'abolition de l'esclavage
dans les colonies françaises, les travaux de ce descendant
d'esclave, penseur de la révolution coloniale, psychiatre
qui fut un pionnier de la transformation de la psychiatrie coloniale
et qui mit en place une ethnopsychiatrie ouverte à l'Autre,
mériteraient d'être de nouveau étudiés
de façon critique.
Frantz Fanon fut autrefois un des emblèmes de la révolution
dans le Tiers Monde. Ses écrits aux titres évocateurs
- Peau Noire, Masques Blancs, Les damnés de la terre, L'An
V de la Révolution Algérienne - sa participation à
la guerre de libération nationale algérienne - il
fut éditeur à El Moudjahid, ambassadeur auprès
du Gouvernement Provisoire Algérien - son appel à
une révolution totale renvoient à une période
marquée par l'accès des peuples colonisées
à l'indépendance. Il fut un personnage de cette épopée,
celle de l'irruption des "damnés de la terre" sur
la scène politique. Jean-Paul Sartre dans sa préface
aux Damnés de la terre écrivait : "Européens,
ouvrez ce livre, entrez-y [...] Ayez le courage de le lire [...]
Vous trouverez que Fanon est le premier depuis Engels à remettre
en lumière l'accoucheuse de l'histoire". Le style sartrien,
emphatique et grandiloquant, faisait de Fanon une "fils de
la violence". Fanon se voulait le porte parole de ces damnés.
Utilisant le discours du réprouvé, du rebelle, il
mettait en scène celui qui hante le monde qui l'a exclu,
qui y revient et qui, dans un geste vengeur, accomplit sa libération.
Le rebelle, cette figure romantique de la mythologie occidentale,
prenait sous la plume de Fanon le visage du Noir, de l'Arabe ; ceux-ci
arrachaient enfin le masque du maître et apparaissaient libres.
Fanon voulait que la décolonisation fusse la création
d'une nouvelle espèce d'hommes, un monde où les "derniers
seraient les premiers, et les premiers les derniers". La décolonisation
prenait des accents bibliques. Cependant, le vocabulaire fanonien
n'était pas exceptionnel, c'était le vocabulaire de
toute une génération marquée par la dialectique
hégélienne du Maître et de l'Esclave. Adopté
par les Black Panthers aux Etats-Unis qui feront de son livre Les
Damnés de la terre leur livre de référence
(sur la couverture de l'édition américaine, on lisait,
"The Bible of Decolonization"), admiré par Sartre
et Beauvoir, traduit dans le monde entier, Fanon fut un des prophètes
de la décolonisation. Prophète car il fit sien le
vocabulaire de la rupture, d'un monde divisé en deux où
seulement à travers un geste violent de renversement dialectique,
une rupture, s'accomplirait la libération. La décolonisation
s'écrivait comme un affrontement mortel où l'Esclave
devenu révolutionnaire punissait le Maître de son arrogance.
Le dialogue d'Aimé Césaire dans "Et les chiens
se taisaient" offrait un bel exemple de cette figure narrative
du réprouvé qui se dresse et crie au monde sa révolte
:
"Le rebelle - Mon nom : offensé ; mon prénom
: humilié ; mon état : révolté ; mon
âge : l'âge de pierre.
La mère - Ma race : la race humaine. Ma religion: la fraternité.
Le rebelle - Ma race : la race tombée. Ma religion...mais
ce n'est pas vous qui la préparerez avec votre désarmement...
c'est moi avec ma révolte et mes pauvres poings sérrés
et ma tête hirsute."
Césaire disait de Fanon : "C'est un Paraclet. Il y
a des vies qui constituent des appels à vivre". Alors
qu'il y eut à l'époque hagiographie des luttes nationales,
célébration de l'héroïsme des sans noms,
construction de la décolonisation en épopée
glorieuse de peuples jusqu'alors méprisés, on semble
aujourd'hui préferer marginaliser cet aspect de l'histoire
et c'est aux Etats-Unis et en Angleterre que se déroulent
des colloques sur son oeuvre, colloques qui donnent lieu à
des publications. Aujourd'hui c'est Peau Noire, Masques Blancs qui
est devenu l'ouvrage de référence. La théorie
post-coloniale en a fait un de ses auteurs. Certains ont voulu faire
de Fanon le "Lacan Noir" à cause de son interprétation
du stage du mirroir dans la relation entre le Blanc et le Noir.
Au-delà des interprétations fantaisistes, du désir
d'appropriation par une école, un groupe, le retour à
Fanon semble ouvrir un champ d'analyses fécond. Ses relations
avec des intellectuels comme ceux des Temps Modernes, ses interprétations
d'Hegel, de Lacan, son "engagement" militant, sa conception
critique de la psychiatrie dont il fut un des réformateurs
importants d'après-guerre, en font une figure de l'histoire
intellectuelle des cinquante dernières années. L'étude
de sa vie, de ses écrits, et de son travail de psychiatre
serait une contribution importante à l'histoire culturelle
et politique de l'après-guerre. Descendant d'esclave, Antillais,
formé par l'école publique et républicaine
française, influencé par Césaire et Sartre,
Fanon représente une époque. L'analyse de ce que représenta
l'idée du Tiers Monde, l'union des peuples d'Afrique et d'Asie,
la guerre de libération algérienne pour toute une
génération, l'analyse du discours de la rupture tiers-mondiste
et le rôle que joua Fanon dans l'élaboration de ces
discours apporteraient un nouvel éclairage à notre
connaissance de la décolonisation. Mais si Fanon est bien
un homme de son temps pour certaines choses, ses analyses de la
relation coloniale et du racisme appartiennent au corpus de la théorie
coloniale et postcoloniale, encore bien sous-développée
en France.
De la Martinique à l'Algérie
Né le 20 juillet 1925 à la Martinique d'un père
fonctionnaire aux Douanes et d'une mère commerçante,
Fanon sera l'élève de Césaire au lycée
Schoelcher. A la sortie du lycée,en 1943, il rejoint les
Forces Françaises Libres. Il suit une formation de sous-officier
à Béjaïa en Algérie. Fanon participe à
la libération de la France. Blessé durant des combats
à la frontière suisse pendant l'hiver 1945, il est
décoré par le colonel Raoul Salan, futur commandant
en chef de l'armée francaise en Algérie, futur chef
de l'OAS . A la fin de la guerre, Fanon retourne à la Martinique
et fait campagne pour Césaire, candidat à l'Assemblée
Nationale Constituante. Il décide de faire des études
de médecine et s'inscrit à la Faculté de Lyon.
En 1949, il rencontre Marie-Josèphe (Josie) Dubié
qu'il épouse en 1950 et dont il aura un fils, Olivier, en
1955.
Fanon se tourne vers la psychiatrie. Elève de François
Tosquelles,un psychiatre réfugié catalan qu'il admire,
il adopte la pratique de la socialthérapie ou thérapie
institutionnelle. La socialthérapie se veut une critique
de la psychiatrie traditionnelle qui voit dans le patient un aliéné
que l'on doit exclure de la société. Tosquelles conçoit
l'hôpital comme un lieu social, où infirmiers, malades
et médecins travaillent ensemble à la réinsertion
sociale du malade. Proche des thèses existentialistes, Fanon
lit Sartre, Beauvoir, Lacan ainsi que les revues "Présence
Africaine" et "LesTemps Modernes". Il assiste aux
cours de Merleau-Ponty et Leroy Gourhan, participe aux manisfestations
anti-colonialistes de l'après-guerre, fonde un journal étudiant
Tam Tam. Il publie dans "Esprit" et" Les Temps Modernes".
A Lyon, il soigne des travailleurs immigrés nord-africains
et cette expérience, il la décrit dans son article
"Le syndrome nord-africain" (Esprit, 1952). Fanon y dénonce
l'incompréhension des médecins français face
aux symptômes présentés par les travailleurs
immigrés. Les présupposés racistes des practiciens
et leur indifférence aux conditions de vie et de travail
des travailleurs font que ces derniers ne peuvent être soignés
de façon satisfaisante ni traités dignement. "Je
me demande à certains moments," écrit Fanon,
"s'il ne serait pas bon de révèler au Français
moyen que c'est un malheur d'être nord-africain".
Son premier livre "Peau Noire Masques Blancs", qu'il
aurait voulu présenter comme sa thèse de médecine
mais fut refusée comme telle par le jury, est publié
par le Seuil en 1952. C'est dit-il, une étude psychologique
des complexes antillais, complexes produits par le racisme et le
colonialisme. Il y dénonce le désir de se "blanchir",
d'adopter un "masque blanc". Fanon ne défend cependant
pas un nationalisme noir. Il est pour la naissance d'une "nouvelle
humanité" où la couleur de la peau n'aurait plus
d'importance. Il proclame son statut d'homme libre et refuse l'enfermement
dans une ethnie ou un groupe racial. La Négritude, le mouvement
culturel et intellectuel lancé par Aimé Césaire
et Léopold Sédar Senghor dans les années 1920,
ne l'intéresse pas : "Ma vie ne doit pas être
consacrée à faire le bilan des valeurs nègres".
C'est de révolution, d'émancipation politique qu'il
doit s'agir. Il faut dépasser la Négritude, première
phase mais mineure de la conscience dialectique. Déjà
pour Fanon, l'analyse de l'oppression coloniale ne peut être
seulement économique, culturelle ou politique, elle doit
prendre en compte les aspects psychologiques de la relation coloniale.
Car la relation coloniale se joue aussi sur la scène des
fantasmes, des rêves, des désirs sexuels et par conséquent,
la décolonisation doit aussi se réaliser sur le plan
psychologique. C'est la relecture de cet texte qui aujourd'hui nourrit
les analyses de la postcolonialité dans les pays de langue
anglaise. Ce que Fanon appelle "l'expérience vécue
du Noir," son analyse du regard dans la constitution du sujet
racialisé, son analyse du désir sexuel entre Blancs
et Noirs constituent pour les penseurs et artistes postcoloniaux
des sources de référence. Ainsi, lors de l'exposition
"Mirage : Enigmas of Race, Difference and Desire" à
l'Institut d'Art Contemporain (ICA) à Londres en 1995, Kobena
Mercer parle du travail de Keith Piper en ces termes : "Ce
qui est en jeu [dans le tableau The Body Politic, 1982] c'est cela
: comprendre comment des pratiques culturelles créent un
espace de dialogue. Et les écrits de Fanon, dans leur force
et leur complexité, représentent une source indispensable
pour comprendre les politiques psycho-sexuelles du corps social
multiculturel". Fanon est celui qui a le mieux décrit
le moment de rupture qu'expérience le sujet postcolonial:
la division Blanc/Noir telle que le colonialisme l'a mise en place
est interrogée, critiquée. Fanon écrit : "Le
Nègre n'existe pas. Pas plus que l'homme blanc". Ce
refus du binarisme naît de la réflexion fanonienne
sur l'ambivalence de la relation coloniale. C'est ainsi qu'Homi
Bhabha, figure importante de la théorie postcoloniale, lit
Fanon et son texte "The Other Question" publié
en 1983 marquera le retour de Fanon dans la pensée critique.
Fanon, selon Bhabha, développe une conversation "hybride"
dans son engagement avec les traditions de la Négritude,
du Pan-Africanisme et de l'Atlantique Noire, matrice de la diaspora
africaine, ainsi qu'avec les théories de Marx, Freud, Sartre
et Lacan. Cette hybridité fait écho à l'expérience
vécue du sujet postcolonial, expérience de la diaspora
et de la créolisation. La structure de Peau Noire, Masques
Blancs est elle-même un modèle de l'écriture
post-coloniale : autobiographique, clinique, sociologique, poétique,
philosophique et politique. Le discours fanonien rejette l'essentialisme
et c'est pour cela qu'il offre de nouvelles voies d'analyse de la
relation raciale. Pour des artistes noirs comme Isaac Julien, Steve
McQueen, et Lyle Ashton Harris, Fanon est un sujet de réflexion
autour de la sexualité masculine noire, trop souvent enfermée
dans une virilité phallique. Peau Noire, Masques Blancs est
devenu aujourd'hui une source théorique pour la postcolonialité,
un texte à interroger et à relire.
Fanon passe ses examens en juillet 1953. Son premier poste comme
psychiatre est à l'hôpital de Pontorson en Normandie
(de septembre à novembre 1953). Il obtient ensuite un poste
à l'hôpital de Blida-Joinville en Algérie où
il arrive le 23 novembre 1953. La guerre d'Algérie avait
commencé l'année précédente. A Blida,
qui était un des joyaux du système psychiatrique colonial,
Fanon introduit une rupture avec la psychiatrie coloniale qui avait
dominé cette discipline depuis le début du siècle.
Il affirme que le psychiatre doit connaître la réalité
sociale et culturelle de ses patients. Le travail du psychiatre
doit être, dit-il, de "réconcilier le malade avec
son environnement social". Avec un groupe de jeunes internes,
Fanon révolutionne l'hôpital. Deux principes animent
leur travail : l'hôpital doit être un lieu convivial,
d'interaction sociale plutôt qu'un lieu d'exclusion, et, l'application
de la socialthérapie. Fanon et ses collègues critiquent
les conclusions de l'Ecole d'Alger, une école de psychiatrie
qui décrivait les Algériens comme des êtres
humains incapables de se projeter dans l'avenir, incapables d'exprimer
une vie intérieure et qui étaient par essence crédules,
menteurs, voleurs, et criminels. "Le fou," écrira-t-il
plus tard,"est celui qui est "étranger" à
la société et la société décide
de se débarasser de cet élément anarchique."
Fanon critique les critères de normalité et ajoute
: "être socialisé, c'est répondre au milieu
social, accepter que le milieu social influe sur moi". C'est
la société et l'organisation du travail qui produisent
la maladie mentale. A Blida, il ouvre les portes des cellules où
sont enfermés les malades, il organise un café maure
dans l'hôpital avec aux murs des tableaux peints par les malades,
fait venir des conteurs, des chanteurs de chaâbi, fait ouvrir
la mosquée, monte un club de foot qui réunit patients
et infirmiers. Ce sont les patients eux-mêmes qui construisent
le terrain de foot. Fanon encourage les ateliers de production :
les femmes travaillent la laine, la vannerie ou l'osier, les hommes
jardinent. Fanon organise un ciné-club, un séminaire
où les textes de psychanalyse sont étudiés.
En tant que psychiatre, il s'intéresse aux pratiques thérapeutiques
traditionnelles et en 1956, il va en Kabylie observer le maraboutisme.
Il élabore une approche ethnopsychiatrique de la maladie
mentale. La psychiatrie doit avoir un rôle politique et le
psychiatre doit aider le patient à combattre le racisme,
la culpabilité et le désir de se blanchir, d'auto-destruction
qu'il engendre. "Les Noirs n'ont qu'une ressource souvent,
tuer." La pathologisation du colonisé n'est que la projection
de la pathologie du colonisateur. "Le colonisé est-il
un être fainéant ? " demande Fanon qui répond
: "La paresse du colonisé est une protection, une mesure
d'autodéfense sur le plan physiologique d'abord." Sa
conclusion : "Le colonisé qui résiste a raison."
C'est à Blida que Fanon prend contact avec des nationalistes
algériens. Il accepte de soigner des combattants de la Wilaya
IV. Il approuve la lutte algérienne. En 1954, il est invité
par le Professeur Mandouze, professeur à l'Université
d'Alger, cofondateur de la revue Consciences Maghrébines
, opposant à la guerre coloniale qui sera emprisonné
briévement pour ses opinions en 1956 , à faire une
conférence. Il parle du racisme. Fanon continue à
publier. En février 1955, paraît dans Esprit "Antillais
et Africains" où il souligne l'écart entre l'engagement
révolutionnaire des Africains et l'assimilation des Antillais.
Il participe au Congrès des écrivains et artistes
noirs où sa présentation s'intitule "Racisme
et Culture" (publié dans Présence Africaine,
juin 1956). Mais bientôt il éprouve des contradictions
entre son travail de psychiatre et son engagement militant. En 1956,
il envoie sa lettre de démission au Ministre-Résident,
Robert Lacoste, proclamant que comme psychiatre, il ne peut renvoyer
ses patients dans une société qui fondamentalement
les aliène, qui les déshumanise. Fanon écrit
: "Si la psychiatrie est la technique médicale qui se
propose de permettre à l'homme de ne plus être étranger
à son propre environnement, je me dois d'affirmer que l'Arabe,
aliéné permanent dans son pays, vit dans un état
de dépersonnalisation absolue". Fanon est expulsé
par les autorités coloniales en janvier 1957. C'est alors
qu'il rejoint officiellement le FLN en Tunisie.
La revanche des damnés de la terre
Fanon devient un militant nationaliste. Il collabore à Résistance
Algérienne, l'organe de l'ALN et du FLN. En décembre
1957, il est envoyé à la conférence Afro-Asiatique
du Caire. Durant l'été 1958, Fanon participe aux discussions
sur la réorganisation de la presse nationale algérienne.
C'est durant cet été qu'il est gravement blessé
par une mine placée sous le véhicule dans lequel il
se trouvait. Il part à Rome en convalescence et échappe
de peu à un attenta de la Main Rouge, organisation terroriste
faciste. Il rencontre Sartre et Beauvoir qui décrira cette
rencontre dans ses mémoires. A son retour à Tunis,
Fanon reprend son travail à la rédaction de El Moudjahid,
nouvel organe national, (il en sera un des rédacteurs de
septembre 1957 à Janvier 1960). Il participe aux réunions
du GPRA, voyage en Afrique pour organiser le soutien des états
nouvellement indépendants à la lutte nationale algérienne.
En décembre 1958, il est membre de la délégation
algérienne au Congrès Panafricain d'Accra. Pour Fanon,
la lutte algérienne doit servir d'exemple pour toute l'Afrique.
L'Algérie montre la voie de la décolonisation. Il
poursuit parallèlement son travail de psychiatre d'abord
à l'hôpital de La Manouba puis à l'hôpital
Charles Nicolle où il ouvre en 1959 le premier hôpital
de jour en dehors de l'Europe. Il soigne aussi les soldats de l'Armée
Nationale de Libération en poste dans les camps militaires
à la frontière algéro-tunisienne.
Fin 1960, Fanon reçoit confirmation du diagnostic de leucémie
dont il est atteint depuis quelques mois. Il se met à la
rédaction d'un ouvrage qui se veut le manifeste des colonisés.
Ce sera "Les damnés de la terre", écrit
de mai à octobre 1961. Il accepte de se faire soigner aux
Etats-Unis et part pour l'hôpital de Bethesba à Washington.
Sartre a accepté de préfacer son livre. Fanon en est
très heureux. Son éditeur, François Maspéro,
lui envoie un exemplaire de son livre fin novembre. Il meurt le
6 décembre 1961. Le 11 décembre, sa dépouille
est ramenée en Tunisie. Le 12 décembre, il est enterré,
comme il l'avait souhaité, en terre algérienne. Depuis
1965, sa tombe est au cimetière d'Ain Kerma en Algérie.
Se sachant malade, Fanon écrit "Les damnés"
dans l'urgence. Il veut, dit-il à ses amis, mettre sur papier
ses pensées sur la décolonisation. Il a acquis, pense-t-il
une expérience unique comme Martiniquais et comme militant
nationaliste. Avec les Algériens, il s'est trouvé
un peuple. Il s'identifie à eux et à leur combat car
les Algériens, contrairement aux Antillais décrits
dans Peau Noire, ne cherchent pas à se blanchir. Ils rejettent
le monde et la culture de l'Europe. Les damnés de la terre
est l'analyse fanonienne de l'émancipation. L'ouvrage prône
la culture nationale, celle qui s'ancre dans le peuple. La vision
fanonienne de la culture reste dominée par une idéalisation
du peuple et des paysans. C'est là qu'est le sel de la terre,
les vraies valeurs. "Il ne faut pas se contenter de plonger
dans le passé du peuple pour y trouver des éléments
de cohérence vis-à-vis des entreprises falsificatrices
et péjoratives du colonialisme. Il faut travailler, lutter
à la même cadence que le peuple afin de préciser
l'avenir". Le but est d'abord la "libération du
territoire national". Le poème, le tableau, le chant,
sont là pour servir ce but. "La compréhension
du poème n'est pas seulement un démarche intellectuelle,
mais une démarche politique. Comprendre ce poème c'est
comprendre le rôle qu'on a à jouer, identifier sa démarche,
fourbir ses armes". Fanon veut une culture au service de la
politique et en cela, il se fait l'écho des idéologues
algériens nationalistes.
Dans les Damnés, Fanon pose la question qui au centre du
débat politique sur la décolonisation : quelle est
la classe révolutionnaire dans la colonie, les paysans ou
les ouvriers ? Les paysans, est sa réponse car la classe
ouvrière ne peut jouer le rôle d'avant-garde révolutionnaire.
C'est dans les campagnes, écrasées par la misère,
loin de la fascination exercée par l'Européen, que
sont les vrais révolutionnaires. Fanon théorise le
rôle de la paysannerie au moment où le FLN perd le
combat des villes. "The Black Rousseau" écrit que
les "paysans qui élaborent leurs connaissances au contact
de l'expérience, se révéleront aptes à
diriger la lutte populaire". Le peuple est dans les campagnes
où le "militant en armes est, en effet, irrité
de voir que beaucoup d'indigènes continuent à mener
leur vie dans les cités comme s'ils étaient étrangers
à ce qui passe dans les montagnes, comme s'ils ignoraient
que le mouvement essentiel est commencé". La décolonisation
fanonienne, c'est toujours la lutte entre le vice et la vertue,
vertu des campagnes contre la décadence, la compromission
des villes. Fanon est aussi l'héritier de toute une pensée
chrétienne et européenne qui voit dans la révolution
le triomphe de la vertu. Fanon analyse aussi le rôle de la
bourgeoisie nationale et voit en elle l'élement de la trahison
des luttes populaires. Ces futurs maîtres ne rêvent
que de prendre la place des anciens maîtres. Ils se préparent
à piller les richesses du pays. Dans le dernier chapitre,
Fanon revient sur la relation entre les maladies mentales et le
colonialisme. Pour lui, le lien entre ces deux phénomènes
est clair : "Il y a donc dans cette période calme de
colonisation réussie une régulière et importante
pathologie mentale produite directement par l'oppression".
Il expose certains des cas de gens traumatisés par la guerre.
Ces cas sont pour lui la preuve que le colonialisme et la guerre
coloniale détruisent la psyché. Fanon dénonce
l'effet psychologique de la torture sur le torturé comme
sur le bourreau. Dans ce chapitre, Fanon le psychiatre parle de
la souffrance psychique. Son expérience clinique lui fait
entrevoir que la psyche peut être détruite, que la
libération politique ne peut pas toujours panser les plaies,
que l'indépendance nationale ne pourra pas toujours réparer
les traumatismes psychiques. Mais son militantisme le pousse cependant
à revenir sur le thème de l'homme nouveau. Fanon ne
peut abandonner l'idéologie : "L'homme nouveau,"
écrit-il, "n'est pas une production a posteriori de
cette nation mais coexiste avec elle, se développe avec elle,
triomphe avec elle".
jours "esclave du passé". Fanon montre là
qu'il ignorait les luttes des esclaves pour leur émancipation
aux Antilles. A la Guadeloupe, la lutte de Delgrès pendant
la Révolution française assure à l'île
quatre années de liberté. C'est avec les armes que
Delgrès et ses troupes résistent aux armées
napoléonnienes, préferant se suicider plutôt
que de se rendre. C'est à cause des révoltes d'esclaves
que les gouverneurs de la Martinique et de la Guadeloupe seront
forcés de proclamer l'abolition de l'esclavage en 1848 avant
même l'arrivée des commissaires de la République.
A cause de son ignorance, Fanon ne voit dans les Antillais que des
êtres soumis au désir du Blanc. Seule la lutte armée,
pense-t-il, peut briser les chaînes de l'esclavage. Mais même
quand cette lutte a eu lieu avec Delgrès, Fanon ne le sait
pas.
Dans le discours fanonien, les chaînes de l'esclavage n'ont
pas été symboliquement brisées aux Antilles.
Le maître a gardé sa place. Pour se libérer
de ces chaînes, il faut se libérer de cet héritage.
Se revendiquer homme "Noir" descendant d'esclave, c'est
rester enchaîné. Il faut donc se vouloir un "homme
comme les autres hommes", affirmer "être sa propre
fondation". Il ne fallait pas obéir à l'injonction
de l'autre, à l'identité que le Blanc avait inventé
pour le Noir. Fanon ne voulait pas s'identifier à cette créature
inventée par le racisme : le Noir esclave. C'était
une invention de l'Europe et reprendre cette invention même
au nom d'une réparation du passé constituait un obstacle
à l'émancipation telle que la concevait Fanon. Fanon,
qui affirmait avoir un autre but que celui de "venger le Nègre
du XVIIe siècle", rejetait la loi qui rend les fils
responsables de la défaite des pères. Les Européens
avaient fait de ses pères des esclaves et leurs decendants
auraient voulu faire de Fanon l'héritier de ce passé.
Fanon refusait d'être mis à cette place. Le Nègre
des Antilles, disait-il, reste esclave du passé.
Aujourd'hui, les Martiniquais, les Guadeoupéens, les Réunionnais
et les Guyanais revendiquent le passé de l'esclavage. Ils
se sentent héritiers des esclaves et de Fanon. Le 23 mai
1998, plus de 20,000 d'entre eux défilaient silencieusement
de la République à la Nation comme "Nègres".
Les manifestants, répondants à l'appel du Comité
pour une commémoration unitaire de l'abolition de l'esclavage
des Nègres dans les colonies françaises voulait honorer
leurs ancêtres morts en déportation et en esclavage.
Ces descendants d'esclaves demandaient que l'esclavage fut reconnu
"crime contre l'humanité". Si la République
se vantait d'avoir été un des instrument de l'émancipation,
elle devait aussi reconnaître sa complicité dans la
poursuite d'une politique coloniale qui, après 1848, perpétua
les chaînes de l'asservissement. Car l'abolitionnisme en France
justifia souvent la conquête coloniale. La propagande républicaine
abolitionniste faisait du Malgache, de l'Algérien, un esclavagiste
et au nom des arguments qui avaient servi à mettre fin à
l'esclavage colonial, on faisait la guerre. Dans les sociétés
post-abolitionnistes, le statut colonial fut maintenu jusqu'en 1946.
Le racisme continua à organiser les relations sociales et
le pouvoir économique, sinon politique, resta aux mains des
anciens maîtres. Affranchis et citoyens en 1848, les descendants
d'esclaves n'en restaient pas moins des colonisés. Quelle
sorte de citoyenneté pouvait exister dans les colonies post-esclavagistes
? La lutte pour l'égalité politique mobilisa les peuples
de ces colonies.
Fanon ignorait cette histoire. Les sociétés créoles
ne semblaient pas être prétes à la rupture.
La lutte du peuple algérien lui apparut plus belle, plus
prometteuse. Aujourd'hui que nombre d'idéaux de cette période
ont montré leur autre face, celle hideuse de l'intolérance,
du fanatisme, de la corruption, il est tentant de rejeter Fanon.
Son idéalisation du "peuple", de l'Algérie,
d'une masculinité virile ne résisteraient pas à
une révision. Certains aspects de sa psychiatrie ont été
critiqués. Ainsi, le psychiatre algérien, Mahmoud
Boucebci a pu dire : "L'articulation socioculturelle prévalente
et la référence constante à la liberté
du sujet font que le psychiatre est tout au long de sa pratique
confronté à un écueil majeur, celui d'une politisation
de sa démarche, voire au risque d'une politisation de la
psychiatrie". L'indépendance ne met pas fin à
la souffrance psychique. Cependant l'argument de Fanon que les médecins
doivent connaître les conditions sociales et historiques de
la formation de la société dans laquelle ils exercent,
de même que ses pratiques culturelles, sa médecine
traditionnelle, mettait radicalement en cause une pratique médicale
qui proclamait sa neutralité. Cet approche est maintenant
universellement admise. Quand Fanon la formulait dans une situation
coloniale, il bouleversait le status quo.
Fanon mérite d'être relu. Réduire ses écrits
à une apologie d'un nationalisme borné et dépassé
serait une erreur. Son travail de psychiatre, ses écrits
sur le racisme et la relation coloniale font partie d'une époque
de l'histoire qui a profondèment transformé notre
monde. La sortie du film d'Isaac Julien est l'occasion de revenir
sur cette période pleine de fureurs et de promesses pas toujours
tenues. Une décolonisation a eu lieu, d'autres suivront.
Françoise Verges
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