|
Origine : http://xnet2.u-paris10.fr/pls/portal30/docs/folder/intranet/cdr/revues/amarx/alp0013.htm
SUBORDINATION REELLE ET POUVOIR BIOPOLITIQUE.
AUTOUR DE MARX ET FOUCAULT
Roberto NIGRO
1) Minda de Gunzburg -Center for European Studies -Harvard University
2) Dipartimento di Filosofia - Universitá di Bari - Italie
Actuel Marx en Ligne n°13
(20/11/2002)
Dans mon propos j'essaie de voir comment certaines analyses de
Marx et de Foucault peuvent être ralliées l'une à
l'autre, peuvent être reprises et ramenées sur des
plans qui diffèrent de leurs origines et qui font surgir,
de cette manière, de nouveaux objets de savoir. Les analyses
de Marx et de Foucault esquissent une généalogie du
capitalisme et aident à s'interroger sur notre actualité.
Elles permettent qu'on s'interroge, pour utiliser une expression
déjà employée par Foucault, sur l'ontologie
de l'actualité. Je consacre ces pages à l'analyse
de deux concepts: celui de subordination réelle et celui
de pouvoir bio-politique qu'on retrouve, d'une part, chez Marx,
et de l'autre, chez Foucault.
Dans les quelques propos qui suivent je voudrais esquisser quelques
hypothèses de travail. Il ne s’agira pas d’évaluer
la manière dont l’œuvre de Marx a été
relue par Foucault, mais plutôt de voir comment certaines
analyses de Marx et de Foucault peuvent être ralliées
l’une à l’autre, peuvent être reprises
et ramenées sur des plans qui diffèrent de leurs origines
et qui font surgir, de cette manière, de nouveaux objets
de savoir. Les analyses de Marx et de Foucault esquissent une généalogie
du capitalisme et aident à s'interroger sur notre actualité.
Elles permettent qu'on s'interroge, pour utiliser une expression
déjà employée par Foucault, sur l’ontologie
de l’actualité.
Je voudrais consacrer ces quelques pages à l'analyse de
deux concepts: celui de subordination réelle et de pouvoir
bio-politique. Le concept de subordination réelle traverse
d'un bout à l'autre l'œuvre de Marx. Ici j'aimerais
considérer quelques pages de l'œuvre de Marx, en particulier
celles ayant pour titre Subordination formelle et réelle
du travail au capital[1].
Ce que Marx décrit est la généalogie du capitalisme.
Il appelle subordination formelle du travail au capital la forme
générale de tout processus de production capitaliste.
C’est le moment où le processus du travail devient
l’instrument du processus de valorisation et d’auto-valorisation
du capital – de la création de la plus-value. Le processus
du travail – dit Marx - passe sous l’emprise du capital,
et le capitaliste entre dans ce processus comme dirigeant. Marx
écrit : « Lorsque le paysan autrefois indépendant
et produisant pour lui-même devient un journalier qui travaille
pour un fermier ; lorsque disparaît la structure hiérarchique
du mode de production corporatif pour faire place au simple antagonisme
entre le capitaliste et l’artisan devenu salarié ;
lorsque l’ancien esclavagiste emploie comme salariés
ses esclaves de jadis, etc., des processus de production d’un
certain type social se changent en processus de production du capital
»[2]. Force est de montrer qu’en outre, le capitaliste
veille à ce que le travail ait le degré de qualité
et d’intensité voulu. Il prolonge, dans la mesure du
possible, le processus du travail afin d’en accroître
la plus-value. « La continuité du travail augmente
lorsqu’à la place des anciens producteurs, qui dépendaient
de leurs clients individuels, les producteurs nouveaux, qui n’ont
plus de marchandises à vendre, trouvent dans le capitaliste
un maître payeur permanent ».[3] Cependant Marx souligne
que ces changements n’ont pas en eux-mêmes modifié
essentiellement le mode réel du processus du travail et de
la production, car la subordination du processus du travail au capital
s’opère sur une base antérieure à cette
subordination et différente des anciens modes de production.
En soi et pour soi, le caractère du processus et du mode
réel du travail ne change pas parce que le travail se fait
plus intensif, ou que sa durée augmente et qu’il devient
plus continu et plus ordonné sous l’œil intéressé
du capitaliste. Sur la base d’un mode de travail existant
et d’un développement donné de forces productives,
la plus-value ne peut être produite qu’en prolongeant
la durée du travail sous la forme de la plus-value absolue.
Marx insiste sur le fait que la subordination formelle du travail
au capital s’applique à cette forme de production de
la plus-value et à aucune autre.
Si l’on ouvre maintenant une première parenthèse,
il me semble que ces analyses peuvent être mises en relation
avec celles menées par Foucault, lorsqu’il s’interroge
sur la généalogie de la société qu’il
appelle disciplinaire. Les disciplines sont, pour Foucault, des
procédures, mais mieux vaut dire des technologies pour assurer
l’ordonnance des multiplicités humaines. Foucault souligne
qu’il n’y a là rien d’exceptionnel, mais
que le propre des disciplines est de tenter de définir à
l’égard des multiplicités une tactique de pouvoir
qui réponde à trois critères : rendre l’exercice
du pouvoir le moins coûteux possible ; faire que les effets
de ce pouvoir social soient portés à leur maximum
d’intensité et étendus aussi loin que possible,
sans échec, ni lacune ; lier cette croissance économique
du pouvoir et le rendement des appareils à l’intérieur
desquels il s’exerce ; bref faire croître à la
fois la docilité et l’utilité de tous les éléments
du système.[4] Il faut souligner, comme le fait Foucault,
que ce triple objectif des disciplines répond à une
conjoncture historique bien connue, à savoir la grosse poussée
démographique du XVIIIe siècle : augmentation de la
population flottante (un des premiers objets de la discipline, c’est
de fixer ; elle est un procédé d’anti-nomadisme)
; changements d’échelle quantitative des groupes qu’il
s’agit de contrôler ou de manipuler ; croissance de
l’appareil de production, de plus en plus étendu et
complexe, de plus en plus coûteux et dont il s’agit
de faire croître la rentabilité . Ainsi, les disciplines
sont à prendre comme des techniques qui permettent d’ajuster
la multiplicité des hommes et la multiplication des appareils
de production. Par production Foucault n’entend pas seulement
‘la production’ proprement dite, mais la production
des savoirs et des aptitudes à l’école, la production
de santé dans les hôpitaux, la production de force
destructrice avec l’armée.
Si Marx décrit le décollage économique de
l’Occident en se référant aux procédés
qui ont permis l’accumulation du capital, Foucault insiste
sur les méthodes de gestion de l’accumulation des hommes,
qui ont permis un décollage politique par rapport à
des formes de pouvoir traditionnelles. Les deux recherches trouvent
ici des points communs de développement. L’accumulation
des hommes ne peut pas être séparée de l’accumulation
du capital. Il n’aurait pas été possible de
résoudre le problème de l’accumulation des hommes
sans le développement d’un appareil de production capable
à la fois de les entretenir et de les utiliser ; inversement,
les techniques qui rendent utile la multiplicité cumulative
des hommes accélèrent le mouvement d’accumulation
du capital. A un niveau moins général, les mutations
technologiques de l’appareil de production, la division du
travail, et l’élaboration des procédés
disciplinaires ont entretenu un ensemble de rapports très
serrés. Chacune a rendu l’autre possible et nécessaire;
chacune a servi de modèle à l’autre.
2. Jusqu’ici le texte de Marx a illustré le développement
d’un rapport économique de hiérarchie et de
subordination, la force de travail étant consommée,
surveillée et dirigée par le capitaliste. En outre,
on voit se développer une continuité, une intensité,
et une plus grande économie dans l’utilisation des
conditions de travail. Dans la subordination formelle du travail
au capital, il y a contrainte au surtravail : formation de besoins
et de moyens pour les satisfaire, production massive au-delà
des besoins traditionnels du travailleurs et création de
temps libre pour l’épanouissement humain. Marx insiste
sur la croissance de la continuité et de l’intensité
de travail, sur le développement de la différenciation
des aptitudes au travail. Cette contrainte au surtravail change
la relation du maître des conditions de travail au travailleur
en une pure relation de vente et d’achat, en un rapport d’argent.
Elle purifie le système d’exploitation de tous ses
éléments patriarcaux et politiques, voire religieux.
Je voudrais considérer maintenant le deuxième point
de ces analyses marxiennes, qui nous introduisent, à mon
sens, dans une situation beaucoup plus proche de la situation actuelle.
Pour Marx, la subordination formelle représente la sujétion
directe du processus du travail au capital, quelles que soient les
méthodes technologiques employées. Toutefois, sur
cette base s’élève un mode de production technologique
bien spécifique, qui transforme la nature et les conditions
réelles du processus du travail. C’est le mode de production
capitaliste : lorsqu’il apparaît se produit la subordination
réelle du travail au capital. Marx écrit : «
La subordination réelle du travail au capital s’opère
dans toutes les formes qui développent la plus-value relative
par opposition à la plus-value absolue. Avec elle, une révolution
totale (et sans cesse renouvelée) s’accomplit dans
le mode de production lui-même, dans la productivité
du travail et dans les rapports entre le capitaliste et le travailleur
»[5]. Les forces productives du travail social se développent
sur une grande échelle, en même temps que la science
et la technique sont appliquées à la production immédiate.
Le mode de production capitaliste crée un nouveau type de
production matérielle ; de surcroît – dit Marx
– cette transformation matérielle constitue la base
du développement du système capitaliste, dont la forme
adéquate correspond par conséquent à un niveau
déterminé de l’accroissement des forces productives
du travail. Il faut souligner qu’en augmentant de valeur pour
atteindre des dimensions sociales, le capital doit se dépouiller
de tout caractère individuel. « C’est le rendement
du travail – la masse de la production, la masse de la population
et de la surpopulation – qui développe ce mode de production
et fait constamment surgir, grâce au capital et à la
main-d’œuvre devenus disponibles, des branches d’activités
nouvelles où le capital peut s’employer derechef sur
une petite échelle. Ces nouvelles activités parcourent
à leur tour divers stades de développement, jusqu’à
s’intégrer elles aussi dans une production à
l’échelle sociale. Ce processus est continu. Simultanément,
la production capitaliste tend à s’emparer de tous
les secteurs industriels qu’elle n’a pas encore conquis
et où règne encore la subordination formelle
Dans un passage des Grundrissen, concernant le machinisme, qui
précèdent donc les textes qu'on vient de considérer,
Marx écrit : « Mais à mesure que la grande industrie
se développe, la création de la richesse vraie dépend
moins du temps et de la quantité de travail employés
que de l’action de facteurs mis en mouvement au cours du travail,
dont la puissante efficacité est sans commune mesure avec
le temps de travail immédiat que coûte la production
; elle dépend plutôt de l’état général
de la science et du progrès technologique, application de
cette science à la production »[6]. C’est pourquoi
quelques lignes après, Marx peut écrire : «
Le vol du temps de travail d’autrui, base actuelle de la richesse,
paraît une assise misérable comparée à
celle que crée et développe la grande industrie elle-même
»[7].
Cette phase de subordination réelle du travail au capital
(phase pouvant également aboutir à une négation
du système de l’économie bourgeoise, selon l’économie
du discours marxien) met en place de nouvelles technologies de pouvoir
qui nous concernent. C’est pourquoi je voudrais revenir sur
certaines analyses esquissées par Foucault, qui ont été
laissées par l’auteur à un état de réflexion
initiale.
D’après Foucault, pendant la seconde moitié
du XVIIIe siècle apparaît une autre technologie de
pouvoir, qui n’est pas disciplinaire, qui n’exclut pas
la technique disciplinaire, mais qui l’emboîte, l’intègre,
la modifie partiellement et qui surtout va l’utiliser en s’implantant
en quelque sorte en elle et s’incrustant grâce à
cette technique disciplinaire préalable[8]. « Cette
nouvelle technique ne supprime pas la technique disciplinaire tout
simplement parce qu’elle est d’un autre niveau, elle
est à une autre échelle, elle a une autre surface
portante, et elle s’aide de tout autres instruments »[9].
Ce à quoi s’applique cette nouvelle technique de pouvoir
non disciplinaire, à la différence de la discipline,
qui s’adresse au corps, c’est la vie des hommes, l’homme
vivant, l’homme être vivant. « Donc, après
une première prise de pouvoir sur le corps qui s’est
faite sur le mode de l’individualisation, on a une seconde
prise de pouvoir qui, elle, n’est pas individualisante mais
qui est massifiante, si vous voulez, qui se fait en direction non
pas de l’homme-corps, mais de l’homme-espèce
»[10]. Ce qui se met en place, dans la phase de subordination
réelle du travail au capital, est une nouvelle technologie
de pouvoir, qui n’a pas a affaire à l’individu-corps
ou à la société, mais à un corps multiple,
à une notion qu’on peut appeler ‘population’.
La bio-politique a affaire à la population, à des
phénomènes collectifs, qui n’apparaissent avec
leurs effets économiques et politiques qu’au niveau
de la masse. « Ce à quoi va s’adresser la biopolitique,
ce sont, en somme, les événements aléatoires
qui se produisent dans une population prise dans sa durée
»[11]. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle,
se met en place le contrôle des processus de natalité,
de mortalité, de longévité. Il va falloir modifier,
baisser la morbidité, allonger la vie, stimuler la natalité,
établir des mécanismes régulateurs dans cette
population globale, pour fixer un équilibre, maintenir une
moyenne, assurer des compensations, installer des mécanismes
de sécurité, optimiser un état de vie.
Ce qui me semble important dans ces analyses, c’est le fait
que ces mécanismes de pouvoir sont destinés, comme
les mécanismes disciplinaires, à maximiser des forces
et à les extraire, même s’ils passent par des
chemins entièrement différents, car il ne s’agit
pas de se brancher sur un corps individuel, comme le fait la discipline,
mais d’agir de telle manière qu’on obtienne des
états globaux d’équilibration, de régularité.
Il faut assurer une sorte de régularisation. On a donc, depuis
la fin du XVIIIe siècle, deux technologies de pouvoir qui
sont mises en place avec un certain décalage chronologique,
et qui sont superposées. Une technique disciplinaire, centrée
sur le corps comme foyer de forces qu’il faut à la
fois rendre utiles et dociles. Et, d’un autre côté,
on a une technologie qui est centrée non pas sur le corps,
mais sur la vie. Ces deux mécanismes ne sont pas du même
niveau ; ce qui leur permet de ne pas s’exclure et de pouvoir
s’articuler l’un sur l’autre. On peut résumer
la thèse de Foucault en disant ceci : la société
de normalisation est une société où se croisent,
selon une articulation orthogonale, la norme de la discipline et
la norme de la régulation. Dire que le pouvoir, au XIXe siècle,
a pris possession de la vie, dire du moins que le pouvoir, au XIXe
siècle, a pris la vie en charge, c’est dire qu’il
est arrivé à couvrir toute la surface qui s’étend
de l’organique au biologique, du corps à la population,
par le double jeu des technologies de disciplines d’une part
et des technologies de régulations de l’autre.
Depuis le XVIIe siècle, le pouvoir sur la vie s’est
développé sous deux formes principales : d’une
part, un faisceau de technologies a été centré
sur le corps comme machine, ayant pour but de le dresser, d’extraire
ses forces, de faire croître sa docilité, son intégration
à des systèmes de contrôle efficaces et économiques
(ce qui répond bien à ce que Marx décrit comme
subordination formelle du travail au capital). D’autre part,
la mise en place de mécanismes de contrôles régulateurs
de la population (contrôle des naissance, de la mortalité,
de la santé, etc) a représenté la deuxième
forme de développement de technologies de pouvoir. C’est
la mise en place à l’âge classique de cette grande
technologie à double face – anatomique et biologique,
individualisante et spécifiante, qui a ouvert l’ère
du bio-pouvoir, le moment où le biologique se réfléchit
dans le politique.
L'extension de la subordination réelle s'enchevêtre
avec l'exigence d'un contrôle massif des forces sociales,
des flux de populations. Des nouvelles technologies de pouvoir sont
requises, afin de contrôler et encadrer les identités
des peuples et des individus migrant. L'histoire du vingtième
siècle témoigne de ce combat entre la vie et la mort
pour le contrôle politique de la vie des peuples. Ce processus
n'est pas clos derrière nous; il représente l'enjeu
majeure des politiques actuelles.
[1] K. Marx, Subordination formelle et réelle du travail
au capital, dans Œuvres Economie, vol. 2, Gallimard, Paris
1968.
[2] Ibidem p. 365-366.
[3] . Ibidem.
[4] M. Foucault, Surveiller et Punir, Gallimard, Paris, 1975, pp.
219-220.
[5] K. Marx, Subordination formelle et réelle du travail
au capital, op. cit. p. 379.
[6] K. Marx, Grundrisse, dans Œuvres Economie, vol. 2, op.
cit., p. 305.
[7] Ibidem., p. 306.
[8] Cf. M. Foucault, Il faut défendre la société,
Gallimard/Seuil, Paris, 1987, p. 215-216.
[9] Ibidem.
[10] Ibidem.
[11] Ibidem, p. 219.
|