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Origine : http://ciepfc.rhapsodyk.net/article.php3?id_article=25
Le vingtième anniversaire de la mort de Foucault a sans
doute marqué une nouvelle étape dans la réception
de cette figure majeure de la pensée du vingtième
siècle. Pour ceux qui l'ont connu de près et travaillé
avec ou contre lui, Foucault était d'abord un maître,
au sens où il enseignait un certain nombre de techniques
en vue de produire du savoir visant à la vérité
: techniques de recherche, marquées par la curiosité
et un questionnement critique incessant, techniques de pouvoir,
visant à insérer de nouvelles pratiques discursives
dans le champ polémique de la pensée, techniques d'écriture,
dont le style incisif a pu séduire toute une génération
et être reproduit de façon plus ou moins mimétique.
Ces techniques ont pu être utilisées à des fins
diverses par ceux qui les avaient apprises de lui, certains reprenant
des pans de sa recherche qu'il n'avait pas eu le temps d'explorer,
d'autres visant davantage la conquête du pouvoir et de positions
académiques ou extra-académiques, d'autres enfin explorant
les ressources de son style avec des bonheurs divers. Il est certain
en tous cas que Foucault a été un maître pour
toute une génération, au sens où c'était
avec lui que beaucoup de penseurs contemporains ont appris à
travailler, tandis que d'autres s'opposaient à lui en se
rattachant à d'autres maîtres avec lesquels il était
en rivalité. Aujourd'hui, certains pourraient croire que
Foucault est devenu une icône, au sens où, davantage
qu'un ensemble de techniques vivantes reçues d'un maître,
ce serait l'image de Foucault qui serait retenue : une image colorée,
puissante, énigmatique, dont la force de rayonnement est
une source intense de régénération pour un
certain nombre de vies individuelles. C'est ainsi que pour les militants
d'Act-up ou de Aides, Foucault a pu représenter l'image du
penseur « gay » ou « queer » subvertissant
les normes de la sexualité dominante ; pour des associations
travaillant sur les prisons, il a été le porte-parole
des sans-voix et des « hommes infâmes » ; pour
les urbanistes et les architectes, la figure foucaldienne du Panoptique
a été une source d'inspiration pour penser les nouveaux
rapports entre l'espace et les milieux de vie modernes ; pour un
grand nombre de penseurs qui cherchent dans la philosophie un art
de vivre, Foucault est la figure du sage zen, se tournant vers la
fin de sa vie vers les techniques de soi, transformant la discipline
en ascèse ; pour toute une génération, enfin,
il est la figure de « l'intellectuel spécifique »,
apportant sa voix et sa stature à des combats divers visant
à la libération. Le vingtième anniversaire
de la mort de Foucault est l'occasion de retrouver ces figures icôniques
et de se pencher devant elles avec un mélange de respect
et de nostalgie.
Pourtant, il n'est pas sûr que la figure de Foucault qui
émerge aujourd'hui soit encore celle de l'icône, dont
on peut supposer au contraire qu'elle s'est forgée au cours
des dix premières années après sa mort. Ce
qui apparaît en ce moment, et que Foucault lui-même
aurait pris un malin plaisir à diagnostiquer, c'est un Foucault
mythifié, transformé en mythe, au sens que ce terme
prend dans l'anthropologie de Lévi-Strauss : un ensemble
de constructions idéologiques fictives qui permettent de
résoudre une contradiction en tenant ensemble toutes les
polarités à travers lesquelles elle peut être
pensée. Si Foucault fait aujourd'hui l'objet d'un si grand
consensus dans la société des gens de lettres en France,
davantage qu'aucune des figures qui lui sont contemporaines, c'est
peut-être parce qu'à travers Foucault - ou plutôt
à travers les récits qui sont faits de la vie et de
l'œuvre de Foucault - se résolvent un certain nombre
de tensions internes à cette société, dont
on peut se demander si elles ne trouvent pas là une solution
trop rapide ou trop facile, en sorte qu'il y aurait tout lieu d'espérer
que d'autres mythes ou d'autres Foucault mythiques émergent
des incertitudes de la conjoncture présente.
On peut repérer trois couples de polarités que Foucault
permet de tenir ensemble sans décider en faveur d'un pôle
ou d'un autre : la philosophie et les sciences humaines, la droite
et la gauche, l'intérieur et l'extérieur. La première
polarité est connue, et a fait l'objet de débats du
vivant même de Foucault : est-il un philosophe des sciences
humaines ou un praticien des sciences humaines qui critiquerait
la philosophie ? Dans Les mots et les choses, Foucault semble prendre
le point de vue de la philosophie pour mettre en question la légitimité
des sciences humaines en montrant leur formation récente,
selon un schéma proche du Heidegger de « L'époque
des conceptions du monde » ; mais un examen attentif montre
que c'est plutôt depuis la littérature qu'il fait exploser
l'épistémé moderne des sciences de l'homme,
prolongeant ainsi une révolution linguistique qu'il voit
déjà à l'œuvre dans l'anthropologie de
Lévi-Strauss ou la psychanalyse de Lacan. Après l'impasse
que marque la rédaction de L'archéologie du savoir,
dont tout porte à dire que Foucault l'a écrit comme
sur un seuil où il ne pouvait aller plus loin sans transformer
considérablement sa façon de penser et d'écrire,
Foucault apparaît au contraire comme un praticien des sciences
humaines, ce que semble indiquer son insistance croissante sur la
notion de pratique pour décrire les techniques de savoir
et de pouvoir dans la modernité, par exemple dans Surveiller
et punir. On a pu caractériser la démarche de Foucault
comme celle d'un historien, mais ce terme reste en lui-même
profondément indécis, l'histoire ayant été
pendant tout le dix-neuvième siècle cette science
qui visait précisément à remplacer la philosophie
tout en gardant la plupart de ses prérogatives, la philosophie
répondant à ce défi en se faisant elle-même
historienne de ses propres contenus, et Foucault ayant de son côté
profondément transformé (« révolutionné
», dirait Paul Veyne) la pratique de l'histoire en se référant
notamment au modèle nietzschéen. Cette indécision
entre philosophie et sciences humaines caractérise sans doute
toute la génération de Foucault, mais il est intéressant
de se demander en quoi elle concerne aussi la conjoncture qui est
la nôtre. Alors que les sciences humaines ne sont plus aujourd'hui
les mêmes que celles autour desquelles Foucault travaillait
(les sciences cognitives ont remplacé la linguistique structurale
comme modèle de scientificité) et la philosophie a
elle-même changé de modèle (en se référant
de façon croissant au modèle de la philosophie analytique),
on peut se demander si la figure de Foucault n'intervient pas aujourd'hui
pour maintenir cette indécision entre philosophie et sciences
humaines, pour tracer à nouveau ce seuil où philosophie
et science humaines n'entrent pas en rapport comme le fondement
et le fondé, mais comme deux régimes de discours qui
coexistent en se frottant l'un à l'autre. Ce serait alors
le rôle de la phénoménologie, inspiration majeure
dans la formation intellectuelle de Foucault, qui devrait être
repensé pour décrire le rapport entre « les
mots et les choses » qui est le nôtre aujourd'hui, sans
se perdre dans le discours vertigineux de la réduction eidétique
et de toutes les variations de distance dont elle est capable. La
phénoménologie serait alors ce discours qui permet
de se tenir sur le seuil entre philosophie et sciences humaines,
au risque de devenir un discours mythique inconscient de ses propres
conditions de possibilité.
La deuxième opposition que permet de tenir ensemble Foucault,
c'est la polarité de la droite et de la gauche en politique.
Les hommages rendus à Foucault se renvoient dos-à-dos
les images de l'activiste et de l'académique, du révolutionnaire
et du conservateur. Foucault a su décrire d'une formule saisissante
ce rapport paradoxal au politique : « professeur au Collège
de France et militant ». Lorsqu'on sait que le Collège
de France est précisément cette institution marginale
qui cumule à la fois le prestige académique le plus
grand et la subversion par rapport aux formes canoniques du savoir,
on comprend la saveur de cette formule. Mais on comprend aussi que
celle-ci désigne, en même temps qu'un lieu particulièrement
fécond pour la pratique de pensée de Foucault, un
problème légué à ses héritiers
: si l'on veut à la fois rendre visibles de nouveaux objets
de savoir-pouvoir et transformer le champ de visibilité lui-même,
faut-il se tenir aux marges de ce champ lui-même ou bien en
son centre, être militant d'une association ou conseiller
du prince ? Le Collège de France, parce qu'il est à
la fois le centre et la marge, permet d'éviter de telles
questions ; mais celles-ci reviennent nécessairement lorsque
les héritiers en sortent et cherchent eux-mêmes un
lieu d'où parler. De ce point de vue, l'hommage rendu à
Foucault est particulièrement ambivalent, dans la mesure
où il faut communier dans une même reconnaissance ceux
dont les pratiques politiques divergent du tout au tout, ce qui
est le propre d'une communauté totémique selon Durkheim,
mais qui, comme l'a montré Lévi-Strauss, risque en
permanence d'encourir sa propre division lorsqu'il paraît
clair que le totem a deux faces, ou qu'il avance masqué.
Foucault n'ayant jamais décidé entre la droite et
la gauche à un moment où cette décision allait
trop souvent de soi, son masque à la fois grimaçant
et rassurant nous renvoie le reflet de nos propres indécisions,
symptôme d'une société qui se masque peut-être
son propre rapport à la politique.
La troisième opposition que nous renvoie Foucault, c'est
celle de l'intérieur et de l'extérieur. Foucault est
sans doute aujourd'hui l'icône de la « French Theory
», cette constellation de penseurs qui, de Deleuze à
Baudrillard en passant par Derrida, désigne, par le miroir
déformant que nous en renvoie le monde académique
anglophone, un moment particulièrement fécond de la
pensée française. Si Foucault en est la figure emblématique,
c'est peut-être parce qu'il est la figure la moins «
française », ayant passé une grande partie de
sa vie à l'étranger, entre la Suède, la Pologne,
la Tunisie et les Etats-Unis. Au moment où la France se replie
sur une pensée « franco-française », se
défendant contre l'importation d'une philosophie analytique
jugée trop « anglo-saxonne », avec ce que ce
terme signifie de défiance par rapport à l'utilitarisme,
au libéralisme et au communautarisme dont notre tradition
nous préserverait, la figure de Foucault permet de tenir
ensemble ces deux pôles entre lesquelles la scène intellectuelle
est aujourd'hui écartelée. Et si nous rions du «
Foucault californien », c'est peut-être parce que cette
alliance étrange (comment dire Fu-koo ?) nous renvoie à
nos propres contradictions.
Tous ces traits sont connus, il s'agissait seulement de les rappeler
et d'en établir en quelque sorte la carte. Le propre de la
conjoncture actuelle, dans le cadre d'une commémoration,
exercice auquel la France excelle, est de ne rappeler qu'un des
termes au détriment de l'autre selon les nécessités
de sa propre pratique, ou de renvoyer d'un terme à l'autre
pour disqualifier les pratiques d'un adversaire. Il y a peut-être
un usage fécond de ces polarités, qui témoignent
en tous cas de la fécondité de l'œuvre de Foucault
comme matrice d'intelligibilité du contemporain - c'est peut-être
là ce que Foucault entendait par un terme jugé obscur
: « une ontologie de nous-mêmes ». Sans doute
ces contradictions étaient-elles le moteur de la vie intellectuelle
de Foucault, qui n'a pu se déplacer avec une allure si rapide
que parce qu'il voyait bien les positions statiques dans lesquelles
on pouvait l'enfermer. Mais il y a aussi un risque de stérilité
dans l'usage constamment ressassé de telles oppositions,
qui témoignent de ce que Lévi-Strauss appelle le passage
du mythe à la légende, lorsque les polarités
logiques d'un discours s'estompent et ne permettent plus rien de
penser, laissant alors à la seule ritualité le soin
de les inscrire encore dans la vie des sociétés.
Peut-être serait-il alors temps de revenir en-deça
de ces oppositions, dans l'intuition fulgurante dont elles sont
la retombée nécessaire, dans ce moment des années
1960 dont nous n'avons pas encore bien compris ce qui s'y était
passé. Il faudrait alors cesser de penser Foucault contre
la conjoncture dans laquelle il a été formé
- Foucault contre Sartre, ou contre Althusser, ou contre la phénoménologie,
ou contre le marxisme - et replacer Foucault dans un ensemble de
problèmes auxquels il a apporté des solutions particulièrement
fortes : problèmes du rapport entre l'homme et son archéologie,
entre la vie et le concept, entre le sujet et les discours objectifs…
Le nom propre « Foucault » cesserait alors de désigner
un ensemble de textes unifiés par une icône, pour renvoyer
à un ensemble de problèmes et de « problématisations
» dont nous sommes encore les héritiers. Un certain
nombre de chercheurs se sont déjà engagés dans
cette voie, retrouvant l'inquiétude critique de Foucault
dans cette conjoncture, et surtout le sens de ce que Foucault appelait
« des travaux », avec le mélange de plaisir et
de souffrance qu'une telle notion implique. Peut-être alors
redécouvririons-nous une nouvelle figure de Foucault, celle
de la philosophie, amour du savoir en vue de la vérité,
pratique de pensée en vue de la vie - dans ses rapports toujours
ambivalents avec le mythe.
Forum de l'article
Vers une critique de Foucault
29 novembre 2004, par 1001nuits
L'héritage de Foucault est, pour moi, plus ambigü
que vous ne semblez le décrire. Vous parlez de la représentation
d'un homme qui clairement est par trop simplifiée pour que
l'oeuvre soit connue dans son ensemble et ses phases. Fort bien.
Cependant, même au sein de la pensée française,
Foucault tout comme Sartre ne sont pas exempts de tout reproche,
car leur oeuvre est la source d'une multitude de confusions dans
les concepts, confusions qui sont encore à l'heure actuelle
un poids pour l'ensemble du développement des sciences humaines,
en tous cas en France. Quelque part, Foucault a joué sur
cette ambigüité profonde de la non définition
des sciences humaines, il en a été un des utilisateurs
les plus fervents, toujours navigant entre la sociologie et l'histoire,
la philosophie et la psychologie, les sciences politiques et la
psychanalyse. Car cette ambigüité permet le discours
et la conjecture, cette ambigüité permet des manipulations
de la logiques, des généralisations non fondées,
des oublis opportuns, bien plus qu'elle ne permet l'illustration
de logiques. Foucault, au sens de la méthode est donc bien
une icône des sciences humaines dans ce qu'elles ont de plus
pernicieux (au niveau de leur construction logique et scientifique).
D'autre part, je n'ai jamais compris chez Foucault quelle était
sa lecture de la psychanalyse, peut-être parce que je connais
mal Lacan, mais j'ai souvent l'impression que son utilisation des
arguments psychanalytiques est infondée au regard de ce que
je connais de la psychanalyse et de ses auteurs.
C'est pourquoi, je ne suis pas certain que le débat soit
actuellement de critiquer la représentation de Foucault qui
est, comme toute représentation, forcément fausse
quelque part, mais bien de critiquer Foucault pour sortir de l'ornière.
Bien entendu, dans cet exercice, j'avoue avoir probablement la liberté
que vous n'avez pas, et ne bénéficier que d'une audience
réduite à l'inverse de vous.
Sinon, sur votre site, je vois que nous utilisons les mêmes
logiciels, et je vais le parcourir afin de voir quels sont vos intérêts
actuels et les sujets sur lesquels vous travaillez. Je trouve déjà
sain le fait que des sites comme celui de votre centre existe. Si
par hasard, vous faites un saut par mon site, soyez indulgent et
ouvert à l'ironie. J'ai probablement quelques lacunes dans
quelques domaines des sciences humaines qui sauraient excuser une
vision personnelle un peu critique.
Bien à vous et longue vie à votre site,
1001
Caverne littéraire et philosophique des 1001 nuits
Vers une critique de Foucault
13 janvier 2005
Merci pour vos remarques. Je suis d'accord avec vous sur le cas
de la psychanalyse et de Lacan, Foucault ayant à mes yeux
davantage parlé des usages de la psychanalyse en tant qu'ils
s'inscrivent dans une histoire de la confession que de ses concepts
et de ce qu'ils permettent de décrire positivement ; de ce
point de vue, la psychanalyse devrait être inscrite dans ces
discours que Foucault a laissés entre la philosophie et les
sciences humaines (avec l'anthropologie de Lévi-Strauss,
à la fin des Mots et les choses) dans un statut qui reste
flou et qui n'en est pas moins fécond.
Je suis peut-être moins d'accord avec la nécessité
dont vous parlez de critiquer Foucault, parce que cela a été
beaucoup fait, et avec pas mal de ressentiment, souvent dans la
volonté d'annuler ce qui avait eu lieu dans la pensée
française de cette génération. Critiquer Foucault,
ce serait comme critiquer Marx, s'attaquer à une figure trop
grande pour soi en vue d'effacer toutes les petites choses qui se
rassemblent sous cette figure, et qui ont une effectivité
historique dont il faut bien prendre acte. De ce point de vue, je
me réjouis de la popularité actuelle de Foucault,
même si je semble en critiquer les naïvetés.
Je recours au concept lévis-straussien de mythe justement
parce qu'il ne suppose aucune dénonciation, mais une entreprise
de description lucide et rigoureuse de ce qui se passe (ou ce qui
s'est passé) dans la pensée. Je regrette simplement
que cette dimension mythologique de Foucault conduise à une
confusion politique et idéologique, et j'en appelle à
plus de rigueur conceptuelle dans l'usage de sa pensée (et
peut-être dans ses propres positionnements politiques, même
si la conjoncture ne s'y prête pas). Dans cette perspective,
les usages critiques ou positifs qu'en fera la psychanalyse m'intéressent
beaucoup. Longue vie à votre site également, que je
vais consulter
Cordialement Frédéric Keck
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