Origine : http://www.alternativelibertaire.org/spip.php?article4178
Dans notre numéro de février (AL 203), plusieurs
auteurs faisaient l’état des lieux de la pensée
radicale. Après le thème de la décroissance
(in « Penser à gauche »), les éditions
Amsterdam explorent toute la profondeur de l’analyse du néolibéralisme
par Michel Foucault.
Depuis les années 1990, on a coutume d’identifier
deux gauches, l’une, « social-libérale »,
qui s’efforcerait de « moderniser » l’économie
et la société française conformément
aux contraintes supposées de la « mondialisation ».
L’autre, « gauche de gauche », dite « antilibérale
», dénoncerait les renoncements et les trahisons de
la première, et s’efforcerait de rétablir un
rapport de forces plus favorable au travail, à la défense
de l’État social et des acquis des luttes passées.
Pour la plupart des tenants d’une gauche de gauche, il n’y
a au fond rien de nouveau sous le soleil avec la révolution
néolibérale. Le terrain et les termes de nos luttes
n’auraient pas changé. L’activisme idéologique
et politique des néolibéraux aurait sapé les
cadres intellectuels et culturels du compromis social des Trente
Glorieuses, pour le plus grand profit du capital. Il serait nécessaire
de mener une vigoureuse contre-offensive idéologique et politique,
de façon à remonter le cours de l’histoire et
à revenir à la situation antérieure. Même
quand elle faisait des professions de foi révolutionnaires
et anticapitalistes, le seul horizon de la gauche de gauche a ainsi
en fait été pendant longtemps la société
salariale, travailliste, consumériste et productiviste mise
en place aux lendemains de la seconde guerre mondiale.
Une pensée critique épuisée
Si l’on cherche à identifier ce qui arrive de nouveau
aujourd’hui à gauche, au sein de la gauche de gauche,
c’est dans l’épuisement de l’antilibéralisme
des années 1990 qu’on le trouvera. Non seulement parce
que les questions soulevées par l’écologie politique
radicale et les tenants de la décroissance nous interdisent
de rêver plus longtemps à la possibilité de
maintenir durablement les formes de vie et les modes de production
caractéristiques du capitalisme de la seconde moitié
du XXe siècle, mais aussi parce que nous sommes de plus en
plus nombreux à prendre la mesure de ce qu’il y a d’inédit
dans le néo-libéralisme.
Contrairement à ce qu’affirme la vulgate antilibérale,
le néolibéralisme ne constitue pas un retour à
Adam Smith, il ne se limite pas à un cocktail de laisser-faire,
de dérèglementation et de privatisation sur fond de
désengagement de l’État, entraînant la
reprolétarisation et la paupérisation toujours accrues
de larges secteurs de la population.
Le néolibéralisme n’est pas simplement une
politique économique (le monétarisme d’un Milton
Friedmann et de l’école de Chicago), il est une véritable
politique sociale, une véritable politique de la société,
dont les effets continueront de se faire sentir bien après
que les aberrations du versant étroitement économique
des politiques néolibérales auront été
abandonnées.
Foucault, plus pertinent que jamais
C’est à Michel Foucault [1] et à certains de
ses lecteurs : Maurizio Lazzarato [2] – que nos éditions
s’honorent de publier - ou encore Christian Laval et Pierre
Dardot [3], que l’on doit les interprétations les plus
fortes et les plus convaincantes du néolibéralisme.
C’est paradoxalement à un penseur souvent accusé
d’un prétendu « postmodernisme », supposé
dépolitisant, que l’on doit les cadres d’analyse
les plus appropriés pour penser la singularité de
la lutte des classes à l’heure de la révolution
néolibérale [4].
Que nous apprend Foucault ? Selon lui, les néolibéraux
ne croient pas à la « naturalité » du
marché ; pour eux, le marché n’a rien de spontané
; il doit être institué, construit ; il suppose une
intervention étatique de tous les instants, tant au niveau
« macro » de la politique économique gouvernementale
qu’au niveau « micro » des relations entre les
individus et les diverses institutions. Tout comme le marché,
les individus néolibéraux doivent être produits
par diverses incitations : traitement individualisé par les
institutions, mise en concurrence à travers la prolifération
des statuts professionnels, (devenir « entrepreneurs d’eux-mêmes
», détenteurs d’un « capital humain »
à faire fructifier). Il s’agit aussi de soumettre toutes
les sphères de l’activité humaine au principe
de l’évaluation, de la concurrence, du marché.
S’arracher au capitalisme
Le néolibéralisme est ainsi une revanche sur le New
Deal et les formes de socialisation de la propriété
et de mutualisation des risques qui l’accompagnaient. Mais,
comme le compromis social des Trente Glorieuses, il vise à
combattre la possibilité d’une « politique de
la révolution », d’une contestation radicale
du capitalisme. Sa nature est donc bien politique avant d’être
économique. C’est pourquoi il cherche à conjurer
le spectre d’une polarisation qui risquerait de nourrir un
antagonisme social trop profond : en dépolitisant les travailleurs,
en individualisant leurs positions au sein d’un continuum
d’inégalité et d’insécurité
(allant de l’ultra-précarité à la protection
des « risquophiles » munis de « golden parachutes
»), en les transformant en « capitalis-tes » détenteurs
de fonds de pension, intéressés à la financiarisation
– qui est elle aussi un instrument politique avant d’être
économique – en propriétaires de leurs logements,
lesquels deviennent ainsi de véritables substituts à
la sécurité sociale…
Penser et construire la possibilité d’une «
divergence » par rapport à ce mode inédit de
gouvernementalité, et donc la possibilité d’un
arrachement au capitalisme, suppose d’analyser la transformation
subjective qu’il induit, de s’interroger sur les nouvelles
chaînes, indissociablement matérielles et subjectives,
qu’il institue. Ce n’est qu’en saisissant les
dynamiques d’individualisation et de mise en concurrence des
individus que l’on peut cerner et favoriser les processus
de création de communs susceptibles de les contrer. Comprendre
la logique du néolibéralisme, c’est non seulement
comprendre ce contre quoi il faut lutter, mais aussi les possibilités
nouvelles qu’il crée : telle la déconnexion
croissante entre rémunération et travail qui ouvre
de nouveaux chantiers aux revendications à gauche, en permettant
de rompre avec l’enfermement dans le travaillisme. Le socialisme
de demain ne sera pas celui d’hier, et s’il doit s’inventer,
ce sera au-delà de la logique tant du marché que de
l’État.
Charlotte Nordmann et Jérôme Vidal, Editions Amsterdam
[1] Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France
1978-1979, 2004
[2] Le Gouvernement des inégalités. Critique de l’insécurité
néolibérale, 2008, repris dans Expérimentations
politiques, 2009
[3] La Nouvelle Raison du monde. Essai sur la société
libérale (2009)
[4] Certains marxistes ne s’y sont pas trompés : la
revue Actuel Marx a traduit (septembre 2004) un article précurseur
de Thomas Lemke : « Marx sans guillemets. Foucault, la gouvernementalité
et la critique du néolibéralisme ».
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