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Origine : Sciences Humaines N° Spécial N° 3 - Mai -Juin
2005 Foucault, Derrida, Deleuze : Pensées rebelles
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«Le manque de sens
historique est le péché originel de tous les philosophes
», écrivait Friedrich Nietzsche. Michel Foucault saura
retenir la leçon. De toute façon, il n'aime pas l'enfermement.
Et pas seulement celui des prisons, mais aussi l'enfermement au sein
de disciplines raides léguées par la tradition. Dans
sa leçon inaugurale au Collège de France (1), M. Foucault
recense les contraintes qui pèsent sur le discours lui-même
: parmi les limitations qui s'exercent de l'intérieur, il relève
les disciplines qui rangent et classent le savoir.
Son oeuvre de fait ne cesse de « déborder »
toujours la philosophie. En tout premier lieu par son souci de l'histoire
- pas seulement de l'histoire du passé du reste, mais aussi
de l'histoire en train de se faire. Ce souci historique est là
dès sa thèse de philosophie sur la folie : M. Foucault,
s'il commente René Descartes, passe beaucoup plus de temps
à lire divers traités, à multiplier ses sources,
à se plonger dans les archives, à faire appel à
des textes littéraires... C'est d'ailleurs l'historien Philippe
Ariès qui défend le manuscrit et le fait paraître
en 1961 sous le titre Histoire de la folie à l'âge
classique. Sa thèse : la folie n'est pas une essence éternelle,
elle est d'abord le fruit d'une perception sociale qui s'inscrit
dans l'histoire. Le fou n'a pas toujours été considéré
comme un « malade mental » (voir l'article p. 24).
Ce fil historique, M. Foucault ne le lâchera pas. En 1963,
il publie Naissance de la clinique où il se penche sur la
réorganisation que connaît la médecine au tournant
de la fin du xviiie siècle et du début du xixe au
moment où se fait jour la nécessité de disséquer
les cadavres et où donc la perception de la vie et de la
mort, du visible et de l'invisible se voit profondément modifiée.
Les Mots et les Choses (1966), sous-titré « Une archéologie
des sciences humaines », montre que les savoirs se développent
toujours dans une épistémè, c'est-à-dire
dans les cadres généraux de la pensée propres
à une époque. Car M. Foucault refuse l'idée
que le savoir connaît un développement continu. Si,
jusqu'à la fin du xvie siècle, l'étude du monde
repose sur la ressemblance et l'interprétation, un renversement
se produit au milieu du xviie siècle : une nouvelle épistémè
apparaît, reposant sur la représentation et l'ordre,
où le langage occupe une place privilégiée.
Mais cet ordre va lui-même être balayé au début
du XIXe siècle par une autre épistémè,
placée sous le signe de l'histoire qui voit apparaître
pour la première fois la figure de l'homme dans le champ
du savoir. Pour combien de temps ?
On comprend alors pourquoi c'est pour une chaire créée
pour lui et intitulée « Histoire des systèmes
de pensée » qu'il est élu en 1970 au Collège
de France. S'il continue à explorer d'autres champs, c'est
toujours pour montrer leur historicité. Ainsi Surveiller
et punir paru en 1975 (voir l'article p. 28) repense l'institution
pénale en montrant comment le châtiment a laissé
place à l'âge classique (XVIIe-XVIIIe siècles)
à la détention pénale pour dresser les corps
et les âmes. Enfin sa dernière oeuvre, Histoire de
la sexualité, composée de trois volumes - La Volonté
de savoir (1976), L'Usage des plaisirs (1984) et Le Souci de soi
(1984) -, remonte aux sources antiques de la civilisation occidentale
pour comprendre l'homme comme sujet de désir et appréhender
une histoire de la subjectivité à travers notamment
les techniques du corps réglant le gouvernement de soi, et
donc des autres (voir l'article p. 34).
Est-ce à dire que M. Foucault est historien et non philosophe
? Comme le note Gilles Deleuze à l'occasion d'un colloque,
« si Foucault est un grand philosophe, c'est parce qu'il s'est
servi de l'histoire au profit d'autre chose : comme disait Nietzsche,
agir contre le temps, et ainsi sur le temps, en faveur je l'espère
d'un temps à venir (2) ». M. Foucault lui-même
expliquait dans l'introduction à L'Usage des plaisirs que
ses travaux étaient certes des études d'histoire mais
non des travaux d'historien. Ils sont un « exercice philosophique
» dont l'enjeu est de « savoir dans quelle mesure le
travail de penser sa propre histoire peut affranchir la pensée
de ce qu'elle pense silencieusement et lui permettre de penser autrement
». L'éclairage historique n'est pas là pour
mémoire : s'il est généalogie, c'est qu'il
vise à mieux comprendre le présent pour pouvoir peut-être
s'en affranchir. Ce point de vue historique est donc toujours en
rapport avec notre actualité : « Ce travail fait aux
limites de nous-mêmes doit d'un côté ouvrir un
domaine d'enquêtes historiques et de l'autre se mettre à
l'épreuve de la réalité et de l'actualité,
à la fois pour saisir les points où le changement
est possible et souhaitable, et pour déterminer la forme
précise à donner à ce changement (3). »
Cette « ontologie historique de nous-mêmes »,
comme il l'appelait, peut s'organiser selon trois axes : l'axe du
savoir, l'axe du pouvoir, l'axe de l'éthique. Elle tente
donc de répondre à trois questions : « Comment
nous sommes-nous constitués comme sujets de notre savoir
? Comment nous sommes-nous constitués comme sujets qui exercent
ou subissent des relations de pouvoir ? Comment nous sommes-nous
constitués comme sujets moraux de nos actions (4) ? »
On comprend mieux dès lors pourquoi M. Foucault ne se contentera
pas de penser la société, les savoirs, les institutions...
Son passage en 1968-1969 à l'université de Vincennes,
alors haut lieu de la contestation, le fait entrer, pour reprendre
l'expression de Didier Eribon, « dans la geste gauchiste (5)
». Il n'est plus dès lors seulement un penseur qui
écrit mais aussi un penseur qui agit. Désormais, l'universitaire
sera aussi militant. Et peu importe qu'il entre en 1970 dans la
vénérable institution qu'est le Collège de
France. Il n'arrêtera pas pour autant de signer des tracts,
de manifester, d'organiser des mouvements face à certains
confrères médusés. En 1971, il fonde, avec
Jean-Pierre Vernant et Jean-Marie Domenach, le GIP (Groupe d'information
sur les prisons) qui marque le début d'une série d'actions
visant à dénoncer la sombre réalité
pénitentiaire (voir l'encadré, p. 3O).
Surveiller et punir constitue donc le pendant théorique
d'une expérience militante. Mais contre le modèle
d'un intellectuel à la fois total et universel qu'incarne
à merveille Jean-Paul Sartre, il défend l'idée
d'un « intellectuel spécifique » agissant sur
des secteurs bien délimités qu'il connaît parfaitement.
Outre l'action en faveur des prisonniers, il sera notamment un fervent
soutien de Solidarnosc... M. Foucault n'est pas seulement un philosophe
insoumis, il est insoumis parce que philosophe. La philosophie ne
vise-t-elle pas selon lui « au lieu de légitimer ce
qu'on sait déjà, à entreprendre de savoir comment
et jusqu'où il serait possible de penser autrement (6) »
?
NOTES
[1] Publiée sous le titre L'Ordre du discours, Gallimard,
1971.
[2] G. Deleuze, « Foucault : historien du présent
», Le Magazine littéraire, n° 257, septembre 1988,
texte extrait de l'intervention de G. Deleuze au colloque «
Michel Foucault, philosophe », organisé du 9 au 11
janvier par l'Association pour le centre Michel-Foucault.
[3] M. Foucault, « What is enlightenment? », in P.
Rabinow, The Foucault Reader, Pantheon Books, 1984.
[4] Ibid.
[5] D. Eribon, Michel Foucault, Flammarion, coll. « Champs
», 1991.
[6] M. Foucault, « Introduction », in M. Foucault,
L'Usage des plaisirs, Gallimard, 1984.
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