|
Origine : N° Spécial N° 3 - Mai -Juin 2005 Foucault, Derrida, Deleuze : Pensées rebelles
http://www.scienceshumaines.com/
Faut-il considérer Michel Foucault comme un philosophe
ou comme un historien ?
Cette distinction me paraît presque inopportune. L'évidence
est que M. Foucault est un philosophe qui, dans certaines oeuvres
(Naissance de la clinique, Histoire de la folie à l'âge
classique, Surveiller et punir, Moi, Pierre Rivière... :
un cas de parricide au XIXe siècle, Le Désordre des
familles), s'est intéressé à l'histoire comme
problème philosophique, socle opératoire pour avancer
sa réflexion sur toute organisation des systèmes de
pensée. Derrière les mots, M. Foucault montre comment
pratiques et discours produisent une autre réalité.
Ainsi, pour M. Foucault lui-même cette question sur la philosophie
et l'histoire semble inadéquate, tant ces deux disciplines
se trouvent interrogées et mêlées dans chacun
de ces ouvrages.
En quoi ces livres se démarquent-ils de la pratique
des historiens, et d'où vient le long différend, ou
le silence, que lui opposèrent ceux-ci ?
C'est assez simple, mais en même temps, pour répondre
à cette question, il faut bien mettre au jour la naissance
du malentendu avec les historiens. Car c'est de ce malentendu persistant
que la fracture s'est faite, alors que - et cela simultanément
- l'oeuvre du philosophe marquait énormément les historiens.
En 1961, quand il publie Histoire de la folie, la revue Les Annales
accueille avec enthousiasme le livre, sous la double plume de Robert
Mandrou et de Fernand Braudel. Ils y voient l'illustration de l'histoire
des mentalités qu'ils sont en train de construire. Or, c'est
déjà le mal comprendre. L'Histoire de la folie organise
des configurations provisoires et n'est pas seulement une histoire
de l'enfermement des fous, mais celle d'une expérience qui
va construire les figures antagonistes de la folie et de la raison
à l'âge classique. On est loin de la démarche
plus descriptive et positiviste des historiens des mentalités,
appliqués à dégager des catégories qu'ils
supposent universelles.
Surveiller et punir, en 1975, paraît dans l'atmosphère
de l'après-68. M. Foucault, par ailleurs, est militant, avec
beaucoup d'autres. La façon dont Surveiller et punir est
reçu est plutôt simplificatrice et tire le livre du
côté d'une dénonciation de toute la société,
modelée sur le type carcéral. L'ouvrage, en fait,
s'interrogeait sur la façon dont ont été historiquement
constitués les objets de la pénalité, et en
même temps il cherche à montrer comment l'homme, à
travers ces pratiques, se constitue un objet de connaissance dans
un champ de pouvoirs.
L'Impossible Prison (1980), sous la direction de Michelle Perrot,
retrace le malentendu entre historiens et philosophes. Dans sa contribution,
« La poussière et le nuage », M. Foucault marque
sa différence et insiste sur une définition du réel
en montrant qu'en font partie aussi bien « une technique,
une manière de penser qu'un type de rationalité ».
Mais les historiens lui reprochent encore d'avoir évacué
dans ses analyses les acteurs sociaux : où sont les fous
? Où sont les prisonniers ?
A cela, M. Foucault répond par d'autres livres qui ont connu
moins de retentissement, ou semblent moins importants : ce seront
par exemple l'ouvrage collectif (organisé en séminaire)
Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère,
ma soeur et mon frère?, ou la réflexion, menée
avec moi-même, sur les lettres de cachet du XVIIIe, Le Désordre
des familles : ces livres sont organisés à partir
de textes d'archives. L'archive, quoi qu'on en dise, et les personnages
de guingois qu'on y retrouve occupent l'oeuvre de M. Foucault. Dans
La Vie des hommes infâmes (1977), il exprimera la «
vibration physique » qu'il ressent à la lecture des
archives. Coupant, il affirme que « cela ne fera pas l'affaire
des historiens » : c'est reconnaître que l'émotion,
l'esthétique font partie de son processus intellectuel. D'ailleurs
pour M. Foucault, la beauté d'un texte semblait souvent supérieure
à tout ce qu'on pouvait dire de lui...
Quelle peut être à présent son influence
sur les historiens ?
C'est une question difficile, car M. Foucault est à la fois
formidablement absent et très présent. Peu cité
en séminaire, faisant rarement l'objet de thèses et
de travaux (du moins en France, car on sait son importance considérable
à l'étranger), il semble loin des préoccupations
intellectuelles d'aujourd'hui. Mais en y regardant de plus près,
on s'aperçoit qu'il reste un des philosophes dont la pensée
marque les plus grands historiens (Roger Chartier par exemple, Michelle
Perrot, etc.). Petit à petit submergés par de nombreux
travaux accomplis sur lui venant de l'étranger, les historiens
français se l'approprient peut-être pour la première
fois.
Arlette Farge
Historienne, spécialiste du XVIIIe siècle, directrice
de recherche au CNRS et à l'EHESS, elle a publié une
dizaine d'ouvrages dont Le Goût de l'archive (Seuil, 1989),
Le Cours ordinaire des choses (Seuil, 1994), Le Bracelet de parchemin.
L'écrit sur soi au XVIIIe siècle (Bayard, 2003) et
L'Enfant dans la ville. Petite conférence sur la pauvreté
(Bayard, 2005).
REFERENCES
Cet article procède du texte « Michel Foucault et les
historiens : un malentendu persistant », publié dans
Sciences Humaines, n° 44, novembre 1994.
|
|