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Foucault et les anarchistes
Vu depuis le Canada en 2006


Origine : www.er.uqam.ca/nobel/r17774/Foucault_et_les_anarchistes.rtf‎

Paru dans Combats, vol. 9, nos 3 et 4, automne-hiver 2006-2007, p. 20-21.

Gramsci is Dead, le titre de l’ouvrage récent de Richard J. F. Day, professeur de sociologie à l’Université Queen, est percutant, mais moins significatif que le sous-titre qui décrit bien l’objet de sa réflexion : Anarchist Currents in the Newest Social Movements . L’auteur critique certains concepts marxistes, dont celui d’hégémonie développé par Antonio Gramsci, en affirmant que les mouvements sociaux actuels, de tendance anarchiste, ne se préoccupent pas avec raison d’hégémonie, désirant plutôt développer des organisations autogérées qui fonctionnent parallèlement à celles relevant de l’État. Ces mouvements alternatifs contemporains sont étudiés à la lumière des penseurs post-modernes, dont Michel Foucault qui refusait toutefois cette étiquette.

Un pouvoir dilué

Pour Foucault, brillant écrivain dont l’imagination est aussi féconde qu’est ténue sa rigueur, le pouvoir, comme le Dieu des juifs, des chrétiens et des musulmans, est partout et nulle part. Subtil, il distingue, dans sa généalogie des formes du pouvoir, la souveraineté absolue, la matrice disciplinaire et la micro-physique du pouvoir.

Ainsi, dans son étude du panoptique, cette prison modèle imaginée par Jeremy Bentham, Foucault décrit assez bien comment cette prison a comme objectif, en contrôlant l’environnement du prisonnier, l’intériorisation progressive par celui-ci des normes du système. Il néglige toutefois de reconnaître que Bentham est à l’origine de la très grande réforme de l’institution pénitentiaire qui a supprimé, au XlXe siècle, les tortures des prisonniers, considérablement réduit le nombre de délits conduisant  à la peine de mort (de plus de 500 à moins de 10) et diminué radicalement la durée d’incarcération pour les différents délits. En passant sous silence ces faits historiques, Foucault laisse entendre qu’il n’y a aucune différence qualitative entre souveraineté absolue et matrice disciplinaire…

Le pouvoir s’exercerait aujourd’hui par l’assujettissement des individus, par leur intériorisation des normes (la matrice disciplinaire). Or j’ai vécu dans le Québec des années cinquante où le pouvoir de l’Église était souverain et laissait peu de place à la liberté d’expression, donc à la liberté de penser. Je ne peux accepter que soit mis sur le même plan le pouvoir ancien quasi-absolu avec le pouvoir disciplinaire qui laisse une plus grande marge de liberté à chaque individu. (Évidemment, certains disciples de Foucault pourraient me rétorquer que la liberté est une illusion de l’individu…)

Enfin, la micro-physique du pouvoir caractériserait les relations humaines, toutes  structurées par la suggestion, la séduction, la persuasion, etc.

À cette triade foucaultienne du pouvoir, je préfère la distinction, qui me semble plus éclairante et plus juste, entre pouvoir, autorité et influence.

Pouvoir, autorité et influence 

Le pouvoir est la capacité de commander et de s’imposer aux sujets. L’État est le prototype même du pouvoir. L’autorité est la capacité, délimitée par le pouvoir, d’imposer l’obéissance ou de sanctionner les sujets déviants. Ainsi, les parents exercent une autorité sur leurs enfants et le professeur, sur ses étudiants, dans la mesure où il sanctionne leurs succès ou leurs échecs. L’autorité est toujours subordonnée au pouvoir qui la réglemente. L’influence est la capacité de convaincre de ses positions des sujets. Elle correspond grosso modo à la micro-physique du pouvoir chez Foucault. L’influence implique la liberté du sujet d’adhérer ou non à l’avis de celui qui cherche à convaincre. Toute prise de parole implique un rapport d’influence.

La réalité du pouvoir

Dans les années soixante ou soixante-dix, des sociologues à la mode annonçaient la venue prochaine de la société des loisirs. Or non seulement, avec l’intégration des femmes au marché de l’emploi,  davantage de citoyens travaillent hors du foyer, mais ils le font de plus en plus longtemps et intensivement. Chaque travailleur, lorsqu’il pénètre dans l’entreprise, renonce à sa liberté : le temps, l’espace et l’action ne sont plus les siens, mais ceux  dictés par l’employeur. L’employé jouira, selon le type d’emploi, d’une marge d’autonomie plus ou moins grande ou restreinte, mais cette marge même sera définie et contrôlée par l’employeur. Chaque fois qu’ils travaillent, les membres des groupes autonomes « anarchistes » sont, eux aussi, soumis à ce pouvoir, même si trop souvent ils ne semblent préconiser un quelconque contre-pouvoir.

L’État exerce aussi un pouvoir. Quel que soit le type d’État, une loi est promulguée et chacun doit s’y soumettre sous peine de sanctions. Le pouvoir de l’État s’actualise, comme Machiavel l’a bien montré, par la force (système judiciaire, police, armée…), par la ruse et par le consentement. La ruse est celle de Busch (et de son petit ami Blair) qui obtient l’appui de la population dans la guerre supposément préventive contre l’Irak, en proférant deux énormes mensonges : la présence d’armes de destruction massive en Irak et la collusion entre le dictateur laïciste Hussein et le fondamentaliste Ben Laden. L’État obtient, dit Machiavel,  le consentement du peuple lorsque, par certaines mesures, il le protège de la trop grande avidité des riches. Cette ruse et ce consentement sont nommés hégémonie par Antonio Gramsci.

Antonio Negri, ce disciple italien de Foucault, affirme que l’Empire est partout et nulle part. Mais est-ce l’Empire qui a attaqué l’Irak ou l’impérialisme américain?  Dans Multitude, étude sur la guerre et la démocratie à l’âge contemporain, Negri cherche à répondre à cette question, sans réussir à convaincre que l’Empire n’est pas américain. Comment ne pas reconnaître les conséquences du fait que les États-Unis contrôlent 30% de la production mondiale, jouissent d’une puissance militaire sans aucune contre-partie et exercent une hégémonie sur la planète grâce, entre autres, au cinéma, la télé et l’Internet ? Comment ne pas reconnaître l’existence de l’impérialisme américain ?

Le Capital façonne nos sociétés, dicte notre rapport à l’environnement et cherche à transformer tout citoyen en consommateur et toutes les relations humaines en rapports marchands. Comment lutter contre l’hégémonie de ce pouvoir ?

Le patriarcat, dont l’existence ancestrale précède, et de loin, l’avènement du capital, structure les rapports de pouvoir des hommes sur les femmes, même si cette domination est fortement secouée dans les sociétés industrialisées par l’intégration des femmes au marché du travail et par les mouvements féministes.

Une morale d’authenticité et une politique de désespoir

Certains des groupes anarchistes contemporains, sans nier ces rapports de pouvoir réels, tendent, dans leur pratique, à les sous-estimer, en les mettant sur le même pied que les rapports d’influence qui structurent toute relation humaine. Il faudrait, disent-ils, lutter contre la « matrice disciplinaire » qui assujettit chacun, en remettant en question, au sein de chaque groupe, les relations informelles de pouvoir (micro-physiques chez Foucault), en cherchant à créer des relations vraiment égalitaires. 

Ces groupes reposent, selon Richard Day, sur des rapports d’affinité, souvent décrits de manière floue, mais dont on trouve une définition précise chez Francis Dupuis-Déri : « Une unité militante autonome créée par un groupe de 5 à 20 individus qui partagent une même sensibilité à l’égard des causes à défendre et du type d’actions à privilégier. Le processus de décision y est […] égalitaire, participatif, délibératif et consensuel  ». Ces groupes, dont l’existence est souvent éphémère, reposeraient aussi, selon Day, sur une solidarité sans fondement (groundless solidarity) et une responsabilité infinie (infinite responsability). Mais la sublimité de cette morale indique bien que l’angélisme a pris, chez cet auteur, la place du politique évacué.

Cependant, le désir de vivre présentement, au sein de petits groupes, des relations humaines fondées sur la liberté, l’égalité, la solidarité  et le respect de l’environnement témoigne de l’authenticité de la démarche. Il s’inscrit dans la foulée des féministes qui enjoignaient leurs amoureux de mettre en pratique, dans leur vie de couple et familiale, la valeur d’égalité. Il concrétise la volonté des écologistes de conformer leurs vies quotidiennes aux valeurs défendues dans la sphère publique. Vivre maintenant selon l’idéal poursuivi n’est pas un objectif auquel l’individu se sacrifie, comme les militants des années soixante-dix, mais relève du plaisir partagé dans la construction, à travers bien des difficultés, des relations humaines rêvées. Toutefois, il me semble que ce désir entraîne certains de ces groupes à se replier sur eux-mêmes et à négliger le pouvoir réel qui s’exerce dans nos sociétés.

Ces groupes d’affinité ne rêvent pas, comme des générations antérieures, à la Révolution ou à la réforme  du système. L’effondrement des pays socialistes réels a saccagé l’espoir de la première et la blairisation (Tony Blair) des social-démocraties a annihilé celui de la seconde.  Aussi ces groupes, qui veulent vivre maintenant et de l’intérieur le monde rêvé, sont davantage le symptôme d’un profond désespoir politique qu’une alternative au néolibéralisme et à la mondialisation. Or il me semble que la difficile tâche de l’heure, à laquelle chacun devrait s’atteler, est de penser une ou des alternatives aux pouvoirs réels du capital et du patriarcat, d’imaginer des alternatives qui permettraient le dépassement de ces coalitions ponctuelles contre les attaques néo-libérales, en créant des fonts communs durables pour les alternatives espérées.
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Paru dans Combats, vol. 9, nos 3 et 4, automne-hiver 2006-2007, p. 20-21.

1 Toronto, Between the Lines, 2005.

2 « L’altermondialisme à l’ombre du drapeau noir. L’anarchie en héritage », dans  L’altermondialisme en France, sous la direction de Éric Agrikoliansky, Olivier Filleule et Nonna Mayer, Flammarion, 2005, p. 209.