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Origine http://culture-et-debats.over-blog.com/article-283009.html
Essais Le ministère Foucault Par
quelles procédures assurer le gouvernement des hommes ? De
la souveraineté à l'art de gouverner, les cours du
Collège de France.
- Michel Foucault Sécurité, territoire, population.
Cours du Collège de France. 1977-1978
- Naissance de la biopolitique. Cours du Collège
de France. 1978-1979
Editions établies sous la direction de François Ewald
et Alessandro Fontana par Michel Senellart. Hautes Etudes/Gallimard/Seuil,
respectivement 436 et 356 pp., 25 E le volume.
C'est avec une relative facilité, tout compte fait, qu'on
accorde à d'autres le droit de diriger nos vies, ou qu'on
reconnaît le fait qu'ils les dirigent, pour un temps ou pour
longtemps. La seule condition est qu'ils nous «aiment»,
qu'ils veuillent, en d'autres termes, notre bien. Ainsi l'enfant
suit le sillon que tracent pour lui ses parents, l'élève
se fait guider par le maître, le patient s'en remet à
son médecin et le sportif à son entraîneur.
La facilité est moindre lorsqu'il s'agit d'une institution
: le fidèle obéit à son Eglise et le militant
à son parti, mais ne défèrent ni à l'une
ni à l'autre toute leur vie sauf si la première est
intégriste et le second totalitaire, appliqués autrement
dit à tout régenter, les goûts et les idéaux,
les actes et les pensées. Quand l'institution est l'Etat
lui-même, le bât commence à blesser, car le citoyen
voit mal le «bien» que l'Etat peut lui vouloir, non
pour lui garantir des droits, mais pour s'autoriser à lui
dicter sa conduite, à lui conseiller fermement, sous menace
de sanction, de ne pas boire, de ne pas rouler vite ou de trier
ses ordures. Ces types de relations de pouvoir pourraient être
dites «pastorales», par référence aux
brebis et au berger, dont «le rôle est de fournir au
troupeau sa subsistance, de veiller quotidiennement sur lui et d'assurer
son salut». En Occident, c'est par le christianisme qu'ils
ont «pris une forme institutionnelle dans le pastorat ecclésiastique»,
au sens où «le gouvernement des âmes se constitue
dans l'église chrétienne comme une activité
centrale et savante, indispensable au salut de tous et de chacun».
Mais, d'une manière générale, ils sont inséparables
de la figure même du souverain, qui peut «tenir»
ses sujets par la force et la discipline, mais ne justifie vraiment
son statut de «guide» que s'il se prévaut d'une
garantie «divine» ou se fait reconnaître comme
«père» naturel. On voit ce que cela implique,
et quelles extensions biopolitiques doivent connaître l'«art
de gouverner» : pour donner au peuple bien-être, sécurité
et bonheur, il faut veiller à la santé du corps, politique,
physique, matérielle et morale, soigner les enfants, les
éduquer, diminuer la mortalité, protéger les
familles, répartir plus ou moins équitablement charges
et créances, «surveiller et punir» les éléments
perturbateurs, fous, criminels, asociaux, vagabonds ou «pervers»
sexuels, prévenir les disettes, traiter les épidémies,
favoriser le commerce et maintenir aussi la continuité de
l'Etat lui-même. Par quelles procédures peut-on assurer
le «gouvernement des hommes» ? Voilà une question
difficile. C'est à cette question que répondent les
deux cours du Collège de France que Michel Foucault tint
en 1978 et 1979 : Sécurité, territoire, population
et Naissance de la biopolitique, publiés après le
Pouvoir psychiatrique, les Anormaux, Il faut défendre la
société et l'Herméneutique du sujet. Il faut
savoir gré aux éditeurs de tenir le programme de publication
de ces Cours, qui, établi à partir des enregistrements
de Gérard Burlet et Jacques Lagrange, fait, non qu'à
vingt ans de sa mort la pensée du philosophe reste actuelle
il n'est qu'à considérer le nombre impressionnant
de leçons universitaires et d'ouvrages qui, dans le monde,
lui sont consacrés mais que sa voix demeure audible, avec
ses inflexions, ses répétitions, ses scansions, et
si vive qu'elle semble «répondre» aux questions
les plus actuelles d'une société qui a hissé
la «sécurité» au premier rang de ses valeurs.
La parution conjointe des deux volumes (1) est aussi heureuse, car
Naissance de la biopolitique poursuit sans solution de continuité
les analyses de Sécurité, territoire, population,
lesquelles conduisent, si on va à rebours, au problème
du biopouvoir introduit en 1976 par Il faut défendre la société,
marquant, lui, un «rebond» par rapport aux thèmes
de la société disciplinaire que développait
Surveiller et punir, publié en 1975.
Dans le chapitre final de la Volonté de savoir, premier
volume de l'Histoire de la sexualité (1976), Foucault esquissait
une histoire des pouvoirs en Occident à partir du Moyen Age,
et indiquait comment le «droit de vie et de mort» exercé
par le seigneur féodal héritage de «la patria
potestas qui donnait au père de famille romain le droit de
"disposer" de la vie de ses enfants comme de celle de
ses esclaves» va peu à peu se transformer, lorsqu'il
passe aux mains de la monarchie (qui définit en termes juridiques
les formes et les mécanismes de son pouvoir) et de la bourgeoisie
(qui utilise ce système juridique pour favoriser les échanges
économiques assurant son développement), en «pouvoir
sur la vie». Celui-ci aura deux formes. Le premier, caractérisé
par les techniques disciplinaires, Foucault le nomme «anatomo-politique
du corps humain» : il façonne le corps-machine, surveille
et dresse l'individu, contrôle sa conduite, mesure ses aptitudes,
rentabilise ses prestations, l'installe à la place où
il sera le plus utile. Le second, qui se forme vers le milieu du
XVIIIe siècle, est constitué par toute une série
de «contrôles régulateurs» qui investissent
non plus les individus en tant qu'individus, mais le «corps-espèce»,
le «corps traversé par la mécanique du vivant
et servant de support aux processus biologiques» : c'est une
«biopolitique de la population», devant maintenant gérer
ce qui permet à une population de s'éteindre ou de
se développer : l'habitat, les conditions de vie urbaine,
les déplacements, l'hygiène publique, les naissances
et la mortalité, les taux de croissance...
C'est sur ces questions que «rebondissent» donc Sécurité,
territoire, population et Naissance de la biopolitique. Les modalités
de transformation des techniques de «gouvernement des hommes»
accompagnent en effet les transformations du «gouvernement»,
lequel, reposant d'abord sur le concept de souveraineté puis
sur l'«art de gouverner», doit aussi songer à
se gouverner lui-même. C'est pourquoi Foucault, qui continue
d'abord l'analyse des dispositifs de sécurité relatifs
à la population, marque soudain, dans la séance du
1er février, un «profond tournant dans l'orientation
générale du cours», pour reprendre les termes
de Michel Senelart, et s'attaque à la généalogie
de l'Etat moderne et au problème de la «gouvernementalité».
Dans cette histoire de la gouvernementalité, il resitue le
rôle du «berger des âmes» et le rapport
de «dépendance intégrale entre la brebis et
celui qui la dirige», pour faire émerger, de la crise
de la pastorale chrétienne, la question de la raison d'Etat.
C'est le Prince qui sert alors de support à la réflexion
foucaldienne, non seulement parce que Machiavel y revendique l'autonomie
de la raison politique par rapport à la morale et à
la religion, mais parce que, selon Foucault, y est affirmée
l'extériorité, la «transcendance» du prince
vis-à-vis de la principauté. Le prince n'a pas le
pouvoir parce qu'il est «naturellement» lié à
la principauté ni parce que sa souveraineté est l'expression
d'une volonté divine : il ne détient le pouvoir que
dans la seule mesure où il parvient à protéger
le «lien à ses sujets et à son territoire»
qu'est la principauté, acquise, conquise ou obtenue de l'accord
avec d'autres Etats. Il ne dispose pas d'un «art de gouverner»,
dont Foucault trace les linéaments en se référant
à une vaste littérature «antimachiavélienne»,
entre autres le Miroir politique (1555) de Guillaume de La Perrière
ou, au siècle suivant, l'oeuvre de François La Mothe
Le Vayer.
On laissera deviner les implications politiques que Foucault tire
du sens, en apparence anodin, que La Perrière donne à
«gouverner» : «gouverneur peut être appelé
tout monarque, empereur, roi, prince, seigneur, magistrat, prélat,
juge et semblable». Dans Naissance de la biopolitique, Foucault
va étudier la manière dont le libéralisme transformera
cet art de gouverner en science et en économie de la politique.
Mais on peut s'arrêter parce qu'elle résume la métamorphose
que Foucault fait subir à la notion de «pouvoir»
sur cette idée que les pratiques de gouvernement sont multiples
et impliquent le prince comme le père de famille, le supérieur
du couvent et le pédagogue, le juge et le médecin,
le démographe, l'assureur, le géographe, le notaire...
que gouverner, donc, n'est pas seulement gouverner des sujets ou
un territoire, mais gouverner des choses des hommes, certes, mais
«dans leurs rapports, dans leurs liens, dans leurs intrications
avec ces choses que sont les richesses, les ressources, les subsistances,
le territoire bien sûr, dans ses frontières, avec ses
qualités, son climat, sa sécheresse, sa fécondité,
(...) dans leurs rapports avec ces autres choses que sont les coutumes,
les habitudes, les manières de faire ou penser, (...) et
avec ces autres choses encore que peuvent être les accidents
ou les malheurs, comme la famine, les épidémies, la
mort».
(1) On lira aussi, en Folio essais, l'anthologie de textes de Michel
Foucault publiée sous le titre «Philosophie»,
par Arnold Davidson et Frédéric Gros, 912 pp., 13,50Euros.
Libération, Robert MAGGIORI, jeudi 16 décembre 2004
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