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Sciences Humaines N° Spécial N° 3 - Mai -Juin 2005 Foucault, Derrida, Deleuze : Pensées rebelles http://www.scienceshumaines.com/
Comment expliquez-vous que ce soient d'abord les anthropologues
américains qui se soient emparés de Michel Foucault
alors que l'anthropologie française ne s'y intéressait
pas ?
La réception de M. Foucault aux Etats-Unis est passée
par certains anthropologues et sa pensée a eu un grand impact
sur l'anthropologie américaine. Mais en effet cela n'a pas
du tout été le cas en France. L'anthropologie française
dans les années 70 est complètement dominée
par la personnalité et l'oeuvre de Claude Lévi-Strauss.
Or, ce dernier, après avoir obtenu l'agrégation de
philosophie, s'est tourné vers les sciences sociales, en
entreprenant d'explorer et d'analyser les activités et les
représentations des sociétés amazoniennes.
Devenu anthropologue, il a essayé de faire prévaloir
tout à la fois la précision dans l'observation empirique
et une exigence de scientificité. C. Lévi-Strauss,
en dépit de sa formation, a d'ailleurs toujours gardé
une méfiance certaine à l'endroit des philosophes.
La génération formée par lui a eu pour consigne
d'être la plus fidèle possible au terrain, de ne pas
se perdre dans des généralisations hâtives et
de développer une certaine rigueur dans le rapport entre
l'observation et l'analyse qu'on pouvait en faire. Bref, dominait
alors une conception un peu positiviste de l'anthropologie. Ce qui
n'empêchait pas qu'il y ait des discussions : il y avait notamment
un important débat théorique à l'époque
centré sur le marxisme et le rapport entre histoire et anthropologie.
La question était alors de savoir s'il fallait - et de quelle
manière - réintroduire les notions d'histoire, de
changement social dans l'anthropologie. Mais il n'y avait aucun
dialogue entre M. Foucault et l'anthropologie : on pouvait très
bien être anthropologue et suivre les cours de M. Foucault
au Collège de France sans que cela ait la moindre influence
sur la réflexion anthropologique. M. Foucault, pour sa part,
comme l'a noté Gilles Deleuze, ne fait jamais référence
aux recherches des anthropologues.
Cela semble étonnant... C. Lévi-Strauss est structuraliste,
M. Foucault est associé au mouvement structuraliste, tous
deux pensent la mort de l'homme...
Certes, il y a quelque chose de commun entre C. Lévi-Strauss,
M. Foucault, Jaxques Lacan, Louis Althusser... autour de ce qu'on
a appelé l'antihumanisme théorique. Mais assez rapidement
on voit que les interprétations ne sont pas du tout les mêmes.
Les approches de C. Lévi-Strauss et de M. Foucault sont très
différentes. Ce dernier, dans une problématique de
type nietzschéen, interroge la volonté de vérité
mise en oeuvre par les sciences de l'homme qu'il met en rapport
avec des techniques de pouvoir. Alors qu'à l'époque
on ne peut pas du tout dire que C. Lévi-Strauss émette
quelque réserve que ce soit sur l'idéal scientifique
d'une science de l'homme allant vers la vérité, du
moins remettant en cause un certain nombre d'illusions. Le structuralisme
de C. Lévi-Strauss vise à remettre sur ses pieds un
monde que nous ne voyons que d'une manière tout à
fait partielle. C'est l'anthropologue qui explique comment fonctionnent
les rapports de parenté, les relations homme-femme à
travers l'idée d'échange. Il y a l'idée sous-jacente
qu'on arrive à appréhender une structure et à
en construire un modèle, c'est-à-dire qu'on arrive
progressivement à des degrés de vérité.
Alors que chez M. Foucault, on est toujours dans une réflexion
critique sur la notion de vrai. La question de la vérité
est, selon lui, toujours phagocytée par des enjeux de pouvoir.
C'est vraiment là le point de clivage à mon avis entre
les deux penseurs. D'ailleurs, quand on lit rétrospectivement
les textes qui ont été produits à cette époque,
ceux de C. Lévi-Strauss, mais aussi le commentaire par Maurice
Godelier de la célèbre analyse par Karl Marx du fétichisme
de la marchandise, et l'Esquisse d'une théorie de la pratique
de Pierre Bourdieu (1972), on constate que la production des sciences
humaines en France est à cette époque conditionnée
par un rapport à la vérité qui n'est jamais
remis en cause. Il s'agit sans doute d'une filiation très
française des sciences humaines, très durkheimienne
en fait, où le savant est considéré comme à
même de démasquer les illusions partagées par
les acteurs.
La situation est très différente de l'autre côté
de l'Atlantique...
Par contraste, les Américains vivent en effet une très
grave crise de l'anthropologie dans les années 70, liée
à la guerre du Viêtnam, et en réaction contre
l'utilisation des sciences sociales à des fins « contre-insurrectionnelles
». Tout un débat eut lieu de ce fait au sein de l'Association
américaine d'anthropologie sur le lien entre anthropologie
et impérialisme qui aboutit à une réflexion
critique. Jusqu'alors, l'anthropologie était appréhendée
dans une perspective assez positiviste comme la science des cultures
: il s'agissait de les décrire et de tirer un certain nombre
de généralités comparatives à partir
de ces différentes observations. Dans ce contexte nouveau,
la jeune génération (étudiants au moment de
la guerre du Viêtnam) a commencé à adopter une
posture critique par rapport à l'anthropologie. Elle était
également encouragée par l'apport d'un professeur
comme Clifford Geertz qui réfléchissait sur le concept
de culture et la manière dont on doit penser la notion même
d'interprétation. C'est sans doute ce qui explique qu'à
la fin des années 70 et au début des années
80, il y a une pénétration de M. Foucault aux Etats-Unis.
A cet égard, l'un des principaux introducteurs de celui-ci
aux Etats-Unis est Paul Rabinow, anthropologue (qui fut l'élève
de C. Geertz) : il est l'auteur du Foucault Reader (1984) et le
coauteur avec Hubert Dreyfus du célèbre Michel Foucault:
Beyond Structuralism and Hermeneutics (1983) .
Il est toujours surprenant pour un Français de voir combien
l'influence de M. Foucault bien sûr mais aussi de Jacques
Derrida ou de Jean Baudrillard est importante dans l'anthropologie
américaine. Le livre de George Marcus et Michael Fischer,
Anthropology as Cultural Critique (1986), qui est aujourd'hui encore
un ouvrage de référence pour les étudiants,
fait appel au marxisme, à l'école de Francfort mais
aussi à M. Foucault et à ce que les Américains
ont appelé le poststructuralisme français. L'apport
de M. Foucault se joue pour eux au niveau d'une réflexion
sur le rapport entre le texte et l'observation en anthropologie.
Un autre ouvrage important, Writing Cultures de James Clifford et
G. Marcus (1986), le cite explicitement dans l'introduction comme
celui qui aide à problématiser la réflexion
sur les cultures en anthropologie et l'ethnographie : qu'est-ce
qu'un texte en anthropologie ? Que produit-on à partir d'un
terrain ? Produit-on une science positive ? Bref, toute une série
de questions qui se centrent sur la notion même d'ethnographie,
sur ce que cela implique comme geste intellectuel et aussi comme
type de rapports de force. C'est la problématique du rapport
entre savoir et pouvoir qui intéresse les Américains
chez M. Foucault. D'ailleurs à partir des années 80,
la référence à C. Lévi-Strauss dans
l'anthropologie américaine commence à s'éclipser
au profit de M. Foucault et des autres penseurs français
poststructuralistes...
Outre la réflexion épistémologique sur ce qu'est
l'ethnographie, quels autres champs anthropologiques la référence
à M. Foucault nourrit-elle ?
Il y a une seconde phase, pourrait-on dire, de la réception
américaine de M. Foucault, qui va s'intéresser à
sa réflexion sur la biopolitique et les modalités
du pouvoir politique. La biopolitique a pour objet les populations
comme problème à la fois scientifique et politique.
Désormais, les processus naturels tels que la naissance,
la mort, la vieillesse, l'impact de l'environnement deviennent contrôlés
par le pouvoir comme l'atteste notamment le développement
des politiques de santé publique. Les questions d'hygiène,
de démographie, d'espérance de vie deviennent donc
un enjeu politique. Cette notion de biopolitique va nourrir un certain
nombre de travaux anthropologiques. Par exemple, ceux d'Arjun Appadurai
qui s'intéresse à l'espace transnational dessiné
par la globalisation et les migrations . On peut également
citer les travaux de Aihwa Ong qui analyse le cas des Chinois à
Hong-Kong .
L'anthropologie française s'intéresse elle aussi
désormais à l'usage que l'on peut faire de M. Foucault
pour penser le pouvoir. Déjà, en 1990, je soulignais
la fécondité de ses analyses pour l'anthropologie
du politique . Un certain nombre de travaux sur les marginaux reprennent
du reste aujourd'hui le concept foucaldien de biopolitique et s'inspirent
également des analyses de Giorgio Agamben qui a retravaillé
ce concept. Ainsi Michel Agier qui travaille sur les réfugiés
ou Mariella Pandolfi qui montre pour sa part, à travers l'exemple
du Kosovo, les problèmes que suscite l'ingérence humanitaire
. Les travaux de Didier Fassin sur la santé sont également
très marqués par l'influence de M. Foucault. Les anthropologues
utilisent donc le concept de biopolitique pour comprendre comment
aujourd'hui se fait la gestion du vivant.
Je crois que M. Foucault est très utile pour comprendre
ce qui est en train de changer dans notre rapport au politique.
Il me semble en effet qu'aujourd'hui nous avons une appréhension
du politique à partir de la vie. Cela permet peut-être
de saisir comment des ONG ou des événements comme
le tsunami suscitent de vraies mobilisations alors que d'autres
causes qui relèvent directement de la citoyenneté,
comme par exemple l'Europe, mobilisent beaucoup moins. La grille
foucaldienne permet selon moi de penser cette mutation.
Et après M. Foucault ?
Je serai sans doute là plus pessimiste. Peut-être
que la référence américaine à M. Foucault
et au poststructuralisme est précisément le signe
que pour les Américains la pensée française
s'arrête là. Les anthropologies française et
américaine communiquent assez peu si ce n'est de manière
très spécialisée sur des terrains précis.
Bref, le succès de M. Foucault en anthropologie serait alors
plutôt le signe de l'absence de rayonnement de l'anthropologie
française à l'étranger. Ce sont deux mondes
qui se côtoient assez peu sauf dans le cadre de colloques
spécialisés. On peut bien sûr le regretter
Marc Abélès
Directeur du Laboratoire d'anthropologie des institutions et des
organisations sociales (CNRS). Parmi ses publications récentes
: Un ethnologue à l'Assemblée (Odile Jacob, 2000)
et Les Nouveaux Riches. Un ethnologue dans la Silicon Valley (Odile
Jacob, 2002).
NOTES
[1] Voir J. Copans, Anthropologie et Impérialisme, Maspero,
1975.
[2] Trad. fr., Michel Foucault. Un parcours philosophique, Gallimard,
coll. « Folio », 1992.
[3] A. Appadurai, Après le colonialisme. Les conséquences
culturelles de la globalisation, Payot, 2001.
[4] A. Ong, Flexible Citizenship: The Cultural Logics of Transnationality,
Duke University Press, 1999.
[5] M. Abélès, Anthropologie de l'État, 1990,
rééd. Payot, 2005.
[6] M. Agier, Au bord du monde, les réfugiés, Flammarion,
2002.
[7] M. Pandolfi, « Le biopolitique dans les Balkans postcommunistes
», Anthropologie et sociétés, vol. XXVI, n°
1, 2002.
[8] Voir D. Fassin et D. Memmi (dir.), Le Gouvernement des corps,
EHESS, 2004.
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