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Origine : http://www.lepoint.fr/actualites-chroniques/2009-07-15/michel-foucault-n-etait-pas-revolutionnaire/989/0/360105
Il y a un quart de siècle, l'historien et philosophe Michel
Foucault mourait à Paris, le 25 juin 1984, à l'hôpital
de la Salpêtrière, victime du sida. Aujourd'hui, sa
renommée est mondiale. Et le caractère subversif de
sa pensée reste intact qu'il s'agisse des asiles, des prisons,
de l'histoire de la sexualité. Toutefois, on se tromperait
en faisant de Foucault un révolutionnaire à la mode
marxiste. Au contraire, comme le montre cet entretien inédit,
il était fort critique envers le gauchisme, le marxisme et
l'idée même de révolution. Alors que la crise
fait revenir dans l'actualité la figure de Marx et que certains
rêvent à nouveau de révolution, ces propos de
Michel Foucault méritent attention. Non seulement ils évitent
qu'on enrôle sa mémoire dans des combats qui n'étaient
pas les siens, mais ils permettent de porter un regard critique
sur ce retour des illusions anciennes.
Le Point : L'idée que Mai 68 fut un grand chambardement
semble vous laisser plutôt sceptique. Vous êtes volontiers
caustique envers ceux qui, à ce moment-là, ont cru
qu'ils allaient « décrocher le soleil ». Je me
trompe ?
Michel Foucault : Comme vous le savez, je n'ai pas vécu
Mai 68. Pendant la période qui va de 1966 à la fin
de 1968, j'étais en Tunisie. Mais ce qui m'a frappé
à mon retour, en novembre 1968, à l'université
de Vincennes, c'était la force qu'avait l'idée de
révolution. Les gens savaient qu'ils n'avaient pas décroché
le soleil, mais ils étaient hantés par cette attente.
On croyait encore, en novembre 1968, que le soleil allait tomber
! Il suffisait de secouer un peu le prunier et, à la prochaine
secousse, le soleil tomberait !
J'étais vraiment étonné, à Vincennes,
dans les AG et dans tous les machins comme ça auxquels j'ai
assisté, de l'incroyable proximité avec ce que j'avais
vu et entendu au PC dans sa période la plus stalinienne.
Bien sûr, toutes les formes avaient changé, les rituels
n'étaient plus les mêmes, mais, à dire vrai,
les confiscations de pouvoir, les terreurs, les prestiges, les hiérarchies,
les obéissances, les veuleries, les petites ignominies...
c'était la même chose ! C'était un stalinisme
explosé, en ébullition, mais c'était toujours
lui. Je me disais tout le temps : comme ils ont peu changé
!
Ce qui s'est passé depuis [de mai 1968 à juin 1975,
NDLR], ce travail de taupe, dispersé et discontinu, qui se
dissémine dans la médecine, dans les prisons, dans
les asiles, dans les luttes pour l'avortement, me paraît beaucoup
plus près du point de « décrochage du soleil
» que n'étaient ces sauteries staliniennes qu'on dansait
encore dans l'hiver 68-69. Alors, là, qu'est-ce qu'on véhiculait
en fait de stalinisme !
Qu'est-ce qui est en cause, en fait ? Le stalinisme seulement
? Ou bien aussi le marxisme ?
Aujourd'hui, ce n'est pas simplement une période de stalinisme
qui est condamnée, ni même le stalinisme tout entier.
Ce n'est même pas le marxisme-léninisme qui est mis
en cause. C'est finalement le marxisme et puis peut-être bien
le socialisme lui-même qui sont en question. Depuis peu, dans
les discours intellectuels, l'évidence du marxisme se brouille.
On questionne maintenant le droit d'utiliser le marxisme comme cette
chose dont tout le monde connaît le bien-fondé. Le
livre de Glucksmann me paraît caractéristique à
ce point de vue [il s'agit de « La cuisinière et le
mangeur d'hommes. Réflexions sur l'Etat, le marxisme et les
camps de concentration », paru en 1975, NDLR].
Il n'y a pas si longtemps, même quand on n'était pas
marxiste, même si on était voué aux gémonies
par le Parti communiste, il n'en restait pas moins vrai que les
grands piquets que l'on croyait solides, enfoncés dans le
sol, et sur lesquels on appuyait nos constructions, étaient
des notions marxistes : le prolétariat, la révolution,
l'idéologie...
En fait, nous nous sommes tous plus ou moins servis de ces notions.
On savait parfois qu'elles n'étaient peut-être pas
aussi solides qu'on l'espérait. Marx lui-même, d'ailleurs,
le disait déjà à Engels : « Le prolétariat,
on sait bien que ça n'existe pas, mais il ne faut pas le
dire ! A force d'en parler, il finira peut-être par exister
! » Il arrivait que tel ou tel d'entre nous se fasse un devoir
de ne pas utiliser telle ou telle notion, mais il se servait des
autres ! Moi, j'étais très fier de ne pas me servir
de la notion d'idéologie, mais j'achetais ce luxe au prix
de l'utilisation semblablement intempestive de toute une série
d'autres notions, notamment celle de prolétariat. Tout ça,
maintenant, il faut essayer de s'en passer, en tout cas de ne pas
le tenir pour acquis.
Même la révolution ? Elle aussi, il faudrait s'en
passer ?
En tout cas, il s'agit de ne pas la tenir pour une évidence
et d'interroger cette idée qui nous paraît s'imposer
si aisément. Il faut se demander : après tout, la
révolution, qu'est-ce que c'est ? Quelle est cette étrange
notion pour laquelle on s'est entre-tué depuis des siècles
? Est-ce qu'on veut vraiment la révolution ? Quelle est donc
cette notion, dont l'origine est d'ailleurs typiquement bourgeoise
et qui est devenue une sorte d'impératif presque moral ?
Un impératif ? En quel sens ?
Dès qu'il se considère comme de gauche, un intellectuel
n'accepterait pas de n'être pas dit révolutionnaire
! Il n'y a pas si longtemps, il aurait été impossible
de faire dire à un intellectuel, qu'il soit de gauche ou
gauchiste : « Non, je ne suis absolument pas révolutionnaire
», ou bien : « La révolution, ça ne veut
rien dire », ou encore : « Je m'en fous », ou
même : « Je ne sais pas ce que ça veut dire,
la révolution. D'où ça vient ? Pourquoi désire-t-on
la révolution ? » Pourtant, ce sont là des questions
qui concernent au premier chef les intellectuels, puisqu'ils se
réfèrent si intensément à cette idée
et avec une telle spontanéité !
Mais ces interrogations concernent aussi bien d'autres gens.
Combien de centaines de milliers, de dizaines de millions de gens
se sont fait tuer, ou ont accepté de se faire tuer, pour
la révolution ? Comment fonctionne ce désir de la
révolution qui s'entend dans les favelas de Rio comme dans
les salons de Paris ?
L'analyse de ce désir est une tâche qu'il serait absolument
urgent de mener. Comment se fait-il que le mot de « révolution
» ait allumé un peu partout des feux de Bengale depuis
170 ans, qu'il ait suscité tant de dévots, tant de
théoriciens, tant de massacres, tant d'emprisonnements, tant
de pouvoirs, tant de tyrannies, tant de révoltes ? Mais aussi
tant d'ascétisme, de moralisation, d'impératifs ?
Car, en apparence, c'est un non impératif, la révolution.
Et pourtant, elle apparaît comme quelque chose qu'il faut
faire ou qu'il ne faut pas faire, qu'on désire ou qu'on vomit.
Elle est de l'ordre à la fois du désir et de la loi.
Comment, concrètement, se distribuent ces différents
registres ?
Est-ce que vous n'exagérez pas l'énigme ? Après
tout, il semble que ce soit simple et clair, de vouloir la révolution.
Ceux qui souffrent en ont assez, ils veulent que tout change...
Ce n'est pas si simple, une anecdote récente peut le montrer.
Des amis m'ont fait part d'une revendication formulée dans
une usine où avaient lieu des luttes très violentes
à propos des conditions de travail. Les femmes qui travaillaient
là voulaient être assises sur des chaises au lieu de
travailler debout. Finalement, après un dur combat, elles
ont eu leurs chaises. Et elles étaient contentes ! Mais,
chez les militants et les intellectuels qui les avaient soutenues,
c'étaient la déception et l'amertume. Ils avaient
supposé qu'elles voulaient faire la révolution, et
pas seulement être assises ! Mais de quel droit ? Quelle étrange
psychanalyse politique fait dire que sous ce désir de s'asseoir
il y a un désir de révolution ? Comment opérer
cette traduction du désir de s'asseoir en désir de
faire la révolution ? C'est peut-être le cas, mais
qui le sait ? Quelle théorie nous donne cette traduction
? Si les ouvrières elles-mêmes ne la donnent pas, faut-il
que les militants s'en chargent ? Expliquons-leur bien ce qu'il
y a sous leur désir de chaises, alors elles deviendront révolutionnaires
!
La révolution sert de grille d'interprétation
?
Prenez n'importe quel mouvement dans le monde occidental agitation,
résistance, acte de terrorisme, grève, inertie, toxicomanie...-,
aussitôt on y reconnaît sans difficulté un désir
de révolution larvé, dévié, non encore
conscient. Ou bien un élément qui pourra servir dans
la stratégie d'un groupe qui, lui, désire la révolution...
Au contraire, quand des phénomènes du même type
viennent de Russie, de l'Europe de l'Est, éventuellement
de Chine résistance, sortes de grèves, entêtement
devant les juges, suicides, exils volontaires ou involontaires...-,
voyez avec quel embarras on reçoit ces nouvelles ! Les révolutionnaires,
ou plutôt ceux qui obéissent à l'impératif
révolutionnaire, en quelle circonspection ils tiennent ces
faits ! Vomir le socialisme soviétique, est-ce révolutionnaire
? Dans quelle mesure ?
S'agit-il de redéfinir l'idée de résistance
? De quelle façon ?
Prenons par exemple une résistance comme celle d'Edouard
Kouznetsov [organisateur, en juin 1970, d'un groupe de seize dissidents
russes qui détournèrent un avion pour fuir l'Union
soviétique et pouvoir émigrer en Israël. L'opération
fut un échec. Kouznetsov, d'abord condamné à
mort, vit sa peine commuée en quinze ans de prison sous la
pression internationale. A l'époque de cet entretien, il
était encore incarcéré. Il rejoindra Israël
en 1979, à la suite d'un échange de prisonniers, et
deviendra un journaliste de radio et de presse écrite, NDLR].
Nous éprouvons les plus grandes difficultés à
la dire révolutionnaire. Quand la femme de Kouznetsov a été
en Israël et qu'elle est revenue, un journaliste français
lui a demandé : « Alors, qu'est-ce que vous pensez
d'Israël ?» Vous savez ce qu'elle a répondu ?
« C'est pas mal, c'est pas mal, mais, vous savez, il y a déjà
beaucoup de socialisme ! » Que faire de cette phrase ? Est-ce
que c'est une phrase révolutionnaire ? Au nom de quoi est-ce
qu'on pourrait dire qu'elle n'est pas révolutionnaire ?
Finalement, ce point fixe de la révolution dont on a tant
besoin, on continue encore maintenant, même dans les cercles
gauchistes les plus méfiants à l'égard de l'Union
soviétique, à le placer, sinon du côté
de Moscou, ou de 1917, du moins toujours du côté de
Marx, du socialisme, etc. Kouznetsov me paraît beaucoup plus
affirmatif et c'est précisément ça, après
tout, la vraie résistance : être affirmatif.
Pouvez-vous préciser ?
Comment Kouznetsov résiste-t-il ? En disant simplement :
« Je suis juif. » Il aurait pu résister à
la persécution antisémite en disant par exemple :
« Vous n'avez pas le droit de me persécuter parce que,
du point de vue de la loi, que je sois juif ou pas juif, je suis
russe. Donc, si vous me discriminez en tant que juif, vous ne me
traitez pas comme un citoyen. Or vous devez me traiter comme un
citoyen. » Il aurait pu également ajouter : «
L'antisémitisme est un phénomène typiquement
fasciste, né et créé, entretenu par la société
capitaliste. » Voilà un type de résistance qu'il
aurait pu adopter. C'est ce que j'appellerai une résistance
négative, car elle consiste à nier le fait qu'on est
juif pour faire valoir un système de droit universel.
Au contraire, ce qui me paraît admirable chez Kouznetsov,
c'est qu'il a dit aux autorités, au moment où on l'arrêtait
: « Oui, je fuis, je fuis parce que je veux aller en Israël,
je veux fuir pour aller en Israël parce que je suis juif, et
je suis juif parce que, effectivement, depuis mon enfance, c'est
ainsi, c'est donc juif que je suis, et je le suis réellement,
dans mon corps, et pas au sens sartrien où je pourrais dire
que vous m'avez constitué comme juif, non, je suis juif dans
toute l'épaisseur de mon existence. » Eh bien, ça,
c'est une résistance affirmative !
Il s'agit donc de ne pas annuler la différence ?
Exactement. Pour ma part, je crois que ce qui s'oppose le plus
à l'inégalité n'est pas l'égalité,
mais la différence. Voilà le vrai contraire : ce qu'on
peut affirmer contre l'inégalité, c'est la différence
_________
Plaisir gourmand
« Mon corps, c'est le lieu sans recours auquel je suis condamné.
» C'est donc lui, par excellence, que l'on tentera de transformer,
de rêver, de transfigurer. C'est pourquoi, au pays des fées,
des lutins, des mages, ses capacités se métamorphosent
aussi bien qu'au royaume des âmes ou dans l'univers des morts.
Pourtant, l'organisme réel n'est pas moins extraordinaire
: il a « ses caves et ses greniers », « ses séjours
obscurs », « ses plages lumineuses ». Le corps
humain demeure donc « l'acteur principal de toutes les utopies
», car il est « lié à tous les ailleurs
du monde ». Voilà ce qu'expliquait Michel Foucault
sur l'antenne de France Culture, en décembre 1966. A l'occasion
du 25e anniversaire de la disparition du philosophe, Daniel Defert
a eu la bonne idée de rassembler deux conférences
inédites qui témoignent de « ces jeux littéraires
dont Foucault avait un plaisir gourmand ». On y retrouve évidemment
l'intelligence étincelante et les changements incessants
de perspective, mais le ton est plus enjoué, plus personnel,
plus libre que dans ses travaux d'écriture. Surtout dans
le second exercice, qui porte sur l'invention des lieux «
autres », les « hétérotopies ».
Tout commence par des histoires d'enfance : grenier, tente d'Indiens
ou, mieux encore, grand lit des parents devenant pour un temps océan,
forêt ou désert. Ces espaces différents, que
chaque société et chaque époque découpent,
annulent ou transforment régulièrement, Foucault en
repère la persistance et les mutations dans les jardins,
les maisons closes, les cimetières, les cliniques, les villages
de vacances, les scènes de théâtre, les hammams,
les cités coloniales. « Je rêve d'une science-je
dis bien une science qui aurait pour objet ces espaces différents
», précise-t-il, sans qu'on puisse décider dans
quelle mesure il y songe vraiment ou se parodie lui-même.
Décidément, il n'a pas fini de surprendre
R.-P. D.
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