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Origine : http://www.lft.mg/spip.php?article340
Le texte qui suit, que nous allons commenter dans ses grandes
lignes, est tiré des dernières pages de l’ouvrage
de Michel Foucault publié en 1966 : Les mots et les choses.
« Le privilège de l’ethnologie et de la psychanalyse,
la raison de leur profonde parenté et de leur symétrie,
il ne faut donc pas les chercher dans un certain souci qu’elles
auraient l’une et l’autre de percer la profonde énigme,
la part la plus secrète de la nature humaine ; en fait, ce
qui miroite dans l’espace de leur discours, c’est beaucoup
plutôt l’a priori historique de toutes les sciences
de l’homme, les grandes césures, les sillons, les partages
qui, dans l’épistémè occidentale, ont
dessiné le profil de l’homme et l’ont disposé
pour un savoir possible. Il était donc bien nécessaire
qu’elles soient toutes deux des sciences de l’inconscient
: non pas parce qu’elles atteignent en l’homme ce qui
est au-dessous de sa conscience, mais parce qu’elles se dirigent
vers ce qui, hors de l’homme, permet qu’on sache, d’un
savoir positif, ce qui se donne ou échappe à sa conscience.
On peut comprendre à partir de là un certain nombre
de faits décisifs. Et au premier rang, celui-ci : que la
psychanalyse et l’ethnologie ne sont pas tellement des sciences
humaines à coté des autres, mais qu’elles en
parcourent le domaine entier, qu’elles l’animent sur
toute sa surface, qu’elles répandent partout leurs
concepts, qu’elles peuvent proposer en tous lieux leurs méthodes
de déchiffrement et leurs interprétations. Nulle science
humaine ne peut s’assurer d’être quitte avec elles,
ni tout à fait indépendante de ce qu’elles ont
pu découvrir, ni certaine de ne pas relever d’elles
d’une manière ou d’une autre. Mais leur développement
a ceci de particulier qu’elles ont beau avoir cette «
portée » quasi universelle, elles n’approchent
pas pour autant d’un concept général de l’homme
: à aucun moment, elles ne tendent à cerner ce qu’il
pourrait y avoir de spécifique, d’irréductible
en lui, d’uniformément valable partout où il
est donné à l’expérience. L’idée
d’une « anthropologie psychanalytique », l’idée
d’une « nature humaine » restituée par
l’ethnologie ne sont que des vœux pieux. Non seulement
elles peuvent se passer du concept d’homme, mais elles ne
peuvent pas passer par lui, car elles s’adressent toujours
à ce qui en constitue les limites extérieures. On
peut dire de toutes deux ce que Lévi-Strauss disait de l’ethnologie
: qu’elles dissolvent l’homme. Non qu’il s’agisse
de le retrouver mieux, et plus pur et comme libéré
; mais parce qu’elles remontent vers ce qui en fomente la
positivité. Par rapport aux « sciences humaines »,
la psychanalyse et l’ethnologie sont plutôt des «
contre-sciences » ; ce qui ne veux pas dire qu’elles
sont moins « rationnelles » ou « objectives »
que les autres, mais qu’elles les prennent à contre-courant,
les ramènent à leur socle épistémologique,
et qu’elles ne cessent de « défaire » cet
homme qui dans les sciences humaines fait et refait sa positivité…
Au-dessus de l’ethnologie et de la psychanalyse, plus exactement
intriquée avec elles, une troisième « contre-science
», la linguistique, viendrait parcourir, animer, inquiéter,
tout le champ constitué des sciences humaines… Mais,
la linguistique ne parle pas plus de l’homme lui-même
que la psychanalyse ou l’ethnologie…
De nos jours, et Nietzsche là encore indique de loin le
point d’inflexion, ce n’est pas tellement l’absence
ou la mort de Dieu qui est affirmée mais la fin de l’homme…
Une chose en tout cas est certaine : c’est que l’homme
n’est pas le plus vieux problème ni le plus constant
qui se soit posé au savoir humain. En prenant une chronologie
relativement courte, et un découpage géographique
restreint - la culture européenne depuis le XVI ème
siècle - on peut être sûr que l’homme y
est une invention récente…
L’homme est une invention dont l’archéologie
de notre pensée montre aisément la date récente.
Et peut-être la fin prochaine. »
Michel Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, P.390 à
393 et
396 à 398.
Commentaire.
A ) La psychanalyse et l’ethnologie, deux sciences
de l’inconscient au statut particulier.
1) La psychanalyse, les « philosophes du soupçon
».
La psychanalyse, dès sa naissance avec Freud, se veut une
science de l’inconscient. L’inconscient, chez Freud,
désigne un système constitué de représentations
refoulées qui cherchent à faire retour dans le conscient,
mais qui ne le peuvent que sous la forme de formations de «
compromis », c’est-à-dire après avoir
subi la déformation de la « censure ». L’hypothèse
de l’inconscient implique donc que la conscience (schématiquement
ce que nous connaissons immédiatement de nous par expérience
intérieure) ne permet pas de rendre compte de la totalité
de la vie psychique. Certains phénomènes comme les
actes manqués, les rêves, les symptômes névrotiques,
sont dus à des intentions inconscientes et cessent d’être
obscurs et dénués de sens à partir du moment
où ce qui a été refoulé peut se formuler
dans sa vérité.
Freud est souvent associé à Marx et à Nietzsche.
Tous les trois sont appelés les « philosophes du soupçon
» car ils dénoncent les illusions de la conscience
- soi disant autonome et souveraine - en les rapportant aux réalités
inconscientes qui les ont en vérité façonnées
et engendrées. Il faut remonter du manifeste (le conscient)
au latent (l’inconscient), du déterminé au déterminant,
de l’autonomie illusoire à l’hétéronomie
réelle, du « produit » (réifié)
au « mode de production » (chez Marx), bref du résultat
final qui se croit « indépendant », au processus
dont il n’est que l’effet induit. Qu’il s’agisse
des « idéologies » bourgeoises pourfendues par
Marx, des « idoles » de la métaphysique brisées
par le « marteau » de Nietzsche ( sans jeu de mots !)
ou des symptômes névrotiques analysés par Freud,
le but est toujours - par la « critique des idéologies
», la « généalogie des idoles »
ou la « psychologie des profondeurs » - d’en finir
avec les illusions d’une humanité qui transcenderait
la « réalité matérielle »(l’histoire
pour Marx, la vie pour Nietzsche, les pulsions pour Freud) au sein
de laquelle elle est pour sûr de part en part immergée.
Freud avertit : « Le moi n’est pas le maitre dans sa
propre maison » ; Marx démystifie : « Ce n’est
pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie (l’être
social) qui détermine la conscience » ; Nietzsche,
en iconoclaste, renverse nos certitudes en même temps que
le cogito cartésien : « Une pensée vient quand
elle veut et non quand je veux, de telle sorte que c’est falsifier
les faits que de dire que le sujet je est la détermination
du verbe pense. » Le moi, le sujet libre et transparent à
soi est une illusion, une fiction grammaticale. Le sujet/substance
( le « je pense » cartésien) c’est-à-dire
la conscience qui se veut claire, autonome et responsable est un
effet du « fétichisme » qui consiste à
séparer le « moi » du corps, des instincts et
donc du fond même de la vie pour lui attribuer le monopole
de la pensée. L’homme est moins une conscience qui
veut qu’une conscience voulue, mue par ce qui la détermine
souterrainement : le corps, l’inconscient de la vie. Ainsi,
je pense, sans doute, mais « ça » pense aussi
en moi, malgré moi ; ou comme le dira Lacan « ça
parle ».
Avec Marx, Nietzsche, Freud un soupçon est porté
sur le « sujet ». Loin d’être au principe
de lui-même ( c’à d. autonome, maitre de lui-même
par sa raison) le sujet est dénoncé comme étant
l’effet de phénomènes qui lui échappent
: rapports sociaux (Marx), processus inconscients (Freud), volonté
de puissance ( Nietzsche).
2 ) L’ethnologie.
Mais qu’est-ce qui permet de qualifier l’ethnologie
de science de l’inconscient ?
L’ethnologie est l’étude systématique
des comportements sociaux de l’homme tels qu’ils apparaissent
dans les différentes sociétés et cultures.
On la nomme aussi anthropologie sociale et culturelle. Pour comprendre
en quoi elle est devenue une science de l’inconscient, il
faut se référer à l’anthropologie structurale
de Lévi-Strauss. Selon lui, il existe un inconscient structural,
c’à d. des ordres cachés qui structurent la
vie des hommes. Une structure ( du latin structura = arrangement,
disposition, construction) est une totalité organisée
dans laquelle chaque élément est fonction de tous
les autres et donc qui se définit par les relations d’interdépendance
et de solidarité de l’ensemble des éléments
qui la constituent ( dans une structure les relations entre éléments
comptent plus que les éléments eux-mêmes). Par
exemple, dans son livre Les structures élémentaires
de la parenté, Lévi-Strauss a mis en évidence
qu’il y a dans toute société des structures
de la parenté, c’à d. des règles qui
fixent le choix du conjoint, un système d’échange
matrimonial. L’ethnologue ne peut donc pas considérer
un mariage comme un phénomène isolé, mais comme
un phénomène lié, dans un groupe donné,
à tous les autres mariages, passés ou futurs, parce
qu’il est comme une pièce, un élément
dans un ensemble plus vaste ( la structure) qui lui donne sa raison
d’être et l’explique. Mais ces structures qui
règlent une partie du comportement des hommes, ne sont pas
connues d’eux. Une structure est donc bien un ordre caché
qui, au-delà des comportements directement visibles et des
raisons que les hommes peuvent en donner, fournit la clé
de leur compréhension. Lévi-Strauss postule de la
sorte, la possibilité d’une connaissance logique de
l’homme à l’aide des structures universelles
que l’analyse découvre dans les comportements des sociétés.
Dans cette perspective l’anthropologie a pour vocation première,
en allant plus loin que les observations empiriques des ethnographes,
d’atteindre « des formes universelles de pensée
et de moralité », écrit Lévi-Strauss,
à travers les différences irréductibles qui
séparent les cultures. Ainsi il va de soi que ces structures
sont inconscientes, puisqu’elles ne sont pas connues de nous
en dehors des analyses scientifiques qui les font surgir. Les véritables
ressorts de nos choix individuels sont donc dissimulés dans
des ordres sous jacents qui constituent la trame inapparente de
toutes les institutions et productions culturelles. Dans Le cru
et le cuit, Lévi-Strauss peut donc annoncer : « nous
ne prétendons pas montrer comment les hommes pensent dans
les mythes, mais comment les mythes se pensent dans les hommes et
à leur insu » ( éd. Plon, p. 20).
Certes, l’inconscient freudien et l’inconscient structural
ne sont pas assimilables : l’inconscient freudien est individuel
et profondément lié à l’histoire de chacun,
alors que l’inconscient structural est impersonnel du fait
qu’il s’agit de structures à l’œuvre
en dehors de nous et qui, dit Lévi-Strauss, « sont
les mêmes pour tous les esprits anciens et modernes, primitifs
et civilisés », comme le montre l’étude
du langage. Mais avec Lacan, dans le prolongement de Freud, la psychanalyse
s’est tournée vers la linguistique structurale. Pour
Lacan le langage est la condition, la structure de l’inconscient
: il n’y a d’inconscient « que chez l’être
parlant », dit-il. Si « ça parle » en nous,
sans nous, c’est bien que l’inconscient est affaire
de langage et qu’il y a une relation entre la structure du
langage et une structure impersonnelle de l’inconscient, donc
indépendante de chacun. Ainsi, quant à son contenu,
l’inconscient freudien est en partie personnel, mais non quant
à sa forme. De même, les structures inconscientes dégagées
par Lévi-Strauss sont extérieures à nous, mais
pas bien sûr à la façon des choses observables
dans la réalité sensible. On peut les qualifier, en
empruntant le terme à Kant, de transcendantales au sens où
elles n’ont pas d’existence empirique mais existent
cependant d’une certaine manière car elles produisent
des effets et rendent possible un ordre humain. L’inconscient
structural est comparable à une machine logique qui impose
des formes à un contenu qu’elle ne possède pas
et donc qui lui vient d’ailleurs. C’est un ensemble
de lois qui organise les données qui lui sont fournies :
« Il est aussi étranger aux images que l’estomac
aux aliments qui le traversent », affirme Lévi-Strauss.
On comprend dés lors pourquoi l’ethnologue français
a pu dire, dans La pensée sauvage, que « le but dernier
des sciences humaines n’est pas de constituer l’homme,
mais de le dissoudre ». Connaitre les cultures par leurs structures,
en effet, c’est perdre l’homme en chair et en os !
L’originalité du concept d’inconscient structural
n’enlève rien au fait que son usage est tributaire
de la psychanalyse freudienne - pour l’idée d’inconscient
- et de la linguistique qui est le berceau du structuralisme. Nous
examinerons ce dernier point plus loin.
3 ) Psychanalyse et ethnologie « répandent
partout leurs concepts » (texte).
Foucault souligne que psychanalyse et ethnologie sont des sciences
humaines possédant un statut particulier, des sciences primordiales
parce qu’elles imprègnent toutes les autres ( l’histoire,
la sociologie, la linguistique…) de leurs concepts : elles
ont exporté leurs concepts mais aussi « leurs méthodes
de déchiffrement et leurs interprétations »,
écrit-il, dans les autres sciences de l’homme. Par
conséquent, psychanalyse et ethnologie constituent des sortes
de modèles théoriques qui traversent, pénètrent
et sous-tendent toutes les sciences humaines. Elles sont premières,
au fondement d’un nouveau mode de savoir et leur intérêt
heuristique est indéniable dans la mesure où elles
sont sources fécondes de démarches et de sens transposables
dans les disciplines analogues, à tel point qu’elles
ont une « portée quasi universelle » (texte).
Ainsi, à titre d’exemple, la sociologie s’évertue
également à dévoiler l’impensé
qui nous détermine et nous surplombe. Durkheim le premier
a montré que les phénomènes collectifs qui
guident nos conduites individuelles, nous les vivons d’une
certaine manière à rebours sans avoir conscience des
mécanismes selon lesquels ils se déploient. Les individus
vivent au sein d’une communauté qui façonne
leur conscience sans qu’ils s’en rendent compte ; leur
volonté est commandée par leur appartenance à
une société, une culture d’origine, une totalité
nationale qui les englobe. A leur insu, une âme collective,
un inconscient social, oriente leurs actions et modèle leurs
pensées. Par l’exercice de la réflexion, nous
n’assurons pas notre souveraineté de sujet autonome,
mais nous trahissons notre identité (culturelle) au sens
où tous nos comportements sont des pratiques sociales dont
le sujet véritable est la collectivité. Du fait de
cette prévalence du groupe sur l’individu, ce dernier
n’est qu’illusoirement maitre de lui-même. Au
lieu du « je pense », mieux vaudrait déclarer
« ça pense en moi », ma pensée n’étant
que la résultante d’un impensé, de forces ou
de structures dans lesquelles elle est inévitablement immergée.
Toute une partie de la sociologie a entrepris de montrer comment
les individus qui se croient autonomes et libres, sont en vérité
asservis dans leurs choix éthiques, politiques, culturels,
esthétiques, voire vestimentaires, par ce que Bourdieu appelle
des « habitus de classe », autrement dit par le milieu
familial et social d’où ils viennent. L’ «
habitus » est un système de dispositions intériorisées
qui orientent, à notre insu, nos comportements sociaux. Même
s’il ne constitue pas un formatage total de notre comportement,
en tant que déterminisme social il rend en grande partie
les individus aveugles aux véritables ressorts de leurs décisions,
de leurs gouts et de leurs préférences. Cet inconscient
de nos conduites collectives est l’équivalent en sociologie
de l’inconscient structural en ethnologie.
Les sciences dures elles-mêmes ont relayé le travail
de déconstruction initié par Nietzsche, Marx et Freud,
la biologie notamment qui peut servir à désillusionner
nos « idoles » modernes en les réduisant à
un produit purement matériel de notre cerveau ou à
un simple effet des nécessités de l’adaptation
de l’espèce humaine à son environnement historique.
De ce point de vue, notre amour pour la démocratie et les
droits de l’homme s’expliquerait en dernière
instance, non par un choix intellectuel noble et désintéressé,
mais par des raisons relevant d’un avatar de darwinisme social
que n’auraient pas renié Schopenhauer : pour que survive
l’espèce, nous avons plus intérêt à
la coopération et à l’harmonie qu’au conflit
et à la guerre. Nos idéaux les plus sacrés
ne seraient que des émanations, des sublimations résultant
d’un processus vital, d’un « vouloir-vivre »
aveugle et inconscient.
4 ) Psychanalyse et ethnologie, deux « contre-sciences
».
Affirmer que psychanalyse et ethnologie sont, en comparaison avec
les (autres) « sciences humaines », des « contre-sciences
» ne signifie pas qu’elles sont non scientifiques ou
antiscientifiques ; loin de là, précise Foucault,
car elles sont aussi « rationnelles » et « objectives
» que leurs homologues. Cela signifie que le label sciences
humaines, à la limite, ne leur convient pas dans la mesure
où dans ces deux sciences ce n’est pas du tout l’homme
qui est visé. Ce sont des « contre-sciences »
(humaines), justement parce que contrairement à certaines
de leurs consœurs elles ne font plus référence
au « concept d’homme » : elles cheminent à
« contre courant » vers leur « socle épistémologique
» (texte), c’à d. jusqu’aux ordres cachés
qui structurent la vie des hommes et conditionnent la possibilité
de sa connaissance. Elles « remontent vers ce qui en fomente
la positivité » (texte), autrement dit vers ce qui
en conditionne la scientificité, l’objectivité
et qui n’est rien d’autre que l’inconscient structural,
ces matrices à la fois discursives et historiques qui signent
la dissolution de l’homme.
B ) La linguistique, pas plus que la psychanalyse ou l’ethnologie,
ne parle de l’homme lui-même.
1 ) La linguistique vient « parcourir, animer, inquiéter,
tout le champ constitué des sciences humaines » (texte).
La linguistique est la science du langage envisagé
comme système de signes.
Foucault nous dit que la linguistique est « intriquée
avec » la psychanalyse et l’ethnologie. Lacan assurait
que « l’inconscient ne peut d’aucune façon
être abordé sans référence à la
linguistique » ; pour plusieurs raisons. En effet, ce qui
se dit dans l’inconscient n’est pas fait d’une
autre étoffe que celle du langage. Il existe une rhétorique
et une stylistique de l’inconscient : les processus de «
condensation » et de « déplacement » décrit
par Freud et à l’œuvre dans le refoulement, le
rêve ou le désir, sont assimilables à la métaphore
et à la métonymie. De plus le langage joue un rôle
fondamental en psychanalyse qui est une thérapie par la parole.
C’est la formulation en mots des contenus refoulés
qui permet de dénouer les conflits psychiques. La subjectivité
et ce qui la constitue - le désir - ne sont pour Lacan qu’un
effet de l’inconscient en tant que celui-ci « est structuré
comme un langage ». La célèbre expression signifie
que l’inconscient est structuré comme une langue positive
parlée (un langage) et non comme le langage. De fait «
ça parle » et ce que « ça » dit
est articulé en éléments susceptibles d’être
isolés comme des atomes discernables de langage, des signifiants
qui constituent un ordre symbolique qui préexiste au sujet
humain. Le symptôme a, comme les formations de l’inconscient,
« une structure qui est identique à la structure du
langage », « le symptôme est une métaphore
», déclare Lacan qui ajoute : « Si le symptôme
peut être lu, c’est parce qu’il est déjà
lui-même inscrit dans un procès d’écriture
». Les moyens de la cure analytique, ceux de la parole, lui
sont homologues, ce qui explique leur efficacité. Par la
primauté accordée à la structure, Lacan est
donc dans une certaine mesure un structuraliste.
La linguistique concerne aussi l’ethnologie qui étudie
les faits culturels ( les comportements sociaux de l’homme),
et parmi ceux-ci le fonctionnement et l’évolution des
langues. La linguistique est la clé de toutes les sciences
humaines dans la mesure où tout ce qui relève de l’homme
passe par le langage qui est selon Lévi-Strauss « le
fait culturel par excellence », à la fois un produit
et une partie de la culture. De nombreux travaux de linguistes et
de psychologues - ceux particulièrement de Jean Piaget sur
le langage enfantin - ont montré comment le sujet est constitué
par le langage, comment notre représentation du monde, nos
idées, nos valeurs et même nos perceptions dépendent
de l’articulation de notre langage et des distinctions de
notre vocabulaire : un français par exemple, ne disposant
que du seul mot « chameau » a quelque difficulté
à décrire et reconnaitre les six mille catégories
de chameaux que discerne la langue arabe. Mais, avant tout le structuralisme
est né avec la linguistique : il a d’abord désigné
une méthodologie élaborée par Ferdinand de
Saussure au début du XX ème siècle, reprise
ensuite par les grands linguistes du monde entier comme Jacobson
ou Benveniste par exemple. La langue, pour Saussure, est un système
de signes articulés ( les mots) et solidaires, c’à
d. interdépendants ( on peut constater le caractère
circulaire de la signification des termes en consultant un dictionnaire).
A partir de la linguistique la méthode structurale s’est
communiquée aux autres sciences humaines, ses concepts se
sont propagés à l’ethnologie. Par suite, Lévi-Strauss
juge que le phénomène culturel est là encore
structuré comme un langage : « On peut aussi traiter
le langage comme condition de la culture… dans la mesure où
cette dernière possède une architecture similaire
à celle du langage. L’une et l’autre s’édifient
au moyen d’oppositions et de corrélations, autrement
dit, de relations logiques ». « Toute culture peut être
considérée comme un ensemble de systèmes symboliques
» ; « Le langage est la plus parfaite de toutes les
manifestations d’ordre culturel et si nous voulons comprendre
ce que c’est que l’art, la religion, le droit, peut
être même la cuisine ou les règles de la politesse,
il faut les concevoir comme des codes formés par l’articulation
de signes, sur le modèle de la communication linguistique
» (Anthropologie structurale).
2 ) La linguistique non plus ne parle pas de l’homme.
L‘homme nait dans une société déjà
donnée. Nécessairement il loge sa parole et sa pensée
à l’intérieur d’un langage qui s’est
formé sans lui et qui échappe à son pouvoir.
Quand « je » parle, mon discours est à ce point
tributaire de ce que je fus, d’un inconscient individuel et
collectif, du langage social, de règles et de contraintes
multiples, qu’il n’est pas en fait réellement
mon discours, mais celui d’un quelque chose d’absent
qui le gouverne, celui d’un « invisible visible »,
pour reprendre une formule employée par Foucault dans la
Naissance de la clinique.
La linguistique révèle surtout que chaque langue
est régie par des lois que nous ignorons dans notre pratique
quotidienne ( des structures inconscientes) et qui pourtant sont
à l’œuvre quand nous parlons. Comme la psychanalyse
et l’ethnologie, la linguistique n’a pas pour objet
l’homme, mais les structures impersonnelles et anonymes qui
le déterminent inconsciemment. On comprend pourquoi Foucault
la range aussi dans les « contre-sciences ». Pour le
structuralisme, le sens de ce que font les hommes doit être
recherché moins dans ce qu’ils disent que dans ce qu’ils
dissimulent, moins dans ce qu’expriment les mots que dans
ce qu’ils cachent. Avec l’approche structurale le sens
n’est plus lié à la conscience ; les significations
sont désormais à dénicher dans le « il
» de la linguistique, comme dans le « ça »
de la psychanalyse et non dans le « je », le «
moi », autrement dit le sujet censé être transparent
à soi et en position de maitrise par sa raison. En d’autres
termes, je suis pensé, je suis parlé, je suis agi
car je suis traversé par des structures qui me préexistent
et dont je n’ai pas conscience. C’est ce que Foucault
appelle dans son œuvre un « arrière fond de pensée
anonyme » ou « du savoir sans sujet ». «
Le sujet a explosé. C’est la découverte du il
y a. Il y a un on », écrit-il. Cette « pensée
anonyme », cet « il y a », ce « on »,
désignent un inconscient structural, des structures (psychologiques,
sociales, linguistiques…) inconscientes qui m’habitent
à mon insu.
Foucault déclarait : « A toutes les époques,
la façon dont les gens réfléchissent, écrivent,
jugent, parlent - jusque dans la rue, les conversations et les écrits
les plus quotidiens - et même la façon dont les gens
éprouvent les choses, dont leur sensibilité réagit,
toute leur conduite est commandée par une structure théorique,
un système. » (Dits et écrits, t.1, p. 515).
C ) La découverte d’un inconscient de la science
par M. Foucault.
L’enjeu des recherches de Foucault est de formuler, comme
il le dit lui-même, le « diagnostic de ce qui secrètement
nous agit ». Il n’a d’autre ambition que de «
rendre visible ce qui n’est invisible que d’être
trop à la surface des choses ». De fait, il a mis au
jour une nouvelle forme d’inconscient qu’il a baptisé
épistémè.
Les mots et les choses ont pour sous-titre : « une archéologie
des sciences humaines ». Cette archéologie se propose
de régresser dans le sous-sol épistémique des
sciences humaines, c’à d. de révéler
les « structures logiques » qui rendent possibles les
différents énoncés de ces sciences ( leurs
objets, sujets, concepts), de faire apparaitre les règles
de construction de ces savoirs à une époque donnée.
Ainsi, lorsqu’on procède à une « archéologie
du savoir », lorsqu’on fouille dans ses soubassements
pour démonter les mécanismes d’un discours,
on s’aperçoit que toute science s’enracine dans
une « configuration épistémologique »,
un « champ épistémologique » qui l’a
rendue possible. Foucault nomme épistémè (
en grec, science, connaissance) cette structure, cette forme de
pensée, ce « système » qui est déjà
là et qui sous-tend, sans que nous en ayons conscience, la
façon de penser, de parler, d’écrire, de juger
d’une période historique. Canguilhem dira que c’est
un « sédiment idéologique » qui détermine
notre vision du monde. Cette épistémè n’est
donc pas la même selon les époques
et selon les sociétés, mais elle est nécessairement
et universellement présente. Il s’agit d’un «
a priori historique », dit Foucault qui constitue la condition
de possibilité des savoirs d’une époque. L’épistémè
est une combinaison d’infrastructure, d’inconscient
et de transcendantal ( mais du transcendantal sans sujet ), c’est
le socle des représentations sur lesquelles se développent
nos analyses et jugements, un ensemble de contraintes secrètes,
spécifique à une période donnée et qui
délimitent, avant toute connaissance proprement dite, ce
qu’elle peut ou non penser et connaitre. Puisque ce sol premier
des savoirs se confond avec une plage historique particulière,
l’histoire des savoirs ne se déploie pas de façon
linéaire : Foucault est le penseur de la discontinuité
historique, de la rupture. Il repère trois épistémès
dans l‘histoire moderne : la Renaissance, l’âge
classique ( XVII ème et XVIII ème siècles)
et l’époque moderne ( à partir du XIX ème).
Pour chacune d’elles, il explore trois domaines du savoir
: le langage, le vivant et les richesses ( ce qu’on appellera
l’économie politique). L’épistémè,
c’à d. le cadre de pensée, la nappe discursive
qui les rend possibles, s’opère : à la Renaissance,
dans l’ordre de la « ressemblance » ; à
l’âge classique, dans l’ordre de la « représentation
» ; à l’époque moderne, dans l’ordre
de « l’histoire ». L’archéologie
foucaldienne prend donc bien délibérément en
charge les fêlures, les « mutations » épistémiques,
en découvrant, à l’œuvre notamment dans
la culture, le discontinu, c’à d. le fait qu’en
quelques années parfois, une culture cesse de penser comme
elle l’avait fait jusque là et que soudain : «
les choses ne sont plus perçues, décrites, énoncées,
caractérisées, classées et vues de la même
façon » (Les mots et les choses, p.229). Il s’agit
dans cette démarche de refluer d’un fait discursif
à un tissu de faits discursifs antérieurs qui tout
à la fois l’expliquent et le déterminent, de
mettre en évidence le passage de « l’histoire
naturelle » à la « biologie », de «
l’analyse des richesses » à « l’économie
», de la « réflexion sur le langage » à
la « philologie », de dégager en quoi et comment
le discours des sciences humaines s’articule sur un ensemble
d’autres discours qui a permis son avènement.
Sans entrer dans le détail, ce qui nous importe ici c’est
que « l’archéologie » tente de déterminer,
pour les savoirs d’une époque, un « élément
» (au sens où l’on parle d’élément
aquatique), le système des règles de construction
de ces savoirs comme si ces derniers étaient soutenus non
par une volonté consciente de rationalisation, mais par un
réseau anonyme de contraintes, de régularités
souterraines. Frédéric Gros dans son ouvrage Michel
Foucault ( PUF), remarque à juste titre que la parution en
1966 des Mots et les choses, ébranle l’histoire traditionnelle
des sciences. Celle-ci se présentait comme le récit
de la conquête, par un domaine de savoir, de sa scientificité
: l‘exposé, en ce qui concerne la biologie par ex.,
des différentes conceptions que les théoriciens, à
travers les âges, ont pu se faire de la vie, en mettant l’accent
sur les grandes découvertes d’illustres chercheurs
( Darwin, Mendel…) qui ont conduit progressivement à
une connaissance scientifique du vivant. Les investigations de Foucault
ne portent pas sur la question de la vérité scientifique
des savoirs, le progrès continu d’une connaissance
conquise par la raison ; loin de présenter l’histoire
des moments d’affirmation souveraine de la raison, il décèle
au contraire, par la notion d’épistémè,
un asservissement massif de la pensée à des systèmes
de règles, son assujettissement à un inconscient du
savoir. Les sciences qui sont ce que nous croyons le mieux posséder,
le mieux maitriser à l’intérieur de notre propre
pensée, que nous croyons habitées par notre conscience
la plus lucide, elles aussi obéissent à un inconscient
et cet inconscient de la science on peut le dépister de manière
probante à la fin du XVIII ème siècle, au moment
de la naissance des sciences humaines. Durant ces quelques années,
on a vu apparaitre un certain nombre de domaines scientifiques à
explorer : le langage avec la philologie, la vie avec la biologie,
le travail avec l’économie politique, à l’époque
même où Kant était en train de définir
la finitude de l’homme. Tous ces savoirs ont surgi dans un
ordre dispersé et pourtant parfaitement cohérent.
Kant ne connaissait rien à la philologie ni à l’économie
politique, et s’il connaissait les biologistes c’étaient
plutôt ceux du milieu du XVIII ème siècle que
ceux de son temps. Cuvier ne connaissait rigoureusement rien à
la philologie ni à l’économie politique. Ricardo
ne savait rien de la biologie, de la philologie et peu de choses
de la philosophie de cette fin de siècle. Or, quand on fait
l’analyse de ces phénomènes qui sont contemporains
et éparpillés, donc sans lien direct entre eux, on
s’aperçoit qu’ils obéissent à une
structure commune, à une même forme de pensée
qui a permis leur avènement. L’épistémè
que l’archéologie tente de divulguer, c’est le
système de ce qui rend en même temps possible des sciences
aussi différentes, la forme de ce qui est contemporain et
simultané sans être conscient l’un de l’autre.
Dans ces conditions, c’est bien à la disparition
du vieux sujet de connaissance qu’on assiste. Le sujet rationnel
( la Raison) se trouve destitué de ses pouvoirs de constitution
progressive des savoirs puisqu’il est contourné, en
quelque sorte doublé par des systèmes de contraintes
anonymes, inconscients, qui en profondeur gouvernent les savoirs
en prescrivant à la pensée des plis déterminés.
D ) L’homme, « une invention récente
». La mort de l’homme.
1 ) L’homme est « une invention récente
»
L’homme, contrairement à ce que nous apprend l’histoire
des idées et à ce que soutiennent les tenants de l’humanisme,
n’a pas été depuis les commencements de la réflexion
philosophique, le souci, le point de mire du savoir occidental.
Ce qui existait, avant le XIX ème siècle, à
l’âge grec, c’était les dieux, la nature,
le cosmos ; ce qui existait à l’époque classique,
c’était la vérité, les mathématiques,
l’ordre du monde, les êtres naturels, ce n’était
pas l’homme lui-même. Certes, reconnait Foucault, le
concept de « nature humaine » s’impose depuis
plusieurs siècles, mais son usage dans l’épistèmê
classique témoigne plutôt que « l’homme,
comme réalité épaisse et première, comme
objet difficile et sujet souverain de toute connaissance possible,
n’y a aucune place »(Les mots et les choses, p.323).
Et plus loin, on peut lire : « L’humanisme de la Renaissance,
le rationalisme des classiques ont bien pu donner une place privilégiée
aux humains dans l’ordre du monde, ils n’ont pu penser
l’homme »(p.329). Au XVII ème siècle,
assurément, l’homme était absent à l’intérieur
de la connaissance. Il était en quelque sorte circonscrit
de l’extérieur par tout un système de repères
et d’analyses : on étudiait les représentations,
l’imagination, le cœur, les passions, etc., mais l’homme
dans sa matérialité physique, avec son corps, son
sexe, ses déterminations historiques précises n’existait
pas. Il n’était là qu’à l’état
de représentation, il n’était jamais là
lui-même, ce qu’illustre symboliquement un tableau de
Vélasquez, Les Ménines, où on n’aperçoit
le roi et la reine d’Espagne que dans un petit miroir et que
Foucault interprète, au début des Mots et les choses,
comme l’indice même de l’absence de l’homme
dans l’épistémè classique. A la charnière
entre le XVIII ème et le XIX ème siècle, une
rupture épistémologique se produit : la naissance
de l’homme comme objet de savoir pour les sciences humaines.
L’être humain y est étudié en tant que
sujet : c’est un sujet vivant, un sujet parlant et un sujet
productif et chacun de ces sujets se voit objectivé dans
une science nouvelle. Le sujet vivant est objectivé en histoire
naturelle et en biologie, le sujet parlant est objectivé
en grammaire générale, en philologie et en linguistique,
le sujet travaillant est objectivé en économie politique
( science du travail et de la production). Selon Foucault, cette
« invention récente » de l’homme ( comme
objet de savoir) est suivie, deux siècles après, par
sa fin imminente.
2 ) La mort de l’homme.
Dans le Gai savoir,( aph. 125 et 343), Nietzsche proclame que «
Dieu est mort ». Par cette provocation il veut signifier «
que la foi dans le dieu chrétien est tombée en discrédit
», c’à d. que la croyance en Dieu est morte (
ou se meurt). Dans le sillage de ce meurtre de Dieu accompli par
l’homme, Foucault annonce la mort de l’homme lui-même,
autrement dit la dissolution du « concept d’homme ».
La « mort de l’homme » n’est donc pas bien
entendu, la disparition de l’espèce humaine, mais celle
d’une figure du savoir. Ce thème célèbre
est à comprendre comme une déconstruction de la notion
de sujet. Il y a en effet dans le structuralisme, ainsi que nous
l’avons mis en évidence plus haut, une volonté
de déconstruire une vieille et tenace figure de l’homme
léguée par l’humanisme occidental : le sujet
défini comme intériorité, conscience, identité,
unité du moi. Le mot sujet contient toujours l’idée
de quelque chose de sous-jacent, qui se tient au fond comme un support
(un substrat), ce que confirme la racine latine, sub-jectum : ce
qui est jeté sous. Le sujet ( par opposition à l’objet)
a fini par désigner l’homme en tant que support permanent
et unique de toutes ses représentations psychiques ( le moi,
le « je »). Le structuralisme dissout la notion de sujet,
vide le sujet de son intériorité. En démasquant
la structure cachée sous la surface, il ruine l’idée
de sujet autonome et raisonnable issue de la tradition cartésienne.
L’éternelle prétention du sujet à la
liberté et à l’originalité s ‘effondre
: nos conduites, même les plus spontanées ( le choix
d’une ou d’un partenaire) ou les plus spirituelles (
les rites et les croyances) apparaissent dictée par une structure
dont les règles nous échappent. A l’image de
Dieu chez Nietzsche, le sujet n’est qu’une illusion.
Comment, de fait, le sujet pourrait subsister si je suis plus parlé
par la langue que parlant la langue, plus pensé par des structures
mentales inconscientes que pensant de manière autonome ?
Je suis bien plutôt assujetti, c’à d. non pas
l’auteur mais le produit d’un système, non pas
la cause mais l’effet de la structure. « Où «
ça parle », l’homme n’existe plus »,
écrit Foucault qui, dans les traces d’Althusser, revendique
ainsi son antihumanisme (théorique) en s’opposant à
l’humanisme sartrien et à sa passion obsessionnelle
pour un sujet libre. L’homme en tant que tel disparait pour
être remplacé par ce qui, hors de lui, le constitue
dans son humanité : les structures et l’inconscient.
Comme « un visage de sable » qui s’estompe sous
l’assaut des vagues, l’homme est sur le point de s’effacer
en tant que figure épistémique. Telle est la conclusion
des Mots et les choses. Cette césure dans l’histoire
des sciences humaines serait le signe que nous entrons dans une
nouvelle épistémè.
3 ) Le paradoxe des sciences humaines.
En conséquence, on aboutit à un singulier paradoxe
: l’homme n’est pas le problème des sciences
de l’homme ! Tout au long du texte Foucault insiste : la psychanalyse
et l’ethnologie qui étayent et informent l’ensemble
des sciences humaines, n’ont pas le « souci… de
percer la profonde énigme, la part la plus secrète
de la nature humaine… elles n’approchent pas d’un
concept général de l’homme : à aucun
moment elles ne tendent à cerner ce qu’il pourrait
y avoir de spécifique, d’irréductible en lui,
d’uniformément valable partout où il est donné
à l’expérience. L‘idée d‘une
« anthropologie psychanalytique », l’idée
d’une « nature humaine » restituée par
l’ethnologie ne sont que des vœux pieux ». Les
sciences humaines qui nous avaient promis à leur naissance
de nous livrer la vérité de l’homme ne saisissent
pas un certain noyau qui serait propre à l’existence
humaine, mais des formes de pensées, des structures beaucoup
plus larges que l’homme qui ne sont pas maitrisées
par notre conscience et notre intelligence individuelles et auxquelles
nous sommes donc soumis. On parle de sciences humaines, en effet,
« non pas partout où il est question de l’homme
» (Les M. et les choses ; p. 376), mais partout où
on analyse des normes, des règles et des structures inconscientes
qui conditionnent les formes et les contenus de la conscience. Le
sujet est saisi comme un objet, comme le vecteur de règles
inconscientes. On assiste donc bien à une « dissolution
de l’homme », puisqu’un savoir sur l’homme
ne peut être produit qu’à la condition de s’éloigner
d’abord de lui, de faire le détour par ce qui - inconscient
ou structures - lui est extérieur (ses « limites extérieures
» dit le texte). Les sciences humaines, contrairement à
ce que leur nom pourrait laisser entendre, ne nous livrent pas l’essence
de l’homme, la définition des caractères fondamentaux
de l’homme qui lèverait le voile de son mystère.
Les sciences humaines, en se proposant l’homme comme champ
d’étude, finissent par se passer de lui ; mieux encore,
elles ne peuvent nous apprendre quelque chose sur lui qu’à
la condition de s’en débarrasser, de le « défaire
»(texte) pour porter son attention sur « la nervure
secrète » - comme disait joliment Foucault - tapie
dans les fondements de nos représentations, les forces et
les structures universelles soustraites à notre appréhension
consciente. Les « sciences humaines » ? Des mal nommées
en quelque sorte puisque leur appellation ne correspond pas à
ce qu’elles sont réellement. L’objet des sciences
de l’homme n’est pas l’homme en tant que sujet
mais sa sujétion à des « systèmes »
: par système il faut entendre, dit Foucault, « un
ensemble de relations qui se maintiennent, se transforment indépendamment
des choses qu’elles relient… Avant toute existence humaine,
avant toute pensée humaine, il y aurait déjà
un savoir, un système que nous découvrons ».
C’est ce « savoir sans sujet », ce réseau
fatal à l’intérieur duquel l’existence
se dissout, qui se trouve au cœur des sciences « humaines
» et non l’homme lui-même.
Cette dissolution de l’homme par le savoir même que
nous en prenons, marquerait un deuxième âge des sciences
de l’homme ; la « fin de l’homme » inaugurerait
leur véritable entrée dans la science, l’âge
de leur maturité scientifique, de leur positivité.
Patrick DENEPOUX, professeur de Philosophie au lycée français
de Tananarive.
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