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Origine : http://www.conflits.org/index17386.html
A propos de : Veyne P., Foucault. Sa pensée, sa personne, Paris,
Albin Michel, 2008, 215 p.
Artières P., Potte-Bonneville M., D’après Foucault,
Paris, Les Prairies ordinaires, 2007, 375 p.
Revue Cultures & Conflits 72 | Frontières et logiques de passage
* 1 . Voir Foucault M., L’Ordre du discours, Paris, Gallimard,
1986, p. 7 et suivantes.
1A en croire ses propres mots, Foucault rêverait de disparaître
et de ne plus faire office que de point absent d’un discours
qui puisse se passer de lui et le laisser hors-champ 1. Si tout
discours, et éminemment un discours de professeur au Collège
de France, est en effet un discours de pouvoir, on comprend que
la position critique soit contrainte de tendre vers l’anonymat,
nom transitoire de la disparition. Disparaître, se laisser
traverser par le discours, et non l’investir d’un pouvoir,
en faire le lieu de la critique sans en faire le lieu d’un
nouvel ordre, voilà le but idéal, au sens fort (il
est régulateur et non atteignable en tant que tel), vers
lequel tend dans la pratique la critique foucaldienne. En quoi consiste-t-elle
? Refuser les discours qui utilisent des essences universelles comme
principes régulateurs. Refuser l’insistance du pouvoir
qu’ils représentent. Les contourner pour en extirper
la position archéologique, l’implicite normativité
qu’ils véhiculent et construisent tout à la
fois. Contre eux, privilégier le « spécifique
», ce qui dans un endroit donné se réalise et
touche les acteurs qui y prennent part, et qui n’est pas à
penser en référence à un système d’interprétation
préétabli, autrement dit une norme, ou des universaux,
mais au contraire comme l’inédit qui ne s’y laisse
pas réduire.
2Pourtant, il est bien impossible au moment d’ouvrir le dossier
Foucault de taire l’homme. Bien au contraire, l’homme
agissant, combattant, loquace même, ne cesse d’apparaître
dans les mémoires et les imaginations. Si bien que l’on
découvre très vite un hiatus dans l’approche
(de l’œuvre) de Foucault que l’on pourrait énoncer
abruptement ainsi : comment étudier Foucault sans parler
de Foucault ? Avec Foucault, en effet, il faut toujours faire l’exercice
de savoir ce que l’on fait de la « boîte à
outils ». Lire Foucault, c’est à chaque fois,
par et à travers le geste même de la lecture, être
confronté à une exigence de repositionnement et de
remise en question de ses pratiques universitaires, militantes,
érudites, ou tout simplement privées. Le texte de
Foucault ne laisse jamais en repos : il appelle à se fondre
en lui dans le même temps qu’il réclame pour
son propre compte le statut de coup d’essai, de tentative.
Discours de maître qui s’en dédit…
* 2 . Baudrillard J., Oublier Foucault, Paris, Ed. Galilée,
coll. « L’espace critique », 1977, (...)
* 3 . L’expression se trouve dans : Potte-Bonneville M., in
D’après Foucault, Paris, Les Prairies (...)
3Aspect notable que Baudrillard a pu prendre en grippe, et dont
il réclamait le dépassement (à la mode hégélienne),
autrement dit, l’oubli après assimilation 2. Si Foucault
parle si bien du pouvoir et des discours de pouvoir, comment ne
pas, en toute légitimité, s’inquiéter
du sien ? L’inquiétude certes, pour le lecteur de Foucault,
ne saurait être celle de l’institution, celle que Mathieu
Potte-Bonneville nomme si bien « la sagesse soucieuse des
magistrats 3 ». C’est une inquiétude d’usager
: que faire de Foucault ? Réceptionner l’œuvre
de Foucault est inséparable du geste qui le récupère,
et ce en un sens éminent : comment envisager le commerce
et le débat autour d’un penseur qui s’est acharné
à ne pas constituer sa pensée en école, à
privilégier le « spécifique » à
l’universel, à exposer des pistes et des méthodes
plutôt que des résultats ou des thèses sonnantes
et trébuchantes ? La question n’est pas triviale :
il s’agit de savoir ce que l’on peut faire de, aussi
bien qu’avec Foucault. Ou encore, qu’est-ce qu’un
auteur, ou un acteur, « foucaldien » ? Deux ouvrages
et trois auteurs s’engagent dans une réponse.
* 4 . Veyne P., Foucault. Sa pensée, sa personne, Paris,
Albin Michel, 2008, 215 p. ; Artières P., (...)
* 5 . C’est en effet ainsi que l’auteur avait pensé
primitivement intituler l’ouvrage : « Le (...)
4Parmi les publications récentes touchant au foucaldisme,
deux livres partagent une communauté et une divergence de
perspective fécondes. Foucault. Sa pensée, sa personne,
de Paul Veyne, ainsi que D’après Foucault, recueil
d’études et allocutions réécrites pour
l’occasion par Philippe Artières et Mathieu Potte-Bonneville
4. Le premier de ces ouvrages touche par de multiples côtés
au genre de l’éloge funèbre à un ami.
Paul Veyne cherche à redonner un souffle vivant à
la pensée de Foucault en se servant à la fois des
textes et du personnage lui-même, deux sujets qu’il
connaît bien, pour avoir été lecteur aussi bien
qu’ami de l’intéressé. Le ton y prend
souvent l’allure d’un plaidoyer en faveur du «
samouraï 5 », ce « mince, élégant
et tranchant personnage ». Voulant renverser les idées
reçues sur son ami, il s’attache à lui restituer
sa « spécificité » propre, face à
tous les « universalismes » qui ont pu vouloir refaire
un Foucault à leur convenance, avance-t-il. Le second ouvrage
tranche quant à lui d’emblée le problème
de l’héritage, ou plutôt, il fait de l’héritage
son noyau : « Nous n’avons pas connu Foucault »,
proclament dès la première page de cet ouvrage non
dédicacé les deux co-auteurs. Alternant perspectives
historique et philosophique, Philippe Artières et Mathieu
Potte-Bonneville manipulent sans cesse les objets de la critique
foucaldienne pour en extraire soit de nouvelles interprétations,
soit des pistes nouvelles dans le champ politique ou érudit.
D’un côté donc, Paul Veyne s’attache à
restituer une pensée, et de l’autre, Artières
et Potte-Bonneville s’attachent à discuter un héritage
et à le bousculer en s’en servant copieusement, non
sans le faire savoir.
* 6 . Comme M. Potte-Bonneville le montre p. 232 à propos
de la rencontre, sur le terrain du droit, (...)
* 7 . Le Groupe d’information sur les prisons (GIP), que Michel
Foucault, de concert avec Jean-Marie (...)
* 8 . La comparaison est fréquente, comme c’est le
cas dans les chapitres « Enseigner », « (...)
* 9 . In « Enseigner ».
* 10 . In « Ethique ».
* 11 . Ce sont les trois parties qui divisent l’ouvrage. Elles
comportent respectivement 7, 6 et 2 (...)
5Y aurait-il un éternel paradoxe à être disciple
de Michel Foucault ? La question taraude explicitement Artières
et Potte-Bonneville : comment être les continuateurs d’un
maître évasif, presque sournois, en tout cas ironique
? C'est sans doute ce problème qui a conduit les auteurs
à mêler aux concepts l'histoire, aux préceptes
les exemples. Cette alternance entre des articles à tendance
historique et d’autres à tendance conceptuelle permet
aux deux auteurs d’indiquer divers « points de problématisation
6 » qui s’attachent à relier les pratiques et
les concepts foucaldiens dans un dialogue permanent. Philippe Artières,
dirigeant du centre Michel Foucault où sont conservés
la plupart des documents relatifs à la vie et au travail
du philosophe, fait en effet ici œuvre d’historien et
d’archiviste : de multiples monographies centrées sur
les activités du GIP 7, ainsi que de nombreuses analyses
d’anthropologie de l’écriture basées sur
les thèses de Foucault, ou encore des comptes rendus d’exploitation
des archives du centre Michel Foucault (la prise de parole chez
Foucault, analyse de l’évolution du travail de Foucault
après son passage par l’archive, etc.) forment les
diverses parties de sa contribution. Les interventions de Mathieu
Potte-Bonneville relèvent quant à elles d’un
registre plus conceptuel et « philosophique », puisque
l’auteur s’attache par exemple à éclairer
les concepts foucaldiens par des concepts deleuziens 8, à
dégager la notion de droit chez Foucault des notions philosophiques
classiques (problème de la norme et problème du fondement),
ou encore à rapporter les notions de « souci de soi
» tant aux problématiques stoïciennes antiques
9 qu’aux questions d’éthique de la modernité
telles qu’elles sont abordées aujourd’hui par
Taylor ou Rancière 10. Par là, les auteurs entendent
faire acte de « reprise ». Reprise de ce qui est identifié
comme les « gestes », « luttes » et «
programmes » 11 de Foucault.
6L’introduction (seul texte cosigné de l’ouvrage)
présente dans un style vif et alerte les enjeux du livre
: porter aussi loin que possible les armes de la critique spécifique.
S’il faut reprendre Foucault, c’est que son travail
est précisément un travail qui se joue au corps à
corps avec les événements, qui est incessamment modifié
par eux, en ce sens que les pensées à prétention
universelle cachent bien plus des dispositifs de pouvoirs et de
coercition que d’hypothétiques puissances de vérités,
axiome méthodique foucaldien que les auteurs prennent à
leur compte. C’est pourquoi l’ouvrage résonne
toujours de la bataille qui se joue derrière les textes.
A un concept succède toujours une action : le récit
d’une prise de parole, d’une lutte, de la rédaction
d’un manifeste, d’un soulèvement pénitentiaire,
ou d’une organisation de lutte contre le SIDA. La critique
foucaldienne doit être une critique en prise avec le moment,
réorganisable et fluide, convoquée par l’histoire
et non en retrait sur elle. C’est pourquoi l’histoire
répond à la philosophie, l’événement
appelant la critique, c’est-à-dire les armes pour l’action,
ce dont les auteurs ne se cachent pas. Les chapitres les plus solides
conceptuellement décrivent sous de multiples angles les implications
de la démarche critique. Comment la nécessité
du diagnostic conduit au corps, à la déprise, mais,
comme par contrecoup, dans le parcours de Foucault, aussi au «
souci de soi ». Ces chapitres repèrent un parcours,
ce que les auteurs appellent, non sans raison, des « gestes
». Le geste foucaldien ressort à plusieurs catégories
cohérentes de manière interne aussi bien qu’entre
elles. Il y a le « geste philosophique », celui par
lequel Foucault demeure un continuateur d’une longue tradition
qui se reconnaît sous ce terme. Mathieu Potte-Bonneville l’identifie
à une nouvelle expérience du stoïcisme. Celle-ci
relève, comme l’antique, de la discipline et de l’ascèse.
Comme le stoïcien (qui rejoint en cela le sceptique), Foucault
commence par suspendre son jugement. Or, cet exercice est aussi
bien érudit que pratique : c’est une méthode
de recherche qui contient les bases d’une disposition ascétique
et d’une « vision du monde » (Weltanschauung)
telle que la philosophie les affectionne. Le stoïcien antique
y cherchait l’ataraxie. Foucault, lui, y a trouvé,
selon Potte-Bonneville, la place pour un nouveau rapport à
soi : la déprise. Si en effet la critique des rapports de
pouvoir se veut radicale, elle doit faire l’épreuve
d’un détachement ; c’est ce que Veyne nomme la
« sortie du bocal », le bocal figurant le monde où
circulent les vérités et les hommes. Ce geste philosophique
est solidaire d’une position et d’un geste politiques
: aucune vérité ne gouverne en tant que telle, mais
seulement des effets de vérités, c’est-à-dire
de pouvoir. C’est là que se cachent les « universalismes
», ces machines intégratrices qui broient sous leur
poids le monde de la vie, autre manière de nommer ce «
spécifique » dont parlent aussi bien Veyne qu’Artières
et Potte-Bonneville. Par conséquent, le plus sage est d’inventer,
de recourir à de nouvelles formes de luttes, puisque la politique
n’est qu’un champ de bataille, celui des rapports de
pouvoir, que les dispositifs de savoir appuient. Ces conclusions
sont abondamment illustrées dans l’ouvrage. Ainsi,
la seconde partie, consacrée aux « luttes »,
fait-elle la part belle aux soulèvements de prisonniers et
à la manière de les penser comme luttes d’«
usagers », ou encore aux récits relatifs à l’association
AIDES, fondée par Daniel Defert. Les chroniques sont toujours
précises et documentées, et permettent à la
pensée théorique de s’incarner dans des modalités
pratiques. Les mots d’ordre des auteurs en cette matière
sont : écoute, inventivité, création. Pour
eux, Foucault est celui qui a appris à faire voir ce qui
est train de se passer, à ne pas considérer les événements
comme des manifestations de structures ou de concepts bien connus.
L’événement est ce qui doit déranger
la pensée et lui apporter sa vie.
* 12 . Les échos sont nombreux dans l’ouvrage. Ainsi
des chapitres « Editer » et « Ecritures »,
(...)
7Telle est la manière de reprendre l’héritage
foucaldien qu’Artières et Potte-Bonneville jugent «
fidèle ». La fidélité ici doit s’entendre
comme cette probité qui appelle le commentaire, l’interrogation
et l’invention, par opposition à la répétition
scolastique ou académique. C’est en ce sens que Foucault
est un maître stoïcien aux yeux de Potte-Bonneville :
il apprend par son geste critique même, en place d’enseigner
des thèses toutes faites. Certes, dira-t-on. Cependant, pourquoi
avoir alors toujours besoin de Foucault ? Pourquoi sans cesse revenir
sur les thèmes de Foucault et, finalement, sur les thèses
de Foucault, c’est-à-dire ses conclusions critiques
? Une conclusion critique est par définition provisoire ;
dès lors, que penser des nombreuses répétitions
du livre 12 ? On ne saurait accuser les deux auteurs de tomber dans
le dogmatisme. Toutefois, il est frappant de remarquer combien les
exemples qui soutiennent la réflexion sont peu nombreux et
répétitifs. La biographie de Michel Foucault fournit
déjà à elle seule une batterie de prises de
position que les chroniqueurs réutilisent sans modération
tout au long de l’ouvrage. Sans que cela puisse remettre en
cause la valeur intrinsèque de ces exemples (le GIP, l’affaire
Croissant, les écrits de prisonniers, les ouvrages de Foucault,
etc.), il faut bien avouer que l’ennui guette parfois le lecteur.
Ennui qui touche à l’embarras à mesure que la
répétition des mêmes exemples soutient de plus
en plus difficilement l’éloge de l’événement
entendu comme surgissement de nouveauté dans le réel.
A répéter, même sous des points de vue décalés,
le schéma critique de la généalogie et de la
spécificité, on finit par essouffler les concepts
et risquer le registre hagiographique. N’y a-t-il pas ici
comme un écueil de l’incarnation ? Puisque le discours
critique doit se fondre dans les objets qu’il prend (voilà
le rôle de la reconnaissance de la spécificité),
et non subsumer des faits sous des catégories plus générales
(voilà ce qui prend les noms d’universaux), il peut
finir par tourner sur lui-même comme une spirale sans fin,
et ériger cette attitude en nouveau système d’interprétation
tout aussi universalisant que les schémas qu’il dénonce.
C’est bien là que se noue en dernière instance
le paradoxe du discours du maître.
* 13 . Veyne P., op. cit., p. 15.
8Du côté de Paul Veyne, l’hagiographie est évitée
d’emblée par la forme même de l’ouvrage
: centré à ce point sur le personnage que la ligne
de force qui traverse le texte tend à s’en défaire.
On joue la carte d’une écriture provocante et amusée
à laquelle les divers ouvrages de l’historien de l’antiquité
gréco-romaine nous ont habitués. Foucault est ici
un ami, et la personne doit éclairer la pensée. C’est
pourquoi il faudrait une étrange perversité pour que
le texte se fasse épopée sainte (ce qu’Artières
et Potte-Bonneville n’évitent pas toujours) : le sujet
en est trop proche pour cela. Diverses remarques discrètement
(ou parfois plus massivement) distillées touchant à
la vie privée de l’homme Foucault cherchent à
dessiner les contours du style Foucault. Une amicale tendresse enveloppe
les pages d’une atmosphère intimiste, et il s’en
faudrait de peu que le lecteur ne se sente transporté dans
le monde de Diogène Laërce, dont les Vies et sentences
des philosophes illustres résonnent du même entrain,
celui de la joie de la vie philosophique. Que l’on ne se trompe
pourtant pas : Veyne ne quitte jamais son cheval de bataille, et
la douceur n’empêche pas la vigueur. A travers onze
chapitres, l’auteur se donne pour objectif de dissiper tous
les malentendus auxquels l’œuvre de Foucault a donné
lieu, tant parmi les héritiers que les contempteurs. C’est
que « Foucault n’a jamais exposé de pied en cap
sa doctrine, il a laissé à ses commentateurs cette
tâche redoutable 13 » .Veyne se charge donc de restaurer
la pensée de son ami, de la même manière, selon
lui, que Foucault aimait à restaurer tous les systèmes
de pensée du passé. Il n’est pas ici directement
question de reprendre un héritage ou de se déclarer
« passeur » d’une œuvre d’avenir. L’enjeu
est une certaine précision scientifique jamais trop appuyée,
mais abondamment illustrée, tant par des citations que des
exemples, sans compter les formules savoureuses. Il s’agit
avant tout d’éclairer ce que l’auteur nomme le
scepticisme ou encore « perspectivisme » de Foucault.
Comme le titre l’indique, c’est en fait une vie pensante
qui se déroule sous nos yeux, une vie pensante dont Veyne
se fait le connivent doxographe.
* 14 . Ibid., p. 71.
* 15 . Ibid., p. 112.
* 16 . Heidegger M., Vom Wesen der Wahrheit, Francfort, Ed. Klostermann,
1954, p. 22 : « Ce que (...)
* 17 . Veyne P., op. cit., p. 158.
9Les cinq premiers chapitres développent les bases de la
méthode critique foucaldienne. Recherche de « l’ultime
différence individuelle », critique des universaux,
scepticisme méthodologique et vérité du scepticisme,
ce chiasme axiomatique selon lequel la seule vérité
stable s’énonce ainsi : toute vérité
est devenue, et n’est qu’un discours de vérité.
Ce que Paul Veyne explique plaisamment : en critiquant toute la
« boutique des vérités » (c’est-à-dire
les suites de vérités de l’histoire humaine),
Foucault ne ruine pas la vérité, mais en assure une
seule, la vérité critique, au prix de la ruine de
toutes les autres, celles qui prétendent à la légitimité.
« Constater que les éléments d’un bilan,
considérés un par un, sont ruineux, comme le fait
Foucault, ne ruine pas ce sombre bilan lui-même ; bien au
contraire, cela le confirme, le bilan et la boutique étant
deux choses différentes, et ce bilan étant ruineux,
à n’en pas douter 14. » Ou encore, « un
bilan ruineux ne s’emporte pas lui-même, le doute ne
s’emporte pas lui-même 15 ». Manière théorique
de répondre au paradoxe du maître, mais pas encore
pratique : en asseyant intellectuellement le scepticisme de Foucault,
Veyne ne prend plus en compte le problème proprement corporel,
pratique, indécollable de soi, du discours ; problème
dont Artières et Potte-Bonneville rendent très bien
compte, tant et si bien qu’ils s’en trouvent empêtrés,
pourrait-on dire, c’est-à-dire contraints à
la répétition. Le sixième chapitre continue
le développement spéculatif de ce thème sous
l’égide de l’essence de la vérité
heideggérienne critiquée par Foucault. Si pour Heidegger
la non-vérité est une errance, c’est que toutes
nos vérités sont des vérités de surface
et que l’essence de la vérité nous est occultée.
Par conséquent, toutes nos vérités ne sont
que des discours superficiels 16. Dès lors, il s’agit
de questionner « l’essence de la vérité
» elle-même. A l’inverse, pour Foucault, le bilan
tragique doit laisser place à un travail critique positif,
et non à une méditation sur l’essence de la
vérité et le destin historial du Dasein. C’est
pourquoi Veyne montre par la suite que le bilan sceptique ruineux
de Foucault est précisément sa gloire. Veyne voit
en Foucault et sa démarche le mouvement d’entière
acceptation du vide de nos certitudes qui conduit, par un travail
sur soi, à un amour renouvelé de ce que recèle
le réel, à une passion de la positivité, qui
ne se sépare pas de la lutte face à l’intolérable
du moment présent. Voilà le « perspectivisme
». Ainsi Veyne signale-t-il : « Il n’y a pas de
problèmes qui traversent les siècles, l’éternel
retour est aussi un éternel départ (il aimait ces
mots de René Char) 17 ». C’est ce que, de leur
côté, Artières et Potte-Bonneville thématisent
avec précision comme la pensée engagée spécifique
de Foucault, dont la particularité est de refuser la généralisation
pour toujours préférer la chronique du temps présent.
Deux thèmes différents, le scepticisme et l’engagement,
qui se répondent avec bonheur d’un livre à l’autre.
* 18 Les exemples abondent dans lesquels les anecdotes communes
sont prises comme un éclairage (...)
10Le livre commémoratif et combatif de Veyne transporte
le lecteur dans l’intérieur même de la personne
de Foucault. Parfois si près qu’il en devient difficile
de faire la part des choses entre le vécu personnel de l’auteur
avec son ami et les thèses développées. Ne
dit-on pas que la biographie du philosophe est ce qu’il faudrait
occulter pour mieux comprendre ? Paul Veyne montre justement que
la biographie et la vie de Michel Foucault se mêlent profondément
à sa pensée, comme ses textes sont un écho
de ses expériences vitales profondes aussi bien que communes
18. Combien la pensée de Michel Foucault est une pensée
du présent qui se laisse convoquer par ce qu’il y a
à faire, avant tout choix effectué a priori. L’universel
doit se noyer dans l’histoire : les décisions ne se
prennent pas sous les rassurantes auspices de vérités
jugées éternelles. C’est sans doute aussi ce
qu’Artières et Potte-Bonneville ont voulu montrer à
travers leurs textes passionnés, commentant avec une grande
implication le thème de la vie philosophique de Foucault,
au sens pleinement classique : vivre la pensée. C’est
aussi pourquoi aborder Michel Foucault conduit toujours à
une remise en cause de son geste de lecteur ou de locuteur, puisque
son ethos de magister est telle qu’elle a le pouvoir d’envoyer
loin d’elle son élève. On peut y voir une ligne
de crête, qui fera toujours du sceptique un être à
la fois inimitable et dont les gestes appellent pourtant une authentique
imitation, pour peu que l’on attache quelque prix à
son enseignement. Sur cette délicate ligne de crête,
Veyne a choisi l’amitié, Artières et Potte-Bonneville
la transmission. Au lecteur d’en faire bon usage.
Notes
1Voir Foucault M., L’Ordre du discours, Paris, Gallimard,
1986, p7 et suivantes.
2Baudrillard J., Oublier Foucault, Paris, EdGalilée, coll«
L’espace critique », 1977, pp9-12.
3L’expression se trouve dans : Potte-Bonneville M., in D’après
Foucault, Paris, Les Prairies ordinaires, 2007, p224.
4Veyne P., FoucaultSa pensée, sa personne, Paris, Albin
Michel, 2008, 215 p; Artières P., Potte-Bonneville M., opcit.
5C’est en effet ainsi que l’auteur avait pensé
primitivement intituler l’ouvrage : « Le samouraï
et le poisson rouge », comme il est dit p11.
6Comme MPotte-Bonneville le montre p232 à propos de la rencontre,
sur le terrain du droit, de la rationalité juridique et de
la rationalité normative, autrement dit, des exigences de
fondement de jure et des exigences pratiques de la « gouvernementalité
».
7Le Groupe d’information sur les prisons (GIP), que Michel
Foucault, de concert avec Jean-Marie Domenach, Pierre Vidal-Naquet
et d’autres, fonde en février 1971Il s'agissait de
soutenir des révoltes de prisonniers visant les conditions
de l’emprisonnement, et non la dénonciation pure et
simple de la prison comme répression.
8La comparaison est fréquente, comme c’est le cas
dans les chapitres « Enseigner », « Disparaître
», « Contrôle ».
9In « Enseigner ».
10In « Ethique ».
11Ce sont les trois parties qui divisent l’ouvrageElles comportent
respectivement 7, 6 et 2 chapitres.
12Les échos sont nombreux dans l’ouvrageAinsi des
chapitres « Editer » et « Ecritures », ou
encore « Usages et soulèvements », sans compter
la récurrence des thèmes et des formulations rhétoriques,
qui s’expliquent aussi sans doute par les provenances diverses
des textes.
13Veyne P., opcit., p15
14Ibid., p71.
15Ibid., p112.
16Heidegger M., Vom Wesen der Wahrheit, Francfort, EdKlostermann,
1954, p22 : « Ce que l’on est habitué à
reconnaître, couramment aussi bien qu’en philosophie,
comme erreur, la non-justesse (Unrichtigkeit) du jugement et la
fausseté des connaissances, n’est que la sagesse superficielle
de l’errance/erreur (Irrtum) »Notre traduction.
17Veyne P., opcit., p158.
18 Les exemples abondent dans lesquels les anecdotes communes sont
prises comme un éclairage pertinent d’un texte, d’une
thèse ou d’une attitude théoriqueEt cela motive
assurément la lecture.
Pour citer cet article
Référence électronique
Rémi GUITTET, « Chronique bibliographique. Lectures
et usages de Foucault », Cultures & Conflits, 72, hiver
2008, [En ligne], mis en ligne le 19 mai 2009. URL : http://www.conflits.org/index17386.html.
Auteur
Rémi GUITTET
Rémi Guittet est élève à l’Ecole
normale supérieure de Paris et lecteur à l’université
de Leipzig où il tient un séminaire d’histoire
culturelle. Il poursuit par ailleurs ses études en philosophie
antique et politique à l'université Paris-I.
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