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Origine : http://revues.mshparisnord.org/appareil/index.php?id=913
Résumé
Foucault analyse l’épistémè classique
(la représentation) à partir de deux peintures : Les
Ménines de Vélazquez (Les Mots et les Choses) et Le
Bar des Folies Bergères de Manet (Conférence de Tunis).
La place du spectateur semble être la grande question, comme
si la question du sujet était la même question. Mais,
il y a une confusion, toute métaphysique : le sujet n’est
pas le spectateur (point de vue) mais le point de fuite qu’en
anglais on traduit judicieusement par vanishing point. Lequel se
trouve en face du point de vue et n’est rien d’autre
que le point de fuite. Pour approcher la question de la subjectivation,
nous devons décrire l’appareil perspectif.
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1 J’ai commencé la lecture de Foucault avec Histoire
de la folie à l’âge classique dès sa parution
en 1972, dans des conditions idéales puisque j’étais
enfermé dans la cour d’une caserne française
afin d’y accomplir mon service militaire. Et les heures vides
étant plus importantes que les exercices militaires, j’eus
l’occasion de remplir deux cahiers de notes. Puis de retour
à la vie civile, enseignant la philosophie dans une École
normale, lieu de formation des instituteurs, je me jetais dans Surveiller
et punir (1975). Or ces écoles pourraient passer pour des
couvents catholiques du fait de leur architecture et parce que la
discipline des corps et les valeurs morales imposées font
de ces lieux dédiés à la laïcité
(séparation de l’Église et de l’État,
1905) le verso de ce qu’elles sont censées combattre
(la religion). Par ailleurs, j’habitais à quelques
dizaines de kilomètres de la ferme où avait vécu
la famille Rivière, lieu du crime perpétré
par Pierre Rivière sur sa mère, sa sœur, son
frère. Le film de René Allio, réalisé
à partir des recherches de Foucault et de son équipe
du Collège de France, sorti sur les écrans en 1976
eut un succès considérable dans cette région
du bocage normand. C’est probablement au cours de ses déplacements
à Caen, en particulier aux Archives départementales,
que Foucault découvrit la prison de Beaulieu où fut
interné Pierre Rivière. Or cette prison a la particularité
architecturale d’être construite selon le principe du
panopticon cher à Bentham, dispositif qui aura tant d’importance
dans Surveiller et punir.
21.
3On sait que la notion de dispositif, reprise dernièrement
par Agamben (Qu’est-ce qu’un dispositif ?, 2007) permet
de synthétiser des séries discursives hétérogènes.
En l’occurrence la série du savoir (les sciences humaines
d’observation : psychiatrie, médecine, psychologie,
etc.) et la série du pouvoir (agir sur les corps par l’enfermement
afin d’influencer les âmes). M’intéressant
essentiellement à l’esthétique, cette notion
me permit de développer ce qui deviendra l’objet de
ma thèse sur le musée comme origine de l’esthétique
(1990, publiée en 1993). En effet, je trouvais chez Foucault
la nécessité de l’institution comme lieu d’élaboration
de nouveaux savoirs, voire comme lieu de surgissement d’une
nouvelle réalité, ici les œuvres d’art.
En effet, le musée, qui est une invention du xviii e européen,
suspend des œuvres qui avaient auparavant une destination,
cultuelle ou politique, pour, en les séparant en quelque
sorte d’elles-mêmes, les produire dans la visibilité
la plus générale, les rendant publiques. Il y a bien
là production du nouveau qui est cohérent avec la
définition de l’espace public par Kant dans sa Réponse
à la Question : Qu’est-ce que les Lumières ?
Cet espace public est rationnel en tant qu’espace de la communication
et de la critique. Le statut des œuvres change en effet du
tout au tout dans l’espace muséal : ce qui était
de culte et donc communautaire devient public, ce qui était
caché ou quasi-invisible dans un lieu de culte est livré
à la lumière des débats du jugement esthétique
; ce qui destinait des hommes à croire en l’au-delà
devient l’objet d’une contemplation esthétique
pour un sujet qui n’existait pas auparavant. On pouvait même
ajouter que l’institution dans sa positivité avait
précédé et rendu possible une nouvelle subjectivation
ainsi que la philosophie de cette dernière (La Critique de
la faculté de juger de Kant).
42.
5 Mais je ne tardais pas à me séparer de la notion
de « dispositif » parce que s’il y a certes du
« pouvoir » exercé dans les musées sur
les œuvres, – et déjà cette violence qui
fait qu’on arrache, souvent au cours de pillages militaires,
les œuvres à leur lieux, les empêchant ainsi de
destiner des communautés entières, ce que ne tarda
pas à dénoncer un Quatremère de Quincy dans
ses Considérations morales sur la destination des ouvrages
de l’art (1815) –, mais parce qu’il y a aussi
le pouvoir de légitimation exercé par le musée
sur les œuvres qui est un mode de valorisation, il y a plus
important. En effet, le musée est cette institution qui a
la puissance de faire apparaître un nouvel objet : l’œuvre
d’art ; un nouveau sujet : le sujet esthétique ; une
nouvelle relation entre eux deux : la contemplation désintéressée.
Dès lors sa puissance est plus significative du côté
de l’apparaître : il configure différemment l’apparaître,
donnant une autre définition à l’événement
de ce qui paraît. Cette institution est un appareil : ce qui
configure l’apparaître époque après époque.
Cette définition de l’appareil nous contraint à
donner une place essentielle à l’esthétique,
et aux appareils qui ont successivement ébranlé et
redéfini la sensibilité commune. La perspective est
l’un des plus essentiels. Chez Foucault, cette dernière
n’a pas cette centralité, même s’il donne
une place considérable à certains de ses effets, en
particulier à la place du spectateur devant un tableau. Or
la perspective à point de fuite unique est au cœur de
l’épistémè classique, parce qu’il
n’y a pas de représentation sans perspective. C’est
un point essentiel que Heidegger n’a pas vu dans sa critique
de la Modernité (Qu’est-ce qu’une chose ? L’époque
des conceptions du monde, etc.).
63.
7Le dispositif, par exemple le panopticon, va introduire la série
du pouvoir dans un cadre qui ne concernait que les savoirs de représentation,
en particulier la linguistique (La Grammaire générale),
le classement des espèces, l’économie de la
monnaie. L’épistémè est un ensemble de
normes soumettant la culture à un ensemble de contraintes
qui, dans le cas présent, a supplanté l’épistémè
de la Renaissance. L’analyse foucaldienne donne une place
essentielle à la définition du signe. Ce signe est
entendu comme représentation, c’est-à-dire comme
tableau et carte, il est donc quasiment sans consistance, sans épaisseur,
dédié à la dénotation. L’analyse
de l’épistémè classique, développée
dans Les Mots et les Choses, est jalonnée idéalement
par Foucault par deux œuvres majeures : Les Ménines
de Vélasquez, le Bar des Folies Bergères de Manet
(l’étude sur Manet donnera lieu à une série
de conférences, dont celle de Tunis en 1971 et fut publiée
en 2004 par Maryvonne Saison). La seconde œuvre est l’inverse
de la première, écrit-il. Ce sont deux œuvres
qui ont affaire avec l’espace de représentation, ce
sont deux scènes, mais alors que Les Ménines exhiberaient
toutes les caractéristiques de la représentation,
le tableau de Manet introduirait une complication (deux espaces
de projection dans un seul tableau) annonçant une rupture
interne.
Image1
Las Meninas, Diego Velasquez, 1656-1657
8On peut être surpris que Foucault, s’attaquant à
deux œuvres fortement structurées par la perspective,
n’en donne qu’une lecture académique, comme on
pourrait le faire pour n’importe quel tableau de n’importe
quelle époque. J’ai parlé de la place du spectateur,
qui est aussi celle du peintre, le point de vue idéal des
traités de perspective. J’ajouterai à cela l’importance
des surfaces réfléchies dans le tableau, métaphore
du tableau comme miroir et fenêtre, de la place de la lumière,
externe pour Les Ménines, frontale pour Manet, des lignes
horizontales et verticales qui sont comme des éléments
de cadre dans le cadre, je finirai, parce que c’est la clef
de son dispositif herméneutique pour Les Ménines,
par les jeux de regard des suivantes, de l’Infante, qui convergent
vers l’avant et donc vers l’invisible et qui donnent
toute son importance à la place du spectateur qui est aussi
celle du roi en l’occurrence. J’ai parlé de lecture,
parce que tout se passe comme si le tableau était un énoncé,
ou une série d’énoncés. Il y va du spectateur,
c’est-à-dire de l’homme comme sujet-objet des
sciences humaines. De cet homme qui devrait être là
à sa place, devant les Ménines, regardant une représentation,
une scène de peinture où le peintre est bien assigné
avec ses outils qui sont aussi ses marques de distinction (c’est
un autoportrait) et au fond, dans un miroir, l’image spéculaire
du couple royal, les commanditaires. Mais l’homme n’est
pas à sa place. Dès lors, on peut penser que ce tableau
qui est pourtant logé au cœur de l’épistémè
classique, annonce sa fin, ce qu’une autre toile, le Bar des
Folies Bergères de Manet viendra confirmer. Il s’agit
donc d’un tableau précurseur d’une autre épistémè,
cette autre épistémè où les tableaux
ne seront plus de représentation, mais tels qu’en eux-mêmes,
n’étant rien d’autre que ce qu’ils donnent
eux-mêmes à voir, leur matérialité, selon
la doctrine moderniste de Greenberg. L’invisibilité
de l’homme des sciences humaines en train de se déployer
annonce sa disparition, ce par quoi s’achève Les Mots
et les choses.
9Bataille quand il a écrit lui aussi sur Manet a mis l’accent
sur le sacrifice du sujet. C’est beaucoup plus précis,
parce qu’il n’identifie pas le sujet à la place
du spectateur, ni au sujet de la narration, mais à ce qui
rend possible une toile en perspective, à savoir le point
de fuite des lignes, qu’on nomme dans les traités classiques
(Desargues) : point du sujet. Voilà la grande affaire : c’est
que le sujet n’est pas là où on croit qu’il
est en général, à la place du spectateur, non,
il est là-bas, au fond, là où les droites convergent
dans la construction. Le sujet est un point idéal (point
du sujet). Moi (le spectateur), je ne suis rien avant de regarder
un tableau en perspective : la subjectivation n’a lieu que
lorsque moi, le spectateur quelconque, je suis capté par
cet œil de cyclope qui m’attend là-bas et qui,
une fois qu’il m’a pris, ne me lâche plus, au
point de me croire moi, finalement, un sujet ! La subjectivation
est de fait un absorbement fort inquiétant, c’est une
puissance d’emprise, où l’on ne dira pas que
le moi s’aliène, car il n’y a encore rien de
tel, mais c’est le pouvoir d’un appareil qui depuis
qu’il s’impose aux apparaissants les leste de subjectivité.
10Si Foucault, au lieu de s’attacher aux lignes des regards,
avait tracé les lignes de fuite des Ménines, il aurait
saisi qu’elles convergent vers cet étrange personnage
au fond à droite, surélevé, qui soulève
une lourde tenture, comme s’il dévoilait un secret
: le secret du sujet. Il est peut-être le vrai souverain :
cette bouche souveraine qui attend l’altérité
pour la dévorer.
Image2
Les lignes de fuite des Ménines
114.
12Je suis aussi très sensible à l’interprétation
que donne Foucault du texte de Kant : Qu’est-ce que les Lumières
? Parce qu’il met l’accent sur la modernité comme
attitude quant à l’époque où l’on
vit et peut-être philosophique On sait que Baudelaire est
pour lui, de ce point de vue, le premier des modernes. Être
moderne consisterait pour un foucaldien à faire le point
sur les dispositifs les plus actifs aujourd’hui, parce que
l’action doit connaître les limites de son époque.
Cette notion de limite est au cœur de la définition
du transcendantal chez Kant : l’étude des conditions
de possibilité du savoir et par voie de conséquence
de ce qui lui est interdit. L’archéologie foucaldienne
est une manière d’étude transcendantale ne se
bornant pas aux limites du savoir, mais à celles de l’action.
C’est dire que ces limites (configurations de la folie, de
la maladie, des genres sexuels) sont factuelles, historiques et
culturelles et doivent être dépassées.
13Si le livre Les mots et les choses a été un énorme
succès de librairie, a connu un effet de mode, il n’a
peut-être pas été prolongé comme d’autres
textes majeurs de Foucault, comme Surveiller et punir par exemple.
Je ferai néanmoins l’hypothèse qu’on retrouverait
une descendance inattendue chez le Lyotard de 1985 exposant, par
le médium de l’exposition artistique, une idée
spéculative, celle des Immatériaux. On peut faire
l’hypothèse que dans cette exposition qui s’était
déployée au Centre G. Pompidou, Lyotard a voulu rendre
compte de l’épistémè de la postmodernité,
en mettant l’accent sur la numérisation, les débuts
d’Internet, la fabrique des corps artificiels, la fragmentation
des savoirs et finalement l’indestination de l’humanité
dite « postmoderne ».
Annexes
Jean-Louis Déotte, «Ce que je dois à Foucault»,
Revue Appareil [En ligne], Numéros, n° 4, 2009, mis à
jour le : 09/02/2010, URL :
http://revues.mshparisnord.org/appareil/index.php?id=913.
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