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Origine :
http://philosophie.ac-bordeaux.fr/index.php?option=com_content&view=article&id=82:la-pensee-de-lautonomie-selon-castoriadis-au-risque-de-foucault&catid=4:formation-etc&Itemid=22
http://www.magmaweb.fr/spip/spip.php?article225
[source : KLIMIS Sophie et VAN EYNDE Laurent (dir.), Cahiers Castoriadis
n°1. L'imaginaire selon Cornelius Castoriadis, Bruxelles, Facultés
Universitaires Saint-Louis, 2006]
Le parcours même de Castoriadis invite à se poser
la question de l’unité de son œuvre. Cofondateur
de Socialisme ou Barbarie – groupe trotskyste dissident –
ayant fini par rompre avec le Parti communiste internationaliste
–, il semble avoir cessé son activité militante
au moment de la dissolution du groupe, pour se consacrer à
un travail intellectuel plus classique. Il est dès lors tentant
de dissocier, au sein de ses productions, celles qui ressortissent
de la période militante de celles qui lui succèdent.
La conséquence étant qu’il est alors possible,
sinon nécessaire, d’appréhender son travail
en se centrant uniquement sur l’une des deux périodes,
à l’exclusion de l’autre. On pourra alors lire
ses analyses sur la Grèce ancienne, l’imagination ou
la logique des magmas sans tenir compte de l’orientation du
militant et théoricien politique. Inversement, on prendra
en compte ses écrits sur la bureaucratie ou la nature du
capitalisme sans se soucier des conséquences profondes qu’ils
peuvent avoir sur les catégories traditionnelles de pensée.
Choisissant ainsi entre le militant révolutionnaire ou le
penseur de la démocratie, il semble pourtant qu’on
se prive de la possibilité de saisir la portée réelle
de son travail. Dans les deux cas, on neutralise l’apport
de qui s’est donné pour tâche d’éclairer
au mieux la question de l’autonomie – notion qui permet
de saisir ensemble l’individu et la société
afin de promouvoir l’émancipation de manière
cohérente. Tel est bien l’enjeu profond de l’œuvre
de Castoriadis, ce qui l’oriente de bout en bout, qui l’anime
dans tous ses aspects et en dévoile la profonde cohérence.
Or il semble que ce soit cela, cette possibilité d’émancipation,
que les analyses développées par Foucault à
partir du milieu des années 1970 remettent en cause. Abordant
un tournant dans son travail, celui-ci va en effet dégager
une nouvelle approche de la notion de pouvoir. Compris comme bio-pouvoir,
pouvoir de gestion de la vie, le pouvoir cesse alors de se présenter
de manière toute négative pour se comprendre comme
ce qui à la fois limite et majore les capacités humaines,
comme ce qui assujettit au sens fort du mot. Comment, dès
lors, ne pas trouver bien naïve la volonté d’émancipation
? Si le pouvoir est ce qui produit les sujets, n’est-il pas
quelque peu inconséquent de s’imaginer des rapports
sociaux qui ne soient pas en quelque façon des relations
de pouvoir ?
Resterait alors à s’interroger sur le fait que Castoriadis
n’a nullement tenu compte des travaux de Foucault, approfondissant
sans cesse les problèmes posés par la pensée
de l’autonomie. Nul doute qu’à ses yeux, l’approche
foucaldienne est quelque peu surestimée [1]. On trouvera,
non sans raison, le jugement bien sévère. Mais au-delà
de son caractère polémique, il pourrait toutefois
se comprendre si, comme nous en faisons l’hypothèse,
les travaux de Foucault, loin d’invalider la pensée
de Castoriadis, permettent d’en mieux saisir tout l’intérêt.
Plus précisément, la lecture de Foucault nous paraît
salutaire en ce qu’elle pousse à se déprendre
d’une vision quelque peu schématique des rapports de
pouvoir et contribue, ce faisant, à clarifier ce qui restait
au stade de l’intuition dans la pensée du militant
de Socialisme ou Barbarie. Mais, par ailleurs, les limites qu’elle
manifeste, ou tout du moins les questions qu’elle soulève
– notamment en ce qui concerne la résistance et la
subjectivation – mettent en relief l’intérêt
de la notion d’imaginaire qui reste comme un des apports les
plus originaux de Castoriadis.
I. Les acquis de la période militante de Castoriadis
S’il est possible de saisir l’unité de l’œuvre
de Castoriadis, c’est bien à partir de sa conception
de l’autonomie qu’il faut le faire. Notion dont il souligne
lui-même la centralité, assurant qu’elle apparaît
très tôt dans son travail, « en fait dès
le départ » [2]. Aussi convient-il, sans prétendre
ici faire la genèse d’une pensée, de rappeler
brièvement les axes théoriques qui furent dégagés
au cours d’une période qui, parce qu’elle fut
militante, semble parfois secondaire, et reste assurément
mal connue.
C’est avec l’analyse de la nature du stalinisme que
Castoriadis s’est pour la première fois exprimé
véritablement. Ce fut pour lui un travail germinal. C’est
à partir des résultats alors obtenus qu’il allait
en effet comprendre l’évolution du capitalisme occidental,
et partant repenser le sens de la révolution en donnant congé
au marxisme. Rappelons-la brièvement [3]. Le point de départ
est assez conjoncturel. Il s’agissait de faire valoir, dans
un débat interne à la IV° Internationale, que
la bureaucratie représentait une forme nouvelle d’exploitation
que l’on pouvait juger pérenne. Ce qui démentait
les analyses de Trotsky.
Celui-ci voulait en effet croire que le stalinisme n’avait
pu remettre en cause les acquis fondamentaux de la révolution
d’Octobre. À ses yeux, l’appropriation collective
des moyens de production restait, avec la planification, une avancée
déterminante vers un régime authentiquement socialiste.
Qu’une couche de la population ait pu par là usurper
le pouvoir politique et exploiter le peuple ne devait donc se comprendre
que comme un accident de l’histoire. Jean Jacques Marie note
fort justement qu’aux yeux de Trotsky, la bureaucratie «
n’a pas de rôle ni d’avenir historique. Née
du reflux de la révolution prolétarienne, elle périra
avec sa victoire. » [4]. Dans ces conditions, on peut comprendre
qu’il ait jugé nécessaire, pour le cas où
éclaterait le conflit mondial qu’il pressentait, de
défendre l’U.R.S.S. [5]. Le problème était
qu’au sortir de la guerre, cette position avait toujours cours
dans le mouvement trotskyste, de telle sorte que ses militants continuaient,
encore et malgré tout, à voir un intérêt
dans le régime soviétique en place. Ce que certains
ne pouvaient comprendre. C’est du reste la raison pour laquelle
un petit nombre de militants jusqu’ici regroupés en
une tendance au sein du Parti Communiste Internationaliste (P.C.I.)
firent scission en 1949, donnant véritablement naissance
à Socialisme ou Barbarie.
On comprend donc ce qui a poussé Castoriadis à réfléchir
à la nature de la bureaucratie : la nécessité
de montrer que celle-ci ne pouvait se comprendre comme simple couche
parasitaire vouée à une rapide disparition ; qu’elle
devait plutôt être vue pour ce qu’elle était,
une classe dominante. Soucieux d’étayer sa thèse,
il reprenait alors des études précédentes pour
produire un article remarquable [6] invalidant la vue de Trotsky
selon laquelle on peut légitimement caractériser de
socialiste un État planifiant son développement économique
à partir de moyens de production nationalisés. Sans
entrer dans les détails, disons que, d’une part, Castoriadis
refuse alors la distinction opérée par l’auteur
de La révolution trahie entre les rapports de production
et les rapports de répartition de cette production, et conteste,
d’autre part, la confusion qu’il commet entre rapports
de production et rapports de propriété. La conséquence
de tout cela étant que le socialisme ne peut se penser simplement
à partir de la collectivisation des moyens de production
et la planification. Comme l’atteste tragiquement le développement
de la bureaucratie stalinienne au sortir de la deuxième guerre
mondiale, il n’y a là rien qui empêche une exploitation
durable. Parler de socialisme suppose de parler davantage des rapports
de production, d’envisager un terme à la séparation
qui veut que certains décident quand d’autres exécutent.
Comme le dit fort justement Castoriadis, « si la propriété
classique est éliminée cependant que les travailleurs
continuent d’être exploités, dépossédés
et séparés des moyens de production, la division sociale
devient division entre dirigeants et exécutants dans le procès
de la production » [7]. La richesse d’une telle analyse
allait vite se manifester.
En permettant « de déchirer le voile mystificateur
de la “nationalisation” et de la “planification”et
de retrouver au-delà des formes juridiques de la propriété,
comme des méthodes de gestion de l’économie
globales adoptées par la classe exploiteuse (“marché”ou
“plan »), les rapports effectifs de production comme
fondement de la division de la société en classes
»[8], cette approche nouvelle de la bureaucratie mettait en
effet également en cause le capitalisme, ainsi que le laisse
entendre la parenthèse. Ce dernier ne pouvait plus être
pensé comme « l’autre »de la bureaucratie
puisque relevant de la même logique, fut-ce à un degré
moindre. On comprend que Castoriadis ait pu user du terme de capitalisme
bureaucratique pour définir le régime social des pays
occidentaux [9].
Mais la conséquence la plus importante de l’analyse
est sans doute celle concernant le projet révolutionnaire
lui-même : « une révolution socialiste ne peut
pas se limiter à éliminer les patrons et la propriété
“privée”des moyens de production ; elle doit
aussi se débarrasser de la bureaucratie et de la disposition
que celle-ci exerce sur les moyens et le procès de la production
– autrement dit, la division entre dirigeants et dirigés
». Avancée dès le premier numéro de la
revue Socialisme ou Barbarie, cette idée sera sans cesse
reprise [10]. Elle va vite conduire Castoriadis à penser
la gestion ouvrière, puisque, affirme-t-il, la société
socialiste n’est rien d’autre que l’organisation
de l’autonomie, comprise comme « la domination consciente
des hommes sur leurs activités et produits. »Ce qui
signifie que « l’autonomie ne peut pas se confiner au
domaine de politique »: comment « concevoir une société
d’esclavage hebdomadaire dans la production interrompu par
des Dimanches d’activité politique libre »? «
L’autonomie ne signifie donc rien si elle n’est gestion
ouvrière, c’est-à-dire détermination
par les travailleurs organisés de la production, à
l’échelle aussi bien de l’entreprise particulière,
que de l’industrie et de l’économie dans son
ensemble » [11]. Cet objectif suppose une lutte consciente
de ses objectifs et une organisation à la hauteur de la tâche,
attentive notamment à ne pas reproduire en son sein ce qu’elle
entend combattre ; une organisation qui « proclamera ouvertement
et quotidiennement que l’objectif du prolétariat ne
peut pas être de limiter ou d’aménager l’exploitation
capitaliste, mais de la supprimer», et dont l’action
« aura comme fin et comme moyen principal le développement
de la conscience des travailleurs et de leur confiance dans leur
propre capacité de résoudre leurs problèmes
» [12].
Comme on voit, l’œuvre de Castoriadis qui a pris corps
dans un univers de pensée marxiste reste profondément
marqué par ce dernier, notamment en ce qui concerne la question
de l’aliénation. Et s’il a été
amené à rompre avec la théorisation marxienne,
c’est au fond pour mieux en conserver l’esprit : repérant
deux tendances fondamentales en son sein – une pensée
de l’histoire à partir de la lutte des classes et un
déterminisme matérialiste –, refusant la possibilité
de tisser entre elles des rapports dialectiques pour les déclarer
parfaitement hétérogènes, il va en effet assurer,
à l’encontre de Marx, que la première est le
fond sur lequel il convient de penser les lois économiques
[13]. C’est bien l’autonomie qui est primordiale pour
Castoriadis, le socialisme n’étant « rien d’autre
que l’organisation consciente par les hommes eux-mêmes
de leur vie dans tous les domaines. » [14]
La question se pose toutefois de savoir si une telle approche est
encore tenable ; s’il est toujours possible d’en appeler
ainsi à l’autonomie, de prétendre que les hommes
doivent être davantage conscients de leurs objectifs afin
de mieux maîtriser leurs luttes. La simple lecture de la fin
de L’archéologie du savoir peut nous en faire douter.
S’adressant à des contradicteurs putatifs, Foucault
y demande : « Quelle idée vous faites-vous du changement,
et disons de la révolution, au moins dans l’ordre scientifique
et dans le champ des discours, si vous le liez au thème du
sens, du projet, de l’origine et du retour du sujet constituant
(…). Quelle est donc cette peur qui vous fait répondre
en termes de conscience quand on vous parle d’une pratique,
de ses conditions, de ses règles, de ses transformations
historiques ? » [15]. La distance avec la thématique
de Castoriadis paraît assez clairement pour rendre tout commentaire
superflu.
Certes les lecteurs de Foucault savent bien que là n’est
pas son dernier mot, qu’il a entrepris un virage important
au cours des années 1970 qui va l’amener à reconsidérer
la question du sujet à travers celle du pouvoir. Va-t-il
pour autant se rapprocher des orientations de Castoriadis ? Il semble
difficile de le supposer dans la mesure où, alors même
que Castoriadis continue d’affirmer, dans un texte daté
de 1974, que « la catégorie essentielle pour la saisie
des rapports sociaux est celle de la scission entre les processus
de direction et d’exécution des activités collectives
» [16], Foucault assure, lui, dans La volonté de savoir,
c’est-à-dire en 1976, qu’« il n’y
a pas au principe des relations de pouvoir, et comme une matrice
générale, une opposition binaire et globale entre
les dominateurs et les dominés » [17]. Ici encore la
distance est manifeste. La différence étant que Foucault
ne changera plus vraiment d’optique, de sorte que l’hypothèse
à la base de son jugement sur les rapports de pouvoir paraît
fort solide, et partant, de nature à remettre en cause la
cohérence de la pensée de Castoriadis. Il convient
donc de la rappeler succinctement afin de voir si tel est le cas.
II. L’hypothèse du bio-pouvoir selon Foucault
Précisons avant toute chose que cette hypothèse –
car il ne s’agit bien que d’une hypothèse [18]
– du bio-pouvoir n’est qu’un moment dans la pensée
de Foucault. C’est dire qu’en toute rigueur, elle se
doit d’être ressaisie au sein d’un parcours plus
global où son auteur est conduit à reprendre à
nouveaux frais la question du sujet [19]. Cela n’interdit
toutefois nullement de tâcher de dégager la notion
de bio-pouvoir tel que le formule Foucault en 1976 – dans
son cours au Collège de France intitulé Il faut défendre
la société, comme dans La volonté de savoir
–, en en soulignant essentiellement deux aspects. D’une
part cette hypothèse du bio-pouvoir postule, en effet, une
transformation radicale du mode d’exercice du pouvoir ; ce
qui suppose, d’autre part, d’aborder le pouvoir de façon
à le saisir dans son effectivité même. C’est
qu’une telle hypothèse repose sur la conviction selon
laquelle on ne peut parvenir à saisir la nature du pouvoir
si l’on se contente, comme d’ordinaire, d’envisager
la dimension de la souveraineté. Pour le dire autrement,
Foucault semble assuré que le concept juridique du pouvoir
en masque la réalité plus qu’elle ne la révèle.
Dès lors l’analyse du pouvoir va être menée
sur deux fronts parallèlement. Du point de vue que Foucault
appelle historico-politique, il va s’agir d’appréhender
le pouvoir dans son effectivité même ; ce qui se traduit,
du point de vue que l’on peut dire épistémologique,
par une remise en cause des savoirs dominants sur le pouvoir. Comme
le souligne Y.C. Zarka, « l’opération proprement
épistémologique consiste donc à réintégrer
dans le champ historiographique des textes et des récits
de luttes, de combats ou de révoltes que l’histoire
du pouvoir avait rendus muets ou soumis à l’oubli »
[20]. C’est ainsi que Foucault faisait part, au cours d’un
entretien accordé en 1977, de son refus de ramener le problème
du pouvoir à celui de la souveraineté, de l’y
réduire : « ce problème posé par les
juristes monarchistes et antimonarchistes depuis le XIII° siècle
jusqu’au XIX° siècle, c’est ce problème-là
qui continue à nous hanter et me paraît disqualifier
toute une série de domaines d’analyse ; je sais qu’ils
peuvent paraître bien empiriques, et secondaires, mais après
tout ils concernent nos corps, nos existences, notre vie quotidienne.
Contre ce privilège du pouvoir souverain j’ai voulu
essayer de faire valoir une analyse qui irait dans une autre direction.
» [21].
Il ne peut alors être question de proposer une théorie
générale du pouvoir. Seule une analytique sera à
même de rendre compte des mécanismes réels du
pouvoir. Foucault est du reste est très explicite sur ce
point également. Débutant son cours au Collège
de France de 1977-78 qui entend aborder l’étude du
bio-pouvoir, il précise qu’il « s’agit
simplement dans cette analyse [des mécanismes de pouvoir]
de savoir par où ça passe, comment ça se passe,
entre qui et qui, entre quel point et quel point, selon quels procédés
et avec quels effets » [22]. Pour le dire avec Deleuze, il
ne s’agit alors plus de se demander ce qu’est le pouvoir,
mais de rendre compte de la manière dont il s’exerce
[23].
Le premier résultat d’une telle approche est de nous
révéler que « l’Occident a connu depuis
l’âge classique une très profonde transformation
des mécanismes du pouvoir »: le pouvoir souverain –
se caractérisant comme droit de vie et de mort – «
se donne maintenant comme le complémentaire d’un pouvoir
qui s’exerce positivement sur la vie, qui entreprend de la
gérer, de la majorer, de la multiplier, d’exercer des
contrôles précis de régulation d’ensemble
» [24]. Ainsi le droit du glaive n’est plus l’expression
même du pouvoir. Il s’est relativisé, au point
de n’en être plus qu’un aspect. Il est maintenant
ordonné à une nouvelle modalité du pouvoir
se comprenant comme gestion de la vie : « au vieux droit de
faire mourir ou de laisser vivre s’est substitué un
pouvoir de faire vivre ou de rejeter dans la mort » [25].
Ne craignons pas d’insister sur l’importance que revêt
cette transformation aux yeux de Foucault. « La vie entre
dans le domaine du pouvoir, assure-t-il : mutation capitale, l’une
des plus importantes dans l’histoire des sociétés
humaines. » [26]
De quoi s’agit-il au juste ? Du fait que le pouvoir moderne
prend en compte la vie en tant que telle, en se plaçant essentiellement
au niveau de la population – « masse globale affectée
de processus d’ensemble qui sont propres à la vie (…)
comme la naissance, la mort, la (re)production, la maladie, etc.
» [27]. Comme Foucault l’indique lui-même, le
bio-pouvoir, c’est « l’ensemble des mécanismes
par lesquels ce qui, dans l’espèce humaine, constitue
ses traits biologiques fondamentaux va pouvoir entrer à l’intérieur
d’une politique, d’une stratégie politique, d’une
stratégie générale du pouvoir. Autrement dit,
comment la société, les sociétés occidentales,
à partir du XVIII°, ont repris en compte le fait biologique
fondamental que l’être humain constitue une espèce
humaine. » [28]. C’est là un fait de toute première
importance : « le XVIII° siècle a découvert
cette chose capitale : que le pouvoir ne s’exerce pas seulement
sur des sujets, ce qui était la thèse capitale de
la monarchie ; selon laquelle il y a le souverain et le sujet. On
découvre que ce sur quoi il s’exerce, c’est la
population. Et population, cela veut dire quoi ? Cela ne veut pas
dire un groupe humain nombreux, mais des êtres vivants traversés,
commandés, régis par des processus, des lois biologiques.
» [29]. Dès lors, le pouvoir, compris comme bio-pouvoir,
va tâcher de gouverner les populations, de les contrôler,
de les médicaliser, de favoriser leur croissance et leur
bien-être.
Le dépassement de l’hypothèse répressive
Il devient clair à partir de là, que ce pouvoir de
gestion de la vie ne peut se comprendre comme visant simplement
l’exploitation de la seule force de travail. Il faut le penser
plutôt comme élément d’une bio-histoire
au cours de laquelle le savoir scientifique a rendu possible une
transformation la vie visant à la majorer. Ainsi l’hypothèse
du bio-pouvoir se conçoit à partir de la volonté
de rendre compte d’une situation nouvelle où le biologique
se réfléchit dans le politique. Mais pour nouvelle
qu’elle soit, cette situation ne conduit pas Foucault à
récuser purement et simplement ses études préalables
: mieux vaut dire avec M. Senellart qu’en introduisant le
concept de bio-pouvoir ou de biopolitique il « rectifie son
hypothèse d’une “société disciplinaire
généralisée”en montrant comment les techniques
de disciplines s’articulent aux dispositifs de régulation.
» [30]. C’est que « les disciplines du corps et
les régulations de la population constituent les deux pôles
autour desquels s’est déployée l’organisation
du pouvoir sur la vie. » [31]. Dans Surveiller et punir, il
montrait que le pouvoir disciplinaire tend à majorer la force
utile des corps individuels. Le bio-pouvoir se comprend, lui, comme
une technologie non disciplinaire, mais qui n’exclut pas la
technologie disciplinaire : elle « l’emboîte»,
« l’intègre», l’utilise « en
s’implantant en quelque sorte en elle » [32]. Les choses
se précisent. Il s’agit, si l’on veut bien saisir
le pouvoir dans son effectivité, de distinguer le niveau
individuel où opère la discipline qui individualise
et le niveau collectif où joue la biopolitique qui, elle,
est massifiante.
Ainsi perçoit-on que la biopolitique s’adresse à
l’homme vivant : non plus un être singulier, mais à
tous ; non plus au corps, mais à « une masse globale,
affectée de processus d’ensemble qui sont propres à
la vie » [33]. Elle s’applique à divers processus
: la naissance, la mort ou les maladies considérées
comme des facteurs de soustraction des forces, également
la vieillesse, les accidents, et plus largement tout ce qui requiert
des mécanismes d’assistance et d’assurance, ou
encore le rapport entre l’espèce et le milieu (la ville
par ex.). Son objet, avons-nous vu, est la population conçue
comme problème scientifique et politique. Elle porte donc
sur des phénomènes collectifs ayant des effets politiques
dans la durée et s’efforce de réguler ces phénomènes
: il s’agit alors d’ « installer des mécanismes
de sécurité autour de cet aléatoire inhérent
à une population d’êtres vivants, d’optimaliser
(…) un état de vie. » [34].
Il faut souligner que dans un tel cadre, la loi cède nécessairement
le pas à la norme. Nécessairement, puisque «
la loi se réfère toujours au glaive », qu’elle
« ne peut pas ne pas être armée, et [que] son
arme, par excellence, c’est la mort», quand le bio-pouvoir
a plutôt besoin « de mécanismes continus, régulateurs
et correctifs. » Un tel pouvoir ne peut pas simplement user
de la loi alors même qu’il a « à qualifier,
à mesurer, à apprécier, à hiérarchiser,
plutôt qu’à se manifester dans son éclat
meurtrier. » N’ayant pas « à tracer la
ligne qui sépare des sujets obéissants, les ennemis
du souverain», il ne va pas sanctionner par le glaive, mais
va plutôt « opérer des distributions autour de
la norme. » [35].
Si, comme il apparaît, le bio-pouvoir est davantage affaire
de norme que de loi, on comprend aisément que son étude
ne puisse se faire selon une approche classique de la souveraineté.
Du même coup, se perçoit la dimension critique que
représente l’affirmation même de son hypothèse
dans la mesure où, ainsi que cela a déjà été
dit, elle conduit non seulement à abandonner le concept juridique
du pouvoir, mais encore à manifester que les codes du droit
et de la souveraineté sont autant de masques des nouveaux
modes d’exercice du pouvoir. Aussi « les Constitutions
écrites dans le monde entier depuis la Révolution
française, les Codes rédigés et remaniés,
toute une activité législative permanente et bruyante
ne doivent pas faire illusion : ce sont là les formes qui
rendent acceptables un pouvoir essentiellement normalisateur. »
[36]. Au point que Foucault n’hésitera pas à
assurer que la théorie juridique est « le grand piège
dans lequel on risque de sombrer quand on veut analyser le pouvoir.
» [37].
Appréhender le pouvoir ne peut donc se faire, comme nous
l’avons déjà souligné, que par le biais
d’une analytique lourde de conséquences. C’est
que, dès lors, il ne va plus être possible de se représenter
les rapports de production, et plus largement les rapports sociaux
comme on le fait ordinairement en termes de répression et
de domination. Dans La volonté de savoir Foucault est très
sévère à l’égard de ce qu’il
appelle l’hypothèse répressive, selon laquelle
la sexualité notamment se serait trouvée brutalement
non seulement interdite hors de sa fonction de reproduction, mais
encore tenue au silence. Appelant à « une transgression
des lois, une levée des interdits, une irruption de la parole,
une restitution du plaisir dans le réel, et toute une nouvelle
économie dans les mécanismes de pouvoir » [38],
cette hypothèse répressive nourrit le désir
révolutionnaire – d’autant que « faisant
naître l’âge de la répression au XVII°,
après des centaines d’années de plein air et
de libre expression, on l’amène à coïncider
avec le développement du capitalisme : il ferait corps avec
l’ordre bourgeois » [39]. Notons toutefois que si Foucault
ironise quelque peu au sujet d’une telle vue – «
Ce discours sur la moderne répression tient bien. Sans doute
parce qu’il est facile à tenir. » –, il
n’entend pas la récuser complètement pour autant
: « les doutes que je voudrais opposer à l’hypothèse
répressive ont pour but moins de montrer qu’elle est
fausse que de la replacer dans une économie générale
des discours sur le sexe à l’intérieur des sociétés
modernes depuis le XVII° siècle. » [40].
C’est essentiellement le deuxième doute émis
par Foucault qui nous importe ici ; doute qui prend la forme d’une
question : « la mécanique du pouvoir, et en particulier
celle qui est en jeu dans une société comme la nôtre,
est-elle bien de l’ordre de la répression ? »
[41]. La question même le laisse entendre, Foucault va se
dégager d’une vue essentiellement négative du
pouvoir – « défenses, refus, censures, dénégations
– que l’hypothèse répressive regroupe
en un grand mécanisme central destiné à dire
non » [42] – en s’affranchissant de la manière
habituelle de le penser pour en révéler la face positive
: le pouvoir comme mécanisme visant à la multiplicité,
à l’intensification, à la majoration de la vie.
Se détournant donc du concept juridique, Foucault se détourne
de ce qui pourrait être comme le foyer central du pouvoir
pour le saisir dans ses manifestations diffuses, et découvre
que si « le pouvoir est partout, ce n’est pas qu’il
englobe tout, c’est qu’il vient de partout. »
[43]. Comme le remarque Deleuze, « la définition foucaldienne
du pouvoir et très simple», elle consiste en effet
à dire que « le pouvoir est un rapport de forces, ou
plutôt que tout rapport de forces est un “rapport de
pouvoir”. Comprenons que le pouvoir n’est pas une forme,
par exemple la forme-État (…). En second lieu, la force
n’est jamais au singulier, il lui appartient essentiellement
d’être en rapport avec d’autres forces. »
[44]. Ainsi, « le pouvoir, ce n’est pas une institution,
et ce n’est pas une structure, ce n’est pas une certaine
puissance dont certains seraient dotés : c’est le nom
qu’on prête à une situation stratégique
complexe. » [45].
Suivant cette ligne d’approche, Foucault en vient à
formuler cinq propositions quant au pouvoir. Nous avons déjà
signalé la portée de la troisième de ces propositions
qui interdit de voir « au principe des relations de pouvoir,
et comme matrice générale, une opposition binaire
et globale entre les dominateurs et les dominés » [46],
et souligné le risque qu’elle fait encourir pour la
pensée de Castoriadis. Il convient également d’insister
sur la dernière qui, elle aussi, pourrait porter un coup
fatal à une œuvre cherchant à penser l’autonomie
dans le paradigme de la révolution. C’est qu’une
telle orientation récuse avec force l’idée d’un
lieu compris comme l’autre du pouvoir, « lieu du grand
Refus – âme de la révolte, foyer de toutes les
rébellions, loi pure révolutionnaire. »La résistance,
assure Foucault, ne peut se penser qu’au pluriel : des résistances
donc qui, « par définition, ne peuvent exister que
dans le champ stratégique des relations de pouvoir »
[47]. Nouées au pouvoir, celles-ci ne peuvent s’exprimer
qu’au lieu de son inscription, à savoir au plan de
la vie. Pour le dire autrement, la vie est ce sur quoi le pouvoir
a prise et, partant, ce qui lui résiste : « la vie
comme objet politique a été en quelque sorte prise
au mot et retournée contre le système qui entreprenait
de la contrôler. C’est la vie, beaucoup plus que le
droit qui est devenue alors l’enjeu même des luttes
politiques, même si celle-ci se formulent à travers
des affirmations de droit. » C’est bien dans la vie
que les luttes politiques s’enracinent ; c’est ainsi
que « s’exprime un droit à la vie, au corps,
à la santé, au bonheur, à la satisfaction des
besoins», qui est à comprendre comme « la réplique
politique à toutes ces procédures nouvelles du pouvoir
qui (…) ne relèvent pas du droit traditionnel de la
souveraineté. » [48].
Un malentendu critique
Inutile de dire que refusant, ou plutôt dépassant,
l’approche juridique du pouvoir, repensant la résistance
en termes vitalistes, l’approche de foucaldienne du pouvoir
n’a pas toujours trouvé un accueil favorable. Parmi
les réactions les plus vives qu’elle provoqua, celle
de Luc Ferry et Alain Renault qui consacrent un chapitre de leur
livre sur La pensée 68 à ce qu’ils nomment «
le nietzschéisme français » [49] fit date, qui
provoqua une réponse acerbe de Deleuze [50]. Ce qui n’a
pas empêché Alain Renaut de réitérer
ses critiques à l’égard d’une approche
qui commet, selon lui, le double péché de penser le
phénomène de résistance « non en termes
de droit, mais en termes de force», et partant comme un processus
« immanent à la vie » [51]. Un tel modèle
serait invalide puisqu’incapable de faire face au vieux problème
traversant la pensée du droit – et réactualisé
dans l’immédiat après-guerre par Leo Strauss
– de la résistance légitime aux lois injustes.
Plus nuancé dans son analyse qu’on pourrait l’imaginer,
Renaut n’en conclut pas moins en demandant comment «
en se déplaçant de l’humanisme au vitalisme,
la pensée du droit parvient-elle encore à fonder vraiment
cette fonction critique du droit ? » [52]. L’attaque
peut paraître bien ciblée. Il semble bien pourtant
qu’elle repose sur un malentendu. Il paraît en effet
difficile de reprocher à Foucault de n’être pas
en mesure de penser véritablement la résistance au
prétexte qu’il appréhende le pouvoir sans référence
au droit. Mais pour l’admettre, encore faut-il saisir que
son analyse conduit à une reformulation de la notion d’assujettissement.
Selon l’approche traditionnelle en effet, celle du «
pouvoir qui est loi », « le sujet qui est constitué
comme sujet – qui est “assujetti”– est celui
qui obéit », de telle sorte que l’on peut bien
parler d’opposition entre le pouvoir législateur et
le sujet soumis [53]. Or dans la perspective de l’hypothèse
du bio-pouvoir, une telle approche révèle immédiatement
ses limites. C’est qu’on est ici aux prises avec un
pouvoir qui ne soumet pas ce sur quoi il s’applique : «
il n’est pas en lui même une violence (…) ou un
consentement (…). Il est un ensemble d’actions sur des
actions possibles (…) : il incite, il induit, il détourne,
il facilite ou rend plus difficile, il élargit ou il limite
(…), il est bien toujours une manière d’agir
sur un ou sur des sujets agissants, et ce tant qu’ils agissent
ou qu’ils sont susceptibles d’agir. Une action sur des
actions » [54]. Il faut comprendre que le mode d’être
du pouvoir que Foucault nous amène à prendre en considération
s’appuie sur l’activité du sujet ; que celle-ci
se révèle du même coup partie prenante du processus
de pouvoir qui pose le sujet. La structuration qu’opère
le pouvoir ne relève donc pas d’un cadre juridique
préalable. Elle est plutôt de l’ordre du gouvernement
entendu au sens large qu’on accordait à ce terme au
XVI° siècle, où l’on parlait du «
gouvernement des enfants, des âmes, des communautés,
des familles, des maladies » [55]. Ce qui compte ici, c’est
bien que le pouvoir ainsi compris agit sur des possibles. Autant
dire que les pratiques subjectives ne sont pas annulées par
les effets d’un pouvoir extérieur : elles sont au contraire
activées par un pouvoir « travaillant »de manière
immanente. L’assujettissement s’entend dès lors
aussi en un sens positif, constitutif. Ainsi comprend-on ce que
veut dire Foucault en affirmant que « le problème central
du pouvoir n’est pas celui de la “servitude volontaire”
: au cœur de la relation de pouvoir, la “provoquant”sans
cesse il y a la rétivité du vouloir et l’intransitivité
de la liberté. Plutôt que d’un “antagonisme”essentiel,
il vaudrait mieux parler d’un “agonisme”–
d’un rapport qui est à la fois d’incitation réciproque
et de lutte » [56].
Le propos est clair, qui, n’en déplaise à Alain
Renaut, assure que la pensée de Foucault ne récuse
nullement les phénomènes de résistance. Elle
oblige simplement à les saisir autrement. Dans la mesure
où il ne saurait être question de continuer à
parler en termes d’aliénation ou de soumission, les
conceptions classiques des luttes visant l’émancipation
n’ont plus lieu être. Autrement dit, les résistances
effectives, celles dont parle Foucault, ne sont pas à comprendre
comme relevant d’un effacement du pouvoir qui aurait perdu
de sa force de soumission : elles sont un effet nécessaire
du pouvoir, au point qu’elles doivent être perçues
comme un élément constitutif de ce à quoi elles
paraissent s’opposer. Arrivé à ce point, le
projet d’autonomie que Castoriadis n’a cessé
de défendre semble perdre toute crédibilité,
dans la mesure où il resterait prisonnier d’une conception
du pouvoir que l’approche foucaldienne contraint de réviser.
Vers l’abandon du projet d’autonomie ?
Que dire alors de la remarque de Castoriadis à propos de
Foucault dans son article de 1977, où il lui reproche d’envisager
« toute la société comme entièrement
résorbée dans les rets du pouvoir, gommant les luttes
et la contestation interne qui mettent celui-ci en échec
la moitié du temps » [57] ? N’est-elle pas l’expression
de la critique qui sera développée par Alain Renaut
et dont nous venons de dire qu’elle portait à faux
? Cela supposerait que Castoriadis fasse lui aussi appel au concept
juridique.
Or les choses semblent ici se compliquer puisqu’il faut reconnaître
que tel n’est pas le cas. Issu de la tradition marxiste, Castoriadis
ne s’est jamais vraiment préoccupé d’études
juridiques, préférant, à l’instar de
Foucault, se tourner vers le concret des relations effectives. Et
si ce dernier s’est intéressé au fonctionnement
d’institutions comme l’hôpital psychiatrique ou
la prison, Castoriadis, lui, s’est beaucoup penché
durant la période de Socialisme ou Barbarie sur la vie des
ouvriers au sein de l’usine, convaincu que la compréhension
du social ne peut se faire sans porter attention à ce domaine
primordial qu’est le domaine de la production [58]. C’est
ainsi qu’il assure qu’on ne peut comprendre le sens
de ce qu’on appelle ordinairement luttes – « révolution
ou grève générale »–, si on ne
les ressaisit pas comme « des moments d’un processus
d’action et d’organisation permanent, qui trouve son
origine dans les profondeurs de la vie quotidienne de l’entreprise
et qui ne peut rester vivant et adéquat à ses intentions
qu’à condition d’y retourner constamment. Cette
action et cette organisation quotidiennes, auxquelles il faudra
désormais reconnaître l’importance qui est la
leur, nous les englobons sous le terme de lutte implicite »
[59].
Avouons-le, la lecture de tels propos n’est pas sans nous
étonner tant elle invite au parallèle entre cette
attention portée aux actions informelles des ouvriers, à
leurs gestes apparemment anodins, qui y décèle une
réaction – au sens propre du mot – à l’organisation
capitaliste, et la manière dont Foucault pense les rapports
de pouvoir. D’autant que Castoriadis souligne qu’une
telle réalité reste inaperçue par une pensée
usant de catégories traditionnelles comme celle de sujet
[60]. Nous avons donc deux analyses qui prétendent révéler
une réalité jusqu’alors inaperçue dans
les rapports de pouvoir en contestant les démarches traditionnelles.
Mais il semble qu’il faille aller encore plus loin dans le
rapprochement. Il se pourrait en effet que l’approche foucaldienne
qui tâche de rendre compte de l’aspect positif du pouvoir,
de son rôle d’assujettissement entendu comme processus
de subjectivation, vienne éclairer a posteriori ce que Castoriadis
aurait perçu sans parvenir à le thématiser.
Cela paraît assez nettement à la lecture de la suite
du texte que nous venons citer, lequel date de 1958, où Castoriadis
traite de la réaction des ouvriers à l’organisation
capitaliste de la production qui prétend s’appuyer
sur des normes de travail : « Les ouvriers luttent contre
les normes. On ne peut voir dans cette lutte qu’une “défense
contre l’exploitation”. Mais en fait, elle contient
infiniment plus : précisément pour se défendre
contre l’exploitation l’ouvrier, est obligé de
revendiquer le droit de déterminer lui-même son rythme
de travail, de refuser d’être traité comme une
chose. La norme une fois définie, les problèmes sont
loin d’être réglés. Ce n’est qu’un
terrain de bataille qui vient d’être circonscrit. Dans
cette bataille, la bataille du rendement effectif, les ouvriers
sont amenés à s’organiser, à inventer
des moyens d’action, à définir des objectifs.
Rien ne leur est donné d’avance ; tout doit être
créé et conquis de haute lutte (…). Les ouvriers
sont amenés à lutter contre l’ensemble des méthodes
d’organisation capitaliste de la production. Ils sont également
amenés à s’organiser de manière “élémentaire”
ou “informelle”, sous des formes que le capitalisme
disloque et qu’ils recréent à chaque fois à
nouveau. Nous ne disons pas que les ouvriers réussissent
à réaliser ces objectifs toujours ou même la
plupart du temps (…). Mais aussi longtemps que l’organisation
capitaliste est là, la lutte renaît toujours de ses
cendres et est amenée, à la fois par sa propre dynamique
et par la dynamique objective de la société capitaliste,
à s’étendre et à s’approfondir.
»
Au-delà de l’emploi du terme “bataille”
cher à l’auteur de Surveiller et punir [61], ce texte
semble bien faire signe vers l’idée de pouvoir que
Foucault développera. Ce qui frappe en effet dans ces propos,
c’est l’insistance de Castoriadis à souligner
le fait que l’organisation capitaliste du travail ne peut
qu’induire des réactions visant à en limiter
les effets, et que celles-ci ne se contentent pas d’être
simple défense contre l’exploitation : l’appel
par la direction de l’entreprise à des normes de travail
pousse les ouvriers à inventer, à créer des
formes de luttes. N’est-ce pas dire qu’il y a là
assujettissement au sens où Foucault entend ce terme, au
sens de processus de subjectivation ?
Mais il a plus. Selon Castoriadis ces résistances –
produits de ce qu’elles combattent – sont nécessaires,
l’ouvrier ne pouvant accepter, assure-t-il, d’être
traité comme une chose. Comment ne pas voir là ce
qui aux yeux de Foucault représente l’essentiel en
ce qui concerne la notion de pouvoir ? Celui-ci assure en effet
que « le point le plus important, c’est évidemment
le rapport entre relations de pouvoir et stratégies d’affrontements.
Car s’il est vrai qu’au cœur des relations de pouvoir
et comme condition permanentes de leur existence, il y a une “insoumission”et
des libertés essentiellement rétives, il n’y
a pas de relation de pouvoir sans résistance. » [62].
La lecture de Castoriadis à partir de Foucault permettrait
ainsi de repérer chez le militant de Socialisme ou Barbarie
de fortes intuitions, lesquelles auraient malheureusement été
barrées par un univers de pensée restant prisonnier
de schémas de pensée devenus obsolètes. Resterait
donc à les dégager d’une représentation
trop empreinte du pathos révolutionnaire.
Selon une telle optique, on dira que l’analyse que Castoriadis
fait du capitalisme, de sa contradiction profonde, pour être
novatrice, n’en conduit pas moins à des orientations
qui ne sont plus tenables. Il aurait en effet eu le mérite
d’avoir perçu que le mode de production capitaliste
ne peut qu’entraîner des résistances qui lui
sont nécessaires puisqu’il ne peut fonctionner que
s’il échoue dans sa volonté de réification
des ouvriers. Ce pourquoi il parle de contradiction : « La
contradiction profonde du capitalisme se trouve dans la production
et le travail. C’est la contradiction contenue dans l’aliénation
de l’ouvrier : la nécessité pour le capitalisme
de réduire les travailleurs en simples exécutants
et son impossibilité de fonctionner s’il y réussit
; son besoin de réaliser simultanément la participation
et l’exécution des travailleurs à la production
» [63]. Pour peu qu’on laisse de côté la
thématique de l’aliénation, on trouve ici une
analyse qui anticipe clairement les vues de Foucault selon lesquelles
le pouvoir se déploie au travers de la multiplicité
concrète des luttes ; multiplicité qui ne peut jamais
atteindre l’état de stabilité que représenterait
l’annulation des luttes. C’est que cette dernière
est indéfiniment reportée ou différée
– la cohérence du dispositif de pouvoir reposant en
fin de compte sur son « autre», à savoir les
possibles offerts aux sujets qui s’actualiseront comme résistances,
et que le pouvoir cherche à gouverner.
Or, c’est bien une telle approche dynamique que Castoriadis
paraît percevoir quand il dénonce les vues marxistes
selon lesquelles le système tend à produire des luttes
qui engendreront son effondrement. Contre une telle vision –
qui suppose, tout comme les capitalistes, que les motivations des
travailleurs sont essentiellement d’ordre économique
– , il en appelle aux résultats effectifs des luttes,
dont il faut bien reconnaître qu’ils « se traduisent
par des modifications du système, qui en ont en fait permis
le fonctionnement et la survie » [64]. On a bien affaire à
un jeu réciproque entre le pouvoir et la résistance,
à une instabilité foncière qui ne débouche
nullement sur l’éclatement du système, mais
sur une tension qui au bout du compte représente son histoire
: « Quelle est donc l’histoire et la dynamique de la
société moderne ? demande Castoriadis. C’est
l’histoire et la dynamique du développement du capitalisme.
Mais le développement du capitalisme signifie littéralement
le développement du prolétariat. Le capital produit
l’ouvrier et l’ouvrier produit le capital – non
seulement quantitativement, mais qualitativement » [65].
Il semble donc tout à fait possible de lire Castoriadis
à partir de Foucault. Resterait à mesurer l’intérêt
d’une telle lecture. Question qui pourrait conduire à
percevoir que celle-ci n’est pas si légitime qu’il
paraît, tant elle fait violence à la position réelle
de Castoriadis.
Demandons-nous donc ce qu’on gagne à lire le travail
de Castoriadis à partir de celui de Foucault ? La confirmation
que les analyses de ce dernier sur le pouvoir valent également
pour les rapports de travail, quelles sont bien opératoires
pour la saisie du fonctionnement de notre monde ? Mais comment,
dans ces conditions, éviter de dénoncer l’inconséquence
de Castoriadis qui, bien qu’ayant parfaitement saisi la logique
d’un pouvoir qui n’est jamais transcendant rapport à
son objet, n’a nullement cessé de défendre le
projet d’autonomie ? Doit-on penser qu’il est aveugle
au point de critiquer les positions de Foucault que lui-même
aurait anticipées ? N’est-il pas préférable
de chercher la spécificité de son approche plutôt
que de la rabattre sur celle d’un autre ? Non seulement on
en sauverait la cohérence, mais on y trouverait peut-être
de quoi éviter le morne horizon indéfini de luttes
toujours reprises, toujours à reprendre, à quoi la
pensée de Foucault semble nous condamner.
Il faut dire alors que ce qui caractérise les analyses du
jeune Castoriadis, n’est pas tant ce qu’il a perçu
des rapports entre le capitalisme et les résistances qu’il
engendre [66] que son effort pour en dégager le sens, pour
expliciter ce qui se dit encore confusément et « qui
est en rupture profonde avec l’univers capitaliste »
[67]. Ce qui compte donc, c’est bien cette tendance obscure
vers un « ailleurs »que manifestent les luttes ouvrières.
Et si Foucault soutient que la résistance « n’est
jamais en position d’extériorité par rapport
au pouvoir » [68], Castoriadis assure, pour sa part, que la
critique authentique « ne peut exister que dans et par l’instauration
d’une distance avec ce qui est, laquelle implique la conquête
d’un point de vue au-delà du donné, donc un
acte de création » [69].
On mesure tout à coup la distance qui sépare deux
conceptions qu’on a pu croire proches. Au-delà d’une
manière commune de chercher l’effectivité du
pouvoir, qui pousse à se détourner des discours tout
faits pour se rendre attentif à la manière dont les
choses se passent concrètement, de leur prise de conscience
des rapports complexes qui se nouent dans les rapports de pouvoir,
les pensées de Castoriadis et de Foucault divergent profondément
dès qu’il est question de résistance [70] :
l’un la pense comme devant se référer à
un au-delà de ce à quoi elle résiste, quand
l’autre l’envisage, dans l’immanence pure, au
niveau de la vie. A la vérité, cette divergence résulte
d’une approche différente de l’expérience
de ce qui se joue concrètement dans la société.
Nous l’avons souligné, l’un se penche sur la
vie de l’atelier de production et les luttes politiques, quand
l’autre étudie le fonctionnement des institutions d’État.
Il est toutefois surprenant que Foucault n’ait guère
pris en considération tous ces moments historiques –
de La Commune de Paris à Mai 68 en passant par les soviets
– au cours desquels des orientations nouvelles s’expriment
et qui, pour cela, focalisent l’attention de Castoriadis.
Au-delà de leur brièveté, de tels événements
valent en ce qu’ils manifestent que d’autres rapports
sociaux sont possibles. De sorte qu’on peut bien dire que
les quelques semaines que durèrent les événements
de Hongrie en 1956 « ne sont pas moins importantes et significatives
pour nous que trois mille ans de l’histoire de l’Egypte
pharaonique » [71]. Elles ont en effet rendu manifeste une
volonté d’auto-organisation de la part du peuple, dont
Castoriadis assure qu’elle s’est concrètement
traduite au sein des Conseils ouvriers par l’établissement
de la démocratie directe, un enracinement au sein de population,
ainsi que des revendications relatives à l’autogestion
et à l’abandon des normes de travail. Ce qui atteste
d’un effort pour abolir à tous les niveaux la division
entre dirigeants et dirigés, dont la réalité
se trouve du même coup confirmée.
Reconnaissons que la vision de la résistance en termes vitalistes
paraît ici atteindre ses limites dans la mesure même
où elles n’éclairent guère de telles
expériences dont on vient de souligner l’importance.
Comment comprendre « ces quelques moments heureux de l’histoire
», comme dit H. Arendt, où liberté et politique
sont allés de pair [72], si on refuse toute transcendance
par rapport au donné ? Mais par ailleurs, comment penser
celle-ci si on récuse la solution avancée par Alain
Renaut d’un appel à un droit naturel anhistorique ?
C’est à ce point que pourrait se révéler
tout l’intérêt et toute l’originalité
de la pensée de Castoriadis, qui parle de création,
c’est-à-dire d’imaginaire. Ce qui suppose rien
moins qu’une approche nouvelle de l’homme comme de la
société. La légitimité du projet d’autonomie
semble donc moins dépendre de la pertinence des analyses
de Foucault qui ne le remettent pas vraiment en cause, que de la
manière dont Castoriadis peut rendre compte de ces brefs
moments historiques afin de les comprendre comme autant de jalons
accréditant qu’un tel projet n’est pas le fruit
d’une rêverie inconséquente.
Le pouvoir et l’imaginaire
Ne nous cachons pas la difficulté qui se pose à nous
: comment comprendre que des individus puissent faire appel à
un au-delà de la réalité qui les structure
? [73] Car c’est une évidence peu contestable, même
si elle ne semble pas toujours être prise en considération
: la société est toujours déjà-là.
Aussi faut-il reconnaître que « l’individu n’est
pour commencer et pour l’essentiel, rien d’autre que
la société », et partant, que « l’opposition
individu/société, prise rigoureusement est une fallace
totale » [74]. Comment, dans ces conditions, les individus
en viendraient-il à envisager de nouveaux rapports sociaux
?
Le noyau monadique et la socialisation
Commençons par tâcher de comprendre le processus de
socialisation structurant l’individu : sur quoi celle-ci s’appuie-t-elle
s’il n’y a pas, au départ, à proprement
parler d’individu?
Qu’il nous suffise de dire ici que, s’inspirant de
l’analyse freudienne sur le narcissisme où le premier
objet de la libido est le ça-moi indifférencié,
Castoriadis émet l’hypothèse de l’existence
d’un noyau originaire, d’une psyché primordiale,
qu’il faut comprendre comme monade. Selon lui, l’investissement
narcissique originaire est nécessairement représentation,
sans quoi il ne serait pas du psychique. Il ne peut alors être
rien d'autre qu'une représentation de soi, laquelle paraît
proprement inconcevable dans la mesure où, refusant les classifications
traditionnelles, il assure qu’elle est un flux psychique incessant
rapportant tout à soi. Composé de représentations
qui, affectées de manière positive ou négative,
induisent un désir, ce noyau psychique est donc a-rationnel,
ignorant le temps et la contradiction, et a-social puisqu’étant
totalement « égocentré »et exigeant une
satisfaction immédiate.
Ainsi la psyché originaire est-elle imagination radicale,
ce qui signifie qu’elle est totalement défonctionnalisée.
Soulignons ici la distance de Castoriadis avec toute forme de vitalisme
: la psyché humaine telle qu’il la conçoit étant
irréductible à l’animalité comme au biologique
dans la mesure où, pour elle, le plaisir de représentation
prime sur le plaisir d’organe.
Comme on voit, l’imagination radicale se trouve comprise
comme le trait distinctif de l’humanité : « L’émergence
de l’espèce humaine comme espèce vivante est
marquée par l’apparition de cette néo-formation
congénitale (…) qu’est l’imagination développée
au-delà de toute mesure, l’imagination devenue “folle”
», l’imagination ayant rompu tout asservissement “fonctionnel”.
Cela conduit à ce trait humain, unique dans toutes les espèces
vivantes : le remplacement du plaisir d’organe par le plaisir
de la représentation (…). Il y a donc défonctionnalisation
de la représentation et défonctionnalisation du plaisir
: pour l’être humain, le plaisir n’est plus simplement,
comme pour l’animal, signe indiquant ce qui est à rechercher
et ce qui est à éviter, mais est devenu fin en soi,
même lorsqu’il est contraire à la conservation
de l’individu et/ou de l’espèce. L’homme
n’est donc pas seulement, comme disait Hegel, un animal malade
; l’homme est un animal fou et un animal radicalement inapte
à la vie » [75]. La survie même de l’homme
n’a été possible qu’en raison de la présence
de la société comprise comme collectif anonyme [76].
Ainsi, rebelle à toute socialisation, la psyché originaire
n’en réclame pas moins des institutions. C’est
là une contradiction spécifique de l’être
humain qui inapte à la vie, requiert ce qu’il refuse
: la socialisation.
Qu’est-ce à dire ? Ou plutôt comment penser
une telle socialisation ? A partir du processus par quoi elle s’opère,
et qui pousse la psyché à abandonner son monde pour
investir des objets “sociaux », à savoir la sublimation.
Il faut entendre par là « le procès moyennant
lequel la psyché est forcée à remplacer ses
“objets propres” ou “privés” d’investissement
(y compris sa propre “image” pour elle-même) par
des objets qui sont et valent dans et par leur institution sociale,
et d’en faire pour elle-même des “causes »,
des “moyens” ou des “supports” de plaisir.
» [77]
L’important ici est de comprendre qu’un tel processus
ne peut s’opérer que si les « objets »
nouvellement investis par la psyché font sens pour elle.
Autrement dit, l’institution, la société si
l’on veut, « détruit ce qui, à l’origine
était sens et faisait sens pour la psyché (la clôture
sur soi, le pur plaisir de représentation “solipsiste”
») – et en compensation, si l’on peut dire, elle
fournit à la psyché une autre source de sens : la
signification imaginaire sociale. » Dès l’origine
donc, le social structure l’être humain de part en part
: « En se socialisant – en devenant individu social
–, la psyché intériorise ces significations
et “apprend” que le véritable “sens de
la vie” se trouve ailleurs : dans le fait d’avoir de
l’estime pour son clan ; ou l’espoir de pouvoir reposer
un jour avec Abraham dans le sein de Dieu ; ou d’être
kalos kagathos, et soigner son kléos et son kudos ; ou d’être
saint ; ou d’accumuler des richesses ; ou de développer
les forces productives ; ou de “construire le socialisme »,
etc. » [78]. Et il ne sert à rien de dire, pour remettre
cette idée en cause, que l’enfant n’a de contact
qu’avec ses parents, car « la mère et le père
sont bien évidemment la société en personne
et l’histoire en personne penchés sur le berceau du
nouveau-né - ne serait-ce que parce qu’ils parlent
(…). La langue n’est pas – comme on le dit bêtement
– un instrument de communication, elle est d’abord et
avant tout un instrument de socialisation. Dans et par la langue
s’expriment, se disent, se réalisent, se transfèrent
les significations de la société. Mère et père
transmettent ce qu’ils vivent, ils transmettent ce qu’ils
sont, ils fournissent à l’enfant des pôles identificatoires
déjà simplement en étant ce qu’ils sont
» [79].
L’individu se constitue donc progressivement en intériorisant
explicitement des fragments du monde social, mais aussi, implicitement,
la totalité virtuelle à quoi renvoient ces fragments,
de sorte qu’on a bien à faire à une véritable
fabrication sociale de l’individu.
Mais si chacun ne peut investir que les valeurs qui lui ont été
transmises au cours de son devenir sujet, il faut dire que sous
l’apparence de la spontanéité s’exprime
une réelle hétéronomie. Ce que révèle
du reste une pensée comme celle de Bourdieu qui rend compte,
notamment par le biais du concept d’habitus, de l’adaptation
de l’individu au monde social dans lequel il évolue.
[80]
C’est ainsi que l’on peut parler d’“infra-pouvoir”
pour rendre compte de la manière dont la société
structure les individus qui la composent, dont elle les fait adhérer
à des représentations instituées sans leur
permettre de les remettre en cause. Infra-pouvoir donc dans la mesure
même où son efficience n’est jamais explicite,
ni ne repose sur une instance désignable : « c’est
donc, en un sens, le pouvoir du champ social-historique lui-même,
le pouvoir d’outis, de Personne » [81].
Est-ce à dire qu’il faille rendre justice à
Foucault et reconnaître qu’on ne peut nullement penser
une extériorité par rapport au donné social
? Ce serait méconnaître les ruptures dont nous avons
déjà parlé. Plus ! si cet “infra-pouvoir”
s’exerçait pleinement, il n’y aurait pas d’Histoire,
mais reproduction du même, à l’identique.
La présence sourde de l’Abîme et la
nécessité d’une dimension politique
Le fait de l’Histoire atteste donc bien que cet infra-pouvoir
ne se suffit pas à lui-même, qu’il échoue
toujours – au moins partiellement. C'est du reste la raison
pour laquelle toute société connaît un pouvoir
explicite compris, non comme monopole de la violence légitime
ainsi que dit Weber, mais comme l’instance qui donne ou définit
le sens : « en amont du monopole de la violence légitime,
il y a le monopole de la parole légitime ; et celui-ci est
à tour ordonné par le monopole de la signification
valide. Le Maître de la signification trône au-dessus
du Maître de la violence » [82].
Et si l’infra-pouvoir échoue dans sa tentative de
donner un sens définitif, c’est que la société
échoue dans son opération de dénégation
consistant à se masquer à elle-même la dimension
instituante de son imaginaire. Le comprendre suppose de se rendre
compte que toute société a tendance à se constituer
dans la clôture du sens, c’est-à-dire à
proposer des explications de tout ce qui arrive ; de se rendre compte
donc que toute société fuit son Autre véritable
qui est le Chaos, l’Abîme. C’est en cela du reste
qu’elle est créatrice, qu’elle est fondamentalement
instituante : comme dans La lunette d’approche, ce tableau
de Magritte que commente Pierre Legendre [83], il s’agit de
se donner un paysage pour masquer cet Abîme, de construire
un monde, de donner du sens, c’est-à-dire d’inventer
des institutions pour masquer le Sans-fond dont elle procède.
Mais cet échec de la société s’explique
à son tour du fait que l’Abîme ou le Chaos sur
quoi toute institution fait fond, et qu’elle vise à
recouvrir, est toujours source de déchirement possible. C’est
que « le Chaos n’est pas séparé. Il y
a envers insondable de toute chose, et c’est envers n’est
pas passif, ce qui simplement résisterait… à
nos efforts de maîtrise. Il est source perpétuelle,
altération toujours imminente, origine qui n’est pas
reléguée hors du temps… mais constamment présente
dans et par le temps » [84].
L’échec de cette forme de pouvoir, que Castoriadis
appelle infra-pouvoir, conduit a l’affirmation d’un
pouvoir explicite. C’est ainsi que toute société
connaît une dimension politique. L’emploi de ce dernier
terme pouvant prêter à confusion, il convient de prévenir
immédiatement trois mésinterprétations possibles.
La première serait l’identification du pouvoir explicite
et de l’État. Or il faut reconnaître que les
sociétés sans État ne sont pas des sociétés
sans pouvoir, qu’on ne peut jamais faire l’économie
d’un « pouvoir explicite de la collectivité (ou
des mâles, des guerriers, etc.) relatif à la diké
et au télos – aux litiges et aux décisions.
» Autant dire que « le pouvoir explicite n’est
pas l’État, terme que nous devons réserver à
un eidos spécifique», qui est une création social-historique
bien repérable. « L’État est une instance
séparée de la collectivité et instituée
de manière à assurer constamment cette séparation.
L’État est une institution seconde » [85].
Il faut, par ailleurs, éviter de confondre « le politique,
dimension de pouvoir explicite, avec l’institution d’ensemble
de la société». Si, comme on le dit souvent,
tout est politique au sens grec du terme, c’est-à-dire
au sens de « ce qui a trait à des décisions
explicites, et, du moins en partie, considérées comme
réfléchies», alors « le langage, l’économie,
la religion, la représentation du monde, se trouvent relever
de décisions politiques que ne désavoueraient ni Charles
Maurras ni Pol Pot. Tout est politique ou bien ne signifie rien,
ou bien signifie : tout doit être politique, relever d’une
décision explicite du Souverain. » [86].
Enfin, la troisième méprise possible serait d’assimiler
le politique et la politique : si le premier est partout et en toute
société, la seconde relève d’une création
historique heureuse, opérée par les Grecs vers la
fin du VII° siècle.
Arrêtons-nous quelque peu sur cette nécessaire distinction.
C’est une idée sur laquelle Castoriadis a beaucoup
insisté, et qui se trouve particulièrement bien résumée
dans le texte d’une conférence : « la politique
n’existe pas partout et toujours, assure-t-il ; la véritable
politique résulte d’une création social-historique
rare et fragile. Ce qui existe nécessairement dans toute
société, c’est le politique – la dimension
explicite, implicite, parfois insaisissable –, qui a affaire
avec le pouvoir, à savoir l’instance (ou les instances)
instituée pouvant émettre des injonctions sanctionnables
et qui doit comprendre toujours, explicitement, ce que nous appelons
un pouvoir judiciaire et un pouvoir gouvernemental (…). Le
politique est tout ce qui concerne ce pouvoir explicite (…).
Ce type d’institution de la société recouvre
la quasi-totalité de l’histoire humaine. Ce sont les
sociétés hétéronomes : elles créent
certes leurs propres institutions et significations, mais elles
occultent cette auto-création, en l’imputant à
une source extra-sociale, extérieure en tout cas à
l’activité effective de la collectivité effectivement
existante : les héros, les dieux, Dieu, les lois de l’histoire
ou celles du marché. Dans ces sociétés hétéronomes,
l’institution de la société a lieu dans la clôture
du sens. Toutes les questions formulables par la société
considérée peuvent trouver leur réponse dans
ses significations imaginaires et celles qui ne le peuvent pas sont
non tellement interdites que mentalement et psychiquement impossibles
pour les membres de la société. Cette situation n’est
rompue, que l’on sache, que deux fois dans l’histoire
: en Grèce ancienne et en Europe occidentale, et de cette
rupture nous sommes les héritiers, c’est ce qui nous
permet de parler comme nous parlons. La rupture s’exprime
par la création de la politique et de la philosophie (de
la réflexion). Politique : mise en question des institutions
établies. Philosophie : mise en question des idola tribus,
des représentations collectivement admises » [87].
La politique est donc à comprendre comme création,
création qui est celle d’une société
nouvelle, visant un autre rapport, inédit jusqu’alors,
entre l’instituant et l’institué. Rapport tel
que l’institué ne masque jamais l’instituant,
de sorte qu’il soit toujours possible de le destituer.
On mesure l’importance de cette création qui suppose
la reconnaissance par la société de son pouvoir créateur,
de son propre imaginaire : ce n’est en effet rien moins que
la création de la volonté collective de se vouloir
responsable de son devenir. Nous ne nous pencherons pas ici sur
les immenses problèmes que cela entraîne tant sur le
plan théorique que pratique – si tant est qu’on
puisse ainsi les distinguer. Ce qui compte pour notre propos est
bien cette affirmation inaugurale du projet d’autonomie, et
surtout la perception qu’elle relève d’une création,
que l’autonomie est une signification imaginaire sociale,
et que cette signification, affirmée une première
fois en Grèce ancienne, a été de nouveau mise
en avant par l’Occident moderne.
La dualité du monde moderne
On ne peut cependant comprendre notre monde si l’on se réfère
uniquement à cette signification imaginaire que représente
le projet d’autonomie qui vise l’institution d’une
société pour laquelle « la liberté sans
la justice est une véritable contradiction » [88].
Les réactions critiques qui ne manqueront pas de sanctionner
l’affirmation de Rousseau suffisent du reste à faire
admettre la présence structurante d’une autre signification
imaginaire qui s’entend, elle, comme projet de maîtrise
rationnelle de la nature et recherche du bien être maximum
pour l’individu privé.
Il faut donc admettre avec Castoriadis que coexistent, pour la
société moderne, deux orientations radicalement différentes,
que notre présent « est animé par deux significations
imaginaires sociales tout à fait opposées, même
si elles se sont contaminées réciproquement : le projet
d’autonomie individuelle et collective, la lutte pour l’émancipation
de l’être humain, aussi bien intellectuelle et spirituelle
qu’effective dans la réalité sociale ; et le
projet capitaliste démentiel, d’une expansion illimitée
d’une pseudo-maîtrise pseudo-rationnelle qui depuis
longtemps a cessé de concerner seulement les forces productives
et l'économie pour devenir un projet global (…), d’une
maîtrise totale des données physiques, biologiques,
psychiques, sociales, culturelles » [89].
En affirmant que la signification imaginaire de l’univers
capitaliste n’affecte pas seulement l’organisation tayloriste
du travail qu’il a étudiée durant sa période
militante, Castoriadis laisse entendre que c’est dans l’optique
d’un tel projet qu’il faut penser le bio-pouvoir. Et
c’est bien le mérite de Foucault que d’avoir
éclairé son fonctionnement effectif. On lui doit sans
doute la saisie de la portée effective du projet capitaliste,
de son étendue réelle qui dépasse largement
les seuls champs de la production et de l’économie.
Compte tenu de la puissance de structuration de la signification
imaginaire capitaliste, il faut reconnaître qu’elle
affecte tout un chacun, de sorte qu’il n’est nullement
étonnant que, comme Foucault l’a montré, les
résistances se déploient dans le champ même
du pouvoir auquel elle s’opposent, donnant l’illusion
qu’il n’est aucunement possible de sortir de ce procès,
de ce jeu de forces entre pouvoir et résistances. Mais compte
tenu cette fois de la présence de l’autre signification
imaginaire centrale pour notre société – qui
porte la visée de l’autonomie –, il n’y
a là que vérité partielle : les résistances,
les formes qu’elles prennent, sont à référer
aussi au projet d’autonomie. C’est du reste en cela
qu’elle sont réellement critiques.
Il est donc tout à fait possible de continuer à parler
d’émancipation puisque nous voyons que les luttes renvoient
à une extériorité vis-à-vis de l’univers
où elles prennent corps, des rapports sociaux qui les provoquent.
Ainsi, loin d’avoir porter un coup fatal au travail de Castoriadis
en rendant caduc le projet d’autonomie, la lecture de Foucault
a permis au contraire d’en mesurer l’intérêt.
Peut-être même faudrait-il dire que la pensée
de l’imaginaire éclaire les dernières analyses
de Foucault, notamment celles menées à partir de la
lecture de l’opuscule de Kant sur les Lumières [90].
* * *
La validité du projet d’autonomie confirmée,
il est alors possible de reconnaître toute sa légitimité
et son intérêt à l’œuvre de Castoriadis.
Il y a certes loin des premiers travaux aux derniers écrits
; mais ce n’est là que le cheminement d’une pensée
en quête de cohérence, que les difficultés rencontrées
ont amenée toujours plus avant – ou plus profond.
La distance ainsi parcourue ne signe aucune réorientation
quant à la question de l’autonomie. Elle éclaire
simplement d’un jour nouveau les premières recherches
en manifestant que si l’émancipation suppose bien le
dépassement, à tous les niveaux du monde social, de
l’opposition entre dirigeants et dirigés, celle-ci
n’est envisageable pour les individus que dans la mesure où
elle l’est pour la société à laquelle
ils appartiennent. La visée de la liberté n’est
en effet possible que pour un individu vivant dans une société
ayant effectivement rompu la clôture du sens.
C’est dire que le projet d’autonomie ne se comprend
que comme projet d’autonomie pour tous. D’où
le rôle de l’éducation, tâche essentielle
de la société, qui ne peut, ni ne doit être
inféodée à rien d’autre qu’à
la structuration d’un esprit critique épris de liberté,
capable de « créer des institutions qui, intériorisées
par les individus, facilitent le plus possible leur accession à
leur autonomie individuelle et leur possibilité de participation
effective à tout pouvoir explicite existant dans la société
» [91].
NOTES
(1) Nous renvoyons à un article paru en 1977 dans le Nouvel
Observateur où allusion est faite à Foucault et dont
le titre – Les divertisseurs – donne à la fois
le ton et l’orientation du contenu. Ce texte est reproduit
dans La société française, Paris, Union Générale
d'Éditions, 1979. On peut y lire, page 227, le passage suivant
: « Les divertisseurs sont là » – qui évacuent
le problème posé par l’échec de Mai 68
: « comment ce fantastique déploiement d’activité
autonome pouvait-il instituer des organisations durables qui l’expriment
sans le dessécher ou le confisquer, comment les contenus
politiques qu’il créait à profusion pouvaient-ils
trouver les nouvelles formes – surtout politiques –
qui leur permettraient d’accéder à une pleine
effectivité social-historique ? » Puis, parlant de
ces “divertisseurs”, il ajoute : « Les uns font
joujou avec le “désir”, la “libido”,
etc., dénoncent la responsabilité comme un terme de
flic, piègent et se piègent dans le cul-de-sac de
schizophrénisation. Leur complément rigoureux, Foucault
(“Ce siècle sera deleuzien ou il ne sera pas”,
dit-il. Rassurons-nous : il ne l’est pas) présente
toute la société comme entièrement résorbée
dans les rets du pouvoir, gommant les luttes et la contestation
qui mettent celui-ci en échec la moitié du temps.»
Il nous paraît que la dimension polémique de l’article
ne saurait se réduire à n’être que l’expression,
sinon d’un ressentiment, du moins d’un fort agacement
de Castoriadis devant l’engouement de beaucoup pour ces intellectuels,
alors que lui-même, bien qu’ayant publié L’institution
imaginaire de la société, restait fort peu reconnu
– il n’entrera à l’École des Hautes
Études en Sciences Sociales qu’en 1980 –, mais
qu’il y va d’un réel problème de fond.
(2) « Dans mon travail, l’idée d’autonomie
apparaît très tôt, en fait dès le départ,
et non pas comme idée “philosophique”“épistémologique
», mais comme idée essentiellement politique. Son origine
est ma préoccupation constante, avec la question révolutionnaire,
la question de l’autotransformation de la société.
» (Domaines de l’homme. Les carrefours du labyrinthe
2, Paris, Le Seuil, 1986, p. 413. Cité CL 2). Comme dans
le premier texte du même ouvrage, il est précisé
qu’ « autonomie individuelle et autonomie sociale sont,
au sens le plus profond, les deux faces d’une même pièce
» (CL 2, 22), il ne nous paraît pas exagéré
de dire qu’au fond les questions centrales de la pensée
de Castoriadis, le sens même de son travail depuis ses débuts
militants jusqu’à ses analyses concernant l’ontologie,
renvoient à la question de l’autonomie comme à
leur foyer.
(3) On trouve un précieux éclairage de son parcours
(jusqu’à 1972) dans l’introduction que Castoriadis
a rédigée à l’occasion de la parution
de La société bureaucratique (Paris, C. Bourgois Éditeur,
1990, pp. 20-56)
(4) Trotsky. Textes et débats, Paris, Le livre de poche,
1984, p. 329. La thèse de Trotsky est exposée de manière
systématique dans La Révolution Trahie. On trouve
également d’intéressantes mises au point dans
Défense du marxisme.
(5) « Si la bureaucratie n'est pas une classe, si l'on peut
encore caractériser l'Union soviétique comme un État
ouvrier, il sera nécessaire de la soutenir en cas de guerre.
»[Trotsky, Une fois de plus : L’union soviétique
et sa défense, in Défense du marxisme. Nous soulignons].
Comprenons bien que ce sont les acquis de la révolution d’Octobre
que Trotsky entendait ainsi défendre.
(6) Les rapports de production en Russie. Texte repris avec une
postface dans La société bureaucratique, op. cit.,
159-217.
(7) La société bureaucratique, op. cit., 26.
(8) Ibid.
(9) Id., 27. Précisons que Castoriadis fait toutefois la
différence entre les régimes sociaux des pays de l’Est
et ceux de l’Ouest : les premiers relèvent d’un
capitalisme bureaucratique total et les seconds d’un capitalisme
bureaucratique fragmenté. Or si le capitalisme bureaucratique
total appartient bien à l’univers social-historique
du capitalisme traditionnel, « il représente aussi
une rupture et une création historique nouvelle. »(Le
régime social de la Russie, CL 2, 193).
(10) Ibid. Ainsi, et à simple titre d’exemple, on
trouve au début d’un long texte paru en 1955 sur Le
contenu du socialisme, cette précision : « L’analyse
que nous allons entreprendre n’aboutit pas seulement à
la révision des idées qui ont généralement
cours sur le socialisme (…). Elle aboutit également
à une révision des idées généralement
répandues sur le capitalisme, son fonctionnement et la racine
de la crise (…). Cette révision, bien entendu, ne commence
pas aujourd’hui. Plusieurs courants révolutionnaires
isolés en ont fourni des éléments depuis longtemps.
Dès le premier numéro de Socialisme ou Barbarie, nous
nous efforcions de reprendre cette tâche de façon systématique.
Les idées centrales se trouvent déjà formulées
dans l’éditorial du numéro 1 de la revue de
S. ou B. : que la division essentielle des sociétés
contemporaines est la division en dirigeants et exécutants
(…), que la société socialiste se définit
par la suppression de toute couche séparée de dirigeants
et par conséquent par le pouvoir des organismes de masse
et la gestion ouvrière de la production. »(Le contenu
du socialisme 2. Texte repris dans un recueil au titre éponyme,
Paris, Union Générale d'Éditions, 1979, 104-105).
(11) Le Contenu du socialisme, op. cit. , pp. 124-25.
(12) L'Expérience du mouvement ouvrier. Tome 2. Prolétariat
et organisation. Paris, Union Générale d'Éditions,
1974, pp. 107 et 109.
(13) Comme le note excellemment H. Joas, « cela veut dire,
par exemple, qu’une idée aussi centrale pour la théorie
économique marxienne que celle de la valeur marchande de
la force de travail reste logiquement incomplète, tant que
cette valeur est déterminée sur un plan scientifique,
et non dans les affrontements entre capitalistes et ouvriers »
(La créativité de l’agir, trad. P. Rusch, Paris
Le Cerf, 1999, p. ). Sur ce point voir le remarquable texte de Castoriadis
: Valeur, égalité, justice, politique : de Marx à
Aristote et d'Aristote à nous, paru dans Les carrefours du
labyrinthe, Paris, Le Seuil, 1978.
(14) L’expérience du mouvement ouvrier, tome 2, op.cit.
, p. 9.
(15) L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969,
272-73.
(16) L’expérience du mouvement ouvrier, tome 2, op.cit.
, p. 317.
(17) La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 124.
Cité VS.
(18) Comme le notent Hubert Dreyfus et Paul Rabinov, dans La volonté
de savoirI, Foucault formule « un certain nombre de propositions
concernant le pouvoir [qui] constituent davantage des réflexions
prudentes inspirées de l’expérience que des
thèses fermement établies » (M. Foucault, un
parcours philosophique, Folio, p. 298. Cité DR).
(19) En ce qui concerne le sujet, Foucault assure lui-même
dans un texte au titre fort explicite – Pourquoi étudier
le pouvoir : la question du sujet : « ce n’est donc
pas le pouvoir, mais le sujet qui constitue le thème général
de mes recherches » (DR, 298).
(20) Cités n° 2, Paris, P.U.F, pp. 43-44. On voit que
saisir la transformation du mode d’exercice du pouvoir, suppose
de l’appréhender selon une approche nouvelle.
(21) Les rapports du pouvoir passent à l’intérieur
du corps, in Dits et écrits, vol. 3, Paris, Gallimard, 1994,
p. 231.
(22) Sécurité, territoire, population, Cours au collège
de France 1977-78, Hautes Études, Paris, Gallimard - Seuil,
2004, p. 3. Foucault est on ne peut plus clair ici assurant que
« l’analyse de ces mécanismes de pouvoir n’est
en aucune une manière une théorie générale
du pouvoir. »Comme le notent Hubert Dreyfus et Paul Rabinov,
« Foucault ne cherche pas édifier son analyse du pouvoir
en théorie. En d’autres termes, il ne s’agit
pas pour lui de nous fournir une description acontextuelle, ahistorique,
ou objective. Ni une généralisation qui puisse s’appliquer
à toute l’histoire. Il s’attache plutôt
à nous présenter ce qu’il appelle une “analytique
du pouvoir”, qu’il oppose à une théorie
du pouvoir » (DR, 264-65).
(23) G. Deleuze, Foucault, Minuit, Paris, 1986 et 2004, p. 78.
(24) VS, 179- 180.
(25) VS, 181.
(26) Les mailles du pouvoir, in : Dits et écrits, vol. 4,
Paris, Gallimard, 1994, p. 194.
(27) Il faut défendre la société, Cours au
collège de France 1976, Hautes Études, Gallimard,
Seuil, 1997, p. 216.
(28) Sécurité, territoire, population, op. cit.,
p. 3.
(29) Les mailles du pouvoir, op. cit., 193.
(30) Sécurité, territoire, population, op. cit.,
pp. 393-94.
(31) VS, p. 183. On peut lire à la même page : «
Concrètement, ce pouvoir sur la vie s’est développé
depuis le XVII° siècle sous deux formes principales ;
elles ne sont pas antithétiques ; elles constituent plutôt
deux pôles de développement reliés par tout
un faisceau intermédiaires de relations. L’un des pôles,
le premier semble-t-il a s’être formé a été
centré sur le corps comme machine : son dressage, la majoration
de ses aptitudes, l’extorsion de ses forces, la croissance
parallèle de son utilité et de sa docilité,
son intégration à des systèmes de contrôle
efficaces et économiques : anatomo-politique du corps humain.
Le second, qui s’est formé un peu plus tard, vers le
milieu du XVIII° siècle, est centré sur le corps-espèce,
sur le corps traversé par la mécanique du vivant servant
de support aux processus biologiques : la prolifération des
naissances et la mortalité, le niveau de santé, la
durée de vie, la longévité avec toutes les
conditions qui peuvent les faire varier ; leur prise en charge s’opère
par toute une série d’interventions et de contrôles
régulateurs : une bio-politique de la population. »
(32) Il faut défendre la société, op. cit.,
p. 216. « Cette nouvelle technique ne supprime pas la technique
disciplinaire, tout simplement parce qu’elle est à
un autre niveau, elle est à une autre échelle»,
peut-on lire à la même page.
(33) Ibid.
(34) Id., p. 219.
(35) VS, 189.
(36) VS, 190.
(37) Il faut défendre la société, op. cit.,
p. 31.
(38) VS, 12.
(39) VS, 12.
(40) VS, 19.
(41) VS, 18.
(42) VS, 21.
(43) VS, 112.
(44) Foucault, op. cit., p. 77.
(45) VS, 123.
(46) VS, 124. Les cinq propositions quant au pouvoir sont les suivantes
: « le pouvoir n’est pas quelque chose qui s’acquiert
» ; « les relations de pouvoir ne sont pas en position
d’extériorité à l’égard
d’autres types de rapports (processus économique, rapport
de connaissance, relations sexuelles) »; « le pouvoir
vient d’en bas »; « les relations de pouvoir sont
à la fois intentionnelles et non subjectives » ; «
là où il y a pouvoir, il y a résistance ».
(47) VS, 126.
(48) VS, 191.
(49) La pensée 68, Paris Gallimard-Folio, 1988. Il s’agit
du troisième chapitre.
(50) Désignant L. Ferry et A. Renaut sans toutefois les
nommer, Deleuze écrit : « d’autres, qui prennent
leur bêtise pour un mot d’esprit, disent que c’est
suppôt d’Hitler ; du moins qu’il a offense aux
droits de l’homme… » (Foucault, op. cit., p. 11).
Et un peu plus loin : « Il y a trois siècles, des sots
s’étonnaient parce que Spinoza voulait la libération
de l’homme, bien qu’il ne crût pas à sa
liberté ni même à son existence spécifique.
Aujourd’hui, de nouveaux sots, ou les mêmes réincarnés,
s’étonnent parce que Foucault participaient aux luttes
politiques, lui aussi avait dit la mort de l’homme. Contre
Foucault, ils invoquent une conscience universelle et éternelle
des droits de l’homme qui doit rester à l’abri
de toute analyse » (p. 96).
(51) A. Renaut et L. Sosoe, Philosophie du droit, Paris, P.U.F.,
1991, pp. 54-55.
(52) Id., p. 56. Pour ce qui est de L. Strauss, voir notamment
: Droit naturel et histoire, trad. M. Nathan et É. Dampierre,
Paris, Flammarion, 1986.
(53) VS, 112.
(54) Deux essais sur le sujet et le pouvoir, in : DR, p. 313.
(55) DR, 314.
(56) DR, 315.
(57) Castoriadis, La société française, op.
cit., p. 277.
(58) Rappelons que Castoriadis a fait paraître une série
d’articles sous le titre explicite : L’expérience
du mouvement ouvrier. Dans l’introduction on peut lire : «
Nous devons (…) nous absorber dans la considération
de l’effectivité du prolétariat, nous demander
dans quelle meure se dégage de son faire une tendance (…)
et quelle en est la signification. » (L’expérience
du mouvement ouvrier 1, Paris, Union Générale d'Éditions,
1974, p. 79).
Et dans le second volume, il précise : « Nous commencerons
l’analyse de la crise du capitalisme par l’analyse des
contradictions de l’entreprise capitaliste. Les concepts et
les méthodes acquis ainsi dans le domaine primordial, le
domaine de la production, nous permettrons de généraliser
ensuite et d’y soumettre les différentes sphères
sociales et finalement le tout social comme tel. » (L’expérience
du mouvement ouvrier 2, op. cit., pp. 14-15).
Rappelons aussi la publication par Socialisme ou Barbarie (numéros
1 à 6) de L’ouvrier américain, document inédit
où un ouvrier rapportait ses vues sur sa condition de travailleurs,
sa vie quotidienne, avant de publier quelques années plus
tard les réflexions de D. Mothé, membre du groupe
et travailleurs chez Renault.
(59) L’expérience du mouvement ouvrier 2, op. cit.,
pp. 75 (75-77 pour la suite).
(60) « La lutte pour le prolétariat n’a été
en général connue et reconnue que pour autant qu’elle
a été explicite, ou manifeste, exprimée au
grand jour (…). La raison essentielle en est que les luttes
explicites (…) correspondent la plupart du temps tant bien
que mal aux concepts et aux catégories que le théoricien
s’est déjà construits (…). Le schème
qui opère à l’arrière plan est toujours
celui d’un sujet (individuel ou collectif) se proposant des
fins claires et distinctes et posant ses actions comme moyens de
les atteindre. Mais la lutte implicite du prolétariat est
absolument insaisissable dans cette optique » (L’expérience
du mouvement ouvrier 1, op. cit., p. 93).
(61) Rappelons pour mémoire les derniers mots devenus célèbres
de Surveiller et punir (Paris, Gallimard, 1975) : « Dans cette
humanité centrale et centralisée, effet et instrument
de relations de pouvoir complexes, corps et forces assujettis par
des dispositifs qui sont eux-mêmes des éléments
de cette stratégie, il faut entendre le grondement de la
bataille. »
(62) Deux essais sur le pouvoir, DR, 319.
(63) Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne,
in : Capitalisme et révolution 2, Paris, Union Générale
d'Éditions, 1979, p. 49.
(64) L’expérience du mouvement ouvrier 1, p. 97.
(65) Capitalisme et révolution 2, p. 110.
(66) Castoriadis souligne clairement les limites d’une telle
approche : « Le fonctionnement du capitalisme assure la permanence
d’un conflit économique entre prolétariat et
capital autour de la répartition du produit, mais ce conflit
n’est, par sa nature même et dans les faits, ni absolu
ni insoluble ; il se “résout” à chaque
étape, resurgit à l’étape suivante, ne
fait naître que d’autres revendications économiques,
à leur tour satisfaite tôt ou tard. Il en résulte
la quasi-permanence d’une action revendicative du prolétariat,
d’une importance fondamentale à une foule d’égards
et surtout pour ce qui est du maintien de sa combativité,
mais rien, qui de près ou de loin, le prépare à
la révolution » (La société bureaucratique,
op. cit., p. 34).
(67) L’expérience du mouvement ouvrier 1, op. cit.,
p. 97. Voir aussi L’expérience du mouvement ouvrier
2 « Les bureaucrates (…) ne veulent voir dans les luttes
du prolétariat qu’une tendance vers l’amélioration
de son niveau de vie, ou à la rigueur une lutte contre “l’exploitation”.
Mais la lutte du prolétariat n’est pas et ne pas être
simplement une lutte “contre” l’exploitation ;
elle tend nécessairement à être une lutte pour
une nouvelle organisation des rapports de production » (op.
cit., p. 74).
(68) La volonté de savoir, op. cit., p. 126.
(69) Le monde morcelé. Les carrefours du labyrinthe 3, Paris,
Le Seuil, 1990. Cité CL 3, p. 23.
(70) Cela apparaît très clairement dans la remarque
faite par Castoriadis dans Les divertisseurs. Parlant de Foucault,
il note ironiquement : « Aux dernières nouvelles, il
a découvert lui aussi une “plèbe” –
mais qui se “réduit” dès qu’elle
“se fixe elle-même selon une stratégie de résistance”.
Résistez si cela vous amuse – mais sans stratégie,
car alors vous n’êtes plus plèbe mais pouvoir
» (La société française, p. 227). Avouons
qu’il n’exagère pas vraiment puisque Foucault
lui-même assure qu’ « en somme toute stratégie
d’affrontement rêve de devenir rapport de pouvoir ».
« En fait, continue-t-il, entre relation de pouvoir et stratégie
de lutte, il y a appel réciproque, enchaînement indéfini
et renversement perpétuel » (Deux essais sur le sujet
et le pouvoir, in : DR, p. 320).
(71) La source hongroise, in : Le contenu du socialisme, op. cit.,
p. 388. Castoriadis ajoute : « Et si je l’affirme, c’est
parce que je pense que ce que contiennent en puissance les Conseils
ouvriers hongrois, dans leur formation et dans leur but, c’est
la destruction des significations sociales traditionnelles, héritées
et instituées, du pouvoir politique d’une part, et,
d’autre part, de la production et du travail – et donc
le germe d’une nouvelle société ».
(72) Qu’est-ce que la politique ?, trad. S. Courtine-Denamy,
Paris, Seuil, 1995, pp. 79-80. « Ce faisant ils ont été
normatifs, poursuit Arendt : non que leurs formes d’organisations
internes puissent être reproduites, mais dans la mesure où
les idées et les concepts déterminés qui se
sont pleinement réalisés pendant une courte période
déterminent aussi les époques auxquelles une expérience
du politique demeure refusée. »
(73) Comme le souligne Castoriadis, « toute critique présuppose
qu’autre chose que ce qu’elle critique est possible
et préférable. » (Sur le contenu du socialisme
3, 12).
(74) Castoriadis, CL 3, p. 52. Sur ce point et ce qui suit voir
: L’institution imaginaire de la société, Paris,
le Seuil, 1975, chap. IV, notamment pp. 245-253, (cité :
IIS) ; ainsi que L’état du sujet aujourd’hui,
CL 3, p. 89 et sq. Il faut dire que cette idée, selon laquelle
l’être humain est toujours socialisé puisqu’il
ne pourrait pas vivre hors de la société, n’a
rien de nouveau. Comme le note avec quelque ironie sarcastique Castoriadis,
« ce fait élémentaire, même s’il
a été placé au centre de notre réflexion
sur le sujet à partir de Freud et grâce à lui,
est connu depuis toujours et a été formulé
par des penseurs aussi différents que Platon, Aristote ou
Diderot. Ce n’est que moyennant son occultation que depuis
dix ans, ont pu fleurir nouvelles variétés de confusion
et de mystification – la glorification du “désir”et
de la “libido », la découverte d’un désir
“mimétique », et la dernière camelote
lancée par la publicité de l’industrie des idées
sur le marché : le néo-libéralisme pseudo “religieux
». Tous tant qu’ils sont, et quoiqu’ils disent
les uns des autres, partagent le même incroyable postulat
: la fiction d’un “individu”qui viendrait au monde
pleinement achevé et déterminé quant à
l’essentiel, et que la société – la socialité
comme telle – corromprait, opprimerait, asservirait »
(Le contenu du socialisme, op. cit., p. 13).
(75) Figures du pensable. Les carrefours du labyrinthe 6, Paris,
le Seuil, 1999, pp. 122-123.
(76) Castoriadis insiste souvent sur ce point : « en tant
que proprement biologique, l’espèce humaine s’avère
donc une monstruosité, formée de spécimens
absolument inaptes à la vie comme tels. Elle aurait probablement
disparu, si un autre surgissement n’avait eu lieu au niveau
de l’anonyme collectif avec l’auto-création de
la société comme société instituante.
» (Domaines de l’homme. Les carrefours du labyrinthe
2, Paris, le Seuil, 1986, p. 433).
(77) L’institution imaginaire de la société,
op. cit., p. 421.
(78) Figures du pensable, op. cit., p. 123.
(79) Castoriadis, La montée de l’insignifiance. Les
carrefours du labyrinthe 4, Paris, le Seuil, 1996, 133.
(80) « Je peux dire que toute ma réflexion est partie
de là : comment des conduites peuvent-elles être réglées
sans être le produit de l’obéissance à
des règles… Pour construire un modèle du jeu
qui ne soit ni le simple enregistrement des normes explicites, ni
l’énoncé des régularités, tout
en intégrant les unes et les autres, il faut réfléchir
sur les modes d’existence différents des principes
re régulation et de régularité des pratiques
: il y a bien sûr l’habitus, cette disposition réglée
à engendrer des conditions réglées et régulières
en dehors de toute référence à des règles
; et, dans les sociétés où le travail de codification
n’est pas très avancé, l’habitus est le
principe de la plupart des pratiques » (Bourdieu, Choses dites,
Paris, Minuit, 1992, 81).
« Les conditionnements associés à une classe
particulière de conditions d’existence produisent des
habitus, systèmes de dispositions durables et transposables,
structures structurées disposées à fonctionner
comme des structures structurantes, c’est-à-dire en
tant que principes générateurs et organisateurs de
pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement
adaptées à leur but sans supposer la visée
consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations
nécessaires pour les atteindre, objectivement « réglées
»et « régulières »sans être
en rien le produit de l’obéissance à des règles,
et, étant tout cela, collectivement orchestrées sans
être le produit de l’action organisatrice d’un
chef d’orchestre. » (Bourdieu, Le sens pratique, Paris,
Éd. de Minuit, 1980, pp. 88-89).
« L’habitus entretient avec le monde social dont il
est le produit une véritable complicité ontologique,
principe d’une connaissance sans conscience, d’une intentionnalité
sans intention et d’une maîtrise pratique des régularités
du monde qui permet d’en devancer l’avenir sans avoir
seulement besoin de poser comme tel » (Choses dites, op. cit.
p. 22). Ce pourquoi l’habitus est une notion à mettre
en relation avec celle de champ.
(81) CL 3, p. 119.
(82) CL 3, p. 123.
(83) Voir : La fabrique de l’homme occidental, Paris, Mille
et une nuits, 1996.
(84) Domaines de l’homme, op. cit., p. 375.
(85) CL 3, p. 124.
(86) CL 3, p. 126.
(87) La montée de l’insignifiance, op. cit., pp. 221-225.
(88) Rousseau, Lettres écrites de la montagne, VIIIe lettre,
La Pléiade, tome 3, p. 842.
(89) La montée de l’insignifiance, op. cit., p. 90.
(90) Qu'est-ce que les Lumières ?, in : Dits et écrits,
vol. 4, op. cit., pp. 562-78. Selon Foucault, « on peut voir
qu’à travers toute l’histoire des sociétés
occidentales (c’est peut-être là que se trouve
la racine de leur singulière destinée historique –
si particulière, si différentes [des autres] dans
sa trajectoire et si universalisante, dominante par rapport aux
autres) l’acquisition des capacités de lutte pour la
liberté ont constitué des éléments permanents
» (pp. 575-76). Comment ne pas penser, lisant ces lignes,
à ce que dit Castoriadis du projet d’autonomie ?
(91) CL 3, p. 138.
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