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La pensée de l’autonomie selon Castoriadis au risque de Foucault
Philippe Caumières

Origine :
http://philosophie.ac-bordeaux.fr/index.php?option=com_content&view=article&id=82:la-pensee-de-lautonomie-selon-castoriadis-au-risque-de-foucault&catid=4:formation-etc&Itemid=22

http://www.magmaweb.fr/spip/spip.php?article225

[source : KLIMIS Sophie et VAN EYNDE Laurent (dir.), Cahiers Castoriadis n°1. L'imaginaire selon Cornelius Castoriadis, Bruxelles, Facultés Universitaires Saint-Louis, 2006]

Le parcours même de Castoriadis invite à se poser la question de l’unité de son œuvre. Cofondateur de Socialisme ou Barbarie – groupe trotskyste dissident – ayant fini par rompre avec le Parti communiste internationaliste –, il semble avoir cessé son activité militante au moment de la dissolution du groupe, pour se consacrer à un travail intellectuel plus classique. Il est dès lors tentant de dissocier, au sein de ses productions, celles qui ressortissent de la période militante de celles qui lui succèdent. La conséquence étant qu’il est alors possible, sinon nécessaire, d’appréhender son travail en se centrant uniquement sur l’une des deux périodes, à l’exclusion de l’autre. On pourra alors lire ses analyses sur la Grèce ancienne, l’imagination ou la logique des magmas sans tenir compte de l’orientation du militant et théoricien politique. Inversement, on prendra en compte ses écrits sur la bureaucratie ou la nature du capitalisme sans se soucier des conséquences profondes qu’ils peuvent avoir sur les catégories traditionnelles de pensée. Choisissant ainsi entre le militant révolutionnaire ou le penseur de la démocratie, il semble pourtant qu’on se prive de la possibilité de saisir la portée réelle de son travail. Dans les deux cas, on neutralise l’apport de qui s’est donné pour tâche d’éclairer au mieux la question de l’autonomie – notion qui permet de saisir ensemble l’individu et la société afin de promouvoir l’émancipation de manière cohérente. Tel est bien l’enjeu profond de l’œuvre de Castoriadis, ce qui l’oriente de bout en bout, qui l’anime dans tous ses aspects et en dévoile la profonde cohérence.

Or il semble que ce soit cela, cette possibilité d’émancipation, que les analyses développées par Foucault à partir du milieu des années 1970 remettent en cause. Abordant un tournant dans son travail, celui-ci va en effet dégager une nouvelle approche de la notion de pouvoir. Compris comme bio-pouvoir, pouvoir de gestion de la vie, le pouvoir cesse alors de se présenter de manière toute négative pour se comprendre comme ce qui à la fois limite et majore les capacités humaines, comme ce qui assujettit au sens fort du mot. Comment, dès lors, ne pas trouver bien naïve la volonté d’émancipation ? Si le pouvoir est ce qui produit les sujets, n’est-il pas quelque peu inconséquent de s’imaginer des rapports sociaux qui ne soient pas en quelque façon des relations de pouvoir ?

Resterait alors à s’interroger sur le fait que Castoriadis n’a nullement tenu compte des travaux de Foucault, approfondissant sans cesse les problèmes posés par la pensée de l’autonomie. Nul doute qu’à ses yeux, l’approche foucaldienne est quelque peu surestimée [1]. On trouvera, non sans raison, le jugement bien sévère. Mais au-delà de son caractère polémique, il pourrait toutefois se comprendre si, comme nous en faisons l’hypothèse, les travaux de Foucault, loin d’invalider la pensée de Castoriadis, permettent d’en mieux saisir tout l’intérêt. Plus précisément, la lecture de Foucault nous paraît salutaire en ce qu’elle pousse à se déprendre d’une vision quelque peu schématique des rapports de pouvoir et contribue, ce faisant, à clarifier ce qui restait au stade de l’intuition dans la pensée du militant de Socialisme ou Barbarie. Mais, par ailleurs, les limites qu’elle manifeste, ou tout du moins les questions qu’elle soulève – notamment en ce qui concerne la résistance et la subjectivation – mettent en relief l’intérêt de la notion d’imaginaire qui reste comme un des apports les plus originaux de Castoriadis.

I. Les acquis de la période militante de Castoriadis

S’il est possible de saisir l’unité de l’œuvre de Castoriadis, c’est bien à partir de sa conception de l’autonomie qu’il faut le faire. Notion dont il souligne lui-même la centralité, assurant qu’elle apparaît très tôt dans son travail, « en fait dès le départ » [2]. Aussi convient-il, sans prétendre ici faire la genèse d’une pensée, de rappeler brièvement les axes théoriques qui furent dégagés au cours d’une période qui, parce qu’elle fut militante, semble parfois secondaire, et reste assurément mal connue.

C’est avec l’analyse de la nature du stalinisme que Castoriadis s’est pour la première fois exprimé véritablement. Ce fut pour lui un travail germinal. C’est à partir des résultats alors obtenus qu’il allait en effet comprendre l’évolution du capitalisme occidental, et partant repenser le sens de la révolution en donnant congé au marxisme. Rappelons-la brièvement [3]. Le point de départ est assez conjoncturel. Il s’agissait de faire valoir, dans un débat interne à la IV° Internationale, que la bureaucratie représentait une forme nouvelle d’exploitation que l’on pouvait juger pérenne. Ce qui démentait les analyses de Trotsky.

Celui-ci voulait en effet croire que le stalinisme n’avait pu remettre en cause les acquis fondamentaux de la révolution d’Octobre. À ses yeux, l’appropriation collective des moyens de production restait, avec la planification, une avancée déterminante vers un régime authentiquement socialiste. Qu’une couche de la population ait pu par là usurper le pouvoir politique et exploiter le peuple ne devait donc se comprendre que comme un accident de l’histoire. Jean Jacques Marie note fort justement qu’aux yeux de Trotsky, la bureaucratie « n’a pas de rôle ni d’avenir historique. Née du reflux de la révolution prolétarienne, elle périra avec sa victoire. » [4]. Dans ces conditions, on peut comprendre qu’il ait jugé nécessaire, pour le cas où éclaterait le conflit mondial qu’il pressentait, de défendre l’U.R.S.S. [5]. Le problème était qu’au sortir de la guerre, cette position avait toujours cours dans le mouvement trotskyste, de telle sorte que ses militants continuaient, encore et malgré tout, à voir un intérêt dans le régime soviétique en place. Ce que certains ne pouvaient comprendre. C’est du reste la raison pour laquelle un petit nombre de militants jusqu’ici regroupés en une tendance au sein du Parti Communiste Internationaliste (P.C.I.) firent scission en 1949, donnant véritablement naissance à Socialisme ou Barbarie.

On comprend donc ce qui a poussé Castoriadis à réfléchir à la nature de la bureaucratie : la nécessité de montrer que celle-ci ne pouvait se comprendre comme simple couche parasitaire vouée à une rapide disparition ; qu’elle devait plutôt être vue pour ce qu’elle était, une classe dominante. Soucieux d’étayer sa thèse, il reprenait alors des études précédentes pour produire un article remarquable [6] invalidant la vue de Trotsky selon laquelle on peut légitimement caractériser de socialiste un État planifiant son développement économique à partir de moyens de production nationalisés. Sans entrer dans les détails, disons que, d’une part, Castoriadis refuse alors la distinction opérée par l’auteur de La révolution trahie entre les rapports de production et les rapports de répartition de cette production, et conteste, d’autre part, la confusion qu’il commet entre rapports de production et rapports de propriété. La conséquence de tout cela étant que le socialisme ne peut se penser simplement à partir de la collectivisation des moyens de production et la planification. Comme l’atteste tragiquement le développement de la bureaucratie stalinienne au sortir de la deuxième guerre mondiale, il n’y a là rien qui empêche une exploitation durable. Parler de socialisme suppose de parler davantage des rapports de production, d’envisager un terme à la séparation qui veut que certains décident quand d’autres exécutent. Comme le dit fort justement Castoriadis, « si la propriété classique est éliminée cependant que les travailleurs continuent d’être exploités, dépossédés et séparés des moyens de production, la division sociale devient division entre dirigeants et exécutants dans le procès de la production » [7]. La richesse d’une telle analyse allait vite se manifester.

En permettant « de déchirer le voile mystificateur de la “nationalisation” et de la “planification”et de retrouver au-delà des formes juridiques de la propriété, comme des méthodes de gestion de l’économie globales adoptées par la classe exploiteuse (“marché”ou “plan »), les rapports effectifs de production comme fondement de la division de la société en classes »[8], cette approche nouvelle de la bureaucratie mettait en effet également en cause le capitalisme, ainsi que le laisse entendre la parenthèse. Ce dernier ne pouvait plus être pensé comme « l’autre »de la bureaucratie puisque relevant de la même logique, fut-ce à un degré moindre. On comprend que Castoriadis ait pu user du terme de capitalisme bureaucratique pour définir le régime social des pays occidentaux [9].

Mais la conséquence la plus importante de l’analyse est sans doute celle concernant le projet révolutionnaire lui-même : « une révolution socialiste ne peut pas se limiter à éliminer les patrons et la propriété “privée”des moyens de production ; elle doit aussi se débarrasser de la bureaucratie et de la disposition que celle-ci exerce sur les moyens et le procès de la production – autrement dit, la division entre dirigeants et dirigés ». Avancée dès le premier numéro de la revue Socialisme ou Barbarie, cette idée sera sans cesse reprise [10]. Elle va vite conduire Castoriadis à penser la gestion ouvrière, puisque, affirme-t-il, la société socialiste n’est rien d’autre que l’organisation de l’autonomie, comprise comme « la domination consciente des hommes sur leurs activités et produits. »Ce qui signifie que « l’autonomie ne peut pas se confiner au domaine de politique »: comment « concevoir une société d’esclavage hebdomadaire dans la production interrompu par des Dimanches d’activité politique libre »? « L’autonomie ne signifie donc rien si elle n’est gestion ouvrière, c’est-à-dire détermination par les travailleurs organisés de la production, à l’échelle aussi bien de l’entreprise particulière, que de l’industrie et de l’économie dans son ensemble » [11]. Cet objectif suppose une lutte consciente de ses objectifs et une organisation à la hauteur de la tâche, attentive notamment à ne pas reproduire en son sein ce qu’elle entend combattre ; une organisation qui « proclamera ouvertement et quotidiennement que l’objectif du prolétariat ne peut pas être de limiter ou d’aménager l’exploitation capitaliste, mais de la supprimer», et dont l’action « aura comme fin et comme moyen principal le développement de la conscience des travailleurs et de leur confiance dans leur propre capacité de résoudre leurs problèmes » [12].

Comme on voit, l’œuvre de Castoriadis qui a pris corps dans un univers de pensée marxiste reste profondément marqué par ce dernier, notamment en ce qui concerne la question de l’aliénation. Et s’il a été amené à rompre avec la théorisation marxienne, c’est au fond pour mieux en conserver l’esprit : repérant deux tendances fondamentales en son sein – une pensée de l’histoire à partir de la lutte des classes et un déterminisme matérialiste –, refusant la possibilité de tisser entre elles des rapports dialectiques pour les déclarer parfaitement hétérogènes, il va en effet assurer, à l’encontre de Marx, que la première est le fond sur lequel il convient de penser les lois économiques [13]. C’est bien l’autonomie qui est primordiale pour Castoriadis, le socialisme n’étant « rien d’autre que l’organisation consciente par les hommes eux-mêmes de leur vie dans tous les domaines. » [14]

La question se pose toutefois de savoir si une telle approche est encore tenable ; s’il est toujours possible d’en appeler ainsi à l’autonomie, de prétendre que les hommes doivent être davantage conscients de leurs objectifs afin de mieux maîtriser leurs luttes. La simple lecture de la fin de L’archéologie du savoir peut nous en faire douter. S’adressant à des contradicteurs putatifs, Foucault y demande : « Quelle idée vous faites-vous du changement, et disons de la révolution, au moins dans l’ordre scientifique et dans le champ des discours, si vous le liez au thème du sens, du projet, de l’origine et du retour du sujet constituant (…). Quelle est donc cette peur qui vous fait répondre en termes de conscience quand on vous parle d’une pratique, de ses conditions, de ses règles, de ses transformations historiques ? » [15]. La distance avec la thématique de Castoriadis paraît assez clairement pour rendre tout commentaire superflu.

Certes les lecteurs de Foucault savent bien que là n’est pas son dernier mot, qu’il a entrepris un virage important au cours des années 1970 qui va l’amener à reconsidérer la question du sujet à travers celle du pouvoir. Va-t-il pour autant se rapprocher des orientations de Castoriadis ? Il semble difficile de le supposer dans la mesure où, alors même que Castoriadis continue d’affirmer, dans un texte daté de 1974, que « la catégorie essentielle pour la saisie des rapports sociaux est celle de la scission entre les processus de direction et d’exécution des activités collectives » [16], Foucault assure, lui, dans La volonté de savoir, c’est-à-dire en 1976, qu’« il n’y a pas au principe des relations de pouvoir, et comme une matrice générale, une opposition binaire et globale entre les dominateurs et les dominés » [17]. Ici encore la distance est manifeste. La différence étant que Foucault ne changera plus vraiment d’optique, de sorte que l’hypothèse à la base de son jugement sur les rapports de pouvoir paraît fort solide, et partant, de nature à remettre en cause la cohérence de la pensée de Castoriadis. Il convient donc de la rappeler succinctement afin de voir si tel est le cas.

II. L’hypothèse du bio-pouvoir selon Foucault

Précisons avant toute chose que cette hypothèse – car il ne s’agit bien que d’une hypothèse [18] – du bio-pouvoir n’est qu’un moment dans la pensée de Foucault. C’est dire qu’en toute rigueur, elle se doit d’être ressaisie au sein d’un parcours plus global où son auteur est conduit à reprendre à nouveaux frais la question du sujet [19]. Cela n’interdit toutefois nullement de tâcher de dégager la notion de bio-pouvoir tel que le formule Foucault en 1976 – dans son cours au Collège de France intitulé Il faut défendre la société, comme dans La volonté de savoir –, en en soulignant essentiellement deux aspects. D’une part cette hypothèse du bio-pouvoir postule, en effet, une transformation radicale du mode d’exercice du pouvoir ; ce qui suppose, d’autre part, d’aborder le pouvoir de façon à le saisir dans son effectivité même. C’est qu’une telle hypothèse repose sur la conviction selon laquelle on ne peut parvenir à saisir la nature du pouvoir si l’on se contente, comme d’ordinaire, d’envisager la dimension de la souveraineté. Pour le dire autrement, Foucault semble assuré que le concept juridique du pouvoir en masque la réalité plus qu’elle ne la révèle.

Dès lors l’analyse du pouvoir va être menée sur deux fronts parallèlement. Du point de vue que Foucault appelle historico-politique, il va s’agir d’appréhender le pouvoir dans son effectivité même ; ce qui se traduit, du point de vue que l’on peut dire épistémologique, par une remise en cause des savoirs dominants sur le pouvoir. Comme le souligne Y.C. Zarka, « l’opération proprement épistémologique consiste donc à réintégrer dans le champ historiographique des textes et des récits de luttes, de combats ou de révoltes que l’histoire du pouvoir avait rendus muets ou soumis à l’oubli » [20]. C’est ainsi que Foucault faisait part, au cours d’un entretien accordé en 1977, de son refus de ramener le problème du pouvoir à celui de la souveraineté, de l’y réduire : « ce problème posé par les juristes monarchistes et antimonarchistes depuis le XIII° siècle jusqu’au XIX° siècle, c’est ce problème-là qui continue à nous hanter et me paraît disqualifier toute une série de domaines d’analyse ; je sais qu’ils peuvent paraître bien empiriques, et secondaires, mais après tout ils concernent nos corps, nos existences, notre vie quotidienne. Contre ce privilège du pouvoir souverain j’ai voulu essayer de faire valoir une analyse qui irait dans une autre direction. » [21].

Il ne peut alors être question de proposer une théorie générale du pouvoir. Seule une analytique sera à même de rendre compte des mécanismes réels du pouvoir. Foucault est du reste est très explicite sur ce point également. Débutant son cours au Collège de France de 1977-78 qui entend aborder l’étude du bio-pouvoir, il précise qu’il « s’agit simplement dans cette analyse [des mécanismes de pouvoir] de savoir par où ça passe, comment ça se passe, entre qui et qui, entre quel point et quel point, selon quels procédés et avec quels effets » [22]. Pour le dire avec Deleuze, il ne s’agit alors plus de se demander ce qu’est le pouvoir, mais de rendre compte de la manière dont il s’exerce [23].

Le premier résultat d’une telle approche est de nous révéler que « l’Occident a connu depuis l’âge classique une très profonde transformation des mécanismes du pouvoir »: le pouvoir souverain – se caractérisant comme droit de vie et de mort – « se donne maintenant comme le complémentaire d’un pouvoir qui s’exerce positivement sur la vie, qui entreprend de la gérer, de la majorer, de la multiplier, d’exercer des contrôles précis de régulation d’ensemble » [24]. Ainsi le droit du glaive n’est plus l’expression même du pouvoir. Il s’est relativisé, au point de n’en être plus qu’un aspect. Il est maintenant ordonné à une nouvelle modalité du pouvoir se comprenant comme gestion de la vie : « au vieux droit de faire mourir ou de laisser vivre s’est substitué un pouvoir de faire vivre ou de rejeter dans la mort » [25]. Ne craignons pas d’insister sur l’importance que revêt cette transformation aux yeux de Foucault. « La vie entre dans le domaine du pouvoir, assure-t-il : mutation capitale, l’une des plus importantes dans l’histoire des sociétés humaines. » [26]

De quoi s’agit-il au juste ? Du fait que le pouvoir moderne prend en compte la vie en tant que telle, en se plaçant essentiellement au niveau de la population – « masse globale affectée de processus d’ensemble qui sont propres à la vie (…) comme la naissance, la mort, la (re)production, la maladie, etc. » [27]. Comme Foucault l’indique lui-même, le bio-pouvoir, c’est « l’ensemble des mécanismes par lesquels ce qui, dans l’espèce humaine, constitue ses traits biologiques fondamentaux va pouvoir entrer à l’intérieur d’une politique, d’une stratégie politique, d’une stratégie générale du pouvoir. Autrement dit, comment la société, les sociétés occidentales, à partir du XVIII°, ont repris en compte le fait biologique fondamental que l’être humain constitue une espèce humaine. » [28]. C’est là un fait de toute première importance : « le XVIII° siècle a découvert cette chose capitale : que le pouvoir ne s’exerce pas seulement sur des sujets, ce qui était la thèse capitale de la monarchie ; selon laquelle il y a le souverain et le sujet. On découvre que ce sur quoi il s’exerce, c’est la population. Et population, cela veut dire quoi ? Cela ne veut pas dire un groupe humain nombreux, mais des êtres vivants traversés, commandés, régis par des processus, des lois biologiques. » [29]. Dès lors, le pouvoir, compris comme bio-pouvoir, va tâcher de gouverner les populations, de les contrôler, de les médicaliser, de favoriser leur croissance et leur bien-être.

Le dépassement de l’hypothèse répressive

Il devient clair à partir de là, que ce pouvoir de gestion de la vie ne peut se comprendre comme visant simplement l’exploitation de la seule force de travail. Il faut le penser plutôt comme élément d’une bio-histoire au cours de laquelle le savoir scientifique a rendu possible une transformation la vie visant à la majorer. Ainsi l’hypothèse du bio-pouvoir se conçoit à partir de la volonté de rendre compte d’une situation nouvelle où le biologique se réfléchit dans le politique. Mais pour nouvelle qu’elle soit, cette situation ne conduit pas Foucault à récuser purement et simplement ses études préalables : mieux vaut dire avec M. Senellart qu’en introduisant le concept de bio-pouvoir ou de biopolitique il « rectifie son hypothèse d’une “société disciplinaire généralisée”en montrant comment les techniques de disciplines s’articulent aux dispositifs de régulation. » [30]. C’est que « les disciplines du corps et les régulations de la population constituent les deux pôles autour desquels s’est déployée l’organisation du pouvoir sur la vie. » [31]. Dans Surveiller et punir, il montrait que le pouvoir disciplinaire tend à majorer la force utile des corps individuels. Le bio-pouvoir se comprend, lui, comme une technologie non disciplinaire, mais qui n’exclut pas la technologie disciplinaire : elle « l’emboîte», « l’intègre», l’utilise « en s’implantant en quelque sorte en elle » [32]. Les choses se précisent. Il s’agit, si l’on veut bien saisir le pouvoir dans son effectivité, de distinguer le niveau individuel où opère la discipline qui individualise et le niveau collectif où joue la biopolitique qui, elle, est massifiante.

Ainsi perçoit-on que la biopolitique s’adresse à l’homme vivant : non plus un être singulier, mais à tous ; non plus au corps, mais à « une masse globale, affectée de processus d’ensemble qui sont propres à la vie » [33]. Elle s’applique à divers processus : la naissance, la mort ou les maladies considérées comme des facteurs de soustraction des forces, également la vieillesse, les accidents, et plus largement tout ce qui requiert des mécanismes d’assistance et d’assurance, ou encore le rapport entre l’espèce et le milieu (la ville par ex.). Son objet, avons-nous vu, est la population conçue comme problème scientifique et politique. Elle porte donc sur des phénomènes collectifs ayant des effets politiques dans la durée et s’efforce de réguler ces phénomènes : il s’agit alors d’ « installer des mécanismes de sécurité autour de cet aléatoire inhérent à une population d’êtres vivants, d’optimaliser (…) un état de vie. » [34].

Il faut souligner que dans un tel cadre, la loi cède nécessairement le pas à la norme. Nécessairement, puisque « la loi se réfère toujours au glaive », qu’elle « ne peut pas ne pas être armée, et [que] son arme, par excellence, c’est la mort», quand le bio-pouvoir a plutôt besoin « de mécanismes continus, régulateurs et correctifs. » Un tel pouvoir ne peut pas simplement user de la loi alors même qu’il a « à qualifier, à mesurer, à apprécier, à hiérarchiser, plutôt qu’à se manifester dans son éclat meurtrier. » N’ayant pas « à tracer la ligne qui sépare des sujets obéissants, les ennemis du souverain», il ne va pas sanctionner par le glaive, mais va plutôt « opérer des distributions autour de la norme. » [35].

Si, comme il apparaît, le bio-pouvoir est davantage affaire de norme que de loi, on comprend aisément que son étude ne puisse se faire selon une approche classique de la souveraineté. Du même coup, se perçoit la dimension critique que représente l’affirmation même de son hypothèse dans la mesure où, ainsi que cela a déjà été dit, elle conduit non seulement à abandonner le concept juridique du pouvoir, mais encore à manifester que les codes du droit et de la souveraineté sont autant de masques des nouveaux modes d’exercice du pouvoir. Aussi « les Constitutions écrites dans le monde entier depuis la Révolution française, les Codes rédigés et remaniés, toute une activité législative permanente et bruyante ne doivent pas faire illusion : ce sont là les formes qui rendent acceptables un pouvoir essentiellement normalisateur. » [36]. Au point que Foucault n’hésitera pas à assurer que la théorie juridique est « le grand piège dans lequel on risque de sombrer quand on veut analyser le pouvoir. » [37].

Appréhender le pouvoir ne peut donc se faire, comme nous l’avons déjà souligné, que par le biais d’une analytique lourde de conséquences. C’est que, dès lors, il ne va plus être possible de se représenter les rapports de production, et plus largement les rapports sociaux comme on le fait ordinairement en termes de répression et de domination. Dans La volonté de savoir Foucault est très sévère à l’égard de ce qu’il appelle l’hypothèse répressive, selon laquelle la sexualité notamment se serait trouvée brutalement non seulement interdite hors de sa fonction de reproduction, mais encore tenue au silence. Appelant à « une transgression des lois, une levée des interdits, une irruption de la parole, une restitution du plaisir dans le réel, et toute une nouvelle économie dans les mécanismes de pouvoir » [38], cette hypothèse répressive nourrit le désir révolutionnaire – d’autant que « faisant naître l’âge de la répression au XVII°, après des centaines d’années de plein air et de libre expression, on l’amène à coïncider avec le développement du capitalisme : il ferait corps avec l’ordre bourgeois » [39]. Notons toutefois que si Foucault ironise quelque peu au sujet d’une telle vue – « Ce discours sur la moderne répression tient bien. Sans doute parce qu’il est facile à tenir. » –, il n’entend pas la récuser complètement pour autant : « les doutes que je voudrais opposer à l’hypothèse répressive ont pour but moins de montrer qu’elle est fausse que de la replacer dans une économie générale des discours sur le sexe à l’intérieur des sociétés modernes depuis le XVII° siècle. » [40].

C’est essentiellement le deuxième doute émis par Foucault qui nous importe ici ; doute qui prend la forme d’une question : « la mécanique du pouvoir, et en particulier celle qui est en jeu dans une société comme la nôtre, est-elle bien de l’ordre de la répression ? » [41]. La question même le laisse entendre, Foucault va se dégager d’une vue essentiellement négative du pouvoir – « défenses, refus, censures, dénégations – que l’hypothèse répressive regroupe en un grand mécanisme central destiné à dire non » [42] – en s’affranchissant de la manière habituelle de le penser pour en révéler la face positive : le pouvoir comme mécanisme visant à la multiplicité, à l’intensification, à la majoration de la vie.

Se détournant donc du concept juridique, Foucault se détourne de ce qui pourrait être comme le foyer central du pouvoir pour le saisir dans ses manifestations diffuses, et découvre que si « le pouvoir est partout, ce n’est pas qu’il englobe tout, c’est qu’il vient de partout. » [43]. Comme le remarque Deleuze, « la définition foucaldienne du pouvoir et très simple», elle consiste en effet à dire que « le pouvoir est un rapport de forces, ou plutôt que tout rapport de forces est un “rapport de pouvoir”. Comprenons que le pouvoir n’est pas une forme, par exemple la forme-État (…). En second lieu, la force n’est jamais au singulier, il lui appartient essentiellement d’être en rapport avec d’autres forces. » [44]. Ainsi, « le pouvoir, ce n’est pas une institution, et ce n’est pas une structure, ce n’est pas une certaine puissance dont certains seraient dotés : c’est le nom qu’on prête à une situation stratégique complexe. » [45].

Suivant cette ligne d’approche, Foucault en vient à formuler cinq propositions quant au pouvoir. Nous avons déjà signalé la portée de la troisième de ces propositions qui interdit de voir « au principe des relations de pouvoir, et comme matrice générale, une opposition binaire et globale entre les dominateurs et les dominés » [46], et souligné le risque qu’elle fait encourir pour la pensée de Castoriadis. Il convient également d’insister sur la dernière qui, elle aussi, pourrait porter un coup fatal à une œuvre cherchant à penser l’autonomie dans le paradigme de la révolution. C’est qu’une telle orientation récuse avec force l’idée d’un lieu compris comme l’autre du pouvoir, « lieu du grand Refus – âme de la révolte, foyer de toutes les rébellions, loi pure révolutionnaire. »La résistance, assure Foucault, ne peut se penser qu’au pluriel : des résistances donc qui, « par définition, ne peuvent exister que dans le champ stratégique des relations de pouvoir » [47]. Nouées au pouvoir, celles-ci ne peuvent s’exprimer qu’au lieu de son inscription, à savoir au plan de la vie. Pour le dire autrement, la vie est ce sur quoi le pouvoir a prise et, partant, ce qui lui résiste : « la vie comme objet politique a été en quelque sorte prise au mot et retournée contre le système qui entreprenait de la contrôler. C’est la vie, beaucoup plus que le droit qui est devenue alors l’enjeu même des luttes politiques, même si celle-ci se formulent à travers des affirmations de droit. » C’est bien dans la vie que les luttes politiques s’enracinent ; c’est ainsi que « s’exprime un droit à la vie, au corps, à la santé, au bonheur, à la satisfaction des besoins», qui est à comprendre comme « la réplique politique à toutes ces procédures nouvelles du pouvoir qui (…) ne relèvent pas du droit traditionnel de la souveraineté. » [48].

Un malentendu critique

Inutile de dire que refusant, ou plutôt dépassant, l’approche juridique du pouvoir, repensant la résistance en termes vitalistes, l’approche de foucaldienne du pouvoir n’a pas toujours trouvé un accueil favorable. Parmi les réactions les plus vives qu’elle provoqua, celle de Luc Ferry et Alain Renault qui consacrent un chapitre de leur livre sur La pensée 68 à ce qu’ils nomment « le nietzschéisme français » [49] fit date, qui provoqua une réponse acerbe de Deleuze [50]. Ce qui n’a pas empêché Alain Renaut de réitérer ses critiques à l’égard d’une approche qui commet, selon lui, le double péché de penser le phénomène de résistance « non en termes de droit, mais en termes de force», et partant comme un processus « immanent à la vie » [51]. Un tel modèle serait invalide puisqu’incapable de faire face au vieux problème traversant la pensée du droit – et réactualisé dans l’immédiat après-guerre par Leo Strauss – de la résistance légitime aux lois injustes. Plus nuancé dans son analyse qu’on pourrait l’imaginer, Renaut n’en conclut pas moins en demandant comment « en se déplaçant de l’humanisme au vitalisme, la pensée du droit parvient-elle encore à fonder vraiment cette fonction critique du droit ? » [52]. L’attaque peut paraître bien ciblée. Il semble bien pourtant qu’elle repose sur un malentendu. Il paraît en effet difficile de reprocher à Foucault de n’être pas en mesure de penser véritablement la résistance au prétexte qu’il appréhende le pouvoir sans référence au droit. Mais pour l’admettre, encore faut-il saisir que son analyse conduit à une reformulation de la notion d’assujettissement.

Selon l’approche traditionnelle en effet, celle du « pouvoir qui est loi », « le sujet qui est constitué comme sujet – qui est “assujetti”– est celui qui obéit », de telle sorte que l’on peut bien parler d’opposition entre le pouvoir législateur et le sujet soumis [53]. Or dans la perspective de l’hypothèse du bio-pouvoir, une telle approche révèle immédiatement ses limites. C’est qu’on est ici aux prises avec un pouvoir qui ne soumet pas ce sur quoi il s’applique : « il n’est pas en lui même une violence (…) ou un consentement (…). Il est un ensemble d’actions sur des actions possibles (…) : il incite, il induit, il détourne, il facilite ou rend plus difficile, il élargit ou il limite (…), il est bien toujours une manière d’agir sur un ou sur des sujets agissants, et ce tant qu’ils agissent ou qu’ils sont susceptibles d’agir. Une action sur des actions » [54]. Il faut comprendre que le mode d’être du pouvoir que Foucault nous amène à prendre en considération s’appuie sur l’activité du sujet ; que celle-ci se révèle du même coup partie prenante du processus de pouvoir qui pose le sujet. La structuration qu’opère le pouvoir ne relève donc pas d’un cadre juridique préalable. Elle est plutôt de l’ordre du gouvernement entendu au sens large qu’on accordait à ce terme au XVI° siècle, où l’on parlait du « gouvernement des enfants, des âmes, des communautés, des familles, des maladies » [55]. Ce qui compte ici, c’est bien que le pouvoir ainsi compris agit sur des possibles. Autant dire que les pratiques subjectives ne sont pas annulées par les effets d’un pouvoir extérieur : elles sont au contraire activées par un pouvoir « travaillant »de manière immanente. L’assujettissement s’entend dès lors aussi en un sens positif, constitutif. Ainsi comprend-on ce que veut dire Foucault en affirmant que « le problème central du pouvoir n’est pas celui de la “servitude volontaire” : au cœur de la relation de pouvoir, la “provoquant”sans cesse il y a la rétivité du vouloir et l’intransitivité de la liberté. Plutôt que d’un “antagonisme”essentiel, il vaudrait mieux parler d’un “agonisme”– d’un rapport qui est à la fois d’incitation réciproque et de lutte » [56].

Le propos est clair, qui, n’en déplaise à Alain Renaut, assure que la pensée de Foucault ne récuse nullement les phénomènes de résistance. Elle oblige simplement à les saisir autrement. Dans la mesure où il ne saurait être question de continuer à parler en termes d’aliénation ou de soumission, les conceptions classiques des luttes visant l’émancipation n’ont plus lieu être. Autrement dit, les résistances effectives, celles dont parle Foucault, ne sont pas à comprendre comme relevant d’un effacement du pouvoir qui aurait perdu de sa force de soumission : elles sont un effet nécessaire du pouvoir, au point qu’elles doivent être perçues comme un élément constitutif de ce à quoi elles paraissent s’opposer. Arrivé à ce point, le projet d’autonomie que Castoriadis n’a cessé de défendre semble perdre toute crédibilité, dans la mesure où il resterait prisonnier d’une conception du pouvoir que l’approche foucaldienne contraint de réviser.

Vers l’abandon du projet d’autonomie ?

Que dire alors de la remarque de Castoriadis à propos de Foucault dans son article de 1977, où il lui reproche d’envisager « toute la société comme entièrement résorbée dans les rets du pouvoir, gommant les luttes et la contestation interne qui mettent celui-ci en échec la moitié du temps » [57] ? N’est-elle pas l’expression de la critique qui sera développée par Alain Renaut et dont nous venons de dire qu’elle portait à faux ? Cela supposerait que Castoriadis fasse lui aussi appel au concept juridique.

Or les choses semblent ici se compliquer puisqu’il faut reconnaître que tel n’est pas le cas. Issu de la tradition marxiste, Castoriadis ne s’est jamais vraiment préoccupé d’études juridiques, préférant, à l’instar de Foucault, se tourner vers le concret des relations effectives. Et si ce dernier s’est intéressé au fonctionnement d’institutions comme l’hôpital psychiatrique ou la prison, Castoriadis, lui, s’est beaucoup penché durant la période de Socialisme ou Barbarie sur la vie des ouvriers au sein de l’usine, convaincu que la compréhension du social ne peut se faire sans porter attention à ce domaine primordial qu’est le domaine de la production [58]. C’est ainsi qu’il assure qu’on ne peut comprendre le sens de ce qu’on appelle ordinairement luttes – « révolution ou grève générale »–, si on ne les ressaisit pas comme « des moments d’un processus d’action et d’organisation permanent, qui trouve son origine dans les profondeurs de la vie quotidienne de l’entreprise et qui ne peut rester vivant et adéquat à ses intentions qu’à condition d’y retourner constamment. Cette action et cette organisation quotidiennes, auxquelles il faudra désormais reconnaître l’importance qui est la leur, nous les englobons sous le terme de lutte implicite » [59].

Avouons-le, la lecture de tels propos n’est pas sans nous étonner tant elle invite au parallèle entre cette attention portée aux actions informelles des ouvriers, à leurs gestes apparemment anodins, qui y décèle une réaction – au sens propre du mot – à l’organisation capitaliste, et la manière dont Foucault pense les rapports de pouvoir. D’autant que Castoriadis souligne qu’une telle réalité reste inaperçue par une pensée usant de catégories traditionnelles comme celle de sujet [60]. Nous avons donc deux analyses qui prétendent révéler une réalité jusqu’alors inaperçue dans les rapports de pouvoir en contestant les démarches traditionnelles.

Mais il semble qu’il faille aller encore plus loin dans le rapprochement. Il se pourrait en effet que l’approche foucaldienne qui tâche de rendre compte de l’aspect positif du pouvoir, de son rôle d’assujettissement entendu comme processus de subjectivation, vienne éclairer a posteriori ce que Castoriadis aurait perçu sans parvenir à le thématiser. Cela paraît assez nettement à la lecture de la suite du texte que nous venons citer, lequel date de 1958, où Castoriadis traite de la réaction des ouvriers à l’organisation capitaliste de la production qui prétend s’appuyer sur des normes de travail : « Les ouvriers luttent contre les normes. On ne peut voir dans cette lutte qu’une “défense contre l’exploitation”. Mais en fait, elle contient infiniment plus : précisément pour se défendre contre l’exploitation l’ouvrier, est obligé de revendiquer le droit de déterminer lui-même son rythme de travail, de refuser d’être traité comme une chose. La norme une fois définie, les problèmes sont loin d’être réglés. Ce n’est qu’un terrain de bataille qui vient d’être circonscrit. Dans cette bataille, la bataille du rendement effectif, les ouvriers sont amenés à s’organiser, à inventer des moyens d’action, à définir des objectifs. Rien ne leur est donné d’avance ; tout doit être créé et conquis de haute lutte (…). Les ouvriers sont amenés à lutter contre l’ensemble des méthodes d’organisation capitaliste de la production. Ils sont également amenés à s’organiser de manière “élémentaire” ou “informelle”, sous des formes que le capitalisme disloque et qu’ils recréent à chaque fois à nouveau. Nous ne disons pas que les ouvriers réussissent à réaliser ces objectifs toujours ou même la plupart du temps (…). Mais aussi longtemps que l’organisation capitaliste est là, la lutte renaît toujours de ses cendres et est amenée, à la fois par sa propre dynamique et par la dynamique objective de la société capitaliste, à s’étendre et à s’approfondir. »

Au-delà de l’emploi du terme “bataille” cher à l’auteur de Surveiller et punir [61], ce texte semble bien faire signe vers l’idée de pouvoir que Foucault développera. Ce qui frappe en effet dans ces propos, c’est l’insistance de Castoriadis à souligner le fait que l’organisation capitaliste du travail ne peut qu’induire des réactions visant à en limiter les effets, et que celles-ci ne se contentent pas d’être simple défense contre l’exploitation : l’appel par la direction de l’entreprise à des normes de travail pousse les ouvriers à inventer, à créer des formes de luttes. N’est-ce pas dire qu’il y a là assujettissement au sens où Foucault entend ce terme, au sens de processus de subjectivation ?

Mais il a plus. Selon Castoriadis ces résistances – produits de ce qu’elles combattent – sont nécessaires, l’ouvrier ne pouvant accepter, assure-t-il, d’être traité comme une chose. Comment ne pas voir là ce qui aux yeux de Foucault représente l’essentiel en ce qui concerne la notion de pouvoir ? Celui-ci assure en effet que « le point le plus important, c’est évidemment le rapport entre relations de pouvoir et stratégies d’affrontements. Car s’il est vrai qu’au cœur des relations de pouvoir et comme condition permanentes de leur existence, il y a une “insoumission”et des libertés essentiellement rétives, il n’y a pas de relation de pouvoir sans résistance. » [62].

La lecture de Castoriadis à partir de Foucault permettrait ainsi de repérer chez le militant de Socialisme ou Barbarie de fortes intuitions, lesquelles auraient malheureusement été barrées par un univers de pensée restant prisonnier de schémas de pensée devenus obsolètes. Resterait donc à les dégager d’une représentation trop empreinte du pathos révolutionnaire.

Selon une telle optique, on dira que l’analyse que Castoriadis fait du capitalisme, de sa contradiction profonde, pour être novatrice, n’en conduit pas moins à des orientations qui ne sont plus tenables. Il aurait en effet eu le mérite d’avoir perçu que le mode de production capitaliste ne peut qu’entraîner des résistances qui lui sont nécessaires puisqu’il ne peut fonctionner que s’il échoue dans sa volonté de réification des ouvriers. Ce pourquoi il parle de contradiction : « La contradiction profonde du capitalisme se trouve dans la production et le travail. C’est la contradiction contenue dans l’aliénation de l’ouvrier : la nécessité pour le capitalisme de réduire les travailleurs en simples exécutants et son impossibilité de fonctionner s’il y réussit ; son besoin de réaliser simultanément la participation et l’exécution des travailleurs à la production » [63]. Pour peu qu’on laisse de côté la thématique de l’aliénation, on trouve ici une analyse qui anticipe clairement les vues de Foucault selon lesquelles le pouvoir se déploie au travers de la multiplicité concrète des luttes ; multiplicité qui ne peut jamais atteindre l’état de stabilité que représenterait l’annulation des luttes. C’est que cette dernière est indéfiniment reportée ou différée – la cohérence du dispositif de pouvoir reposant en fin de compte sur son « autre», à savoir les possibles offerts aux sujets qui s’actualiseront comme résistances, et que le pouvoir cherche à gouverner.

Or, c’est bien une telle approche dynamique que Castoriadis paraît percevoir quand il dénonce les vues marxistes selon lesquelles le système tend à produire des luttes qui engendreront son effondrement. Contre une telle vision – qui suppose, tout comme les capitalistes, que les motivations des travailleurs sont essentiellement d’ordre économique – , il en appelle aux résultats effectifs des luttes, dont il faut bien reconnaître qu’ils « se traduisent par des modifications du système, qui en ont en fait permis le fonctionnement et la survie » [64]. On a bien affaire à un jeu réciproque entre le pouvoir et la résistance, à une instabilité foncière qui ne débouche nullement sur l’éclatement du système, mais sur une tension qui au bout du compte représente son histoire : « Quelle est donc l’histoire et la dynamique de la société moderne ? demande Castoriadis. C’est l’histoire et la dynamique du développement du capitalisme. Mais le développement du capitalisme signifie littéralement le développement du prolétariat. Le capital produit l’ouvrier et l’ouvrier produit le capital – non seulement quantitativement, mais qualitativement » [65].

Il semble donc tout à fait possible de lire Castoriadis à partir de Foucault. Resterait à mesurer l’intérêt d’une telle lecture. Question qui pourrait conduire à percevoir que celle-ci n’est pas si légitime qu’il paraît, tant elle fait violence à la position réelle de Castoriadis.

Demandons-nous donc ce qu’on gagne à lire le travail de Castoriadis à partir de celui de Foucault ? La confirmation que les analyses de ce dernier sur le pouvoir valent également pour les rapports de travail, quelles sont bien opératoires pour la saisie du fonctionnement de notre monde ? Mais comment, dans ces conditions, éviter de dénoncer l’inconséquence de Castoriadis qui, bien qu’ayant parfaitement saisi la logique d’un pouvoir qui n’est jamais transcendant rapport à son objet, n’a nullement cessé de défendre le projet d’autonomie ? Doit-on penser qu’il est aveugle au point de critiquer les positions de Foucault que lui-même aurait anticipées ? N’est-il pas préférable de chercher la spécificité de son approche plutôt que de la rabattre sur celle d’un autre ? Non seulement on en sauverait la cohérence, mais on y trouverait peut-être de quoi éviter le morne horizon indéfini de luttes toujours reprises, toujours à reprendre, à quoi la pensée de Foucault semble nous condamner.

Il faut dire alors que ce qui caractérise les analyses du jeune Castoriadis, n’est pas tant ce qu’il a perçu des rapports entre le capitalisme et les résistances qu’il engendre [66] que son effort pour en dégager le sens, pour expliciter ce qui se dit encore confusément et « qui est en rupture profonde avec l’univers capitaliste » [67]. Ce qui compte donc, c’est bien cette tendance obscure vers un « ailleurs »que manifestent les luttes ouvrières. Et si Foucault soutient que la résistance « n’est jamais en position d’extériorité par rapport au pouvoir » [68], Castoriadis assure, pour sa part, que la critique authentique « ne peut exister que dans et par l’instauration d’une distance avec ce qui est, laquelle implique la conquête d’un point de vue au-delà du donné, donc un acte de création » [69].

On mesure tout à coup la distance qui sépare deux conceptions qu’on a pu croire proches. Au-delà d’une manière commune de chercher l’effectivité du pouvoir, qui pousse à se détourner des discours tout faits pour se rendre attentif à la manière dont les choses se passent concrètement, de leur prise de conscience des rapports complexes qui se nouent dans les rapports de pouvoir, les pensées de Castoriadis et de Foucault divergent profondément dès qu’il est question de résistance [70] : l’un la pense comme devant se référer à un au-delà de ce à quoi elle résiste, quand l’autre l’envisage, dans l’immanence pure, au niveau de la vie. A la vérité, cette divergence résulte d’une approche différente de l’expérience de ce qui se joue concrètement dans la société. Nous l’avons souligné, l’un se penche sur la vie de l’atelier de production et les luttes politiques, quand l’autre étudie le fonctionnement des institutions d’État. Il est toutefois surprenant que Foucault n’ait guère pris en considération tous ces moments historiques – de La Commune de Paris à Mai 68 en passant par les soviets – au cours desquels des orientations nouvelles s’expriment et qui, pour cela, focalisent l’attention de Castoriadis. Au-delà de leur brièveté, de tels événements valent en ce qu’ils manifestent que d’autres rapports sociaux sont possibles. De sorte qu’on peut bien dire que les quelques semaines que durèrent les événements de Hongrie en 1956 « ne sont pas moins importantes et significatives pour nous que trois mille ans de l’histoire de l’Egypte pharaonique » [71]. Elles ont en effet rendu manifeste une volonté d’auto-organisation de la part du peuple, dont Castoriadis assure qu’elle s’est concrètement traduite au sein des Conseils ouvriers par l’établissement de la démocratie directe, un enracinement au sein de population, ainsi que des revendications relatives à l’autogestion et à l’abandon des normes de travail. Ce qui atteste d’un effort pour abolir à tous les niveaux la division entre dirigeants et dirigés, dont la réalité se trouve du même coup confirmée.

Reconnaissons que la vision de la résistance en termes vitalistes paraît ici atteindre ses limites dans la mesure même où elles n’éclairent guère de telles expériences dont on vient de souligner l’importance. Comment comprendre « ces quelques moments heureux de l’histoire », comme dit H. Arendt, où liberté et politique sont allés de pair [72], si on refuse toute transcendance par rapport au donné ? Mais par ailleurs, comment penser celle-ci si on récuse la solution avancée par Alain Renaut d’un appel à un droit naturel anhistorique ?

C’est à ce point que pourrait se révéler tout l’intérêt et toute l’originalité de la pensée de Castoriadis, qui parle de création, c’est-à-dire d’imaginaire. Ce qui suppose rien moins qu’une approche nouvelle de l’homme comme de la société. La légitimité du projet d’autonomie semble donc moins dépendre de la pertinence des analyses de Foucault qui ne le remettent pas vraiment en cause, que de la manière dont Castoriadis peut rendre compte de ces brefs moments historiques afin de les comprendre comme autant de jalons accréditant qu’un tel projet n’est pas le fruit d’une rêverie inconséquente.

Le pouvoir et l’imaginaire

Ne nous cachons pas la difficulté qui se pose à nous : comment comprendre que des individus puissent faire appel à un au-delà de la réalité qui les structure ? [73] Car c’est une évidence peu contestable, même si elle ne semble pas toujours être prise en considération : la société est toujours déjà-là. Aussi faut-il reconnaître que « l’individu n’est pour commencer et pour l’essentiel, rien d’autre que la société », et partant, que « l’opposition individu/société, prise rigoureusement est une fallace totale » [74]. Comment, dans ces conditions, les individus en viendraient-il à envisager de nouveaux rapports sociaux ?

Le noyau monadique et la socialisation

Commençons par tâcher de comprendre le processus de socialisation structurant l’individu : sur quoi celle-ci s’appuie-t-elle s’il n’y a pas, au départ, à proprement parler d’individu?

Qu’il nous suffise de dire ici que, s’inspirant de l’analyse freudienne sur le narcissisme où le premier objet de la libido est le ça-moi indifférencié, Castoriadis émet l’hypothèse de l’existence d’un noyau originaire, d’une psyché primordiale, qu’il faut comprendre comme monade. Selon lui, l’investissement narcissique originaire est nécessairement représentation, sans quoi il ne serait pas du psychique. Il ne peut alors être rien d'autre qu'une représentation de soi, laquelle paraît proprement inconcevable dans la mesure où, refusant les classifications traditionnelles, il assure qu’elle est un flux psychique incessant rapportant tout à soi. Composé de représentations qui, affectées de manière positive ou négative, induisent un désir, ce noyau psychique est donc a-rationnel, ignorant le temps et la contradiction, et a-social puisqu’étant totalement « égocentré »et exigeant une satisfaction immédiate.

Ainsi la psyché originaire est-elle imagination radicale, ce qui signifie qu’elle est totalement défonctionnalisée. Soulignons ici la distance de Castoriadis avec toute forme de vitalisme : la psyché humaine telle qu’il la conçoit étant irréductible à l’animalité comme au biologique dans la mesure où, pour elle, le plaisir de représentation prime sur le plaisir d’organe.

Comme on voit, l’imagination radicale se trouve comprise comme le trait distinctif de l’humanité : « L’émergence de l’espèce humaine comme espèce vivante est marquée par l’apparition de cette néo-formation congénitale (…) qu’est l’imagination développée au-delà de toute mesure, l’imagination devenue “folle” », l’imagination ayant rompu tout asservissement “fonctionnel”. Cela conduit à ce trait humain, unique dans toutes les espèces vivantes : le remplacement du plaisir d’organe par le plaisir de la représentation (…). Il y a donc défonctionnalisation de la représentation et défonctionnalisation du plaisir : pour l’être humain, le plaisir n’est plus simplement, comme pour l’animal, signe indiquant ce qui est à rechercher et ce qui est à éviter, mais est devenu fin en soi, même lorsqu’il est contraire à la conservation de l’individu et/ou de l’espèce. L’homme n’est donc pas seulement, comme disait Hegel, un animal malade ; l’homme est un animal fou et un animal radicalement inapte à la vie » [75]. La survie même de l’homme n’a été possible qu’en raison de la présence de la société comprise comme collectif anonyme [76].

Ainsi, rebelle à toute socialisation, la psyché originaire n’en réclame pas moins des institutions. C’est là une contradiction spécifique de l’être humain qui inapte à la vie, requiert ce qu’il refuse : la socialisation.

Qu’est-ce à dire ? Ou plutôt comment penser une telle socialisation ? A partir du processus par quoi elle s’opère, et qui pousse la psyché à abandonner son monde pour investir des objets “sociaux », à savoir la sublimation. Il faut entendre par là « le procès moyennant lequel la psyché est forcée à remplacer ses “objets propres” ou “privés” d’investissement (y compris sa propre “image” pour elle-même) par des objets qui sont et valent dans et par leur institution sociale, et d’en faire pour elle-même des “causes », des “moyens” ou des “supports” de plaisir. » [77]

L’important ici est de comprendre qu’un tel processus ne peut s’opérer que si les « objets » nouvellement investis par la psyché font sens pour elle. Autrement dit, l’institution, la société si l’on veut, « détruit ce qui, à l’origine était sens et faisait sens pour la psyché (la clôture sur soi, le pur plaisir de représentation “solipsiste” ») – et en compensation, si l’on peut dire, elle fournit à la psyché une autre source de sens : la signification imaginaire sociale. » Dès l’origine donc, le social structure l’être humain de part en part : « En se socialisant – en devenant individu social –, la psyché intériorise ces significations et “apprend” que le véritable “sens de la vie” se trouve ailleurs : dans le fait d’avoir de l’estime pour son clan ; ou l’espoir de pouvoir reposer un jour avec Abraham dans le sein de Dieu ; ou d’être kalos kagathos, et soigner son kléos et son kudos ; ou d’être saint ; ou d’accumuler des richesses ; ou de développer les forces productives ; ou de “construire le socialisme », etc. » [78]. Et il ne sert à rien de dire, pour remettre cette idée en cause, que l’enfant n’a de contact qu’avec ses parents, car « la mère et le père sont bien évidemment la société en personne et l’histoire en personne penchés sur le berceau du nouveau-né - ne serait-ce que parce qu’ils parlent (…). La langue n’est pas – comme on le dit bêtement – un instrument de communication, elle est d’abord et avant tout un instrument de socialisation. Dans et par la langue s’expriment, se disent, se réalisent, se transfèrent les significations de la société. Mère et père transmettent ce qu’ils vivent, ils transmettent ce qu’ils sont, ils fournissent à l’enfant des pôles identificatoires déjà simplement en étant ce qu’ils sont » [79].

L’individu se constitue donc progressivement en intériorisant explicitement des fragments du monde social, mais aussi, implicitement, la totalité virtuelle à quoi renvoient ces fragments, de sorte qu’on a bien à faire à une véritable fabrication sociale de l’individu.

Mais si chacun ne peut investir que les valeurs qui lui ont été transmises au cours de son devenir sujet, il faut dire que sous l’apparence de la spontanéité s’exprime une réelle hétéronomie. Ce que révèle du reste une pensée comme celle de Bourdieu qui rend compte, notamment par le biais du concept d’habitus, de l’adaptation de l’individu au monde social dans lequel il évolue. [80]

C’est ainsi que l’on peut parler d’“infra-pouvoir” pour rendre compte de la manière dont la société structure les individus qui la composent, dont elle les fait adhérer à des représentations instituées sans leur permettre de les remettre en cause. Infra-pouvoir donc dans la mesure même où son efficience n’est jamais explicite, ni ne repose sur une instance désignable : « c’est donc, en un sens, le pouvoir du champ social-historique lui-même, le pouvoir d’outis, de Personne » [81].

Est-ce à dire qu’il faille rendre justice à Foucault et reconnaître qu’on ne peut nullement penser une extériorité par rapport au donné social ? Ce serait méconnaître les ruptures dont nous avons déjà parlé. Plus ! si cet “infra-pouvoir” s’exerçait pleinement, il n’y aurait pas d’Histoire, mais reproduction du même, à l’identique.

La présence sourde de l’Abîme et la nécessité d’une dimension politique

Le fait de l’Histoire atteste donc bien que cet infra-pouvoir ne se suffit pas à lui-même, qu’il échoue toujours – au moins partiellement. C'est du reste la raison pour laquelle toute société connaît un pouvoir explicite compris, non comme monopole de la violence légitime ainsi que dit Weber, mais comme l’instance qui donne ou définit le sens : « en amont du monopole de la violence légitime, il y a le monopole de la parole légitime ; et celui-ci est à tour ordonné par le monopole de la signification valide. Le Maître de la signification trône au-dessus du Maître de la violence » [82].

Et si l’infra-pouvoir échoue dans sa tentative de donner un sens définitif, c’est que la société échoue dans son opération de dénégation consistant à se masquer à elle-même la dimension instituante de son imaginaire. Le comprendre suppose de se rendre compte que toute société a tendance à se constituer dans la clôture du sens, c’est-à-dire à proposer des explications de tout ce qui arrive ; de se rendre compte donc que toute société fuit son Autre véritable qui est le Chaos, l’Abîme. C’est en cela du reste qu’elle est créatrice, qu’elle est fondamentalement instituante : comme dans La lunette d’approche, ce tableau de Magritte que commente Pierre Legendre [83], il s’agit de se donner un paysage pour masquer cet Abîme, de construire un monde, de donner du sens, c’est-à-dire d’inventer des institutions pour masquer le Sans-fond dont elle procède.

Mais cet échec de la société s’explique à son tour du fait que l’Abîme ou le Chaos sur quoi toute institution fait fond, et qu’elle vise à recouvrir, est toujours source de déchirement possible. C’est que « le Chaos n’est pas séparé. Il y a envers insondable de toute chose, et c’est envers n’est pas passif, ce qui simplement résisterait… à nos efforts de maîtrise. Il est source perpétuelle, altération toujours imminente, origine qui n’est pas reléguée hors du temps… mais constamment présente dans et par le temps » [84].

L’échec de cette forme de pouvoir, que Castoriadis appelle infra-pouvoir, conduit a l’affirmation d’un pouvoir explicite. C’est ainsi que toute société connaît une dimension politique. L’emploi de ce dernier terme pouvant prêter à confusion, il convient de prévenir immédiatement trois mésinterprétations possibles.

La première serait l’identification du pouvoir explicite et de l’État. Or il faut reconnaître que les sociétés sans État ne sont pas des sociétés sans pouvoir, qu’on ne peut jamais faire l’économie d’un « pouvoir explicite de la collectivité (ou des mâles, des guerriers, etc.) relatif à la diké et au télos – aux litiges et aux décisions. » Autant dire que « le pouvoir explicite n’est pas l’État, terme que nous devons réserver à un eidos spécifique», qui est une création social-historique bien repérable. « L’État est une instance séparée de la collectivité et instituée de manière à assurer constamment cette séparation. L’État est une institution seconde » [85].

Il faut, par ailleurs, éviter de confondre « le politique, dimension de pouvoir explicite, avec l’institution d’ensemble de la société». Si, comme on le dit souvent, tout est politique au sens grec du terme, c’est-à-dire au sens de « ce qui a trait à des décisions explicites, et, du moins en partie, considérées comme réfléchies», alors « le langage, l’économie, la religion, la représentation du monde, se trouvent relever de décisions politiques que ne désavoueraient ni Charles Maurras ni Pol Pot. Tout est politique ou bien ne signifie rien, ou bien signifie : tout doit être politique, relever d’une décision explicite du Souverain. » [86].

Enfin, la troisième méprise possible serait d’assimiler le politique et la politique : si le premier est partout et en toute société, la seconde relève d’une création historique heureuse, opérée par les Grecs vers la fin du VII° siècle.

Arrêtons-nous quelque peu sur cette nécessaire distinction. C’est une idée sur laquelle Castoriadis a beaucoup insisté, et qui se trouve particulièrement bien résumée dans le texte d’une conférence : « la politique n’existe pas partout et toujours, assure-t-il ; la véritable politique résulte d’une création social-historique rare et fragile. Ce qui existe nécessairement dans toute société, c’est le politique – la dimension explicite, implicite, parfois insaisissable –, qui a affaire avec le pouvoir, à savoir l’instance (ou les instances) instituée pouvant émettre des injonctions sanctionnables et qui doit comprendre toujours, explicitement, ce que nous appelons un pouvoir judiciaire et un pouvoir gouvernemental (…). Le politique est tout ce qui concerne ce pouvoir explicite (…). Ce type d’institution de la société recouvre la quasi-totalité de l’histoire humaine. Ce sont les sociétés hétéronomes : elles créent certes leurs propres institutions et significations, mais elles occultent cette auto-création, en l’imputant à une source extra-sociale, extérieure en tout cas à l’activité effective de la collectivité effectivement existante : les héros, les dieux, Dieu, les lois de l’histoire ou celles du marché. Dans ces sociétés hétéronomes, l’institution de la société a lieu dans la clôture du sens. Toutes les questions formulables par la société considérée peuvent trouver leur réponse dans ses significations imaginaires et celles qui ne le peuvent pas sont non tellement interdites que mentalement et psychiquement impossibles pour les membres de la société. Cette situation n’est rompue, que l’on sache, que deux fois dans l’histoire : en Grèce ancienne et en Europe occidentale, et de cette rupture nous sommes les héritiers, c’est ce qui nous permet de parler comme nous parlons. La rupture s’exprime par la création de la politique et de la philosophie (de la réflexion). Politique : mise en question des institutions établies. Philosophie : mise en question des idola tribus, des représentations collectivement admises » [87].

La politique est donc à comprendre comme création, création qui est celle d’une société nouvelle, visant un autre rapport, inédit jusqu’alors, entre l’instituant et l’institué. Rapport tel que l’institué ne masque jamais l’instituant, de sorte qu’il soit toujours possible de le destituer.

On mesure l’importance de cette création qui suppose la reconnaissance par la société de son pouvoir créateur, de son propre imaginaire : ce n’est en effet rien moins que la création de la volonté collective de se vouloir responsable de son devenir. Nous ne nous pencherons pas ici sur les immenses problèmes que cela entraîne tant sur le plan théorique que pratique – si tant est qu’on puisse ainsi les distinguer. Ce qui compte pour notre propos est bien cette affirmation inaugurale du projet d’autonomie, et surtout la perception qu’elle relève d’une création, que l’autonomie est une signification imaginaire sociale, et que cette signification, affirmée une première fois en Grèce ancienne, a été de nouveau mise en avant par l’Occident moderne.

La dualité du monde moderne

On ne peut cependant comprendre notre monde si l’on se réfère uniquement à cette signification imaginaire que représente le projet d’autonomie qui vise l’institution d’une société pour laquelle « la liberté sans la justice est une véritable contradiction » [88]. Les réactions critiques qui ne manqueront pas de sanctionner l’affirmation de Rousseau suffisent du reste à faire admettre la présence structurante d’une autre signification imaginaire qui s’entend, elle, comme projet de maîtrise rationnelle de la nature et recherche du bien être maximum pour l’individu privé.

Il faut donc admettre avec Castoriadis que coexistent, pour la société moderne, deux orientations radicalement différentes, que notre présent « est animé par deux significations imaginaires sociales tout à fait opposées, même si elles se sont contaminées réciproquement : le projet d’autonomie individuelle et collective, la lutte pour l’émancipation de l’être humain, aussi bien intellectuelle et spirituelle qu’effective dans la réalité sociale ; et le projet capitaliste démentiel, d’une expansion illimitée d’une pseudo-maîtrise pseudo-rationnelle qui depuis longtemps a cessé de concerner seulement les forces productives et l'économie pour devenir un projet global (…), d’une maîtrise totale des données physiques, biologiques, psychiques, sociales, culturelles » [89].

En affirmant que la signification imaginaire de l’univers capitaliste n’affecte pas seulement l’organisation tayloriste du travail qu’il a étudiée durant sa période militante, Castoriadis laisse entendre que c’est dans l’optique d’un tel projet qu’il faut penser le bio-pouvoir. Et c’est bien le mérite de Foucault que d’avoir éclairé son fonctionnement effectif. On lui doit sans doute la saisie de la portée effective du projet capitaliste, de son étendue réelle qui dépasse largement les seuls champs de la production et de l’économie.

Compte tenu de la puissance de structuration de la signification imaginaire capitaliste, il faut reconnaître qu’elle affecte tout un chacun, de sorte qu’il n’est nullement étonnant que, comme Foucault l’a montré, les résistances se déploient dans le champ même du pouvoir auquel elle s’opposent, donnant l’illusion qu’il n’est aucunement possible de sortir de ce procès, de ce jeu de forces entre pouvoir et résistances. Mais compte tenu cette fois de la présence de l’autre signification imaginaire centrale pour notre société – qui porte la visée de l’autonomie –, il n’y a là que vérité partielle : les résistances, les formes qu’elles prennent, sont à référer aussi au projet d’autonomie. C’est du reste en cela qu’elle sont réellement critiques.

Il est donc tout à fait possible de continuer à parler d’émancipation puisque nous voyons que les luttes renvoient à une extériorité vis-à-vis de l’univers où elles prennent corps, des rapports sociaux qui les provoquent. Ainsi, loin d’avoir porter un coup fatal au travail de Castoriadis en rendant caduc le projet d’autonomie, la lecture de Foucault a permis au contraire d’en mesurer l’intérêt. Peut-être même faudrait-il dire que la pensée de l’imaginaire éclaire les dernières analyses de Foucault, notamment celles menées à partir de la lecture de l’opuscule de Kant sur les Lumières [90].

* * *

La validité du projet d’autonomie confirmée, il est alors possible de reconnaître toute sa légitimité et son intérêt à l’œuvre de Castoriadis. Il y a certes loin des premiers travaux aux derniers écrits ; mais ce n’est là que le cheminement d’une pensée en quête de cohérence, que les difficultés rencontrées ont amenée toujours plus avant – ou plus profond.

La distance ainsi parcourue ne signe aucune réorientation quant à la question de l’autonomie. Elle éclaire simplement d’un jour nouveau les premières recherches en manifestant que si l’émancipation suppose bien le dépassement, à tous les niveaux du monde social, de l’opposition entre dirigeants et dirigés, celle-ci n’est envisageable pour les individus que dans la mesure où elle l’est pour la société à laquelle ils appartiennent. La visée de la liberté n’est en effet possible que pour un individu vivant dans une société ayant effectivement rompu la clôture du sens.

C’est dire que le projet d’autonomie ne se comprend que comme projet d’autonomie pour tous. D’où le rôle de l’éducation, tâche essentielle de la société, qui ne peut, ni ne doit être inféodée à rien d’autre qu’à la structuration d’un esprit critique épris de liberté, capable de « créer des institutions qui, intériorisées par les individus, facilitent le plus possible leur accession à leur autonomie individuelle et leur possibilité de participation effective à tout pouvoir explicite existant dans la société » [91].


NOTES

(1) Nous renvoyons à un article paru en 1977 dans le Nouvel Observateur où allusion est faite à Foucault et dont le titre – Les divertisseurs – donne à la fois le ton et l’orientation du contenu. Ce texte est reproduit dans La société française, Paris, Union Générale d'Éditions, 1979. On peut y lire, page 227, le passage suivant : « Les divertisseurs sont là » – qui évacuent le problème posé par l’échec de Mai 68 : « comment ce fantastique déploiement d’activité autonome pouvait-il instituer des organisations durables qui l’expriment sans le dessécher ou le confisquer, comment les contenus politiques qu’il créait à profusion pouvaient-ils trouver les nouvelles formes – surtout politiques – qui leur permettraient d’accéder à une pleine effectivité social-historique ? » Puis, parlant de ces “divertisseurs”, il ajoute : « Les uns font joujou avec le “désir”, la “libido”, etc., dénoncent la responsabilité comme un terme de flic, piègent et se piègent dans le cul-de-sac de schizophrénisation. Leur complément rigoureux, Foucault (“Ce siècle sera deleuzien ou il ne sera pas”, dit-il. Rassurons-nous : il ne l’est pas) présente toute la société comme entièrement résorbée dans les rets du pouvoir, gommant les luttes et la contestation qui mettent celui-ci en échec la moitié du temps.» Il nous paraît que la dimension polémique de l’article ne saurait se réduire à n’être que l’expression, sinon d’un ressentiment, du moins d’un fort agacement de Castoriadis devant l’engouement de beaucoup pour ces intellectuels, alors que lui-même, bien qu’ayant publié L’institution imaginaire de la société, restait fort peu reconnu – il n’entrera à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales qu’en 1980 –, mais qu’il y va d’un réel problème de fond.

(2) « Dans mon travail, l’idée d’autonomie apparaît très tôt, en fait dès le départ, et non pas comme idée “philosophique”“épistémologique », mais comme idée essentiellement politique. Son origine est ma préoccupation constante, avec la question révolutionnaire, la question de l’autotransformation de la société. » (Domaines de l’homme. Les carrefours du labyrinthe 2, Paris, Le Seuil, 1986, p. 413. Cité CL 2). Comme dans le premier texte du même ouvrage, il est précisé qu’ « autonomie individuelle et autonomie sociale sont, au sens le plus profond, les deux faces d’une même pièce » (CL 2, 22), il ne nous paraît pas exagéré de dire qu’au fond les questions centrales de la pensée de Castoriadis, le sens même de son travail depuis ses débuts militants jusqu’à ses analyses concernant l’ontologie, renvoient à la question de l’autonomie comme à leur foyer.

(3) On trouve un précieux éclairage de son parcours (jusqu’à 1972) dans l’introduction que Castoriadis a rédigée à l’occasion de la parution de La société bureaucratique (Paris, C. Bourgois Éditeur, 1990, pp. 20-56)

(4) Trotsky. Textes et débats, Paris, Le livre de poche, 1984, p. 329. La thèse de Trotsky est exposée de manière systématique dans La Révolution Trahie. On trouve également d’intéressantes mises au point dans Défense du marxisme.

(5) « Si la bureaucratie n'est pas une classe, si l'on peut encore caractériser l'Union soviétique comme un État ouvrier, il sera nécessaire de la soutenir en cas de guerre. »[Trotsky, Une fois de plus : L’union soviétique et sa défense, in Défense du marxisme. Nous soulignons]. Comprenons bien que ce sont les acquis de la révolution d’Octobre que Trotsky entendait ainsi défendre.

(6) Les rapports de production en Russie. Texte repris avec une postface dans La société bureaucratique, op. cit., 159-217.

(7) La société bureaucratique, op. cit., 26.

(8) Ibid.

(9) Id., 27. Précisons que Castoriadis fait toutefois la différence entre les régimes sociaux des pays de l’Est et ceux de l’Ouest : les premiers relèvent d’un capitalisme bureaucratique total et les seconds d’un capitalisme bureaucratique fragmenté. Or si le capitalisme bureaucratique total appartient bien à l’univers social-historique du capitalisme traditionnel, « il représente aussi une rupture et une création historique nouvelle. »(Le régime social de la Russie, CL 2, 193).

(10) Ibid. Ainsi, et à simple titre d’exemple, on trouve au début d’un long texte paru en 1955 sur Le contenu du socialisme, cette précision : « L’analyse que nous allons entreprendre n’aboutit pas seulement à la révision des idées qui ont généralement cours sur le socialisme (…). Elle aboutit également à une révision des idées généralement répandues sur le capitalisme, son fonctionnement et la racine de la crise (…). Cette révision, bien entendu, ne commence pas aujourd’hui. Plusieurs courants révolutionnaires isolés en ont fourni des éléments depuis longtemps. Dès le premier numéro de Socialisme ou Barbarie, nous nous efforcions de reprendre cette tâche de façon systématique. Les idées centrales se trouvent déjà formulées dans l’éditorial du numéro 1 de la revue de S. ou B. : que la division essentielle des sociétés contemporaines est la division en dirigeants et exécutants (…), que la société socialiste se définit par la suppression de toute couche séparée de dirigeants et par conséquent par le pouvoir des organismes de masse et la gestion ouvrière de la production. »(Le contenu du socialisme 2. Texte repris dans un recueil au titre éponyme, Paris, Union Générale d'Éditions, 1979, 104-105).

(11) Le Contenu du socialisme, op. cit. , pp. 124-25.

(12) L'Expérience du mouvement ouvrier. Tome 2. Prolétariat et organisation. Paris, Union Générale d'Éditions, 1974, pp. 107 et 109.

(13) Comme le note excellemment H. Joas, « cela veut dire, par exemple, qu’une idée aussi centrale pour la théorie économique marxienne que celle de la valeur marchande de la force de travail reste logiquement incomplète, tant que cette valeur est déterminée sur un plan scientifique, et non dans les affrontements entre capitalistes et ouvriers » (La créativité de l’agir, trad. P. Rusch, Paris Le Cerf, 1999, p. ). Sur ce point voir le remarquable texte de Castoriadis : Valeur, égalité, justice, politique : de Marx à Aristote et d'Aristote à nous, paru dans Les carrefours du labyrinthe, Paris, Le Seuil, 1978.

(14) L’expérience du mouvement ouvrier, tome 2, op.cit. , p. 9.

(15) L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, 272-73.

(16) L’expérience du mouvement ouvrier, tome 2, op.cit. , p. 317.

(17) La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 124. Cité VS.

(18) Comme le notent Hubert Dreyfus et Paul Rabinov, dans La volonté de savoirI, Foucault formule « un certain nombre de propositions concernant le pouvoir [qui] constituent davantage des réflexions prudentes inspirées de l’expérience que des thèses fermement établies » (M. Foucault, un parcours philosophique, Folio, p. 298. Cité DR).

(19) En ce qui concerne le sujet, Foucault assure lui-même dans un texte au titre fort explicite – Pourquoi étudier le pouvoir : la question du sujet : « ce n’est donc pas le pouvoir, mais le sujet qui constitue le thème général de mes recherches » (DR, 298).

(20) Cités n° 2, Paris, P.U.F, pp. 43-44. On voit que saisir la transformation du mode d’exercice du pouvoir, suppose de l’appréhender selon une approche nouvelle.

(21) Les rapports du pouvoir passent à l’intérieur du corps, in Dits et écrits, vol. 3, Paris, Gallimard, 1994, p. 231.

(22) Sécurité, territoire, population, Cours au collège de France 1977-78, Hautes Études, Paris, Gallimard - Seuil, 2004, p. 3. Foucault est on ne peut plus clair ici assurant que « l’analyse de ces mécanismes de pouvoir n’est en aucune une manière une théorie générale du pouvoir. »Comme le notent Hubert Dreyfus et Paul Rabinov, « Foucault ne cherche pas édifier son analyse du pouvoir en théorie. En d’autres termes, il ne s’agit pas pour lui de nous fournir une description acontextuelle, ahistorique, ou objective. Ni une généralisation qui puisse s’appliquer à toute l’histoire. Il s’attache plutôt à nous présenter ce qu’il appelle une “analytique du pouvoir”, qu’il oppose à une théorie du pouvoir » (DR, 264-65).

(23) G. Deleuze, Foucault, Minuit, Paris, 1986 et 2004, p. 78.

(24) VS, 179- 180.

(25) VS, 181.

(26) Les mailles du pouvoir, in : Dits et écrits, vol. 4, Paris, Gallimard, 1994, p. 194.

(27) Il faut défendre la société, Cours au collège de France 1976, Hautes Études, Gallimard, Seuil, 1997, p. 216.

(28) Sécurité, territoire, population, op. cit., p. 3.

(29) Les mailles du pouvoir, op. cit., 193.

(30) Sécurité, territoire, population, op. cit., pp. 393-94.

(31) VS, p. 183. On peut lire à la même page : « Concrètement, ce pouvoir sur la vie s’est développé depuis le XVII° siècle sous deux formes principales ; elles ne sont pas antithétiques ; elles constituent plutôt deux pôles de développement reliés par tout un faisceau intermédiaires de relations. L’un des pôles, le premier semble-t-il a s’être formé a été centré sur le corps comme machine : son dressage, la majoration de ses aptitudes, l’extorsion de ses forces, la croissance parallèle de son utilité et de sa docilité, son intégration à des systèmes de contrôle efficaces et économiques : anatomo-politique du corps humain. Le second, qui s’est formé un peu plus tard, vers le milieu du XVIII° siècle, est centré sur le corps-espèce, sur le corps traversé par la mécanique du vivant servant de support aux processus biologiques : la prolifération des naissances et la mortalité, le niveau de santé, la durée de vie, la longévité avec toutes les conditions qui peuvent les faire varier ; leur prise en charge s’opère par toute une série d’interventions et de contrôles régulateurs : une bio-politique de la population. »

(32) Il faut défendre la société, op. cit., p. 216. « Cette nouvelle technique ne supprime pas la technique disciplinaire, tout simplement parce qu’elle est à un autre niveau, elle est à une autre échelle», peut-on lire à la même page.

(33) Ibid.

(34) Id., p. 219.

(35) VS, 189.

(36) VS, 190.

(37) Il faut défendre la société, op. cit., p. 31.

(38) VS, 12.

(39) VS, 12.

(40) VS, 19.

(41) VS, 18.

(42) VS, 21.

(43) VS, 112.

(44) Foucault, op. cit., p. 77.

(45) VS, 123.

(46) VS, 124. Les cinq propositions quant au pouvoir sont les suivantes : « le pouvoir n’est pas quelque chose qui s’acquiert » ; « les relations de pouvoir ne sont pas en position d’extériorité à l’égard d’autres types de rapports (processus économique, rapport de connaissance, relations sexuelles) »; « le pouvoir vient d’en bas »; « les relations de pouvoir sont à la fois intentionnelles et non subjectives » ; « là où il y a pouvoir, il y a résistance ».

(47) VS, 126.

(48) VS, 191.

(49) La pensée 68, Paris Gallimard-Folio, 1988. Il s’agit du troisième chapitre.

(50) Désignant L. Ferry et A. Renaut sans toutefois les nommer, Deleuze écrit : « d’autres, qui prennent leur bêtise pour un mot d’esprit, disent que c’est suppôt d’Hitler ; du moins qu’il a offense aux droits de l’homme… » (Foucault, op. cit., p. 11). Et un peu plus loin : « Il y a trois siècles, des sots s’étonnaient parce que Spinoza voulait la libération de l’homme, bien qu’il ne crût pas à sa liberté ni même à son existence spécifique. Aujourd’hui, de nouveaux sots, ou les mêmes réincarnés, s’étonnent parce que Foucault participaient aux luttes politiques, lui aussi avait dit la mort de l’homme. Contre Foucault, ils invoquent une conscience universelle et éternelle des droits de l’homme qui doit rester à l’abri de toute analyse » (p. 96).

(51) A. Renaut et L. Sosoe, Philosophie du droit, Paris, P.U.F., 1991, pp. 54-55.

(52) Id., p. 56. Pour ce qui est de L. Strauss, voir notamment : Droit naturel et histoire, trad. M. Nathan et É. Dampierre, Paris, Flammarion, 1986.

(53) VS, 112.

(54) Deux essais sur le sujet et le pouvoir, in : DR, p. 313.

(55) DR, 314.

(56) DR, 315.

(57) Castoriadis, La société française, op. cit., p. 277.

(58) Rappelons que Castoriadis a fait paraître une série d’articles sous le titre explicite : L’expérience du mouvement ouvrier. Dans l’introduction on peut lire : « Nous devons (…) nous absorber dans la considération de l’effectivité du prolétariat, nous demander dans quelle meure se dégage de son faire une tendance (…) et quelle en est la signification. » (L’expérience du mouvement ouvrier 1, Paris, Union Générale d'Éditions, 1974, p. 79).

Et dans le second volume, il précise : « Nous commencerons l’analyse de la crise du capitalisme par l’analyse des contradictions de l’entreprise capitaliste. Les concepts et les méthodes acquis ainsi dans le domaine primordial, le domaine de la production, nous permettrons de généraliser ensuite et d’y soumettre les différentes sphères sociales et finalement le tout social comme tel. » (L’expérience du mouvement ouvrier 2, op. cit., pp. 14-15).

Rappelons aussi la publication par Socialisme ou Barbarie (numéros 1 à 6) de L’ouvrier américain, document inédit où un ouvrier rapportait ses vues sur sa condition de travailleurs, sa vie quotidienne, avant de publier quelques années plus tard les réflexions de D. Mothé, membre du groupe et travailleurs chez Renault.

(59) L’expérience du mouvement ouvrier 2, op. cit., pp. 75 (75-77 pour la suite).

(60) « La lutte pour le prolétariat n’a été en général connue et reconnue que pour autant qu’elle a été explicite, ou manifeste, exprimée au grand jour (…). La raison essentielle en est que les luttes explicites (…) correspondent la plupart du temps tant bien que mal aux concepts et aux catégories que le théoricien s’est déjà construits (…). Le schème qui opère à l’arrière plan est toujours celui d’un sujet (individuel ou collectif) se proposant des fins claires et distinctes et posant ses actions comme moyens de les atteindre. Mais la lutte implicite du prolétariat est absolument insaisissable dans cette optique » (L’expérience du mouvement ouvrier 1, op. cit., p. 93).

(61) Rappelons pour mémoire les derniers mots devenus célèbres de Surveiller et punir (Paris, Gallimard, 1975) : « Dans cette humanité centrale et centralisée, effet et instrument de relations de pouvoir complexes, corps et forces assujettis par des dispositifs qui sont eux-mêmes des éléments de cette stratégie, il faut entendre le grondement de la bataille. »

(62) Deux essais sur le pouvoir, DR, 319.

(63) Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne, in : Capitalisme et révolution 2, Paris, Union Générale d'Éditions, 1979, p. 49.

(64) L’expérience du mouvement ouvrier 1, p. 97.

(65) Capitalisme et révolution 2, p. 110.

(66) Castoriadis souligne clairement les limites d’une telle approche : « Le fonctionnement du capitalisme assure la permanence d’un conflit économique entre prolétariat et capital autour de la répartition du produit, mais ce conflit n’est, par sa nature même et dans les faits, ni absolu ni insoluble ; il se “résout” à chaque étape, resurgit à l’étape suivante, ne fait naître que d’autres revendications économiques, à leur tour satisfaite tôt ou tard. Il en résulte la quasi-permanence d’une action revendicative du prolétariat, d’une importance fondamentale à une foule d’égards et surtout pour ce qui est du maintien de sa combativité, mais rien, qui de près ou de loin, le prépare à la révolution » (La société bureaucratique, op. cit., p. 34).

(67) L’expérience du mouvement ouvrier 1, op. cit., p. 97. Voir aussi L’expérience du mouvement ouvrier 2 « Les bureaucrates (…) ne veulent voir dans les luttes du prolétariat qu’une tendance vers l’amélioration de son niveau de vie, ou à la rigueur une lutte contre “l’exploitation”. Mais la lutte du prolétariat n’est pas et ne pas être simplement une lutte “contre” l’exploitation ; elle tend nécessairement à être une lutte pour une nouvelle organisation des rapports de production » (op. cit., p. 74).

(68) La volonté de savoir, op. cit., p. 126.

(69) Le monde morcelé. Les carrefours du labyrinthe 3, Paris, Le Seuil, 1990. Cité CL 3, p. 23.

(70) Cela apparaît très clairement dans la remarque faite par Castoriadis dans Les divertisseurs. Parlant de Foucault, il note ironiquement : « Aux dernières nouvelles, il a découvert lui aussi une “plèbe” – mais qui se “réduit” dès qu’elle “se fixe elle-même selon une stratégie de résistance”. Résistez si cela vous amuse – mais sans stratégie, car alors vous n’êtes plus plèbe mais pouvoir » (La société française, p. 227). Avouons qu’il n’exagère pas vraiment puisque Foucault lui-même assure qu’ « en somme toute stratégie d’affrontement rêve de devenir rapport de pouvoir ». « En fait, continue-t-il, entre relation de pouvoir et stratégie de lutte, il y a appel réciproque, enchaînement indéfini et renversement perpétuel » (Deux essais sur le sujet et le pouvoir, in : DR, p. 320).

(71) La source hongroise, in : Le contenu du socialisme, op. cit., p. 388. Castoriadis ajoute : « Et si je l’affirme, c’est parce que je pense que ce que contiennent en puissance les Conseils ouvriers hongrois, dans leur formation et dans leur but, c’est la destruction des significations sociales traditionnelles, héritées et instituées, du pouvoir politique d’une part, et, d’autre part, de la production et du travail – et donc le germe d’une nouvelle société ».

(72) Qu’est-ce que la politique ?, trad. S. Courtine-Denamy, Paris, Seuil, 1995, pp. 79-80. « Ce faisant ils ont été normatifs, poursuit Arendt : non que leurs formes d’organisations internes puissent être reproduites, mais dans la mesure où les idées et les concepts déterminés qui se sont pleinement réalisés pendant une courte période déterminent aussi les époques auxquelles une expérience du politique demeure refusée. »

(73) Comme le souligne Castoriadis, « toute critique présuppose qu’autre chose que ce qu’elle critique est possible et préférable. » (Sur le contenu du socialisme 3, 12).

(74) Castoriadis, CL 3, p. 52. Sur ce point et ce qui suit voir : L’institution imaginaire de la société, Paris, le Seuil, 1975, chap. IV, notamment pp. 245-253, (cité : IIS) ; ainsi que L’état du sujet aujourd’hui, CL 3, p. 89 et sq. Il faut dire que cette idée, selon laquelle l’être humain est toujours socialisé puisqu’il ne pourrait pas vivre hors de la société, n’a rien de nouveau. Comme le note avec quelque ironie sarcastique Castoriadis, « ce fait élémentaire, même s’il a été placé au centre de notre réflexion sur le sujet à partir de Freud et grâce à lui, est connu depuis toujours et a été formulé par des penseurs aussi différents que Platon, Aristote ou Diderot. Ce n’est que moyennant son occultation que depuis dix ans, ont pu fleurir nouvelles variétés de confusion et de mystification – la glorification du “désir”et de la “libido », la découverte d’un désir “mimétique », et la dernière camelote lancée par la publicité de l’industrie des idées sur le marché : le néo-libéralisme pseudo “religieux ». Tous tant qu’ils sont, et quoiqu’ils disent les uns des autres, partagent le même incroyable postulat : la fiction d’un “individu”qui viendrait au monde pleinement achevé et déterminé quant à l’essentiel, et que la société – la socialité comme telle – corromprait, opprimerait, asservirait » (Le contenu du socialisme, op. cit., p. 13).

(75) Figures du pensable. Les carrefours du labyrinthe 6, Paris, le Seuil, 1999, pp. 122-123.

(76) Castoriadis insiste souvent sur ce point : « en tant que proprement biologique, l’espèce humaine s’avère donc une monstruosité, formée de spécimens absolument inaptes à la vie comme tels. Elle aurait probablement disparu, si un autre surgissement n’avait eu lieu au niveau de l’anonyme collectif avec l’auto-création de la société comme société instituante. » (Domaines de l’homme. Les carrefours du labyrinthe 2, Paris, le Seuil, 1986, p. 433).

(77) L’institution imaginaire de la société, op. cit., p. 421.

(78) Figures du pensable, op. cit., p. 123.

(79) Castoriadis, La montée de l’insignifiance. Les carrefours du labyrinthe 4, Paris, le Seuil, 1996, 133.

(80) « Je peux dire que toute ma réflexion est partie de là : comment des conduites peuvent-elles être réglées sans être le produit de l’obéissance à des règles… Pour construire un modèle du jeu qui ne soit ni le simple enregistrement des normes explicites, ni l’énoncé des régularités, tout en intégrant les unes et les autres, il faut réfléchir sur les modes d’existence différents des principes re régulation et de régularité des pratiques : il y a bien sûr l’habitus, cette disposition réglée à engendrer des conditions réglées et régulières en dehors de toute référence à des règles ; et, dans les sociétés où le travail de codification n’est pas très avancé, l’habitus est le principe de la plupart des pratiques » (Bourdieu, Choses dites, Paris, Minuit, 1992, 81).

« Les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d’existence produisent des habitus, systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées disposées à fonctionner comme des structures structurantes, c’est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre, objectivement « réglées »et « régulières »sans être en rien le produit de l’obéissance à des règles, et, étant tout cela, collectivement orchestrées sans être le produit de l’action organisatrice d’un chef d’orchestre. » (Bourdieu, Le sens pratique, Paris, Éd. de Minuit, 1980, pp. 88-89).

« L’habitus entretient avec le monde social dont il est le produit une véritable complicité ontologique, principe d’une connaissance sans conscience, d’une intentionnalité sans intention et d’une maîtrise pratique des régularités du monde qui permet d’en devancer l’avenir sans avoir seulement besoin de poser comme tel » (Choses dites, op. cit. p. 22). Ce pourquoi l’habitus est une notion à mettre en relation avec celle de champ.

(81) CL 3, p. 119.

(82) CL 3, p. 123.

(83) Voir : La fabrique de l’homme occidental, Paris, Mille et une nuits, 1996.

(84) Domaines de l’homme, op. cit., p. 375.

(85) CL 3, p. 124.

(86) CL 3, p. 126.

(87) La montée de l’insignifiance, op. cit., pp. 221-225.

(88) Rousseau, Lettres écrites de la montagne, VIIIe lettre, La Pléiade, tome 3, p. 842.

(89) La montée de l’insignifiance, op. cit., p. 90.

(90) Qu'est-ce que les Lumières ?, in : Dits et écrits, vol. 4, op. cit., pp. 562-78. Selon Foucault, « on peut voir qu’à travers toute l’histoire des sociétés occidentales (c’est peut-être là que se trouve la racine de leur singulière destinée historique – si particulière, si différentes [des autres] dans sa trajectoire et si universalisante, dominante par rapport aux autres) l’acquisition des capacités de lutte pour la liberté ont constitué des éléments permanents » (pp. 575-76). Comment ne pas penser, lisant ces lignes, à ce que dit Castoriadis du projet d’autonomie ?

(91) CL 3, p. 138.