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Origine : http://foucault.info/documents/whatIsEnlightenment/foucault.questcequeLesLumieres.fr.html
De nos jours, quand un journal pose une question à ses lecteurs,
c’est pour leur demander leur avis sur un sujet où
chacun a déjà son opinion: on ne risque pas d'apprendre
grand-chose. Au XVIIIème siècle, on préférait
interroger le public sur des problèmes auxquels justement
on n'avait pas encore de réponse. Je ne sais si c'était
plus efficace ; c'était plus amusant.
Toujours est-il qu'en vertu de cette habitude un périodique
allemand, la Berlinische Monatsschrift, en décembre 1784,
a publié une réponse à la question : Was ist
Aufklärung [1] ? Et cette réponse était de Kant.
Texte mineur, peut-être. Mais il me semble qu'avec lui entre
discrètement dans l'histoire de la pensée une question
à laquelle la philosophie moderne n'a pas été
capable de répondre, mais dont elle n'est jamais parvenue
à se débarrasser. Et sous des formes diverses, voilà
deux siècles maintenant qu'elle la répète.
De Hegel à Horckheimer ou à Habermas, en passant par
Nietzsche ou Max Weber, il n'y a guère de philosophie qui,
directement ou indirectement, n'ait été confrontée
à cette même question : quel est donc cet événement
qu'on appelle l'Aufklärung et qui a déterminé,
pour une part au moins, ce que nous sommes, ce que nous pensons
et ce que nous faisons aujourd'hui ? Imaginons que la Berlinische
Monatsschrift existe encore de nos jours et qu'elle pose à
ses lecteurs la question : « Qu'est-ce que la philosophie
moderne ? » ; peut-être pourrait-on lui répondre
en écho : la philosophie moderne, c'est celle qui tente de
répondre à la question lancée, voilà
deux siècles, avec tant d'imprudence: Was ist Aufk1ärung ?
Arrêtons-nous quelques instants sur ce texte de Kant. Pour
plusieurs raisons, il mérite de retenir l'attention.
1) À cette même question Moses Mendelssohn, lui aussi,
venait de répondre dans le même journal, deux mois
auparavant. Mais Kant ne connaissait pas ce texte quand il avait
rédigé le sien. Certes, ce n'est pas de ce moment
que date la rencontre du mouvement philosophique allemand avec les
nouveaux développements de la culture juive. Il y avait une
trentaine d'années déjà que Mendelssohn était
à ce carrefour, en compagnie de Lessing. Mais jusqu'alors,
il s'était agi de donner droit de cité à la
culture juive dans la pensée allemande - ce que Lessing avait
tenté de faire dans Die Juden [2] - ou encore de dégager
des problèmes communs à la pensée juive et
à la philosophie allemande: c'est ce que Mendelssohn avait
fait dans les Entretiens sur l'immortalité de l'âme
[3]. Avec les deux textes parus dans la Berlinische Monatsschrift,
l'Aufklärung allemande et l'Haskala juive reconnaissent qu'elles
appartiennent à la même histoire ; elles cherchent à
déterminer de quel processus commun elles relèvent.
Et c'était peut-être une manière d'annoncer
l'acceptation d'un destin commun, dont on sait à quel drame
il devait mener.
2) Mais il y a plus. En lui-même et à l'intérieur
de la tradition chrétienne, ce texte pose un problème
nouveau.
Ce n'est certainement pas la première fois que la pensée
philosophique cherche à réfléchir sur son propre
présent. Mais, schématiquement, on peut dire que cette
réflexion avait pris jusqu'alors trois formes principales
- on peut représenter le présent comme appartenant
à un certain âge du monde, distinct des autres par
quelques caractères propres, ou séparé des
autres par quelque événement dramatique. Ainsi dans
Le Politique de Platon, les interlocuteurs reconnaissent qu'ils
appartiennent à l'une de ces révolutions du monde
où celui-ci tourne à l'envers, avec toutes les conséquences
négatives que cela peut avoir ;
- on peut aussi interroger le présent pour essayer de déchiffrer
en lui les signes annonciateurs d'un événement prochain.
On a là le principe d'une sorte d'herméneutique historique
dont Augustin pourrait donner un exemple ;
- on peut également analyser le présent comme un
point de transition vers l'aurore d'un monde nouveau. C'est cela
que décrit Vico dans le dernier chapitre des Principes de
la philosophie de l'histoire [4] ; ce qu'il voit « aujourd'hui
», c'est « la plus complète civilisation se répandre
chez les peuples soumis pour la plupart à quelques grands
monarques » ; c'est aussi « l'Europe brillant d'une incomparable
civilisation », abondant enfin « de tous les biens qui
composent la félicité de la vie humaine ».
Or la manière dont Kant pose la question de l'Aufklärung
est tout à fait différente - ni un âge du monde
auquel on appartient, ni un événement dont on perçoit
les signes, ni l'aurore d'un accomplissement. Kant définit
l'Aufklärung d'une façon presque entièrement
négative, comme une Ausgang, une « sortie »,
une « issue ». Dans ses autres textes sur l'histoire,
il arrive que Kant pose des questions d'origine ou qu'il définisse
la finalité intérieure d'un processus historique.
Dans le texte sur l'Aufklärung, la question concerne la pure
actualité. Il ne cherche pas à comprendre le présent
à partir d'une totalité ou d'un achèvement
futur. Il cherche une différence: quelle différence
aujourd'hui introduit-il par rapport à hier ?
3) Je n'entrerai pas dans le détail du texte qui n'est pas
toujours très clair malgré sa brièveté.
je voudrais simplement en retenir trois ou quatre traits qui me
paraissent importants pour comprendre comment Kant a posé
la question philosophique du présent.
Kant indique tout de suite que cette « sortie » qui
caractérise l'Aufklärung est un processus qui nous dégage
de l'état de « minorité ». Et par «
minorité », il entend un certain état de notre
volonté qui nous fait accepter l'autorité de quelqu'un
d'autre pour nous conduite dans les domaines où il convient
de faire usage de la raison. Kant donne trois exemples : nous sommes
en état de minorité lorsqu'un livre nous tient lieu
d'entendement, lorsqu'un directeur spirituel nous tient lieu de
conscience, lorsqu'un médecin décide à notre
place de notre régime (notons en passant qu'on reconnaît
facilement le registre des trois critiques, bien que le texte ne
le dise pas explicitement). En tout cas, l'Aufklärung est définie
par la modification du rapport préexistant entre la volonté,
l'autorité et l'usage de la raison.
Il faut aussi remarquer que cette sortie est présentée
par Kant de façon assez ambiguë. Il la caractérise
comme un fait, un processus en train de se dérouler ; mais
il la présente aussi comme une tâche et une obligation.
Dès le premier paragraphe, il fait remarquer que l'homme
est lui-même responsable de son état de minorité.
Il faut donc concevoir qu'il ne pourra en sortir que par un changement
qu'il opérera lui-même sur lui- même. D'une façon
significative, Kant dit que cette Aufklärung a une «
devise » (Wahlspruch) : or la devise, c'est un trait distinctif
par lequel on se fait reconnaître ; c'est aussi une consigne
qu'on se donne à soi-même et qu'on propose aux autres.
Et quelle est cette consigne ? Aude saper, « aie le courage,
l'audace de savoir ». Il faut donc considérer que l'Aufklärung
est à la fois un processus dont les hommes font partie collectivement
et un acte de courage à effectuer personnellement. Ils sont
à la fois éléments et agents du même
processus. Ils peuvent en être les acteurs dans la mesure
où ils en font partie ; et il se produit dans la mesure où
les hommes décident d'en être les acteurs volontaires.
Une troisième difficulté apparaît là
dans le texte de Kant. Elle réside dans l'emploi du mot Menschheit.
On sait l'importance de ce mot dans la conception kantienne de l'histoire.
Faut-il comprendre que c'est l'ensemble de l'espèce humaine
qui est prise dans le processus de l'Aufklärung ? Et dans ce
cas, il faut imaginer que l'Aufklärung est un changement historique
qui touche à l'existence politique et sociale de tous les
hommes sur la surface de la terre. Ou faut-il comprendre qu'il s'agit
d'un changement qui affecte ce qui constitue l'humanité de
l'être humain ? Et la question alors se pose de savoir ce qu'est
ce changement. Là encore, la réponse de Kant n'est
pas dénuée d'une certaine ambiguïté. En
tout cas, sous des allures simples, elle est assez complexe.
Kant définit deux conditions essentielles pour que l'homme
sorte de sa minorité. Et ces deux conditions sont à
la fois spirituelles et institutionnelles, éthiques et politiques.
La première de ces conditions, c'est que soit bien distingué
ce qui relève de l'obéissance et ce qui relève
de l'usage de la raison. Kant, pour caractériser brièvement
l'état de minorité, cite l'expression courante : «
Obéissez, ne raisonnez pas » : telle est, selon lui,
la forme dans laquelle s'exercent d'ordinaire la discipline militaire,
le pouvoir politique, l'autorité religieuse. L'humanité
deviendra majeure non pas lorsqu'elle n'aura plus à obéir,
mais lorsqu'on lui dira: « Obéissez, et vous pourrez
raisonner autant que vous voudrez. » Il faut noter que le
mot allemand ici employé est räzonieren ; ce mot, qu'on
trouve aussi employé dans les Critiques, ne se rapporte pas
à un usage quelconque de la raison, mais à un usage
de la raison dans lequel celle-ci n'a pas d'autre fin qu'elle-même ;
räzonieren, c'est raisonner pour raisonner. Et Kant donne des
exemples, eux aussi tout à fait triviaux en apparence : payer
ses impôts, mais pouvoir raisonner autant qu'on veut sur la
fiscalité, voilà ce qui caractérise l'état
de majorité ; ou encore assurer, quand on est pasteur, le
service d'une paroisse, conformément aux principes de l'Église
à laquelle on appartient, mais raisonner comme on veut au
sujet des dogmes religieux.
On pourrait penser qu'il n'y a là rien de bien différent
de ce qu'on entend, depuis le XVI ème siècle, par
la liberté de conscience : le droit de penser comme on veut,
pourvu qu'on obéisse comme il faut. Or c'est là que
Kant fait intervenir une autre distinction et la fait intervenir
d'une façon assez surprenante. Il s'agit de la distinction
entre l'usage privé et l'usage public de la raison. Mais
il ajoute aussitôt que la raison doit être libre dans
son usage public et qu'elle doit être soumise dans son usage
privé. Ce qui est, terme à terme, le contraire de
ce qu'on appelle d'ordinaire la liberté de conscience.
Mais il faut préciser un peu. Quel est, selon Kant, cet
usage privé de la raison ? Quel est le domaine où il
s'exerce ? L'homme, dit Kant, fait un usage privé de sa raison,
lorsqu'il est « une pièce d'une machine » ; c'est-à-dire
lorsqu'il a un rôle à jouer dans la société
et des fonctions à exercer : être soldat, avoir des
impôts à payer, être en charge d'une paroisse,
être fonctionnaire d'un gouvernement, tout cela fait de l'être
humain un segment particulier dans la société ; il
se trouve mis par là dans une position définie, où
il doit appliquer des règles et poursuivre des fins particulières.
Kant ne demande pas qu'on pratique une obéissance aveugle
et bête ; mais qu'on fasse de sa raison un usage adapté
à ces circonstances déterminées ; et la raison
doit alors se soumettre à ces fins particulières.
Il ne peut donc pas y avoir là d'usage libre de la raison.
En revanche, quand on ne raisonne que pour faire usage de sa raison,
quand on raisonne en tant qu'être raisonnable (et non pas
en tant que pièce d'une machine), quand on raisonne comme
membre de l'humanité raisonnable, alors l'usage de la raison
doit être libre et public. L'Aufklärung n'est donc pas
seulement le processus par lequel les individus se verraient garantir
leur liberté personnelle de pensée. Il y a Aufklärung
lorsqu'il y a superposition de l'usage universel, de l'usage libre
et de l'usage public de la raison.
Or cela nous amène à une quatrième question
qu'il faut poser à ce texte de Kant. On conçoit bien
que l'usage universel de la raison (en dehors de toute fin particulière)
est affaire du sujet lui-même en tant qu'individu ; on conçoit
bien aussi que la liberté de cet usage puisse être
assurée de façon purement négative par l'absence
de toute poursuite contre lui ; mais comment assurer un usage public
de cette raison ? L'Aufklärung, on le voit, ne doit pas être
conçue simplement comme un processus général
affectant toute l'humanité ; elle ne doit pas être conçue
seulement comme une obligation prescrite aux individus : elle apparaît
maintenant comme un problème politique. La question, en tout
cas, se pose de savoir comment l'usage de la raison petit prendre
la forme publique qui lui est nécessaire, comment l'audace
de savoir peut s'exercer en plein jour, tandis que les individus
obéiront aussi exactement que possible. Et Kant, pour terminer,
propose à Frédéric 11, en termes à peine
voilés, une sorte de contrat. Ce qu'on pourrait appeler le
contrat du despotisme rationnel avec la libre raison : l'usage public
et libre de la raison autonome sera la meilleure garantie de l'obéissance,
à la condition toutefois que le principe politique auquel
il faut obéir soit lui-même conforme à la raison
universelle.
Laissons là ce texte. je n'entends pas du tout le considérer
comme pouvant constituer une description adéquate de l' Aufklärung ;
et aucun historien, je pense, ne pourrait s'en satisfaire pour analyser
les transformations sociales, politiques et culturelles qui se sont
produites à la fin du XVIII ème siècle.
Cependant, malgré son caractère circonstanciel, et
sans vouloir lui donner une place exagérée dans l'œuvre
de Kant, je crois qu'il faut souligner le lien qui existe entre
ce bref article et les trois Critiques. Il décrit en effet
l'Aufklärung comme le moment où l'humanité va
faire usage de sa propre raison, sans se soumettre à aucune
autorité ; or c'est précisément à ce
moment-là que la Critique est nécessaire, puisqu'elle
a pour rôle de définir les conditions dans lesquelles
l'usage de la raison est légitime pour déterminer
ce qu'on peut connaître, ce qu'il faut faire et ce qu'il est
permis d'espérer. C'est un usage illégitime de la
raison qui fait naître, avec l'illusion, le dogmatisme et
l'hétéronomie ; c'est, en revanche, lorsque l'usage
légitime de la raison a été clairement défini
dans ses principes que son autonomie peut être assurée.
La Critique, c'est en quelque sorte le livre de bord de la raison
devenue majeure dans l'Aufklärung ; et inversement, l'Aufklärung,
c'est l'âge de la Critique.
Il faut aussi, je crois, souligner le rapport entre ce texte de
Kant et les autres textes consacrés à l'histoire.
Ceux-ci, pour la plupart, cherchent à définir la finalité
interne du temps et le point vers lequel s'achemine l'histoire de
l'humanité. Or l'analyse de l' Aufklärung, en définissant
celle-ci comme le passage de l'humanité à son état
de majorité, situe l'actualité par rapport à
ce mouvement d'ensemble et ses directions fondamentales. Mais, en
même temps, elle montre comment, dans ce moment actuel, chacun
se trouve responsable d'une certaine façon de ce processus
d'ensemble.
L'hypothèse que je voudrais avancer, c'est que ce petit
texte se trouve en quelque sorte à la charnière de
la réflexion critique et de la réflexion sur l'histoire.
C'est une réflexion de Kant sur l'actualité de son
entreprise. Sans doute, ce n'est pas la première fois qu'un
philosophe donne les raisons qu'il a d'entreprendre son œuvre
en tel ou tel moment. Mais il me semble que c'est la première
fois qu'un philosophe lie ainsi, de façon étroite
et de l'intérieur, la signification de son œuvre par
rapport à la connaissance, une réflexion sur l'histoire
et une analyse particulière du moment singulier où
il écrit et à cause duquel il écrit. La réflexion
sur « aujourd'hui » comme différence dans l'histoire
et comme motif pour une tâche philosophique particulière
me paraît être la nouveauté de ce texte.
Et, en l'envisageant ainsi, il me semble qu'on peut y reconnaître
un point de départ : l'esquisse de ce qu'on pourrait appeler
l'attitude de modernité.
Je sais qu'on parle souvent de la modernité comme d'une
époque ou en tout cas comme d'un ensemble de traits caractéristiques
d'une époque ; on la situe sur un calendrier où elle
serait précédée d'une prémodernité,
plus ou moins naïve ou archaïque et suivie d'une énigmatique
et inquiétante « postmodernité ». Et on
s'interroge alors pour savoir si la modernité constitue la
suite de l'Aufklärung et son développement, ou s'il
faut y voir une rupture ou une déviation par rapport aux
principes fondamentaux du XVIII ème siècle.
En me référant au texte de Kant, je me demande si
on ne peut pas envisager la modernité plutôt comme
une attitude que comme une période de l'histoire. Par attitude,
je veux dire un mode de relation à l'égard de l'actualité ;
un choix volontaire qui est fait par certains ; enfin, une manière
de penser et de sentir, une manière aussi d'agir et de se
conduire qui, tout à la fois, marque une appartenance et
se présente comme une tâche. Un peu, sans doute, comme
ce que les Grecs appelaient un êthos. Par conséquent,
plutôt que de vouloir distinguer la « période
moderne » des époques « pré » ou
« postmoderne », je crois qu'il vaudrait mieux chercher
comment l'attitude de modernité, depuis qu'elle s'est formée,
s'est trouvée en lutte avec des attitudes de « contre-modernité
».
Pour caractériser brièvement cette attitude de modernité,
je prendrai un exemple qui est presque nécessaire : il s'agit
de Baudelaire, puisque c'est chez lui qu’on reconnaît
en général l'une des consciences les plus aiguës
de la modernité au XIX ème siècle.
1) On essaie souvent de caractériser la modernité
par la conscience de la discontinuité du temps : rupture
de la tradition, sentiment de la nouveauté, vertige de ce
qui passe. Et c'est bien ce que semble dire Baudelaire lorsqu'il
définit la modernité par « le transitoire, le
fugitif, le contingent » [5] . Mais, pour lui, être
moderne, ce n'est pas reconnaître et accepter ce mouvement
perpétuel ; c'est au contraire prendre une certaine attitude
à l'égard de ce mouvement ; et cette attitude volontaire,
difficile, consiste à ressaisir quelque chose d'éternel
qui n'est pas au-delà de l'instant présent, ni derrière
lui, mais en lui. La modernité se distingue de la mode qui
ne fait que suivre le cours du temps ; c'est l'attitude qui permet
de saisir ce qu'il y a d' « héroïque » dans
le moment présent. La modernité n'est pas un fait
de sensibilité au présent fugitif ; c'est une volonté
d' « héroïser » le présent.
Je me contenterai de citer ce que dit Baudelaire de la peinture
des personnages contemporains. Baudelaire se moque de ces peintres
qui, trouvant trop laide la tenue des hommes du XIX ème siècle,
ne voulaient représenter que des toges antiques. Mais la
modernité de la peinture ne consistera pas pour lui à
introduire les habits noirs dans un tableau. Le peintre moderne
sera celui qui montrera cette sombre redingote comme « l'habit
nécessaire de notre époque ». C'est celui qui
saura faire voir, dans cette mode du jour, le rapport essentiel,
permanent, obsédant que notre époque entretient avec
la mort. « L'habit noir et la redingote ont non seulement
leur beauté poétique, qui est l'expression de l'égalité
universelle, mais encore leur poétique qui est l'expression
de l'âme publique ; une immense défilade de croque-morts,
politiques, amoureux, bourgeois. Nous célébrons tous
quelque enterrement [6] . » Pour désigner cette attitude
de modernité, Baudelaire use parfois d'une litote qui est
très significative, parce qu'elle se présente sous
la forme d'un précepte : « Vous n'avez pas le droit
de mépriser le présent. »
2) Cette héroïsation est ironique, bien entendu. Il
ne s'agit aucunement, dans l'attitude de modernité, de sacraliser
le moment qui passe pour essayer de le maintenir ou de le perpétuer.
Il ne s'agit surtout pas de le recueillir comme une curiosité
fugitive et intéressante : ce serait là ce que Baudelaire
appelle une attitude de « flânerie ». La flânerie
se contente d'ouvrir les yeux, de faire attention et de collectionner
dans le souvenir. À l'homme de flânerie Baudelaire
oppose l'homme de modernité : « Il va, il court, il
cherche. À coup sûr, cet homme, ce solitaire doué
d'une imagination active, toujours voyageant à travers le
grand désert d'hommes, a un but plus élevé
que celui d'un pur flâneur, un but plus général,
autre que le plaisir fugitif de la circonstance. Il cherche ce quelque
chose qu'on nous permettra d'appeler la modernité. Il s'agit
pour lui de dégager de la mode ce qu'elle peut contenir de
poétique dans l'historique. » Et comme exemple de modernité,
Baudelaire cite le dessinateur Constantin Guys. En apparence, un
flâneur, un collectionneur de curiosités ; il reste
« le dernier partout où peut resplendir la lumière,
retentir la poésie, fourmiller la vie, vibrer la musique,
partout où une passion peut poser son œil, partout où
l'homme naturel et l'homme de convention se montrent dans une beauté
bizarre, partout où le soleil éclaire les joies rapides
de l'animal dépravé [7] ».
Mais il ne faut pas s'y tromper. Constantin Guys n'est pas un flâneur ;
ce qui en fait, aux yeux de Baudelaire, le peintre moderne par excellence,
c'est qu'à l'heure où le monde entier entre en sommeil,
il se met, lui, au travail, et il le transfigure. Transfiguration
qui n'est pas annulation du réel, mais jeu difficile entre
la vérité du réel et l'exercice de la liberté ;
les choses « naturelles » y deviennent « plus
que naturelles », les choses « belles » y deviennent
« plus que belles » et les choses singulières
apparaissent « dotées d'une vie enthousiaste comme
l'âme de l'auteur » [8] . Pour l'attitude de modernité,
la haute valeur du présent est indissociable de l’acharnement
à l'imaginer, à l'imaginer autrement qu'il n'est et
à le transformer non pas en le détruisant, mais en
le captant dans ce qu'il est. La modernité baudelairienne
est un exercice où l'extrême attention au réel
est confrontée à la pratique d'une liberté
qui tout à la fois respecte ce réel et le viole.
3) Cependant, pour Baudelaire, la modernité n'est pas simplement
forme de rapport au présent ; c'est aussi un mode de rapport
qu'il faut établir à soi-même. L'attitude volontaire
de modernité est liée à un ascétisme
indispensable. Être moderne, ce n'est pas s'accepter soi-même
tel qu'on est dans le flux de moments qui passent ; c'est se prendre
soi-même comme objet d'une élaboration complexe et
dure: ce que Baudelaire appelle, selon le vocabulaire de l'époque,
le « dandysme ». Je ne rappellerai pas des pages qui
sont trop connues : celles sur la nature « grossière,
terrestre, immonde » ; celles sur la révolte indispensable
de l'homme par rapport à lui-même ; celle sur la «
doctrine de l'élégance » qui impose «
à ses ambitieux et humbles sectaires » une discipline
plus despotique que les plus terribles des religions ; les pages,
enfin, sur l'ascétisme du dandy qui fait de son corps, de
son comportement, de ses sentiments et passions, de son existence,
une œuvre d'art. L'homme moderne, pour Baudelaire, n'est pas
celui qui part à la découverte de lui- même,
de ses secrets et de sa vérité cachée ; il est
celui qui cherche à s'inventer lui-même. Cette modernité
ne libère pas l'homme en son être propre ; elle l'astreint
à la tâche de s'élaborer lui-même.
4) Enfin, j'ajouterai un mot seulement. Cette héroïsation
ironique du présent, ce jeu de la liberté avec le
réel pour sa transfiguration, cette élaboration ascétique
de soi, Baudelaire ne conçoit pas qu'ils puissent avoir leur
lieu dans la société elle-même ou dans le corps
politique. Ils ne peuvent se produire que dans un lieu autre que
Baudelaire appelle l'art.
Je ne prétends pas résumer à ces quelques
traits ni l'événement historique complexe qu'a été
l'Aufklärung à la fin du XVIII ème siècle
ni non plus l'attitude de modernité sous les différentes
formes qu'elle a pu prendre au cours des deux derniers siècles.
Je voulais, d'une part, souligner l'enracinement dans l'Aufklärung
d'un type d'interrogation philosophique qui problématise
à la fois le rapport au présent, le mode d'être
historique et la constitution de soi-même comme sujet autonome ;
je voulais souligner, d'autre part, que le fil qui peut nous rattacher
de cette manière à l’Aufklärung n'est pas
la fidélité à des éléments de
doctrine, mais plutôt la réactivation permanente d'une
attitude ; c'est-à-dire d'un êthos philosophique qu'on
pourrait caractériser comme critique permanente de notre
être historique. C'est cet êthos que je voudrais très
brièvement caractériser.
A. Négativement. 1) Cet êthos implique d'abord qu'on
refuse ce que j'appellerai volontiers le « chantage »
à l' Aufklärung. je pense que l' Aufklärung, comme
ensemble d'événements politiques, économiques,
sociaux, institutionnels, culturels, dont nous dépendons
encore pour une grande partie, constitue un domaine d'analyse privilégié.
je pense aussi que, comme entreprise pour lier par un lien de relation
directe le progrès de la vérité et l'histoire
de la liberté, elle a formulé une question philosophique
qui nous demeure posée. je pense enfin - j'ai essayé
de le montrer à propos du texte de Kant - qu'elle a défini
une certaine manière de philosopher.
Mais cela ne veut pas dire qu'il faut être pour ou contre
l' Aufklärung. Cela veut même dire précisément
qu'il faut refuser tout ce qui se présenterait sous la forme
d'une alternative simpliste et autoritaire : ou vous acceptez l’Aufklärung,
et vous restez dans la tradition de son rationalisme (ce qui est
par certains considéré comme positif et par d'autres
au contraire comme un reproche) ; ou vous critiquez l' Aufklärung
et vous tentez alors d'échapper à ces principes de
rationalité (ce qui peut être encore une fois pris
en bonne ou en mauvaise part). Et ce n'est pas sortir de ce chantage
que d'y introduire des nuances « dialectiques » en cherchant
à déterminer ce qu'il a pu y avoir de bon et de mauvais
dans l' Aufklärung.
Il faut essayer de faire l'analyse de nous-mêmes en tant
qu'êtres historiquement déterminés, pour une
certaine part, par l' Aufklärung. Ce qui implique une série
d'enquêtes historiques aussi précises que possible ;
et ces enquêtes ne seront pas orientées rétrospectivement
vers le « noyau essentiel de rationalité » qu'on
peut trouver dans l' Aufklärung et qu'il faudrait sauver en
tout état de cause ; elles seront orientées vers «
les limites actuelles du nécessaire » : c'est-à-dire
vers ce qui n'est pas ou plus indispensable pour la constitution
de nous-mêmes comme sujets autonomes.
2) Cette critique permanente de nous-mêmes doit éviter
les confusions toujours trop faciles entre l'humanisme et l' Aufklärung.
Il ne faut jamais oublier que l' Aufklärung est un événement
ou un ensemble d'événements et de processus historiques
complexes, qui se sont situés à un certain moment
du développement des sociétés européennes.
Cet ensemble comporte des éléments de transformations
sociales, des types d'institutions politiques, des formes de savoir,
des projets de rationalisation des connaissances et des pratiques,
des mutations technologiques qu'il est très difficile de
résumer d'un mot, même si beaucoup de ces phénomènes
sont encore importants à l'heure actuelle. Celui que j'ai
relevé et qui me paraît avoir été fondateur
de toute une forme de réflexion philosophique ne concerne
que le mode de rapport réflexif au présent.
L'humanisme est tout autre chose : c'est un thème ou plutôt
un ensemble de thèmes qui ont réapparu à plusieurs
reprises à travers le temps, dans les sociétés
européennes ; ces thèmes, toujours liés à
des jugements de valeur, ont évidemment toujours beaucoup
varié dans leur contenu, ainsi que dans les valeurs qu'ils
ont retenues. De plus, ils ont servi de principe critique de différenciation
: il y a eu un humanisme qui se présentait comme critique
du christianisme ou de la religion en général ; il
y a eu un humanisme chrétien en opposition à un humanisme
ascétique et beaucoup plus théocentrique (cela au
XVII ème siècle). Au XIX ème siècle,
il y a eu un humanisme méfiant, hostile et critique à
l'égard de la science ; et un autre qui plaçait [au
contraire] son espoir dans cette même science. Le marxisme
a été un humanisme, l'existentialisme, le personnalisme
l'ont été aussi ; il y eut un temps où on soutenait
les valeurs humanistes représentées par le national-socialisme,
et où les staliniens eux-mêmes disaient qu'ils étaient
humanistes.
De cela il ne faut pas tirer la conséquence que tout ce
qui a pu se réclamer de l'humanisme est à rejeter ;
mais que la thématique humaniste est en elle-même trop
souple, trop diverse, trop inconsistante pour servir d'axe à
la réflexion. Et c'est un fait qu'au moins depuis le XVII
ème siècle ce qu'on appelle l'humanisme a toujours
été obligé de prendre son appui sur certaines
conceptions de l'homme qui sont empruntées à la religion,
à la science, à la politique. L'humanisme sert à
colorer et à justifier les conceptions de l'homme auxquelles
il est bien obligé d'avoir recours.
Or justement, je crois qu'on peut opposer à cette thématique,
si souvent récurrente et toujours dépendante de l'humanisme,
le principe d'une critique et d'une création permanente de
nous-mêmes dans notre autonomie : c'est-à-dire un principe
qui est au cœur de la conscience historique que l' Aufklärung
a eue d'elle-même. De ce point de vue je verrais plutôt
une tension entre Aufklärung et humanisme qu'une identité.
En tout cas, les confondre me parait dangereux ; et d'ailleurs historiquement
inexact. Si la question de l'homme, de l'espèce humaine,
de l'humaniste a été importante tout au long du XVIII
ème siècle, c’est très rarement, je crois,
que l' Aufklärung s'est considérée elle-même
comme un humanisme. Il vaut la peine aussi de noter que, au long
du XIX ème siècle, l'historiographie de l'humanisme
au XVI ème siècle, qui a été si importante
chez des gens comme Sainte Beuve ou Burckhardt, a été
toujours distincte et parfois explicitement opposée aux Lumières
et au XVIII ème siècle. Le XIX ème siècle
a eu tendance à les opposer, au moins autant qu'à
les confondre.
En tout cas, je crois que, tout comme il faut échapper au
chantage intellectuel et politique « être pour ou contre
l' Aufklärung », il faut échapper au confusionnisme
historique et moral qui mêle le thème de l'humanisme
et la question de l' Aufklärung. Une analyse de leurs relations
complexes au cours des deux derniers siècles serait un travail
à faire, qui serait important pour débrouiller un
peu la conscience que nous avons de nous-mêmes et de notre
passé.
B. Positivement. Mais, en tenant compte de ces précautions,
il faut évidemment donner un contenu plus positif à
ce que peut être un êthos philosophique consistant dans
une critique de ce que nous disons, pensons et faisons, à
travers une ontologie historique de nous-mêmes.
1) Cet êthos philosophique peut se caractériser comme
une attitude limite. il ne s'agit pas d'un comportement de rejet.
On doit échapper à l'alternative du dehors et du dedans ;
il faut être aux frontières. La critique, c'est bien
l'analyse des limites et la réflexion sur elles. Mais si
la question kantienne était de savoir quelles limites la
connaissance doit renoncer à franchir, il me semble que la
question critique, aujourd'hui, doit être retournée
en question positive : dans ce qui nous est donné comme universel,
nécessaire, obligatoire, quelle est la part de ce qui est
singulier, contingent et dû à des contraintes arbitraires.
Il s'agit en somme de transformer la critique exercée dans
la forme de la limitation nécessaire en une critique pratique
dans la forme du franchissement possible.
Ce qui, on le voit, entraîne pour conséquences que
la critique va s'exercer non plus dans la recherche des structures
formelles qui ont valeur universelle, mais comme enquête historique
à travers les événements qui nous ont amenés
à nous constituer à nous reconnaître comme sujets
de ce que nous faisons, pensons, disons. En ce sens, cette critique
n'est pas transcendantale, et n'a pas pour fin de rendre possible
une métaphysique - elle est généalogique dans
sa finalité et archéologique dans sa méthode.
Archéologique - et non pas transcendantale - en ce sens
qu'elle ne cherchera pas à dégager les structures
universelles de toute connaissance ou de toute action morale possible ;
mais à traiter les discours qui articulent ce que nous pensons,
disons et faisons comme autant d'événements historiques.
Et cette critique sera généalogique en ce sens qu'elle
ne déduira pas de la forme de ce que nous sommes ce qu'il
nous est impossible de faire ou de connaître ; mais elle dégagera
de la contingence qui nous a fait être ce que nous sommes
la possibilité de ne plus être, faire ou penser ce
que nous sommes, faisons ou pensons.
Elle ne cherche pas à rendre possible la métaphysique
enfin devenue science ; elle cherche à relancer aussi loin
et aussi largement que possible le travail indéfini de la
liberté.
2) Mais pour qu'il ne s'agisse pas simplement de l'affirmation
ou du rêve vide de la liberté, il me semble que cette
attitude historico-critique doit être aussi une attitude expérimentale.
je veux dire que ce travail fait aux limites de nous-mêmes
doit d'un côté ouvrir un domaine d'enquêtes historiques
et de l'autre se mettre à l'épreuve de la réalité
et de l'actualité, à la fois pour saisir les points
où le changement est possible et souhaitable et pour déterminer
la forme précise à donner à ce changement.
C'est dire que cette ontologie historique de nous-mêmes doit
se détourner de tous ces projets qui prétendent être
globaux et radicaux. En fait, on sait par expérience que
la prétention à échapper au système
de l'actualité pour donner des programmes d'ensemble d'une
autre société, d'un autre mode de penser, d'une autre
culture, d'une autre vision du monde n'ont mené en fait qu'à
reconduire les plus dangereuses traditions.
Je préfère les transformations très précises
qui ont pu avoir lieu depuis vingt ans dans un certain nombre de
domaines qui concernent nos modes d'être et de penser, les
relations d'autorité, les rapports de sexes, la façon
dont nous percevons la folie ou la maladie, je préfère
ces transformations même partielles qui ont été
faites dans la corrélation de l'analyse historique et de
l'attitude pratique aux promesses de l'homme nouveau que les pires
systèmes politiques ont répétées au
long du XX ème siècle.
Je caractériserai donc l'êthos philosophique propre
à l'ontologie critique de nous-mêmes comme une épreuve
historico-pratique des limites que nous pouvons franchir, et donc
comme travail de nous-mêmes sur nous-mêmes en tant qu'êtres
libres.
3) Mais sans doute serait-il tout à fait légitime
de faire l'objection suivante : à se borner à ce genre
d'enquêtes ou d'épreuves toujours partielles et locales,
n'y a-t-il pas risque à se laisser déterminer par
des structures plus générales dont on risque de n'avoir
ni la conscience ni la maîtrise ?
À cela deux réponses. Il est vrai qu'il faut renoncer
à l'espoir d'accéder jamais à un point de vue
qui pourrait nous donner accès à la connaissance complète
et définitive de ce qui peut constituer nos limites historiques.
Et, de ce point de vue, l'expérience théorique et
pratique que nous faisons de nos limites et de leur franchissement
possible est toujours elle-même limitée, déterminée
et donc à recommencer.
Mais cela ne veut pas dire que tout travail ne peut se faire que
dans le désordre et la contingence. Ce travail a sa généralité,
sa systématicité, son homogénéité
et son enjeu.
Son enjeu. Il est indiqué par ce qu'on pourrait appeler
« le paradoxe (des rapports) de la capacité et du pouvoir
». On sait que la grande promesse ou le grand espoir du XVIII
ème siècle, ou d'une partie du XVIII ème siècle,
était dans la croissance simultanée et proportionnelle
de la capacité technique à agir sur les choses, et
de la liberté des individus les uns par rapport aux autres.
D'ailleurs on peut voir qu'à travers toute l'histoire des
sociétés occidentales (c'est peut-être là
que se trouve la racine de leur singulière destinée
historique - si particulière, si différente [des autres]
dans sa trajectoire et si universalisante, dominante par rapport
aux autres) l'acquisition des capacités et la lutte pour
la liberté ont constitué les éléments
permanents. Or les relations entre croissance des capacités
et croissance de l'autonomie ne sont pas aussi simples que le XVIII
ème siècle pouvait le croire. On a pu voir quelles
formes de relations de pouvoir étaient véhiculées
à travers des technologies diverses (qu'il s'agisse des productions
à fins économiques, d'institutions à fin de
régulations sociales, de techniques de communication) : les
disciplines à la fois collectives et individuelles, les procédures
de normalisation exercées au nom du pouvoir de l'État,
des exigences de la société ou des régions
de la population en sont des exemples. L'enjeu est donc : comment
déconnecter la croissance des capacités et l'intensification
des relations de pouvoir ?
Homogénéité. Ce qui mène à l'étude
de ce qu'on pourrait appeler les « ensembles pratiques ».
Il s'agit de prendre comme domaine homogène de référence
non pas les représentations que les hommes se donnent d'eux-mêmes,
non pas les conditions qui les déterminent sans qu'ils le
sachent. Mais ce qu'ils font et la façon dont ils le font.
C'est-à-dire les formes de rationalité qui organisent
les manières de faire (ce qu'on pourrait appeler leur aspect
technologique) ; et la liberté avec laquelle ils agissent
dans ces systèmes pratiques, réagissant à ce
que font les autres, modifiant jusqu'à un certain point les
règles du jeu (c'est ce qu'on pourrait appeler le versant
stratégique de ces pratiques). L'homogénéité
de ces analyses historico-critiques est donc assurée par
ce domaine des pratiques avec leur versant technologique et leur
versant stratégique.
Systématicité. Ces ensembles pratiques relèvent
de trois grands domaines : celui des rapports de maîtrise
sur les choses, celui des rapports d'action sur les autres, celui
des rapports à soi-même. Cela ne veut pas dire que
ce sont là trois domaines complètement étrangers
les uns aux autres. On sait bien que la maîtrise sur les choses
passe par le rapport aux autres ; et celui-ci implique toujours des
relations à soi ; et inversement. Mais il s'agit de trois
axes dont il faut analyser la spécificité et l'intrication
: l'axe du savoir, l'axe du pouvoir, l'axe de l'éthique.
En d'autres termes, l'ontologie historique de nous-mêmes a
à répondre à une série ouverte de questions,
elle a affaire à un nombre non défini d'enquêtes
qu'on peut multiplier et préciser autant qu'on voudra ; mais
elles répondront toutes à la systématisation
suivante : comment nous sommes-nous constitués comme sujets
de notre savoir ; comment nous sommes-nous constitués comme
sujets qui exercent ou subissent des relations de pouvoir ; comment
nous sommes-nous constitués comme sujets moraux de nos actions.
Généralité. Enfin, ces enquêtes historico-critiques
sont bien particulières en ce sens qu'elles portent toujours
sur un matériel, une époque, un corps de pratiques
et de discours déterminés. Mais, au moins à
l'échelle des sociétés occidentales dont nous
dérivons, elles ont leur généralité
: en ce sens que jusqu'à nous elles ont été
récurrentes ; ainsi le problème des rapports entre
raison et folie, ou maladie et santé, ou crime et loi ; le
problème de la place à donner aux rapports sexuels,
etc.
Mais, si j'évoque cette généralité,
ce n'est pas pour dire qu'il faut la retracer dans sa continuité
métahistorique à travers le temps, ni non plus suivre
ses variations. Ce qu'il faut saisir c'est dans quelle mesure ce
que nous en savons, les formes de pouvoir qui s’y exercent
et l'expérience que nous y faisons de nous-mêmes ne
constituent que des figures historiques déterminées
par une certaine forme de problématisation qui définit
des objets, des règles d'action, des modes de rapport à
soi. L'étude des (modes de) problématisations (c'est-à-dire
de ce qui n'est ni constante anthropologique ni variation chronologique)
est donc la façon d'analyser, dans leur forme historiquement
singulière, des questions à portée générale.
Un mot de résumé pour terminer et revenir à
Kant. je ne sais pas si jamais nous deviendrons majeurs. Beaucoup
de choses dans notre expérience nous convainquent que l'événement
historique de l' Aufklärung ne nous a pas rendus majeurs ; et
que nous ne le sommes pas encore. Cependant, il me semble qu'on
peut donner un sens à cette interrogation critique sur le
présent et sur nous-mêmes que Kant a formulée
en réfléchissant sur l' Aufklärung. Il me semble
que c'est même là une façon de philosopher qui
n'a pas été sans importance ni efficacité depuis
les deux derniers siècles. L'ontologie critique de nous-mêmes,
il faut la considérer non certes comme une théorie,
une doctrine, ni même un corps permanent de savoir qui s'accumule ;
il faut la concevoir comme une attitude, un êthos, une vie
philosophique où la critique de ce que nous sommes est à
la fois analyse historique des limites qui nous sont posées
et épreuve de leur franchissement possible.
Cette attitude philosophique doit se traduire dans un travail d'enquêtes
diverses ; celles-ci ont leur cohérence méthodologique
dans l’étude à la fois archéologique
et généalogique de pratiques envisagées simultanément
comme type technologique de rationalité et jeux stratégiques
des libertés ; elles ont leur cohérence théorique
dans la définition des formes historiquement singulières
dans lesquelles ont été problématisées
les généralités de notre rapport aux choses,
aux autres et à nous mêmes. Elles ont leur cohérence
pratique dans le soin apporté à mettre la réflexion
historico-critique à l’épreuve des pratiques
concrètes. Je ne sais s’il faut dire aujourd’hui
que le travail critique implique encore la foi dans les Lumières
; il nécessite, je pense, toujours le travail sur nos limites,
c’est-à-dire un labeur patient qui donne forme à
l’impatience de la liberté.
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[1] In Bertiniscbe Monatsschrift, décembre 1784, vol. IV,
pp. 481-491 « Qu'est-ce que les Lumières ? »,
trad. Wismann, in Œuvres, Paris, Gallimard, coll. "Bibliothèque
de la Pléiade", 1985, t. Il.
[2] Lessing (G.), Die Juden, 1749.
[3] Mendelssohn (M.), Phädon oder liber die Unsterblichkeit
der Seele, Berlin, 1767, 1768, 1769.
[4] Vico (G.), Principii di una scienza nuova d'interno alla comune
natura delle nazioni, 1725 (Principes de la philosophie de l'histoire,trad.
Michelet, Paris, 1835 ; rééd. Paris, & Colin, 1963).
[5] Baudelaire (C.),Le Peintre de la vie moderne, in Œuvres
complètes, Paris, Gallimard, coll. "Bibliothèque
de la Pléiade", 1976, t. II, p. 695.
[6] Id., "De l'héroïsme de la vie moderne",
op. cit., p.494.
[7] Baudelaire (C.), Le Peintre de la vie moderne, op. cit., pp.
693-694.
[8] Ibid., p. 694.
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