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Origine : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article1657
octobre 2004 [Europe Solidaire Sans Frontières]
* Revue « Vacarmes », automne 2004, n°28.
Chacun à sa manière, Deleuze et Foucault, ont entrevu
dès les années soixante-dix, l’effondrement
du paradigme politique de la modernité. Anticipant une crise
stratégique naissante, ils ont ainsi contribué à
l’amplifier. Peut-être était-ce le moment nécessaire
du négatif. Les catégories (de peuple, territoire,
frontières, citoyenneté, nationalité, souveraineté,
guerre, cité, droit international) constitutives, depuis
Machiavel, Hobbes, Grotius, Rousseau, du théâtre des
opérations politiques, devenaient problématiques,
sans qu’émergent encore les contours d’un nouveau
paradigme. Il faudrait encore pour cela le lent mûrissement
de nouvelles expériences et le choc d’événements
fondateurs. Mais l’époque en est encore aux décompositions
sans recompositions et aux événements crépusculaires
sans levers de soleil.
Deleuze et Foucault apparaissent donc comme les messagers d’une
triple crise annoncée : crise de l’historicité
moderne, crise des stratégies d’émancipation,
crise des théories critiques ; crise conjuguée, en
somme, des armes de la critique et de la critique des armes.
On se souvient du jugement impitoyable de Deleuze face à
la promotion médiatique, à la fin des années
70, des « nouveaux philosophes » : « ils font
une martyrologie » et « vivent de cadavres ».
C’était bien, à l’état naissant,
la négation de toute politique » [1]. Ce verdict pertinent
fut cruellement vérifié depuis. A l’opposé
des nouveaux philosophes, le discours de Deleuze leur était
pourtant, dans une certaine mesure, symétrique. La racine
cachée de la crise résidait à ses yeux dans
une crise de l’historicité. Il cherchait la solution
dans une opposition radicale entre l’histoire (réduite
à une téléologie progressiste) et devenir :
« Devenir n’est pas progresser ou régresser suivant
une série [...] Devenir est un rhizome, ce n’est pas
un arbre classificatoire ni généalogique [2]. »
Contre une histoire promise à une fin (heureuse) annoncée,
ce devenir aurait l’avantage de produire de l’inédit
et du nouveau, de rester disponible à la pluralité
des possibles. Il tendait cependant à justifier aussi une
micro politique sans horizon stratégique, une apologie du
mouvement sans but, et du chemin qui se ferait « chemin faisant
».
Pour Deleuze, « faire un événement »
était donc « le contraire de faire une histoire ».
Cette antinomie radicale constituait un geste libérateur
de révolte contre la tyrannie des structures et du «
sens de l’histoire ». On trouvait chez Foucault un même
intérêt pour la percée événementielle
: « Je ne m’intéresse pas ce qui ne bouge pas,
je m’intéresse à l’événement
», lequel n’a guère été encore
pensé « comme catégorie philosophique [3]. »
Pour ceux qui étouffaient sous le fatalisme historique des
contes et légendes du progrès dans l’ordre,
ce « retour de l’événement dans le champ
de l’histoire » (imposé par l’irruption
de Mais 68) fut un incontestable soulagement. Mais un événement
sans histoire, déraciné de ses conditions de possibilité,
se transforme vite en simple désir subjectif ou en pure contingence
abstraite, dont le miracle est la forme théologique. Il devient
alors difficile à penser dans cela même qui fait sa
singularité.
La formule de Foucault, selon laquelle c’est « la désirabilité
de la révolution » qui « ferait aujourd’hui
problème », apparaît ainsi une incapacité
à saisir les tragédies et les énigmes du siècle
dans leur épaisseur sociale et historique. La révolution
se réduit alors à une affaire de subjectivité
désirante. C’est en réalité un profond
désarroi politique que Foucault exprimait alors de façon
explicite : « Depuis 120 ans, c’est la première
fois qu’il n’y a plus sur terre un seul point d’où
pourrait jaillir la lumière d’une espérance.
Il n’existe plus d’orientation. »
Espérance ? Degré zéro !
Orientation ? Points cardinaux brouillés
!
Un tel désenchantement était la conséquence
logique d’un investissement illusoire dans les avatars étatiques
de l’attente révolutionnaire. Après la contre-révolution
bureaucratique en Russie, ni la Chine, ni l’Indochine déchirée
ne pouvaient plus incarner une politique d’émancipation.
Il « n’est plus un seul pays », constatait amèrement
Foucault, dont nous puissions « nous réclamer pour
dire : c’est comme cela qu’il faut faire ». La
pensée révolutionnaire européenne aurait ainsi
perdu tous ses points d’appuis. Nostalgie des « patries
» perdues du socialisme réellement inexistant ? C’est
pourtant de ce déniaisement et de cette désillusion
nécessaires que dépend toute relance future des dés.
Au lieu de chercher à surmonter la crise par l’extension,
dans le temps et l’espace, de la révolution en permanence,
elle tendait au contraire, au seuil des années 80, à
se rétracter et à se réduire aux révolutions
moléculaires des techniques et de la vie quotidienne. Foucault
se consolait ainsi des illusions perdues en la pensant « non
pas simplement comme un projet politique, mais comme style, comme
un mode d’existence, avec son esthétique, son ascétisme,
des formes particulières de rapport à soi et aux autres
». Une révolution minimaliste, donc, réduite
à un style et à une esthétique sans ambition
politique. La voie était alors entrouverte aux révoltes
miniatures et aux menus plaisirs post-modernes.
S’il obscurcissait l’horizon stratégique, ce
défi lancé au fétiche de la Révolution
majuscule avait aussi le mérite de rompre un mauvais sortilège
: « Vint l’âge de la Révolution. Depuis
deux siècles, elle a surplombé l’histoire, organisé
notre perception du temps, polarisé les espoirs ; elle a
constitué un gigantesque effort pour acclimater le soulèvement
à l’intérieur d’une histoire rationnelle
et maîtrisable [4]. » C’est donc de cela qu’il
s’agissait : de savoir si elle était bien « si
désirable, cette révolution » et si elle en
« valait la peine ». Foucault appelait à se déprendre
de « la forme vide d’une révolution universelle
», pour mieux concevoir la pluralité des révolutions
profanes, car « les contenus imaginaires de la révolte
ne se sont pas dissipés au grand jour de la révolution
». A défaut de révolution politique, retour
donc aux grandes dissidences plébéiennes et théologiques,
aux hérésies souterraines, aux résistances
têtues, à l’authenticité des moujiks célébrée
par Soljénitsyne. Dans ce contexte, la révolution
iranienne allait devenir pour Foucault le ressort d’un renversement
de perspective et le révélateur d’une nouvelle
sémantique des temps historiques.
« Le 11 février 1979, la révolution a eu lieu
en Iran », écrivit Foucault [5]. Il souligna cependant
que, cette longue suite de fêtes et de deuils, « il
nous était difficile de l’appeler révolution
». A la charnière des années soixante-dix et
quatre-vingt, les mots en effet n’étaient plus sûrs.
Pour lui, la révolution iranienne annonçait l’avènement
de révolutions d’un genre nouveau. Alors qu’un
certain marxisme prisonnier de ses propres clichés ne voulait
voir, dans un premier temps du moins, que la répétition
d’une vieille histoire, selon laquelle la religion ne jouait
que « le lever de rideau », avant que ne commence «
l’acte principal » de la lutte des classes, il fit preuve
d’une incontestable lucidité. Un imaginaire sclérosé
s’obstinait à penser le nouveau dans les défroques
d’antan, se représentant l’imam Khomeyni dans
le rôle du pope Gapone, et la révolution mystique comme
le prélude d’une révolution sociale annoncée...
« Est-ce si sûr ? », demandait Foucault. Se gardant
d’une interprétation normative des révolutions
modernes, il soulignait que l’Islam n’est pas seulement
une religion, mais « un mode de vie, une appartenance à
une histoire et une civilisation qui risque de constituer une immense
poudrière [6]. »
Cette clairvoyance relative avait cependant sa contrepartie. L’intérêt
de Foucault pour la révolution iranienne n’avait rien
d’une parenthèse dans le cours de sa pensée.
Il se rendit en Iran une première fois dix jours après
le massacre du 8 septembre 1978, perpétré par le régime
du shah. Le 5 novembre, il publiait dans le Corriere de la sera
l’article intitulé « Une révolution à
main nue ». Il analysa ensuite le retour de Khomeyni et l’installation
du pouvoir des mollahs dans une série d’articles publiés
en Italie, et notamment « Une poudrière appelée
Islam » en février, et « Inutile de se soulever
? » [7].
- Foucault comprit la révolution iranienne comme l’expression
d’une « volonté collective parfaitement unifiée
». Fasciné par les noces entre la technique dernier
cri et des formes de vie « inchangées depuis mille
ans », il assurait ses lecteurs qu’il n’y avait
pas lieu de s’en inquiéter, car « il n’y
aura pas de Parti de Khomeyni » et « il n’y aura
pas de gouvernement khomeyniste ». Il se serait agi en somme
d’une première mouture de ce que d’autres appelleraient
aujourd’hui un anti-pouvoir . Cet « immense mouvement
d’en-bas » était donc censé rompre avec
les logiques binaires de la modernité et transgresser les
frontières de la rationalité occidentale. «
Aux confins entre le ciel et la terre », elle constituait
ainsi un tournant par rapport aux paradigmes révolutionnaires
dominants depuis 1789,. C’est pour cela, et non pour des raisons
sociales, économiques, ou géostratégiques,
que l’Islam pouvait devenir une formidable « poudrière
» : il n’était pas seulement l’opium du
peuple, mais bel et bien « l’esprit d’un monde
sans esprit », la conjonction entre un désir de changement
radical et une volonté collective [8].
- Cette émergence supposée d’une nouvelle forme
de spiritualité dans un monde de plus en plus prosaïque
attirait et intéressait Foucault, dans la mesure où
elle était susceptible de répondre aux avatars de
la raison dialectique et au dessèchement de Lumières
qui avaient inventé les disciplines en même temps qu’elles
découvraient les libertés. C’est donc l’idée
même de modernisation (et non les seules illusions du progrès)
qui était devenue archaïque à ses yeux. A la
fin des années soixante-dix, son intérêt pour
la spiritualité chiite et la mythologie du martyr à
l’œuvre dans la révolution iranienne, faisait
écho aux recherches sur le souci et les techniques du soi.
Il faisait aussi écho au regain d’activisme papal sous
le pontificat de Jean-Paul II, au rôle de l’Eglise dans
le mouvement populaire polonais, ou à l’influence de
la théologie de la libération en Amérique latine.
- Sur la question iranienne, Foucault est cependant resté
isolé parmi ses pairs. Il craignait que les futurs historiens
ne réduisent cette révolution à un banal mouvement
social, alors que la voix des mollahs tonnait à ses oreilles
avec les accents terribles qu’eurent naguère Savonarole
ou les anabaptistes de Münster. Il perçut ainsi le chiisme
comme le langage même de la rébellion populaire, qui
« transforme des milliers de mécontentements, de haines,
de misère et de désespoir en une force ». Il
se disait fasciné l’effort pour « politiser des
structures indissociablement sociales et religieuses ». A
Claude Mauriac l’interpellant sur les dégâts
que pourrait provoquer cette alliance fusionnelle entre spiritualité
(religieuse) et politique, il répondait : « Et la politique
sans spiritualité, mon cher Claude ? »
- La question était légitime, la réponse sous-entendue
inquiétante. La politisation conjointe des structures sociales
et religieuses sous hégémonie de la loi religieuse
signifiait en effet une fusion du politique et du social, du public
et du privé, non par dépérissement des classes
et de l’Etat, mais par absorption du social et du politique
dans l’Etat théocratique, autrement dit par une nouvelle
forme totalitaire. Fasciné par une révolution sans
parti d’avant-garde, Foucault ne voulait voir dans le clergé
chiite que l’incarnation sans médiation de la volonté
générale d’une plèbe ou d’une multitude
en fusion.
- Cet engouement borgne sinon aveugle reposait sur l’idée
d’une différence irréductible entre deux discours
et deux types de société, entre Orient et Occident.
L’anti-universalisme de Foucault trouvait là son épreuve
pratique. Et la rhétorique anti-totalitaire de la fin des
années soixante-dix, sa « troisième voie »,
entre totalitarisme nazi et totalitarisme « communiste ».
La révolution iranienne serait-elle donc la forme (spirituelle)
enfin trouvée de l’émancipation ? Il y avait
sans doute du désespoir dans cette réponse, somme
toute cohérente avec l’idée pathétique
selon laquelle l’humanité serait revenue, en 1978,
à son « point zéro ». Par une sorte d’orientalisme
retourné, le salut résiderait désormais dans
une irréductible altérité iranienne : les Iraniens
« n’ont pas le même régime de vérité
que nous ». Peut-être. Mais le relativisme culturel
n’autorise pas pour autant le relativisme axiologique. Foucault
avait vivement critiqué chez Sartre la prétention
à s’ériger en porte-parole de l’universel.
Mais se faire le porte-parole des singularités sans horizon
d’universalité n’est pas moins périlleux.
Le refus de l’esclavage ou de l’oppression des femmes
n’est pas affaire de climats, de goûts, ou d’us
et coutumes. Et les libertés civiques, religieuses, et individuelles,
ne sont pas moins importantes à Téhéran qu’à
Londres ou à Paris.
- A relire, un quart de siècle plus tard, les articles de
Maxime Rodinson répondant implicitement dans Le Monde à
ceux de Foucault, on constate que les termes de controverses actuelles
étaient déjà posés [9]. Il soulignait,
dans « le réveil du fondamentalisme islamique »,
une tendance indiscutable vers un « type de fascisme archaïque
». Ces mots étaient pourtant doublement mal choisis.
Ramener le phénomène inédit d’une dictature
cléricale à l’époque des techniques et
de la mondialisation marchande à la figure connue du fascisme
européen, n’aidait guère à en penser
les spécificités. Et le qualifier d’archaïque
reproduisait l’échelle chronologique selon laquelle
tout écart par rapport à la norme établie du
progrès serait un retour vers le passé, alors que
ce peut-être aussi bien une inquiétante prémisse
du futur, et, en tout cas, un produit spécifique du présent.
Sans rejeter la possibilité d’une « alliance
provisoire » (ou tactique) contre une forme de despotisme
(celle du shah) avec des gens dont bon nombre rêvaient déjà
d’une autre forme de despotisme, Rodinson se montrait toutefois
plus conscient que Foucault des risques politiques inclus dans leur
logique [10].
Les mésaventures théoriques de Foucault devant la
révolution iranienne ne diminuent en rien son mérite
d’avoir politisé nombre de questions (la folie, l’homosexualité,
les prisons) aujourd’hui qualifiées de « sociétales
», et d’avoir élargi ainsi le domaine de la lutte
politique. Il n’en demeure pas moins que ses articles sur
l’Iran, si conjoncturels soient-ils, ne constituent pas un
dérapage de sa pensée, mais bien la mise à
l’épreuve d’une vision théorique en formation.
« Je ne veux absolument pas, insistait Foucault, jouer le
rôle de celui qui prescrit des solutions. Je considère
que le rôle de l’intellectuel aujourd’hui n’est
pas de faire la loi, de proposer des solutions, de prophétiser,
car, dans cette fonction, il ne peut que contribuer au fonctionnement
d’une situation de pouvoir déterminée [...]
Je refuse le fonctionnement de l’intellectuel comme double
et en même temps alibi du parti politique. » Il entendait
exorciser ainsi à la fois les figures - du maître de
sagesse grec, du législateur romain, du prophète juif
- qui hantent les représentations de l’intellectuel,
pour se contenter modestement - mais n’est-ce pas fausse modestie
? - du rôle socratique d’un « destructeur d’évidences
». Le philosophe critique se veut alors humblement «
journaliste », « saisi par la colère des faits
» [11]. La formule ne manque pas de panache. Déçu
par les grandes ambitions politiques et philosophiques, il s’agirait
de penser le monde à raz du sol, à la hauteur des
petits faits vrais qui le révèlent. Foucault était
cependant trop avisé pour être dupe de ce que peut
aussi avoir de démagogique cette apologie de « la poussière
défiant le nuage », et cette opposition entre la concrétude
des petits faits et l’abstraction grandes idées. Le
fait sans concept est bien sûr une illusion empirique, et
les nuages de poussières ne sont pas qu’un agrégat
imaginaire de particules élémentaires. Le repli sur
la quotidienneté journalistique est un aveu d’impuissance
stratégique.
Il en va, dans cette querelle, d’une triple question : du
pouvoir, des classes, et de la politique. Nous sommes redevables
à Foucault d’une distinction essentielle entre Etat
et pouvoir. En 1975, nous écrivions ainsi sous son influence
que l’Etat est à briser, et le pouvoir à défaire
[12]. Ceci ne dit pourtant rien sur la place spécifique de
l’Etat dans les dispositifs et les effets de pouvoir. Il devient
alors possible de dissoudre le pouvoir dans les relations de pouvoir,
la stratégie révolutionnaire dans la somme des résistances
moléculaires. S’il est vrai, comme l’affirme
Foucault, « qu’il ne peut y avoir de société
sans relations de pouvoir », qu’en est-il de l’Etat
comme forme historique spécifique de domination, dès
lors que lui-même reconnaît que ces relations finissent
bien par « s’organiser en une espèce de figure
globale » ou en « un enchevêtrement de relations
de pouvoir qui, au total rend possible la domination d’une
classe sociale sur une autre [13] ». Autrement dit : la question
de l’Etat est-elle soluble dans la dissémination des
pouvoirs ? Et l’exploitation capitaliste dans le contrôle
biopolitique ?
La critique foucaldienne eut certes le mérite de contribuer
à libérer « l’action politique de toute
paranoïa unitaire et totalisante » [14]. Elle a aussi
contribué à dissoudre le grand sujet prolétarien
en tant qu’acteur héroïque de la grande épopée
moderne. Cette déconstruction des classes en tant qu’objet
sociologique permit à Foucault d’examiner leur statut
stratégique : « Les sociologues raniment le débat
à n’en plus finir pour savoir ce qu’est une classe,
et qui y appartient. Mais jusqu’ici personne n’a examiné
ni approfondi la question de savoir ce qu’est la lutte. Qu’est-ce
que la lutte, quand on dit lutte des classes ? Ce dont j’aimerais
discuter à partir de Marx, ce n’est pas le problème
de la sociologie des classes, mais la méthode stratégique
concernant la lutte [15] ». Dans le mille ! Mais penser stratégiquement,
et non pas sociologiquement, la lutte des classes rapprochait Foucault
de Marx plus qu’il ne semblait l’imaginer.
Une des ruses dont la raison n’est pas avare fit cependant
que cette lecture stratégique des classes en lutte était
revendiquée au moment même où la pensée
stratégique connaissait une éclipse, qui se manifestait
entre autres par le dénigrement systématique de la
fonction prophétique. Ainsi pour Deleuze, à la différence
du devin, le prophète n’interprète rien, étant
seulement en proie à « un délire d’action
» guidé par « idée fixe » de trahison.
Foucault reprochait de même aux analyses historiques de Marx
de se conclure par des paroles prophétiques aussitôt
démenties par les faits. Ce qu’il rejette ainsi sous
le mot de prophétie n’était autre que la parole
performative (stratégique !) de Marx, son sens non divinatoire,
mais programmatique. Que resterait-il en effet d’une politique
sans programme, d’un mouvement sans but, d’un arc tendu
et d’une flèche qui visent plus aucune cible ? Chateaubriand
était plus avisé. Il savait bien qu’ «
on a des devins quand on n’a plus de prophètes ».
C’est alors que vient le temps des charlatans et des cartomanciens.
L’éclipse de la pensée stratégique s’accompagne
logiquement d’un retour aux formes classiques de la philosophie,
réinvestie d’une mission de surplomb des savoirs et
de surveillance des « abus de pouvoir de la rationalité
politique ». Au contraire d’un Henri Lefebvre, constatant
l’effacement de la philosophie au profit d’un simple
philosophisme, Foucault lui promettait « une espérance
de vie assez prometteuse » [16]. Retour donc aux Lumières,
obscurcies et tamisées, certes. Mais aux Lumières
malgré tout, car il ne s’agissait plus, pour le dernier
Foucault, d’instruire le procès de la rationalité,
mais de penser sa compatibilité avec la violence, et de concevoir
une histoire contingente de la rationalité opposable à
la grande théodicée de la Raison. Ce retour ultime
à Kant ne pouvait s’accomplir que sur les cendres de
Marx, ou, du moins, d’un certain marxisme, qui « se
trouve actuellement, diagnostiquait Foucault, dans une crise indiscutable
», la crise « du concept occidental qu’est la
révolution, du concept occidental que sont l’homme
et la société [17]. » Crise dans la théorie,
donc.
On reste surpris aujourd’hui de la manière fort peu
critique dont un lecteur aussi éclairé que Foucault
rendait compte de ce qu’il désignait sous le terme
globalisant de « marxisme » : « Le marxisme se
proposait comme une science, une sorte de tribunal de la raison,
qui permettrait de distinguer la science de l’idéologie
» et de « constituer un critère général
de rationalité de toute forme de savoir ». Chacune
de ces assertions est réfutable, à moins de confondre
la théorie de Marx avec le marxisme « orthodoxe »
dogmatisé et stalinisé, ou de confondre Marx avec
l’interprétation scientiste que put en donner l’école
althussérienne. Sans doute Foucault payait-il là un
(lourd) tribut d’ignorance à la marxologie dominante
soumise aux raisons d’Etat et de Parti, la théorie
critique de Marx étant alors engloutie dans un positivisme
grossier.
Il lui est pourtant arrivé de nuancer ce pénible
amalgame et de revenir sur ses propres tâtonnements : «
Ce que je souhaite, ce n’est pas tellement la défalsification,
la restitution d’un vrai Marx, mais à coup sûr
l’allègement, la libération de Marx par rapport
à la dogmatique de parti qui l’a, à la fois
enfermé et brandi pendant si longtemps ». Il fallait
sans doute, pour que cela devînt possible, que tombât
le Mur de Berlin et que s’effondrât l’illusion
d’un « socialisme réel ». Il le fallait
pour que mille (et un) marxismes s’épanouissent. Mais
si, quand Foucault se cognait la tête aux murs de l’époque,
la question était bien d’inventer des « formes
de réflexion qui échappent au dogme marxiste »,
sans céder pour autant aux modes versatiles de l’air
du temps, c’était aussi la question - comme devait
l’écrire dix ans plus tard Derrida - de l’impossibilité
d’un avenir « sans Marx », plutôt que d’un
retour à la raison pure kantienne ou à la philosophie
libérale anglo-saxonne.
D’un recommencement sans table rase, donc.
Si tant est, comme le répéta si bien Deleuze, qu’on
recommence toujours par le milieu.
Notes
1. Gilles Deleuze, Deux régimes de fous, Paris, Minuit,
2004, pp 128-132.
2. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris,
Minuit, 1980, p. 291
3. Michel Foucault, Dits et Ecrits, II, Paris, Quarto Gallimard,
2001, p. 450.
4. Michel Foucault, op. cit., p., 269
5. Michel Foucault, « Une poudrière appelée
Islam », in Dits et Ecrits II, op. cit., p. 759
6. Michel Foucault, op. cit. p, 1397.
7. Le Monde, 11-12 mai 1979. Pour un examen des articles de Foucault
sur la révolution iranienne et le dosser de sa controverse
avec Maxime Rodinson, voir Foucault and the Iranien Revolution,
Janet Afery et Kevin Anderson, presses universitaires de Chicago,
2005.
8. Nous avons, dans une large mesuren soutenu le schéma
marxiste critiqué par Foucault, voyant dans le mouvement
contre la dictature du shah le début religieux d’une
révolution sociale. Mais l’envoi en reportage de notre
camarade Michel Rovère (voir ses articles dans Rouge de l’époque),
les alertes de camarades iraniens exilés, et surtout les
procès avec menace de peines de mort, dès août
1979, contre nos camarades d’Abadan coupables d’avoir
soutenu les grévistes de l’industrie pétrolière,
nous ont vite amenés à reconsidérer notre position.
Dès août 1979, nous manifestions à Paris contre
la répression en Iran et la dictature des mollahs.
9. Références des articles de Rodinson.
10. Dans un article du Nouvel Observateur (19-3-79) en réponse
à Jacques Julliard sur « Le primat du spirituel »,
Rodinson mettait notamment en garde contre les dangers d’application
de la loi islamique. Des manifestations féministes venaient
en effet d’avoir lieu le 8 mars 1979 à Téhéran
contre le port obligatoire du voile et contre la dictature naissante
de Khomeiny.
11. Michel Foucault, Dits et Ecrits II, op. cit., p. 475.
12. Daniel Bensaïd, La révolution et le pouvoir, Paris,
Stock, 1975.
13. Michel Fooucault, Dits et Ecrits II, op. cit. p. 379
14. Michel Foucault, Dits et Ecrits, op. cit., p. 135
15. Michel Foucault, Dits et Ecrits, op. cit. p. 606
16. Michel Foucault, Dits et Ecrits II, op. cit., p.954
17. Michel Foucault, Dits et Ecrits, op. cit., p. 623. Sur le
marxisme et ses crises, voir Stathis Kouvélakis in Dictionnaire
du marxisme contemporain, Paris, PUF, collection Actuel Marx, 2002.
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