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Origine : http://foucault.50webs.com/books/1971_OD.htm
http://www.scribd.com/doc/32347244/Michel-Foucault-L-Ordre-Du-Discours
Dans le discours qu'aujourd'hui je dois tenir, et dans ceux qu'il
me faudra tenir ici, pendant des années peut-être,
j’aurais voulu pouvoir me glisser subrepticement. Plutôt
que de prendre la parole, j'aurais voulu être enveloppé
par elle, et porté bien au-delà de tout commencement
possible. J'aurais aimé m'apercevoir qu'au moment de parler
une voix sans nom me précédait depuis longtemps: il
m'aurait suffi alors d'enchaîner, de poursuivre la phrase,
de me loger, sans qu'on y prenne bien garde, dans ses interstices,
comme si elle m'avait fait signe en se tenant, un instant, en suspens.
De commencement, il n'y en aurait donc pas ; et au lieu d'être
celui dont vient le discours, je serais plutôt au hasard de
son déroulement, une mince lacune, le point de sa disparition
possible.
J'aurais aimé qu'il y ait derrière moi (ayant pris
depuis bien longtemps la parole, doublant à l'avance tout
ce que je vais dire) une voix qui parlerait ainsi: «Il faut
continuer, je ne peux pas continuer, il faut continuer, il faut
dire des mots tant qu'il y en a, il faut les dire jusqu'à
ce qu'ils me trouvent, jusqu'à ce qu'ils me disent - étrange
peine, étrange faute, il faut continuer, c'est peut-être
déjà fait, ils m'ont peut-être déjà
dit, ils m'ont peut-être porté jusqu'au seuil de mon
histoire, devant la porte qui s'ouvre sur mon histoire, ça
m'étonnerait si elle s'ouvre.»
Il y a chez beaucoup, je pense, un pareil désir de n'avoir
pas à commencer, un pareil désir de se retrouver,
d'entrée de jeu, de l'autre côté du discours,
sans avoir eu à considérer de l'extérieur ce
qu'il pouvait avoir de singulier, de redoutable, de maléfique
peut-être. A ce voeu si commun, l'institution répond
sur le mode ironique, puisqu'elle rend les commencements solennels,
puisqu'elle les entoure d'un cercle d'attention et de silence, et
qu'elle leur impose, comme pour les signaler de plus loin, des formes
ritualisées.
Le désir dit: «Je ne voudrais pas avoir à entrer
moi-même dans cet ordre hasardeux du discours ; je ne voudrais
pas avoir affaire à lui dans ce qu'il a de tranchant et de
décisif ; je voudrais qu'il soit tout autour de moi comme
une transparence calme, profonde, indéfiniment ouverte, où
les autres répondraient à mon attente, et d'où
les vérités, une à une, se lèveraient ;
je n'aurais qu'à me laisser porter, en lui et par lui, comme
une épave heureuse.» Et l'institution répond:
«Tu n'as pas à craindre de commencer ; nous sommes tous
là pour te montrer que le discours est dans l'ordre des lois ;
qu'on veille depuis longtemps sur son apparition ; qu'une place lui
a été faite, qui l'honore mais le désarme ;
et que, s'il lui arrive d'avoir quelque pouvoir, c'est bien de nous,
et de nous seulement, qu'il le tient.»
Mais peut-être cette institution et ce désir ne sont-ils
pas autre chose que deux répliques opposées à
une même inquiétude:
inquiétude à l'égard de ce qu'est le discours
dans sa réalité matérielle de chose prononcée
ou écrite ; inquiétude à l'égard de cette
existence transitoire vouée à s'effacer sans doute,
mais selon une durée qui ne nous appartient pas ; inquiétude
à sentir sous cette activité, pourtant quotidienne
et grise, des pouvoirs et des dangers qu'on imagine mal ; inquiétude
à soupçonner des luttes, des victoires, des blessures,
des dominations, des servitudes, à travers tant de mots dont
l'usage depuis si longtemps a réduit les aspérités.
Mais qu'y a-t-il donc de si périlleux dans le fait que les
gens parlent, et que leurs discours indéfiniment prolifèrent ?
Où donc est le danger ?
*
Voici l'hypothèse que je voudrais avancer, ce soir, pour
fixer le lieu - ou peut-être le très provisoire théâtre
- du travail que je fais: je suppose que dans toute société
la production du discours est à la fois contrôlée,
sélectionnée, organisée et redistribuée
par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle
d'en conjurer les pouvoirs et les dangers, d'en maîtriser
l'événement aléatoire, d'en esquiver la lourde,
la redoutable matérialité.
Dans une société comme la nôtre, on connaît,
bien sûr, les procédures d’exclusion. La plus
évidente, la plus familière aussi, c'est l'interdit.
On sait bien qu'on n'a pas le droit de tout dire, qu'on ne peut
pas parler de tout dans n'importe quelle circonstance, que n'importe
qui, enfin, ne peut pas parler de n'importe quoi. Tabou de l'objet,
rituel de la circonstance, droit privilégié ou exclusif
du sujet qui parle: on a là le jeu de trois types d'interdits
qui se croisent, se renforcent ou se compensent, formant une grille
complexe qui ne cesse de se modifier. Je noterai seulement que,
de nos jours, les régions où la grille est la plus
resserrée, où les cases noires se multiplient, ce
sont les régions de la sexualité et celles de la politique:
comme si le discours, loin d'être cet élément
transparent ou neutre dans lequel la sexualité se désarme
et la politique se pacifie, était un des lieux où
elles exercent, de manière privilégiée, quelques-unes
de leurs plus redoutables puissances. Le discours, en apparence,
a beau être bien peu de chose, les interdits qui le frappent
révèlent très tôt, très vite,
son lien avec le désir et avec le pouvoir. Et à cela
quoi d’étonnant : puisque le discours - la psychanalyse
nous l'a montré -, ce n'est pas simplement ce qui manifeste
(ou cache) le désir ; c'est aussi ce qui est l'objet du désir ;
et puisque - cela, l'histoire ne cesse de nous l'enseigner - le discours
n'est pas simplement ce qui traduit les luttes ou les systèmes
de domination, mais ce pour quoi, ce par quoi on lutte, le pouvoir
dont on cherche à s'emparer.
Il existe dans notre société un autre principe d'exclusion:
non plus un interdit, mais un partage et un rejet. Je pense à
l'opposition raison et folie. Depuis le fond du Moyen Age le fou
est celui dont le discours ne peut pas circuler comme celui des
autres: il arrive que sa parole soit tenue pour nulle et non avenue,
n'ayant ni vérité ni importance, ne pouvant pas faire
foi en justice, ne pouvant pas authentifier un acte ou un contrat,
ne pouvant pas même, dans le sacrifice de la messe, permettre
la transsubstantiation et faire du pain un corps ; il arrive aussi
en revanche qu'on lui prête, par opposition à toute
autre, d'étranges pouvoirs, celui de dire une vérité
cachée, celui de prononcer l'avenir, celui de voir en toute
naïveté ce que la sagesse des autres ne peut pas percevoir.
Il est curieux de constater que pendant des siècles en Europe
la parole du fou ou bien n'était pas entendue, ou bien, si
elle l'était, était écoutée comme une
parole de vérité. Ou bien elle tombait dans le néant
- rejetée aussitôt que proférée ; ou bien
on y déchiffrait une raison naïve ou rusée, une
raison plus raisonnable que celle des gens raisonnables. De toute
façon, exclue ou secrètement investie par la raison,
au sens strict, elle n'existait pas. C'était à travers
ses paroles qu'on reconnaissait la folie du fou ; elles étaient
bien le lieu où s'exerçait le partage ; mais elles
n'étaient jamais recueillies ni écoutées. Jamais,
avant la fin du XVIIIe siècle, un médecin n'avait
eu l'idée de savoir ce qui était dit (comment c'était
dit, pourquoi c'était dit) dans cette parole qui pourtant
faisait la différence. Tout cet immense discours du fou retournait
au bruit ; et on ne lui donnait la parole que symboliquement, sur
le théâtre où il s'avançait, désarmé
et réconcilié, puisqu'il y jouait le rôle de
la vérité au masque.
On me dira que tout ceci est fini aujourd'hui ou en train de s'achever ;
que la parole du fou n'est plus de l'autre côté du
partage ; qu'elle n'est plus nulle et non avenue ; qu'elle nous met
aux aguets au contraire ; que nous y cherchons un sens, ou l'esquisse
ou les ruines d'une oeuvre ; et que nous sommes parvenus à
la surprendre, cette parole du fou, dans ce que nous articulons
nous-mêmes, dans cet accroc minuscule par où ce que
nous disons nous échappe. Mais tant d'attention ne prouve
pas que le vieux partage ne joue plus ; il suffit de songer à
toute l'armature de savoir à travers laquelle nous déchiffrons
cette parole ; il suffit de songer à tout le réseau
d'institutions qui permet à quelqu'un - médecin, psychanalyste
- d'écouter cette parole et qui permet en même temps
au patient de venir apporter, ou désespérément
retenir, ses pauvres mots ; il suffit de songer à tout cela
pour soupçonner que le partage, loin d'être effacé,
joue autrement, selon des lignes différentes, à travers
des institutions nouvelles et avec des effets qui ne sont point
les mêmes. Et quand bien même le rôle du médecin
ne serait que de prêter l'oreille à une parole enfin
libre, c'est toujours dans le maintien de la césure que s'exerce
l'écoute. Écoute d'un discours qui est investi par
le désir, et qui se croit - pour sa plus grande exaltation
ou sa plus grande angoisse - chargé de terribles pouvoirs.
S'il faut bien le silence de la raison pour guérir les monstres,
il suffit que le silence soit en alerte, et voilà que le
partage demeure.
Il est peut-être hasardeux de considérer l'opposition
du vrai et du faux comme un troisième système d'exclusion,
à côté de ceux dont je viens de parler. Comment
pourrait-on raisonnablement comparer la contrainte de la vérité
avec des partages comme ceux-là, des partages qui sont arbitraires
au départ ou qui du moins s'organisent autour de contingences
historiques ; qui sont non seulement modifiables mais en perpétuel
déplacement ; qui sont supportés par tout un système
d'institutions qui les imposent et les reconduisent ; qui ne s'exercent
pas enfin sans contrainte, ni une part au moins de violence.
Certes, si on se place au niveau d'une proposition, à l'intérieur
d'un discours, le partage entre le vrai et le faux n'est ni arbitraire,
ni modifiable, ni institutionnel, ni violent. Mais si on se place
à une autre échelle, si on pose la question de savoir
quelle a été, quelle est constamment, à travers
nos discours, cette volonté de vérité qui a
traversé tant de siècles de notre histoire, ou quel
est, dans sa forme très générale, le type de
partage qui régit notre volonté de savoir, alors c'est
peut-être quelque chose comme un système d'exclusion
(système historique, modifiable, institutionnellement contraignant)
qu'on voit se dessiner.
Partage historiquement constitué à coup sûr.
Car, chez les poètes grecs du VI ème siècle
encore, le discours vrai - au sens fort et valorisé du mot
- le discours vrai pour lequel on avait respect et terreur, celui
auquel il fallait bien se soumettre, parce qu'il régnait,
c'était le discours prononcé par qui de droit et selon
le rituel requis ; c'était le discours qui disait la justice
et attribuait à chacun sa part ; c'était le discours
qui, prophétisant l'avenir, non seulement annonçait
ce qui allait se passer, mais contribuait à sa réalisation,
emportait avec soi l'adhésion des hommes et se tramait ainsi
avec le destin. Or voilà qu'un siècle plus tard la
vérité la plus haute ne résidait plus déjà
dans ce qu'était le discours ou dans ce qu'il faisait, elle
résidait en ce qu'il disait: un jour est venu où la
vérité s'est déplacée de l'acte ritualisé,
efficace, et juste, d'énonciation, vers l'énoncé
lui-même: vers son sens, sa forme, son objet, son rapport
à sa référence. Entre Hésiode et Platon
un certain partage s'est établi, séparant le discours
vrai et le discours faux ; partage nouveau puisque désormais
le discours vrai n'est plus le discours précieux et désirable,
puisque ce n'est plus le discours lié à l'exercice
du pouvoir. Le sophiste est chassé.
Ce partage historique a sans doute donné sa forme générale
à notre volonté de savoir. Mais il n'a pas cessé
pourtant de se déplacer: les grandes mutations scientifiques
peuvent peut-être se lire parfois comme les conséquences
d'une découverte, mais elles peuvent se lire aussi comme
l'apparition de formes nouvelles dans la volonté de vérité.
Il y a sans doute une volonté de vérité au
XI Xe siècle qui ne coïncide ni par les formes qu'elle
met en jeu, ni par les domaines d'objets auxquels elle s'adresse,
ni par les techniques sur lesquelles elle s'appuie, avec la volonté
de savoir qui caractérise la culture classique. Remontons
un peu: au tournant du XVIe et du XVIIe siècle (et en Angleterre
surtout) est apparue une volonté de savoir qui, anticipant
sur ses contenus actuels, dessinait des plans d'objets possibles,
observables, mesurables, classables ; une volonté de savoir
qui imposait au sujet connaissant (et en quelque sorte avant toute
expérience) une certaine position, un certain regard et une
certaine fonction (voir plutôt que lire, vérifier plutôt
que commenter) ; une volonté de savoir que prescrivait (et
sur un mode plus général que tout instrument déterminé)
le niveau technique où les connaissances devraient s'investir
pour être vérifiables et utiles. Tout se passe comme
si, à partir du grand partage platonicien, la volonté
de vérité avait sa propre histoire, qui n'est pas
celle des vérités contraignantes: histoire des plans
d'objets à connaître, histoire des fonctions et positions
du sujet connaissant, histoire des investissements matériels,
techniques, instrumentaux de la connaissance.
Or cette volonté de vérité, comme les autres
systèmes d'exclusion, s'appuie sur un support institutionnel:
elle est à la fois renforcée et reconduite par toute
une épaisseur de pratiques comme la pédagogie, bien
sûr, comme le système des livres, de l'édition,
des bibliothèques, comme les sociétés savantes
autrefois, les laboratoires aujourd'hui. Mais elle est reconduite
aussi, plus profondément sans doute par la manière
dont le savoir est mis en oeuvre dans une société,
dont il est valorisé, distribué, réparti et
en quelque sorte attribué. Rappelons ici, et à titre
symbolique seulement, le vieux principe grec: que l'arithmétique
peut bien être l'affaire des cités démocratiques,
car elle enseigne les rapports d'égalité, mais que
la géométrie seule doit être enseignée
dans les oligarchies puisqu'elle démontre les proportions
dans l'inégalité.
Enfin je crois que cette volonté de vérité
ainsi appuyée sur un support et une distribution institutionnelle,
tend à exercer sur les autres discours - je parle toujours
de notre société - une sorte de pression et comme un
pouvoir de contrainte. Je pense à la manière dont
la littérature occidentale a dû chercher appui depuis
des siècles sur le naturel, le vraisemblable, sur la sincérité,
sur la science aussi - bref sur le discours vrai. Je pense également
à la manière dont les pratiques économiques,
codifiées comme préceptes ou recettes, éventuellement
comme morale, ont depuis le XVIe siècle cherché à
se fonder, à se rationaliser et à se justifier sur
une théorie des richesses et de la production ; je pense encore
à la manière dont un ensemble aussi prescriptif que
le système pénal a cherché ses assises ou sa
justification, d'abord, bien sûr, dans une théorie
du droit, puis à partir du XIXe siècle dans un savoir
sociologique, psychologique, médical, psychiatrique: comme
si la parole même de la loi ne pouvait plus être autorisée,
dans notre société, que par un discours de vérité.
Des trois grands systèmes d'exclusion qui frappent le discours,
la parole interdite, le partage de la folie et la volonté
de vérité, c'est du troisième que j'ai parlé
le plus longuement. C'est que vers lui, depuis des siècles,
n'ont pas cessé de dériver les premiers ; c'est que
de plus en plus il essaie de les reprendre à son compte,
pour à la fois les modifier et les fonder, c'est que si les
deux premiers ne cessent de devenir plus fragiles, plus incertains
dans la mesure où les voilà traversés maintenant
par la volonté de vérité, celle-ci en revanche
ne cesse de se renforcer, de devenir plus profonde et plus incontournable.
Et pourtant, c'est d'elle sans doute qu'on parle le moins. Comme
si pour nous la volonté de vérité et ses péripéties
étaient masquées par la vérité elle-même
dans son déroulement nécessaire. Et la raison en est
peut-être celle-ci: c'est que si le discours vrai n'est plus,
en effet, depuis les Grecs, celui qui répond au désir
ou celui qui exerce le pouvoir, dans la volonté de vérité,
dans la volonté de le dire, ce discours vrai, qu'est-ce donc
qui est en jeu, sinon le désir et le pouvoir ? Le discours
vrai, que la nécessité de sa forme affranchit du désir
et libère du pouvoir, ne peut pas reconnaître la volonté
de vérité qui le traverse ; et la volonté de
vérité, celle qui s'est imposée à nous
depuis bien longtemps, est telle que la vérité qu'elle
veut ne peut pas ne pas la masquer.
Ainsi n'apparaît à nos yeux qu'une vérité
qui serait richesse, fécondité, force douce et insidieusement
universelle. Et nous ignorons en revanche la volonté de vérité,
comme prodigieuse machinerie destinée à exclure. Tous
ceux qui, de point en point dans notre histoire, ont essayé
de contourner cette volonté de vérité et de
la remettre en question contre la vérité, là
justement où la vérité entreprend de justifier
l'interdit et de définir la folie, tous ceux-là, de
Nietzsche, à Artaud et à Bataille, doivent maintenant
nous servir de signes, hautains sans doute, pour le travail de tous
les jours.
*
Il existe évidemment bien d'autres procédures de
contrôle et de délimitation du discours. Celles dont
j'ai parlé jusqu'à maintenant s'exercent en quelque
sorte de l'extérieur ; elles fonctionnent comme des systèmes
d'exclusion ; elles concernent sans doute la part du discours qui
met en jeu le pouvoir et le désir.
On peut, je crois, en isoler un autre groupe. Procédures
internes, puisque ce sont les discours eux-mêmes qui exercent
leur propre contrôle ; procédures qui jouent plutôt
à titre de principes de classification, d'ordonnancement,
de distribution, comme s'il s'agissait cette fois de maîtriser
une autre dimension du discours: celle de l'événement
et du hasard.
Au premier rang, le commentaire. Je suppose, mais sans en être
très sûr, qu'il n'y a guère de société
où n'existent des récits majeurs qu'on raconte, qu'on
répète et qu'on fait varier ; des formules, des textes,
des ensembles ritualisés de discours qu'on récite,
selon des circonstances bien déterminées ; des choses
dites une fois et que l'on conserve, parce qu'on y soupçonne
quelque chose comme un secret ou une richesse. Bref, on peut soupçonner
qu'il y a, très régulièrement dans les sociétés,
une sorte de dénivellation entre les discours: les discours
qui «se disent» au fil des jours et des échanges,
et qui passent avec l'acte même qui les a prononcés ;
et les discours qui sont à l'origine d'un certain nombre
d'actes nouveaux de paroles qui les reprennent, les transforment
ou parlent d'eux, bref, les discours qui, indéfiniment, par-delà
leur formulation, sont dits, restent dits, et sont encore à
dire. Nous les connaissons dans notre système de culture:
ce sont les textes religieux ou juridiques, ce sont aussi ces textes
curieux, quand on envisage leur statut, et qu'on appelle «littéraires» ;
dans une certaine mesure des textes scientifiques.
Il est certain que ce décalage n'est ni stable, ni constant,
ni absolu. Il n'y a pas, d'un côté, la catégorie
donnée une fois pour toutes, des discours fondamentaux ou
créateurs ; et puis, de l'autre, la masse de ceux qui répètent,
glosent et commentent. Bien des textes majeurs se brouillent et
disparaissent, et des commentaires parfois viennent prendre la place
première. Mais ses points d'application ont beau changer,
la fonction demeure ; et le principe d'un décalage se trouve
sans cesse remis en jeu. L'effacement radical de cette dénivellation
ne peut jamais être que jeu, utopie ou angoisse. Jeu à
la Borges d'un commentaire qui ne sera pas autre chose que la réapparition
mot à mot (mais cette fois solennelle et attendue) de ce
qu'il commente ; jeu encore d'une critique qui parlerait à
l'infini d'une oeuvre qui n'existe pas. Rêve lyrique d'un
discours qui renaît en chacun de ses points absolument nouveau
et innocent, et qui reparaît sans cesse, en toute fraîcheur,
à partir des choses, des sentiments ou des pensées.
Angoisse de ce malade de Janet pour qui le moindre énoncé
était comme «parole d'Évangile», recélant
d'inépuisables trésors de sens et méritant
d'être indéfiniment relancé, recommencé,
commenté : «Quand je songe, disait-il dès qu'il
lisait ou écoutait, quand je songe à cette phrase
qui va encore s'en aller dans l'éternité et que je
n'ai peut-être pas encore tout à fait comprise.»
Mais qui ne voit qu'il s'agit là chaque fois d'annuler un
des termes de la relation, et non point de supprimer le rapport
lui-même ? Rapport qui ne cesse de se modifier à travers
le temps ; rapport qui prend à une époque donnée
des formes multiples et divergentes ; l'exégèse juridique
est fort différente (et ceci depuis bien longtemps) du commentaire
religieux ; une seule et même oeuvre littéraire peut
donner lieu, simultanément, à des types de discours
très distincts: l'Odyssée comme texte premier est
répétée, à la même époque,
dans la traduction de Bérard, dans d'indéfinies explications
de textes, dans l'Ulysse de Joyce.
Pour l'instant je voudrais me borner à indiquer que, dans
ce qu'on appelle globalement un commentaire, le décalage
entre texte premier et texte second joue deux rôles qui sont
solidaires. D'une part, il permet de construire (et indéfiniment)
des discours nouveaux: le surplomb du texte premier, sa permanence,
son statut de discours toujours réactualisable, le sens multiple
ou caché dont il passe pour être détenteur,
la réticence et la richesse essentielles qu'on lui prête,
tout cela fonde une possibilité ouverte de parler. Mais,
d'autre part, le commentaire n'a pour rôle, quelles que soient
les techniques mises en oeuvre, que de dire enfin ce qui était
articulé silencieusement là-bas. Il doit, selon un
paradoxe qu'il déplace toujours mais auquel il n'échappe
jamais, dire pour la première fois ce qui cependant avait
été déjà dit et répéter
inlassablement ce qui pourtant n'avait jamais été
dit. Le moutonnement indéfini des commentaires est travaillé
de l'intérieur par le rêve d'une répétition
masquée: à son horizon, il n'y a peut-être rien
d'autre que ce qui était à son point de départ,
la simple récitation. Le commentaire conjure le hasard du
discours en lui faisant la part: il permet bien de dire autre chose
que le texte même, mais à condition que ce soit ce
texte même qui soit dit et en quelque sorte accompli. La multiplicité
ouverte, l'aléa sont transférés, par le principe
du commentaire, de ce qui risquerait d'être dit, sur le nombre,
la forme, le masque, la circonstance de la répétition.
Le nouveau n'est pas dans ce qui est dit, mais dans l'événement
de son retour.
Je crois qu'il existe un autre principe de raréfaction d'un
discours. Il est jusqu'à un certain point le complémentaire
du premier. Il s'agit de l'auteur. L'auteur, non pas entendu, bien
sûr, comme l'individu parlant qui a prononcé ou écrit
un texte, mais l'auteur comme principe de groupement du discours,
comme unité et origine de leurs significations, comme foyer
de leur cohérence. Ce principe ne joue pas partout ni de
façon constante: il existe, tout autour de nous, bien des
discours qui circulent, sans détenir leur sens ou leur efficacité
d'un auteur auquel on les attribuerait: propos quotidiens, aussitôt
effacés ; décrets ou contrats qui ont besoin de signataires,
mais pas d'auteur, recettes techniques qui se transmettent dans
l'anonymat. Mais dans les domaines où l'attribution à
un auteur est de règle - littérature, philosophie,
science - on voit bien qu'elle ne joue pas toujours le même
rôle ; dans l'ordre du discours scientifique, l'attribution
à un auteur était, au Moyen Age, indispensable, car
c'était un index de vérité. Une proposition
était considérée comme détenant de son
auteur même sa valeur scientifique. Depuis le XVIIe siècle,
cette fonction n'a cessé de s'effacer, dans le discours scientifique:
il ne fonctionne plus guère que pour donner un nom à
un théorème, à un effet, à un exemple,
à un syndrome. En revanche, dans l'ordre du discours littéraire,
et à partir de la même époque, la fonction de
l'auteur n'a pas cessé de se renforcer: tous ces récits,
tous ces poèmes, tous ces drames ou comédies qu'on
laissait circuler au Moyen Age dans un anonymat au moins relatif,
voilà que, maintenant, on leur demande (et on exige d'eux
qu'ils disent) d'où ils viennent, qui les a écrits ;
on demande que l'auteur rende compte de l'unité du texte
qu'on met sous son nom ; on lui demande de révéler,
ou du moins de porter par-devers lui, le sens caché qui les
traverse ; on lui demande de les articuler, sur sa vie personnelle
et sur ses expériences vécues, sur l'histoire réelle
qui les a vus naître. L'auteur est ce qui donne à l'inquiétant
langage de la fiction, ses unités, ses noeuds de cohérence,
son insertion dans le réel.
Je sais bien qu'on va me dire: «Mais vous parlez là
de l'auteur, tel que la critique le réinvente après
coup, lorsque la mort est venue et qu'il ne reste plus qu'une masse
enchevêtrée de grimoires ; il faut bien alors remettre
un peu d'ordre dans tout cela ; imaginer un projet, une cohérence,
une thématique qu'on demande à la conscience ou la
vie d'un auteur, en effet peut-être un peu fictif. Mais cela
n'empêche pas qu'il a bien existé, cet auteur réel,
cet homme qui fait irruption au milieu de tous les mots usés,
portant en eux son génie ou son désordre.»
Il serait absurde, bien sûr, de nier l'existence de l'individu
écrivant et inventant. Mais je pense que - depuis une certaine
époque au moins - l'individu qui se met à écrire
un texte à l'horizon duquel rôde une oeuvre possible
reprend à son compte la fonction de l'auteur: ce qu'il écrit
et ce qu'il n'écrit pas, ce qu'il dessine, même à
titre de brouillon provisoire, comme esquisse de l'oeuvre, et ce
qu'il laisse va tomber comme propos quotidiens, tout ce jeu de différences
est prescrit par la fonction auteur, telle qu'il la reçoit
de son époque, ou telle qu'à son tour il la modifie.
Car il peut bien bouleverser l'image traditionnelle qu'on se fait
de l'auteur ; c'est à partir d'une nouvelle position de l'auteur
qu'il découpera, dans tout ce qu'il aurait pu dire, dans
tout ce qu'il dit tous les jours, à tout instant, le profil
encore tremblant de son oeuvre.
Le commentaire limitait le hasard du discours par le jeu d'une
identité qui aurait la forme de la répétition
et du même. Le principe de l'auteur limite ce même hasard
par le jeu d'une identité qui a la forme de l'individualité
et du moi.
Il faudrait aussi reconnaître dans ce qu'on appelle non pas
les sciences, mais les «disciplines», un autre principe
de limitation. Principe lui aussi relatif et mobile. Principe qui
permet de construire, mais selon un jeu étroit.
L'organisation des disciplines s'oppose aussi bien au principe
du commentaire qu'à celui de l'auteur. A celui de l'auteur
puisqu'une discipline se définit par un domaine d'objets,
un ensemble de méthodes, un corpus de propositions considérées
comme vraies, un jeu de règles et de définitions,
de techniques et d'instruments : tout ceci constitue une sorte de
système anonyme à la disposition de qui veut ou qui
peut s'en servir, sans que son sens ou sa validité soient
liés à celui qui s'est trouvé en être
l'inventeur. Mais le principe de la discipline s'oppose aussi à
celui du commentaire: dans une discipline, à la différence
du commentaire, ce qui est supposé au départ, ce n'est
pas un sens qui doit être redécouvert, ni une identité
qui doit être répétée ; c'est ce qui est
requis pour la construction de nouveaux énoncés. Pour
qu'il y ait discipline, il faut donc qu'il y ait possibilité
de formuler, et de formuler indéfiniment, des propositions
nouvelles.
Mais il y a plus ; et il y a plus, sans doute, pour qu'il y ait
moins: une discipline, ce n'est pas la somme de tout ce qui peut
être dit de vrai à propos de quelque chose ; ce n'est
même pas l’ensemble de tout ce qui peut être,
à propos d'une même donnée, accepté en
vertu d'un principe de cohérence ou de systématicité.
La médecine n'est pas constituée du total de ce qu'on
peut dire de vrai sur la maladie ; la, botanique ne peut être
définie par la somme de toutes les vérités
qui concernent les plantes. Il y a à cela deux raisons: d'abord
la botanique ou la médecine, comme toute autre discipline,
sont faites d'erreurs comme de vérités, erreurs qui
ne sont pas des résidus ou des corps étrangers, mais
qui ont des fonctions positives, une efficace historique, un rôle
souvent indissociable de celui des vérités. Mais en
outre pour qu'une proposition appartienne à la botanique
ou à la pathologie, il faut qu'elle réponde à
des conditions, en un sens plus strictes et plus complexes que la
pure et simple vérité: en tout cas, à des conditions
autres. Elle doit s'adresser à un plan d'objets déterminé:
à partir de la fin du XVIIe siècle, par exemple, pour
qu'une proposition soit «botanique» il a fallu qu'elle
concerne la structure visible de la plante, le système de
ses ressemblances proches et lointaines ou la mécanique de
ses fluides (et elle ne pouvait plus conserver, comme c'était
encore le cas au XVIe siècle, ses valeurs symboliques, ou
l'ensemble des vertus ou propriétés qu'on lui reconnaissait
dans l'Antiquité). Mais, sans appartenir à une discipline,
une proposition doit utiliser des instruments conceptuels ou techniques
d'un type bien défini ; à partir du XI Xe siècle,
une proposition n'était plus médicale, elle tombait
«hors médecine» et prenait valeur de fantasme
individuel ou d'imagerie populaire si elle mettait en jeu des notions
à la fois métaphoriques, qualitatives et substantielles
(comme celles d'engorgement, de liquides échauffés
ou de solides desséchés) ; elle pouvait, elle devait
faire appel en revanche à des notions tout aussi métaphoriques,
mais bâties sur un autre modèle, fonctionnel et physiologique
celui-là(c'était l'irritation, c'était l'inflammation
ou la dégénérescence des tissus). Il y a plus
encore: pour appartenir à une discipline, une proposition
doit pouvoir s'inscrire sur un certain type d'horizon théorique
: qu'il suffise de rappeler que la recherche de la langue primitive,
qui fut un thème parfaitement reçu jusqu'au XVIIIe
siècle, suffisait, dans la seconde moitié du XIXe
siècle, à faire choir n'importe quel discours je ne
dis pas dans l'erreur, mais dans la chimère, et la rêverie,
dans la pure et simple monstruosité linguistique.
A l'intérieur de ses limites, chaque discipline reconnaît
des propositions vraies et fausses ; mais elle repousse, de l'autre
côté de ses marges, toute une tératologie du
savoir. L'extérieur d'une science est plus et moins peuplé
qu'on ne croit: bien sûr, il Y al' expérience immédiate,
les thèmes imaginaires qui portent et reconduisent sans cesse
des croyances sans mémoire ; mais peut-être n'y a-t-il
pas d'erreurs au sens strict, car l'erreur ne peut surgir et être
décidée qu'à l'intérieur d'une pratique
définie ; en revanche, des monstres rôdent dont la forme
change avec l'histoire du savoir. Bref, une proposition doit remplir
de complexes et lourdes exigences pour pouvoir appartenir à
l'ensemble d'une discipline ; avant de pouvoir être dite vraie
ou fausse, elle doit être, comme dirait M. Canguilhem, «dans
le vrai».
On s'est souvent demandé comment les botanistes ou les biologistes
du XIXe siècle avaient bien pu faire pour ne pas voir que
ce que Mendel disait était vrai. Mais c'est que Mendel parlait
d'objets, mettait en oeuvre des méthodes, se plaçait
sur un horizon théorique, qui étaient étrangers
à la biologie de son époque. Sans doute Naudin, avant
lui, avait-il posé la thèse que les traits héréditaires
étaient discrets ; cependant, aussi nouveau ou étrange
que fût ce principe, il pouvait faire partie - au moins à
titre d'énigme - du discours biologique. Mendel, lui, constitue
le trait héréditaire comme objet biologique absolument
nouveau, grâce à un filtrage qui n'avait jamais été
utilisé jusque-là: il le détache de l'espèce,
il le détache du sexe qui le transmet ; et le domaine où
il l'observe est la série indéfiniment ouverte des
générations où il apparaît et disparaît
selon des régularités statistiques. Nouvel objet qui
appelle de nouveaux instruments conceptuels, et de nouveaux fondements
théoriques. Mendel disait vrai, mais il n'était pas
«dans le vrai» du discours biologique de son époque:
ce n'était point selon de pareilles règles qu'on formait
des objets et des concepts biologiques ; il a fallu tout un changement
d'échelle, le déploiement de tout un nouveau plan
d'objets dans la biologie pour que Mendel entre dans le vrai et
que ses propositions alors apparaissent (pour une bonne part) exactes.
Mendel était un monstre vrai, ce qui faisait que la science
ne pouvait pas en parler ; cependant que Schleiden, par exemple,
une trentaine d'années auparavant, niant en plein XI Xe siècle
la sexualité végétale, mais selon les règles
du discours biologique, ne formulait qu'une erreur disciplinée.
Il se peut toujours qu'on dise le vrai dans l'espace d'une extériorité
sauvage ; mais on n'est dans le vrai qu'en obéissant aux règles
d'une «police» discursive qu'on doit réactiver
en chacun de ses discours.
La discipline est un principe de contrôle de la production
du discours. Elle lui fixe des limites par le jeu d'une identité
qui a la forme d'une réactualisation permanente des règles.
On a l'habitude de voir dans la fécondité d'un auteur,
dans la multiplicité des commentaires, dans le développement
d'une discipline, comme autant de ressources infinies pour la création
des discours. Peut-être, mais ce ne sont pas moins des principes
de contrainte ; et il est probable qu'on ne peut pas rendre compte
de leur rôle positif et multiplicateur, si on ne prend pas
en considération leur fonction restrictive et contraignante.
*
Il existe, je crois, un troisième groupe de procédures
qui permettent le contrôle des discours. Il ne s'agit point
cette fois-ci de maîtriser les pouvoirs qu'ils emportent,
ni de conjurer les hasards de leur apparition ; il s'agit de déterminer
les conditions de leur mise en jeu, d'imposer aux individus qui
les tiennent un certain nombre de règles et ainsi de ne pas
permettre à tout le monde d'avoir accès à eux.
Raréfaction, cette fois, des sujets parlants ; nul n'entrera
dans l'ordre du discours s'il ne satisfait à certaines exigences
ou s'il n'est, d'entrée de jeu, qualifié pour le faire.
Plus précisément. : toutes les régions du discours
ne sont pas également ouvertes et pénétrables ;
certaines sont hautement défendues (différenciées
et différenciantes) tandis que d'autres paraissent presque
ouvertes à tous les vents et mises sans restriction préalable
à la disposition de chaque sujet parlant.
J'aimerais, sur ce thème, rappeler une anecdote qui est
si belle qu'on tremble qu'elle soit vraie. Elle ramène à
une seule figure toutes les contraintes du discours: celles qui
en limitent les pouvoirs, celles qui en maîtrisent les apparitions
aléatoires, celles qui font sélection parmi les sujets
parlants. Au début du XVIIe siècle, le shogûn
avait entendu dire que la supériorité des Européens
- en fait de navigation, de commerce, de politique, d'art militaire
- était due à leur connaissance des mathématiques.
Il désira s'emparer d'un savoir si précieux. Comme
on lui avait parlé d'un marin anglais qui possédait
le secret de ces discours merveilleux, il le fit venir dans son
palais et l'y retint. Seul à seul avec lui, il prit des leçons.
Il sut les mathématiques. Il garda, en effet, le pouvoir,
et vécut très vieux. C'est au XIXe siècle qu'il
y eut des mathématiciens japonais. Mais l'anecdote ne s'arrête
pas là : elle a son versant européen. L'histoire veut
en effet que ce marin anglais, Will Adams, ait été
un autodidacte: un charpentier qui, pour avoir travaillé
sur un chantier naval, avait appris la géométrie.
Faut-il voir dans ce récit l'expression d'un des grands mythes
de la culture européenne ? Au savoir monopolisé et
secret de la tyrannie orientale, l'Europe opposerait la communication
universelle de la connaissance, l'échange indéfini
et libre des discours.
Or ce thème, bien sûr, ne résiste pas à
l'examen. L'échange et la communication sont des figures
positives qui jouent à l'intérieur de systèmes
complexes de restriction ; et ils ne sauraient sans doute fonctionner
indépendamment de ceux-ci. La forme la plus superficielle
et la plus visible de ces systèmes de restriction est constituée
par ce qu'on peut regrouper sous le nom de rituel ; le rituel définit
la qualification que doivent posséder les individus qui parlent
(et qui, dans le jeu d'un dialogue, de l'interrogation, de la récitation,
doivent occuper telle position et formuler tel type d'énoncés) ;
il définit les gestes, les comportements, les circonstances,
et tout l'ensemble de signes qui doivent accompagner le discours ;
il fixe enfin l'efficace supposée ou imposée des paroles,
leur effet sur ceux auxquels elles s'adressent, les limites de leur
valeur contraignante. Les discours religieux, judiciaires, thérapeutiques,
et pour une part aussi politique ne sont guère dissociables
de cette mise en oeuvre d'un rituel qui détermine pour les
sujets parlants à la fois des propriétés singulières
et des rôles convenus.
D'un fonctionnement en partie différent sont les «sociétés
de discours», qui ont pour fonction de conserver ou de produire
des discours, mais pour les faire circuler dans un espace fermé,
ne les distribuer que selon des règles strictes et sans que
les détenteurs soient dépossédés par
cette distribution même. Un des modèles archaïques
nous en est donné par ces groupes de rhapsodes qui possédaient
la connaissance des poèmes à réciter, ou éventuellement
à faire varier et à transformer ; mais cette connaissance,
bien qu'elle eût pour fin une récitation au demeurant
rituelle, était protégée, défendue et
conservée dans un groupe déterminé, par les
exercices de mémoire, souvent fort complexes, qu'elle impliquait ;
l'apprentissage faisait entrer à la fois dans un groupe et
dans un secret que la récitation manifestait mais ne divulguait
pas ; entre la parole et l'écoute les rôles n'étaient
pas échangeables.
Bien sûr, il ne reste plus guère de pareilles «sociétés
de discours», avec ce jeu ambigu du secret et de la divulgation.
Mais qu'on ne s'y trompe pas ; même dans l'ordre du discours
vrai, même dans l'ordre du discours publié et libre
de tout rituel, s'exercent encore des formes d'appropriation de
secret et de non-interchangeabilité. Il se pourrait bien
que l'acte d'écrire tel qu'il est institutionalisé
aujourd'hui dans le livre, le système de l'édition
et le personnage de l'écrivain, ait lieu dans une «société
de discours» diffuse peut-être, mais contraignante à
coup sûr. La différence de l'écrivain, sans
cesse opposée par lui-même à l'activité
de tout autre sujet parlant ou écrivant, le caractère
intransitif qu'il prête à son discours, la singularité
fondamentale qu'il accorde depuis longtemps déjà à
l' «écriture», la dissymétrie affirmée
entre la «création» et n'importe quelle mise
en jeu du système linguistique, tout ceci manifeste dans
la formulation (et tend d'ailleurs à reconduire dans le jeu
des pratiques) l'existence d'une certaine «société
de discours». M ais il en. existe encore bien d'autres, qui
fonctionnent sur un tout autre mode selon un autre régime
d'exclusives et de divulgation: qu'on songe au secret technique
ou scientifique, qu'on songe aux formes de diffusion et de circulation
du discours médical ; qu'on songe à ceux qui se sont
appropriés le discours économique ou politique.
Au premier regard, c'est l'inverse d'une «société
de discours» que constituent les «doctrines» (religieuses,
politiques, philosophiques):
là le nombre des individus parlants, même s'il n'était
pas fixé, tendait à être limité ; et c'est
entre eux que le discours pouvait circuler et être transmis.
La doctrine, au contraire, tend à se diffuser ; et c'est par
la mise en commun d'un seul et même ensemble de discours que
des individus, aussi nombreux qu'on veut les imaginer, définissent
leur appartenance réciproque. En apparence, la seule condition
requise est la reconnaissance des mêmes vérités
et l'acceptation d'une certaine règle - plus ou moins souple
- de conformité avec les discours validés ; si elles
n'étaient que cela, les doctrines ne seraient point tellement
différentes des disciplines scientifiques, et le contrôle
discursif porterait seulement sur la forme ou le contenu de l'énoncé,
non pas sur le sujet parlant. Or, l'appartenance doctrinale met
en cause à la fois l'énoncé et le sujet parlant,
et l'un à travers l'autre. Elle met en cause le sujet parlant
à travers et à partir de l'énoncé, comme
le prouvent les procédures d'exclusion et les mécanismes
de rejet qui viennent jouer lorsqu'un sujet parlant a formulé
un ou plusieurs énoncés inassimilables ; l'hérésie
et l'orthodoxie ne relèvent point d'une exagération
fanatique des mécanismes doctrinaux ; elles leur appartiennent
fondamentalement. Mais inversement la doctrine met en cause les
énoncés à partir des sujets parlants, dans
la mesure ou la doctrine vaut toujours comme le signe, la manifestation
et l'instrument d'une appartenance préalable - appartenance
de classe, de statut social ou de race, de nationalité ou
d'intérêt, de lutte, de révolte, de résistance,
ou d'acceptation. La doctrine lie les individus à certains
types d’énonciation et leur interdit par conséquent
tous les autres ; mais elle se sert, en retour, de certains types
d'énonciation pour lier des individus entre eux, et les différencier
par là même de tous les autres. La doctrine effectue
un double assujettissement : des sujets parlants aux discours, et
des discours au groupe, pour le moins virtuel, des individus parlants.
Enfin, à une échelle beaucoup plus large, il faut
bien reconnaître de grands clivages dans ce qu'on pourrait
appeler l'appropriation sociale des discours. L'éducation
a beau être, de droit, l'instrument grâce auquel tout
individu, dans une société comme la nôtre, peut
avoir accès à n'importe quel type de discours, on
sait bien qu'elle suit dans sa distribution, dans ce qu'elle permet
et dans ce qu’elle empêche, les lignes qui sont marquées
par les distances, les oppositions et les luttes sociales. Tout
système d'éducation est une manière politique
de maintenir ou de modifier l'appropriation des discours, avec les
savoirs et les pouvoirs qu'ils emportent avec eux.
Je me rends bien compte qu'il est fort abstrait de séparer
comme je viens de le faire les rituels de parole, les sociétés
de discours, les groupes doctrinaux et les appropriations sociales.
La plupart du temps, ils se lient les uns aux autres et constituent
des sortes de grands édifices qui assurent la distribution
des sujets parlants dans les différents types de discours
et l'appropriation des discours à certaines catégories
de sujets. Disons d'un mot que ce sont là les grandes procédures
d'assujettissement du discours. Qu'est-ce, après tout, qu'un
système d'enseignement, sinon une ritualisation de la parole ;
sinon une qualification et une fixation des rôles pour les
sujets parlants ; sinon la constitution d'un groupe doctrinal au
moins diffus ; sinon une distribution et une appropriation du discours
avec ses pouvoirs et ses savoirs ? Qu'est-ce que l' «écriture»
(celle des «écrivains») sinon un semblable système
d'assujettissement, qui prend peut-être des formes un peu
différentes, mais dont les grandes scansions sont analogues ?
Est-ce que le système judiciaire, est-ce que le système
institutionnel de la médecine eux aussi, sous certains de
leurs aspects au moins, ne constituent de pareils systèmes
d'assujettissements du discours ?
*
Je me demande si un certain nombre de thèmes de la philosophie
ne sont pas venus répondre à ces Jeux de limitations
et d'exclusions, et, peut-être aussi, les renforcer.
Leur répondre d'abord, en proposant une vérité
idéale comme loi du discours et une rationalité immanente
comme principe de leur déroulement, en reconduisant aussi
une éthique de la connaissance qui ne promet la vérité
qu'à u désir de la vérité elle-même
et au seul pouvoir de la penser.
Les renforcer ensuite par une dénégation qui porte
cette fois sur la réalité spécifique du discours
en général.
Depuis que furent exclus les jeux et le commerce des sophistes,
depuis qu'on a, avec plus ou moins de sûreté, muselé
leurs paradoxes, il semble que la pensée occidentale ait
veillé à ce que le discours ait le moins de place
possible entre la pensée et la parole ; il semble qu'elle
ait veillé à ce que discourir apparaisse seulement
comme un certain apport entre penser et parler ; ce serait une pensée
revêtue de ses signes et rendue visible par les mots, ou inversement
ce seraient les structures mêmes de la langue mises en j eu
et produisant un effet de sens.
Cette très ancienne élision de la réalité
du discours dans la pensée philosophique a pris bien des
formes au cours de l'histoire. On l'a retrouvée tout récemment
sous l'aspect de plusieurs thèmes qui nous sont familiers.
Il se pourrait que le thème du sujet fondateur permette
d'élider la réalité du discours. Le sujet fondateur,
en effet, est chargé d'animer directement de ses visées
les formes vides de la langue ; c'est lui qui, traversant l'épaisseur
ou l'inertie des choses vides, ressaisit, dans l'intuition, le sens
qui s'y trouve déposé ; c'est lui également
qui, par-delà le temps, fonde des horizons de significations
que l'histoire n'aura plus ensuite qu'à expliciter, et où
les propositions, les sciences, les ensembles déductifs trouveront
en fin de compte leur fondement. Dans son rapport au sens, le sujet
fondateur dispose de signes, de marques, de traces, de lettres.
Mais il n'a pas besoin pour les manifester de passer par l'instance
singulière du discours.
Le thème qui fait face à celui-là, le thème
de l'expérience originaire, joue un rôle analogue.
Il suppose qu'au ras de l'expérience, avant même qu'elle
ait pu se ressaisir dans la forme d'un cogito, des significations
préalables, déjà dites en quelque sorte, parcouraient
le monde, le disposaient tout autour de nous et l'ouvraient d'entrée
de jeu à une sorte de primitive reconnaissance. Ainsi une
complicité première avec le monde fonderait pour nous
la possibilité de parler de lui, en lui, de le désigner
et de le nommer, de le juger et de le connaître finalement
dans la forme de la vérité. Si discours il y a, que
peut-il être alors, en sa légitimité, sinon
une discrète lecture ? Les choses murmurent déjà
un sens que notre langage n'a plus qu'à faire lever ; et ce
langage, dès son plus rudimentaire projet, nous parlait déjà
d'un être dont il est comme la nervure.
Le thème de l'universelle médiation est encore, je
crois, une manière d'élider la réalité
du discours. Et ceci malgré l'apparence. Car il semble, au
premier regard, qu'à retrouver partout le mouvement d'un
logos qui élève les singularités jusqu'au concept
et qui permet à la conscience immédiate de déployer
finalement toute la rationalité du monde, c'est bien le discours
lui-même qu'on met au centre de la spéculation. Mais
ce logos, à dire vrai, n'est en fait qu'un discours déjà
tenu, ou plutôt ce sont les choses mêmes et les événements
qui se font insensiblement discours en déployant le secret
de leur propre essence. Le discours n'est guère plus que
le miroitement d'une vérité en train de naître
à ses propres yeux ; et lorsque tout peut enfin prendre la
forme du discours, lorsque tout peut se dire et que le discours
peut se dire à propos de tout, c'est parce que toutes choses
ayant manifesté et échangé leur sens peuvent
rentrer dans l'intériorité silencieuse de la conscience
de soi.
Que ce soit donc dans une philosophie du sujet fondateur, dans
une philosophie de l'expérience originaire ou dans une philosophie
de l'universelle médiation, le discours n'est rien de plus
qu'un jeu, d'écriture dans le premier cas, de lecture dans
le second, d'échange dans le troisième, et cet échange,
cette lecture, cette écriture ne mettent jamais en jeu que
les signes. Le discours s'annule ainsi, dans sa réalité,
en se mettant à l'ordre du signifiant.
Quelle civilisation, en apparence, a été, plus que
la nôtre, respectueuse du discours ? Où l'a-t-on mieux
et plus honoré ? Où l'a-t-on, semble-t-il, plus radicalement
libéré de ses contraintes et universalisé ?
Or il me semble que sous cette apparente vénération
du discours, sous cette apparente logophilie, se cache une sorte
de crainte. Tout se passe comme si des interdits, des barrages,
des seuils et des limites avaient été disposés
de manière que soit maîtrisée, au moins en partie,
la grande prolifération du discours, de manière que
sa richesse soit allégée de sa part la plus dangereuse
et que son désordre soit organisé selon des figures
qui esquivent le plus incontrôlable ; tout se passe comme si
on avait voulu effacer jusqu'aux marques de son irruption dans les
jeux de la pensée et de la langue. Il y a sans doute dans
notre société, et j'imagine dans toutes les autres,
mais selon un profil et des scansions différentes, une profonde
logophobie, une sorte de crainte sourde contre ces événements,
contre cette masse de choses dites, contre le surgissement de tous
ces énoncés, contre tout ce qu'il peut y avoir là
de violent, de discontinu, de batailleur, de désordre aussi
et de périlleux, contre ce grand bourdonnement incessant
et désordonné du discours.
Et si on veut- je ne dis pas effacer cette crainte -, mais l'analyser
dans ses conditions, son jeu et ses effets, il faut, je crois, se
résoudre à trois décisions auxquelles notre
pensée, aujourd'hui, résiste un peu et qui correspondent
aux trois groupes de fonctions que je viens d'évoquer: remettre
en question notre volonté de vérité: restituer
au discours son caractère d’événement ;
lever enfin la souveraineté du signifiant.
*
Telles sont les tâches ou, plutôt, quelques-uns des
thèmes, qui régissent le travail que je voudrais faire
ici dans les années qui viennent. On peut repérer
tout de suite certaines exigences de méthode qu'ils emportent
avec eux.
Un principe de renversement d'abord: là où, selon
la tradition, on croit, reconnaître la source des discours,
le principe de leur foisonnement et de leur continuité, dans
ces figures qui semblent jouer un rôle positif, comme celle
de l'auteur, de la discipline, de la volonté de vérité,
il faut plutôt reconnaître le jeu négatif d'une
découpe et d'une raréfaction du discours.
Mais, une fois repérés ces principes de raréfaction,
une fois qu'on a cessé de les considérer comme instance
fondamentale et créatrice, que découvre-t-on au-dessous
d'eux ? Faut-il admettre la plénitude virtuelle d'un monde
de discours ininterrompus ? C'est ici qu'il faut faire jouer d'autres
principes de méthode.
Un principe de discontinuité: qu'il y ait des systèmes
de raréfaction ne veut pas dire qu'au-dessous d'eux, ou au-delà
d'eux, régnerait un grand discours illimité, continu
et silencieux qui se trouverait, par eux, réprimé
ou refoulé, et que nous aurions pour tâche de faire
lever en lui restituant enfin la parole. Il ne faut pas imaginer,
parcourant le monde et entrelaçant avec toutes ses formes
et tous ses événements, un non dit ou un impensé,
qu'il s'agirait d'articuler ou de penser enfin. Les discours doivent
être traités comme des pratiques discontinues, qui
se croisent, se jouxtent parfois, mais aussi bien s'ignorent ou
s'excluent.
Un principe de spécificité: ne pas résoudre
le discours dans un jeu de significations préalables ; ne
pas s'imaginer que le monde tourne vers nous un visage lisible que
nous n'aurions plus qu'à déchiffrer ; il n'est pas
complice de notre connaissance ; il n'y a pas de providence prédiscursive
qui le dispose en notre faveur. Il faut concevoir le discours comme
une violence que nous faisons aux choses, en tout cas comme une
pratique que nous leur imposons ; et c'est dans cette pratique que
les événements du discours trouvent le principe de
leur régularité.
Quatrième règle, celle de l'extériorité:
ne pas aller du discours vers son noyau intérieur et caché,
vers le coeur d'une pensée ou d'une signification qui se
manifesteraient en lui ; mais, à partir du discours lui-même,
de son apparition et de sa régularité, aller vers
ses conditions externes de possibilité, vers ce qui donne
lieu à la série aléatoire de ces événements
et qui en fixe les bornes.
Quatre notions doivent donc servir de principe régulateur
à l'analyse: celle d'événement, celle de série,
celle de régularité, celle de condition de possibilité.
Elles s'opposent, on le voit, terme à terme: l'événement
à la création, la série à l'unité,
la régularité à l'originalité, et la
condition de possibilité à la signification. Ces quatre
dernières notions (signification, originalité, unité,
création) ont, d'une manière assez générale,
dominé l'histoire traditionnelle des idées, où,
d'un commun accord, on cherchait le point de la création,
l'unité d'une oeuvre, d'une époque ou d'un thème,
la marque de l'originalité individuelle, et le trésor
indéfini des significations enfouies.
J'ajouterai seulement deux remarques. L'une concerne l'histoire.
On met souvent au crédit de l'histoire contemporaine d'avoir
levé les privilèges accordés jadis à
l'événement singulier et d'avoir fait apparaître
les structures de la longue durée. Certes. Je ne suis pas
sûr pourtant que le travail des historiens se soit fait précisément
dans cette direction. Ou plutôt je ne pense pas qu'il y ait
comme une raison inverse entre le repérage de l'événement
et l'analyse de la longue durée. Il semble, au contraire,
que ce soit en resserrant à l'extrême le grain de l'événement,
en poussant le pouvoir de résolution de l'analyse historique
jusqu'aux mercuriales, aux actes notariés, aux registres
de paroisse, aux archives portuaires suivis année par année,
semaine par semaine, qu'on a vu se dessiner au-delà des batailles,
des décrets, des dynasties ou des assemblées, des
phénomènes massifs à portée séculaire
ou pluriséculaire. L'histoire, telle qu'elle est pratiquée
aujourd'hui, ne se détourne pas des événements ;
elle en élargit au contraire sans cesse le champ ; elle en
découvre sans cesse des couches nouvelles, plus superficielles
ou plus profondes ; elle en isole sans cesse de nouveaux ensembles
où ils sont parfois nombreux, denses et interchangeables,
parfois rares et décisifs : des variations quasi quotidiennes
de prix on va aux inflations séculaires. Mais l'important,
c'est que l'histoire ne considère pas un événement
sans définir la série dont il fait partie, sans spécifier
le mode d'analyse dont celle-ci relève, sans chercher à
connaître la régularité des phénomènes
et les limites de probabilité de leur émergence, sans
s'interroger sur les variations, les inflexions et l'allure de la
courbe, sans vouloir déterminer les conditions dont elles
dépendent. Bien sûr, l'histoire depuis longtemps ne
cherché plus à comprendre les événements
par un jeu de causes et d'effets dans l'unité informe d'un
grand devenir, vaguement homogène ou durement hiérarchisé ;
mais ce n'est pas pour retrouver des structures antérieures,
étrangères, hostiles à l'événement.
C'est pour établir les séries diverses, entrecroisées,
divergentes souvent mais non autonomes, qui permettent de circonscrire
le «lieu» de l'événement, les marges de
son aléa, les conditions de son apparition.
Les notions fondamentales qui s'imposent maintenant ne sont plus
celles de la conscience et de la continuité (avec les problèmes
qui leur sont corrélatifs de la liberté et de la causalité),
ce ne sont pas celles non plus du signe et de la structure. Ce sont
celles de l'événement et de la série, avec
le jeu des notions qui leur sont liées ; régularité,
aléa, discontinuité, dépendance, transformation ;
c'est par un tel ensemble que cette analyse des discours à
laquelle je songe s'articule non point certes sur la thématique
traditionnelle que les philosophes d 'hier prennent encore pour
l'histoire «vivante» mais sur le travail effectif des
historiens.
Mais c'est par là aussi que cette analyse pose des problèmes
philosophiques, ou théoriques, vraisemblablement redoutables.
Si les discours doivent être traités d'abord comme
des ensembles d'événements discursifs, quel statut
faut-il donner à cette notion d'événement qui
fut si rarement prise en considération par les philosophes ?
Bien sûr l'événement n'est ni substance ni accident,
ni qualité ni processus ; l'événement n'est
pas de l'ordre des corps. Et pourtant il n'est point immatériel ;
c'est toujours au niveau de la matérialité qu'il prend
effet, qu'il est effet ; il a son lieu et il consiste dans la relation,
la coexistence, la dispersion, le recoupement, l'accumulation, la
sélection d'éléments matériels ; il n'est
point l'acte ni la propriété d'un corps ; il se produit
comme effet de et dans une dispersion matérielle.
Disons que la philosophie de l'événement devrait
s'avancer dans la direction paradoxale au premier regard d'un matérialisme
de l'incorporel.
D'autre part, si les événements discursifs doivent
être traités selon des séries homogènes,
mais discontinues les unes par rapport aux autres, quel statut faut-il
donner à ce discontinu ? Il ne s'agit, bien entendu, ni de
la succession des instants du temps, ni de la pluralité des
divers sujets pensants ; il s'agit de césures qui brisent
l'instant et dispersent le sujet en une pluralité de positions
et de fonctions possibles. Une telle discontinuité frappe
et invalide les plus petites unités traditionnellement reconnues
ou les moins facilement contestées: l'instant et le sujet.
Et, au-dessous d'eux, indépendamment d'eux, il faut concevoir
entre ces séries discontinues des relations qui ne sont pas
de l'ordre de la succession (ou de la simultanéité)
dans une (ou plusieurs) conscience ; il faut élaborer en dehors
des philosophies du sujet et du temps - une théorie des systématicités
discontinues. Enfin, s'il est vrai que ces séries discursives
et discontinues ont chacune, entre certaines limites, leur régularité,
sans doute n'est-il plus possible d'établir entre les éléments
qui les constituent des liens de causalité mécanique
ou de nécessité idéale. Il faut accepter d'introduire
l'aléa comme catégorie dans la production des événements.
Là encore se fait sentir l'absence d'une théorie permettant
de penser les rapports du hasard et de la pensée.
De sorte que le mince décalage qu'on se propose de mettre
en oeuvre dans 1 'histoire des idées et qui consiste à
traiter, non pas des représentations qu'il peut y avoir derrière
les discours, mais des discours comme des séries régulières
et distinctes d'événements, ce mince décalage,
je crains bien d'y reconnaître quelque chose comme une petite
(et odieuse peut-être) machinerie qui permet d'introduire
à la racine même de la pensée, le hasard, le
discontinu et la matérialité. Triple péril
qu'une certaine forme d'histoire essaie de conjurer en racontant
le déroulement continu d'une nécessité idéale.
Trois notions qui devraient permettre de lier à la pratique
des historiens l'histoire des systèmes de pensée.
Trois directions que devra suivre le travail de l'élaboration
théorique.
*
En suivant ces principes et en me référant à
cet horizon, les analyses que je me propose de faire se disposent
selon deux ensembles. D'une part l'ensemble «critique»,
qui met en oeuvre le principe de renversement: essayer de cerner
les formes de l'exclusion, de la limitation, de l'appropriation
dont je parlais tout à l'heure ; montrer comment ils se sont
formés, pour répondre à quels besoins, comment
ils se sont modifiés et déplacés, quelle contrainte
ils ont effectivement exercée, dans quelle mesure ils ont
été tournés. D'autre part l'ensemble «généalogique»
qui met en oeuvre les trois autres principes : comment se sont formées,
au travers, en dépit ou avec l'appui de ces systèmes
de contraintes, des séries de discours ; quelle a été
la norme spécifique de chacune, et quelles ont été
leurs conditions d'apparition, de croissance, de variation.
L'ensemble critique d'abord. Un premier groupe d'analyses pourrait
porter sur ce que j'ai désigné comme fonctions d'exclusion.
Il m'est arrivé autrefois d'en étudier une et pour
une période déterminée: il s'agissait du partage
entre folie et raison à l'époque classique. Plus tard,
on pourrait essayer d'analyser un système d'interdit de langage:
celui qui concerne la sexualité depuis le XVIe siècle
jusqu'au XI Xe siècle ; il s'agirait de voir non point sans
doute comment il s'est progressivement et heureusement effacé ;
mais comment il s'est déplacé et réarticulé
depuis une pratique de la confession où les conduites interdites
étaient nommées, classées, hiérarchisées,
et de la manière la plus explicite, jusqu'à l'apparition
d'abord bien timide, bien retardée, de la thématique
sexuelle dans la médecine et dans la psychiatrie du XI Xe
siècle ; ce ne sont là encore bien sûr que des
repères un peu symboliques, mais on peut déjà
parier que les scansions ne sont pas celles qu'on croit, et que
les interdits n'ont pas toujours eu le lieu qu'on imagine.
Dans l'immédiat, c'est au troisième système
d'exclusion que je voudrais m'attacher. Et je l'envisagerai de deux
manières. D'une part, je voudrais essayer de repérer
comment s'est fait, mais comment aussi fut répété,
reconduit, déplacé ce choix de la vérité
à l'intérieur duquel nous sommes pris mais que nous
renouvelons sans cesse ; je me placerai d'abord à l'époque
de la sophistique et de son début avec Socrate ou du moins
avec la philosophie platonicienne, pour voir comment le discours
efficace, le discours rituel, le discours chargé de pouvoirs
et de périls s'est ordonné peu à peu à
un partage entre discours vrai et discours faux. Je me placerai
ensuite au tournant du XVIe et du XVIIe siècle, à
l'époque où apparaît, en Angleterre surtout
une science du regard, de l'observation, du constat, une certaine
philosophie naturelle inséparable sans doute de la mise en
place de nouvelles structures politiques, inséparable aussi
de l'idéologie religieuse: nouvelle forme à coup sûr
de la volonté de savoir. Enfin le troisième point
de repère sera le début du XIXe, avec les grands actes
fondateurs de la science moderne, la formation d'une société
industrielle et l'idéologie positiviste qui l'accompagne.
Trois coupes dans la morphologie de notre volonté de savoir ;
trois étapes de notre philistinisme.
J'aimerais aussi reprendre la même question, mais sous un
angle tout autre: mesurer l'effet d'un discours à prétention
scientifique - discours médical, psychiatrique, discours sociologique
aussi - sur cet ensemble de pratiques et de discours prescriptifs
que constitue le système pénal. C'est l'étude
des expertises psychiatriques et de leur rôle dans la pénalité
qui servira de point de départ et de matériel de base
à cette analyse.
C'est encore dans cette perspective critique mais à un autre
niveau qu'on devrait faire l'analyse des procédures de limitation
des discours, de celles parmi lesquelles j'ai désigné
tout à l'heure le principe de l'auteur, celui du commentaire,
celui de la discipline. On peut, dans cette perspective, envisager
un certain nombre d'études. Je pense, par exemple, à
une analyse qui porterait sur l'histoire de la médecine du
XVIe au XIXe siècle ; il s'agirait non pas tellement de repérer
les découvertes faites ou les concepts mis en oeuvre, mais
de ressaisir, dans la construction du discours médical, mais
aussi dans toute l'institution qui le supporte, le transmet, le
renforce comment ont été mis en jeu le principe de
l'auteur, celui du commentaire, celui de la discipline ; chercher
à savoir comment s'est exercé le principe du grand
auteur: Hippocrate, Galien, bien sûr, mais aussi Paracelse,
Sydenham ou Boerhaave ; comment s'est exercée, et tard encore
au XIXe siècle, la pratique de l'aphorisme et du commentaire,
comment lui fut substituée peu à peu la pratique du
cas, du recueil de cas, de l'apprentissage clinique sur un cas concret ;
selon quel modèle enfin la médecine a cherché
à se constituer comme discipline, s'appuyant d'abord sur
l'histoire naturelle, ensuite sur l'anatomie et la biologie.
On pourrait aussi envisager la manière dont la critique
et l'histoire littéraires au XVIIIe et au XIXe siècle
ont constitué le personnage de l'auteur et la figure de l'oeuvre,
en utilisant, en modifiant et déplaçant les procédés
de l'exégèse religieuse, de la critique biblique,
de l'hagiographie, des «vies» historiques ou légendaires,
de l'autobiographie et des mémoires. Il faudra bien aussi,
un jour, étudier le rôle que joue Freud dans le savoir
psychanalytique, fort différent à coup sûr de
celui de Newton en physique (et de tous les fondateurs de discipline),
fort différent aussi de celui que peut jouer un auteur dans
le champ du discours philosophique (fût-il comme Kant à
l'origine d'une autre manière de philosopher).
Voilà donc quelques projets pour l'aspect critique de la
tâche, pour l'analyse des instances du contrôle discursif.
Quant à l'aspect généalogique, il concerne
la formation effective des discours soit à l'intérieur
des limites du contrôle, soit à l'extérieur,
soit le plus souvent de part et d'autre de la délimitation.
La critique analyse les processus de raréfaction, mais aussi
de regroupement et d'unification des discours ; la généalogie
étudie leur formation à la fois dispersée,
discontinue et régulière. A dire vrai, Ces deux tâches
ne sont jamais tout à fait séparables ; il n'y a pas,
d'une part, les formes du rejet, de l'exclusion, du regroupement
ou de l'attribution ; et puis, d'autre part, à un niveau plus
profond, le jaillissement spontané des discours qui, aussitôt
avant ou après leur manifestation, se trouvent soumis à
la sélection et au contrôle. La formation régulière
du discours peut intégrer, dans certaines conditions et jusqu'à
un certain point, les procédures de contrôle (c'est
ce qui se passe, par exemple, lorsqu'une discipline prend forme
et statut de discours scientifique) ; et inversement les figures
du contrôle peuvent prendre corps à l'intérieur
d'une formation discursive (ainsi la critique littéraire
comme discours constitutif de l'auteur) : si bien que toute tâche
critique, mettant en question les instances du contrôle, doit
bien analyser en même temps les régularités
discursives à travers lesquelles elles se forment ; et toute
description généalogique doit prendre en compte les
limites qui jouent dans les formations réelles. Entre l'entreprise
critique et l'entreprise généalogique la différence
n'est pas tellement d'objet ou de domaine, mais de point d'attaque,
de perspective et de délimitation.
J'évoquais tout à l'heure une étude possible
: celle des interdits qui frappent le discours de la sexualité.
Il serait difficile et abstrait, en tout cas, de mener cette étude
sans analyser en même temps les ensembles des discours, littéraires,
religieux ou éthiques, biologiques et médicaux, juridiques
également, où il est question de la sexualité,
et où celle-ci se trouve nommée, décrite, métaphorisée,
expliquée, jugée. Nous sommes très loin d'avoir
constitué un discours unitaire et régulier de la sexualité ;
peut-être n'y parviendra-t-on jamais et peut-être n'est-ce
pas dans cette direction que nous allons. Peu importe. Les interdits
n'ont pas la même forme et ne jouent pas de la même
façon dans le discours littéraire et dans celui de
la médecine, dans celui de la psychiatrie ou dans celui de
la direction de conscience. Et, inversement, ces différentes
régularités discursives ne renforcent pas, ne contournent
ou ne déplacent pas les interdits de la même façon.
L'étude ne pourra donc se faire que selon des pluralités
de séries où viennent jouer des interdits qui, pour
une part au moins, sont différents en chacune.
On pourrait aussi considérer les séries de discours
qui, au XVIe et au XVIIe siècle, concernent la richesse et
la pauvreté, la monnaie, la production, le commerce. On a
affaire là à des ensembles d'énoncés
fort hétérogènes, formulés par les riches
et les pauvres, les savants et les ignorants, les protestants ou
les catholiques, les officiers royaux, les commerçants ou
les moralistes. Chacun a sa forme de régularité, ses
systèmes également de contrainte. Aucun d'entre eux
ne préfigure exactement cette autre forme de régularité
discursive qui prendra l'allure d'une discipline et qui s'appellera
«analyse des richesses», puis «économie
politique». C'est pourtant à partir d'eux qu'une nouvelle
régularité s'est formée, reprenant ou excluant,
justifiant ou écartant tels ou tels de leurs énoncés.
On peut aussi penser à une étude qui porterait sur
les discours concernant l'hérédité, tels qu'on
peut les trouver, répartis et dispersés jusqu'au début
du XXe siècle à travers des disciplines, des observations,
des techniques et des recettes diverses ; il s'agirait alors de montrer
par quel jeu d'articulation ces séries se sont en fin de
compte recomposées dans la figure, épistémologiquement
cohérente et reconnue par l'institution, de la génétique.
C'est ce travail qui vient d'être fait par François
Jacob avec un éclat et une science qu'on ne saurait égaler.
Ainsi doivent alterner, prendre appui les unes sur les autres et
se compléter les descriptions critiques et les descriptions
généalogiques. La part critique de l'analyse s'attache
aux systèmes d'enveloppement du discours ; elle essaie de
repérer, de cerner ces principes d'ordonnancement, d'exclusion,
de rareté du discours. Disons, pour jouer sur les mots, qu'elle
pratique une désinvolture appliquée. La part généalogique
de l'analyse s'attache en revanche aux séries de la formation
effective du discours: elle essaie de le saisir dans son pouvoir
d'affirmation, et j'entends par là non pas un pouvoir qui
s'opposerait à celui de nier, mais le pouvoir de constituer
des domaines d'objets, à propos desquels on pourra affirmer
ou nier des propositions vraies ou fausses. Appelons positivités
ces domaines d'objets ; et disons, pour jouer une seconde fois sur
les mots, que si le style critique, c'est celui de la désinvolture
studieuse, l'humeur généalogique sera celle d'un positivisme
heureux.
En tout cas, une chose au moins doit être soulignée:
l'analyse du discours ainsi entendue ne dévoile pas l'universalité
d'un sens, elle met au jour le jeu de la rareté imposée,
avec un pouvoir fondamental d'affirmation. Rareté et affirmation,
rareté, finalement, de l'affirmation et non point générosité
continue du sens, et non point monarchie du signifiant.
Et maintenant que ceux qui ont des lacunes de vocabulaire disent
- si ça leur chante mieux que ça ne leur parle - que
c'est là du structuralisme.
*
Ces recherches dont j'ai tenté de vous présenter
le dessin, je sais bien que je n'aurais pas pu les entreprendre
si je n'avais eu pour m'aider des modèles et des appuis.
Je crois que je dois beaucoup à M. Dumézil, puisque
c'est lui qui m'a incité au travail à un âge
où je croyais encore qu'écrire est un plaisir. Mais
je dois beaucoup aussi à son oeuvre ; qu'il me pardonne si
j'ai éloigné de leur sens ou détourné
de leur rigueur ces textes qui sont les siens et qui nous dominent
aujourd'hui ; c'est lui qui m'a appris à analyser l'économie
interne d'un discours tout autrement que par les méthodes
de l'exégèse traditionnelle ou par celles du formalisme
linguistique ; c'est lui qui m'a appris à repérer d'un
discours à l'autre, par le jeu des comparaisons, le système
des corrélations fonctionnelles ; c'est lui qui m'a appris
comment décrire les transformations d'un discours et les
rapports à l'institution. Si j'ai voulu appliquer une pareille
méthode à de tout autres discours qu'à des
récits légendaires ou mythiques, l'idée m'en
est venue sans doute de ce que j'avais devant les yeux les travaux
des historiens des sciences, et surtout de M. Canguilhem ; c'est
à lui que je dois d'avoir compris que l'histoire de la science
n'est pas prise forcément dans l'alternative:
chronique des découvertes, ou descriptions des idées
et opinions qui bordent la science du côté de sa genèse
indécise ou du côté de ses retombées
extérieures ; mais qu'on pouvait, qu'on devait, faire l'histoire
de la science comme d'un ensemble à la fois cohérent
et transformable de modèles théoriques et d'instruments
conceptuels.
Mais je pense que ma dette, pour une très large part, va
à Jean Hyppolite. Je sais bien que son oeuvre est placée,
aux yeux de beaucoup, sous le règne de Hegel, et que toute
notre époque, que ce soit par la logique ou par l'épistémologie,
que ce soit par Marx ou par Nietzsche, essaie d'échapper
à Hegel: et ce que j'ai essayé de dire tout à
l'heure à propos du discours est bien infidèle au
logos hégélien.
Mais échapper réellement à Hegel suppose d'apprécier
exactement ce qu'il en coûte de se détacher de lui ;
cela suppose de savoir jusqu'où Hegel, insidieusement peut-être,
s'est approché de nous ; cela suppose de savoir, dans ce qui
nous permet de penser contre Hegel, ce qui est encore hégélien ;
et de mesurer en quoi notre recours contre lui est encore peut-être
une ruse qu'il nous oppose et au terme de laquelle il nous attend,
immobile et ailleurs.
Or, si nous sommes plus d'un à être en dette à
l'égard de J. Hyppolite, c'est qu'infatigablement il a parcouru
pour nous et avant nous ce chemin par lequel on s'écarte
de Hegel, on prend distance, et par lequel on se trouve ramené
à lui mais autrement, puis contraint à le quitter
à nouveau.
D'abord J. Hyppolite avait pris soin de donner une présence
à cette grande ombre un peu fantomatique de Hegel qui rôdait
depuis le XIXe siècle et avec laquelle obscurément
on se battait. C'est par une traduction, celle de la Phénoménologie
de l'esprit, qu'il avait donné à Hegel cette présence ;
et que Hegel lui-même est bien présent en ce texte
français, la preuve en est qu'il est arrivé aux Allemands
de le consulter pour mieux comprendre ce qui, un instant au moins,
en devenait la version allemande.
Or de ce texte, J. Hyppolite a cherché et a parcouru toutes
les issues, comme si son inquiétude était: peut-on
encore philosopher là où Hegel n'est plus possible ?
Une philosophie peut-elle encore exister et qui ne soit plus hégélienne ?
Ce qui est non hégélien dans notre pensée est-il
nécessairement non philosophique ? Et ce qui est antiphilosophique
est-il forcément non hégélien ? Si bien que
cette présence de Hegel qu'il nous avait donnée, il
ne cherchait pas à en faire seulement la description historique
et méticuleuse: il voulait en faire un schéma d'expérience
de la modernité (est-il possible de penser sur le mode hégélien
les sciences, 1 'histoire, la politique et la souffrance de tous
les jours ?), et il voulait faire inversement de notre modernité
l'épreuve de l'hégélianisme et, par là,
de la philosophie. Pour lui le rapport à Hegel, c'était
le lieu d'une expérience, d'un affrontement où il
n'était jamais certain que la philosophie sorte vainqueur.
Il ne se servait point du système hégélien
comme d'un univers rassurant ; il y voyait le risque extrême
pris par la philosophie.
De là, je crois, les déplacements qu'il a opérés,
je ne dis pas à l'intérieur de la philosophie hégélienne,
mais sur elle, et sur la philosophie telle que Hegel la concevait ;
de là aussi toute une inversion de thèmes. La philosophie,
au lieu de la concevoir comme la totalité enfin capable de
se penser et de se ressaisir dans le mouvement du concept, J. Hyppolite
en faisait sur fond d'un horizon infini, une tâche sans terme:
toujours levée tôt, sa philosophie n'était point
prête de s'achever jamais. Tâche sans terme, donc tâche
toujours recommencée, vouée à la forme et au
paradoxe de la répétition: la philosophie, comme pensée
inaccessible de la totalité, c'était pour J. Hyppolite
ce qu'il pouvait y avoir de répétable dans l'extrême
irrégularité de l'expérience ; c'était
ce qui se donne et se dérobe comme question sans cesse reprise
dans la vie, dans la mort, dans la mémoire: ainsi le thème
hégélien de l'achèvement sur la conscience
de soi, il le transformait en un thème de l'interrogation
répétitive. Mais, puisqu'elle était répétition,
la philosophie n'était pas ultérieure au concept ;
elle n'avait pas à poursuivre l'édifice de l'abstraction,
elle devait toujours se tenir en retrait, rompre avec ses généralités
acquises et se remettre au contact de la non-philosophie ; elle devait
s'approcher, au plus près, non de ce qui l'achève,
mais de ce qui la précède, de ce qui n'est pas encore
éveillé à son inquiétude ; elle devait
reprendre pour les penser, non pour les réduire, la singularité
de l'histoire, les rationalités régionales de la science,
la profondeur de la mémoire dans la conscience ; apparaît
ainsi le thème d'une philosophie présente, inquiète,
mobile tout au long de sa ligne de contact avec la non-philosophie,
n'existant que par elle pourtant et révélant le sens
que cette non-philosophie a pour nous. Or, si elle est dans ce contact
répété avec la non-philosophie, qu'est-ce que
le commencement de la philosophie ? Est-elle déjà là,
secrètement présente dans ce qui n'est pas elle, commençant
à se formuler à mi-voix dans le murmure des choses ?
Mais, dès lors, le discours philosophique n'a peut-être
plus de raison d'être ; ou bien doit-elle commencer sur une
fondation à la fois arbitraire et absolue ? On voit ainsi
se substituer au thème hégélien du mouvement
propre à l'immédiat celui du fondement du discours
philosophique et de sa structure formelle.
Enfin, dernier déplacement, que J. Hyppolite a opéré
sur la philosophie hégélienne : si la philosophie
doit bien commencer comme discours absolu, qu'en est-il de l'histoire
et qu'est-ce que ce commencement qui commence avec un individu singulier,
dans une société, dans une classe sociale, et au milieu
des luttes ?
Ces cinq déplacements, en conduisant au bord extrême
de la philosophie hégélienne, en la faisant sans doute
passer de l'autre côté de ses propres limites, convoquent
tour à tour les grandes figures majeures de la philosophie
moderne que Jean Hyppolite n'a pas cessé d'affronter à
Hegel: Marx avec les questions de l'histoire, Fichte avec le problème
du commencement absolu de la philosophie, Bergson avec le thème
du contact avec le non-philosophique, Kierkegaard avec le problème
de la répétition et de la vérité, Husserl
avec le thème de la philosophie comme tâche infinie
liée à l'histoire de notre rationalité. Et,
au-delà de ces figures philosophiques, on aperçoit
tous les domaines de savoir que J. Hyppolite invoquait autour de
ses propres questions: la psychanalyse avec l'étrange logique
du désir, les mathématiques et la formalisation du
discours, la théorie de l'information et sa mise en application
dans l'analyse du vivant, bref tous les domaines à partir
desquels on peut poser la question d'une logique et d'une existence
qui ne cessent de nouer et de dénouer leurs liens.
Je pense que cette oeuvre, articulée dans quelques livres
majeurs, mais investie plus encore dans des recherches, dans un
enseignement, dans une perpétuelle attention, dans un éveil
et une générosité de tous les jours, dans une
responsabilité apparemment administrative et pédagogique
(c'est-à-dire en réalité doublement politique),
a croisé, a formulé les problèmes les plus
fondamentaux de notre époque. Nous sommes nombreux à
lui être infiniment redevables.
C'est parce que je lui ai emprunté sans doute le sens et
la possibilité de ce que je fais, c'est parce que bien souvent
il m'a éclairé quand j'essayais à l'aveugle,
que j'ai voulu mettre mon travail sous son signe et que j'ai tenu
à terminer, en l'évoquant, la présentation
de mes projets. C'est vers lui, vers ce manque - où j'éprouve
à la fois son absence et mon propre défaut - que se
croisent les questions que je me pose maintenant.
Puisque je lui dois tant, je comprends bien que le choix que vous
avez fait en m'invitant à enseigner ici est, pour une bonne
part, un hommage que vous lui avez rendu ; je vous suis reconnaissant,
profondément, de l'honneur que vous m'avez fait, mais je
ne vous suis pas moins reconnaissant, pour ce qui lui revient dans
ce choix. Si je ne me sens pas égal à la tâche
de lui succéder, je sais, en revanche, que, si ce bonheur
avait pu nous être donné, j'aurais été,
ce soir, encouragé par son indulgence.
Et je comprends mieux pourquoi j'éprouvais tant de difficulté
à commencer tout à l'heure. Je sais bien maintenant
quelle est la voix dont j'aurais voulu qu'elle me précède,
qu'elle me porte, qu'elle m'invite à parler et qu'elle se
loge dans mon propre discours. Je sais ce qu'il y avait de si redoutable
à prendre la parole, puisque je la prenais en ce lieu d'où
je l'ai écouté, et où il n'est plus, lui, pour
m'entendre.
L’ordre du discours (1971)
Origine : http://foucault.50webs.com/books/1971_OD.htm
http://www.scribd.com/doc/32347244/Michel-Foucault-L-Ordre-Du-Discours
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