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Une lecture du management au travers du regard de Michel Foucault :
pouvoir, observation, surveillance... ?

Origine http://www.managementagora.com/article-2957484.html

Michel FOUCAULT a réintroduit la question centrale du pouvoir au centre du dispositif d'analyse. Dans son livre Surveiller et punir (1975), il part de la prison comme une architecture permettant d'observer, de surveiller et discipliner étroitement les occupants, sans que ces derniers puissent eux-mêmes observer leurs surveillants. Nous verrons comment cette notion de pouvoir peut s’exercer au travers des systèmes d’observation, de surveillance et de discipline dans le management moderne. Si Michel Foucault a surtout travaillé sur le "comment" du pouvoir, je m'aventurerai pour ma part dans l'esquisse d'un "pourquoi" dans le domaine du management.

Michel Foucault a réintroduit la question centrale du pouvoir au centre du dispositif d'analyse. Pour lui, le pouvoir n'est pas un effet attribuable ; il émerge des réseaux de relations constamment interconnectées, de dispositions, de techniques, de fonctionnement... Dès lors, et contrairement à ce que j’ai pu avancer comme définition du pouvoir (celle de Weber) dans mon précédent billet (la capacité de A d'obtenir que B fasse quelque chose qu'il n'aurait pas fait sans l'intervention de A), le pouvoir ne consiste pas en une action directe sur une personne mais plutôt en une action sur d'autres actions ; il repose sur la possibilité de guider l'action et de mettre en ordre ses résultats possibles.

Ma lecture de Foucault est encore insuffisante mais j’ai l’impression d’y retrouver le courant de réflexion qui a animé de nombreux penseurs chinois, des siècles différents ; en effet, ces derniers ont fait de la bonne manière de gouverner et du pouvoir des objets quasi obsessionnels. Leur pensée a particulièrement été bien saisie dans sa différence par le philosophe et sinologue contemporain François Jullien : le stratège n’agit pas ; de par son observation et sa disponibilité, il se positionne dans un dispositif pour en tirer un maximum d’effet. Par ailleurs, la lecture des penseurs chinois met en exergue la vision prométhéenne de l'action en Occident : un événement résulte, selon une causalité linéaire, de l'action d'un individu : une tragédie où l'homme devient héros. Dans cette voie et traditionnellement, le pouvoir est détenu par une personne ; la Chine comme Foucault (et vice versa) considère le pouvoir comme une résultante des relations ( des interactions) entre les hommes.

Dans son livre, M. Foucault distingue deux modes de domination dans l'histoire occidentale qui se sont succédés du XVIIIème siècle :

* Le mode traditionnel qui se caractérise par des extrêmes de violence infligée aux corps
* Le mode disciplinaire qui se singularise par des formes subtiles de correction et de dressage

Pour lui, l'archétype du mode disciplinaire est le panopticon de Bentham dont la photo ci-dessous est suffisamment explicite quant à sa fonction :

«La prison ressemble aux usines, aux écoles, aux casernes, aux hôpitaux, qui tous ressemblent aux prisons» (Foucault, 1998, p. 264) : le panopticon est une prison dont l'architecture permet d'observer et de surveiller étroitement les occupants, sans que ces derniers puissent eux-mêmes observer leurs surveillants. Le modèle de la prison, étudié par Foucault, est une forme extrême d'un pouvoir qui convertit les corps et leurs potentialités en quelque chose d'utile et de docile.

Ce modèle de fonctionnement serait généralisable à toutes les organisations… M.

Foucault relève une expansion continue des dispositifs de surveillance et de discipline.

Même si la comparaison avec la prison reste extrême et peut paraître exagérée, elle amène à se demander si l’utilisation par les entreprises du meilleur des techniques de management modernes et systèmes d’information ne revient pas à développer une sorte de panopticon.

Les systèmes d’information, les normalisations ISO (qualité), IFRS (comptabilité) constituent les briques d’une architecture d’observation et de surveillance (le manageur parlera utilisera le terme moins connoté de pilotage). Malgré le statut apparemment scientifique de la comptabilité (issue de l’utilisation des chiffres et des normes), les normes comptables ne sont pas que techniques et gardent une forte dimension socio-politique. Les nombreux scandales type Enron justifie mon utilisation du « apparemment ».

L'œuvre foucaldienne a également mis en avant la notion de formations et de pratiques discursives. Amintas résume ainsi cette idée :

«Une formation discursive peut se définir comme un noeud de concepts, de propositions et d'assomptions permettant de rendre l'individu connaissable et "actionnable". Chaque formation discursive est dotée d'un ensemble de pratiques associées consistant en techniques et dispositifs permettant de mettre en oeuvre et de reproduire ces savoirs qui ne sont eux mêmes rendus possibles que par l'existence d'assertions et d'hypothèses le plus souvent implicites. En définissant un corpus de pratiques possibles, les savoirs sont à la fois les produits et les vecteurs du pouvoir. »

Parmi les pratiques en entreprise dites « discursives », on peut relever la démarche budgétaire sous ses différentes facettes : les procédures de préparation, de soumission, de révision et d'approbation des budgets, les réunions pour discuter et analyser les résultats de gestion et les systèmes d'incitation liés à l'atteinte d'objectifs financiers… Ces pratiques de contrôle (coûts standards et budgets), la formation initiale des futurs managers contribuent alors fortement à construire des individus gérables. Les savoirs managériaux sont autant de mécanismes d'autocontrôle et d'autocorrection.

Sur le plan de l’organisation interne, la combinaison d’une architecture d’observation/surveillance et des pratiques discursives, résultent autant d'instruments disciplinaires quadrillant l'espace, découpant le temps, normant les actions et rendant " calculables " les agents, en fournissant les moyens de les comparer. Ces instruments sont investis, transmis et reproduits par tous les êtres humains dans leur existence au jour le jour.

Les mutations de l'environnement concurrentiel des firmes qui devient de plus en plus complexe et imprévisible, exigent souplesse et réactivité, qualités mieux supportées par des systèmes décentralisés au plus prêt des opérations.

Pour Amintas, l'optique foucaldienne permet de renverser totalement cette perspective. L'implantation des technologies de l'information et de la communication, la mise au point de nouvelles pratiques de management se révèlent au contraire comme autant d'avancées dans un mouvement général de sophistication des dispositifs de domination disciplinaire.

En échange, les exécutants obtiennent qu'on reconnaisse la pertinence des informations dont ils disposent et leurs compétences. Ils obtiennent une autonomie pourvu qu'ils en fassent bon usage. Plus exactement, ils conquièrent une autonomie et une compétence en démontrant l'efficacité de l'une et de l'autre pour atteindre les résultats souhaités. Si la décentralisation des décisions peut se lire comme un desserrement du système hiérarchique de supervision, elle doit aussi se comprendre comme l'imposition, au niveau des collectifs de travail opérationnel, d'une obligation de résultat, dont tout juriste sait qu'elle est largement plus contraignante que l'obligation de moyens.

A titre personnel, en tant que manager, la lecture de Michel Foucault et de ses exégètes m'a particulièrement interpellé ; en effet, je constate (parfois avec une certaine stupeur) que les différentes pratiques de management que j'ai connues au travers de mes expériences et celles que j'impulse aujourd'hui constituent autant de moyens d'observation, de surveillance et de discipline...

Néanmoins, j'ai essayé d'aller au-delà du "comment" que Michel Foucault a privilégié au détriment du "pourquoi".

L'image "carcérale" mis en avant par M. Foucault est terrible pour le management ; mais y a-t-il vraiment une volonté (collective et inconsciente, si l'utilisation de ces qualificatifs a un sens dans la thématique de la volonté) d'aliéner l'individu ? Pour ma part, je ne pense pas ; je verrai plutôt dans les systèmes d'observation et de surveillance un moyen pour l'homme et la société d'accéder, d'une certaine manière, à un vieux rêve :

Maîtriser l'avenir

Standardiser les comportements de l'individu et les rendre ainsi plus prévisibles

Les systèmes type "panopticon" seraient donc de puissants réducteurs d'incertitudes ou d'angoisses par rapport à l'incertitude de l'avenir.

En m'arrêtant ici, j'ai conscience de laisser une contribution inachevée ; d'autres chemins doivent être explorés, en parrticulier, celui du "pourquoi".
Mais, il faut laisser mûrir cette réflexion et attendre vos commentaires dans cet optique.

La Chouette



Références utilisées pour rédiger cet article :

Alain MINTAS, Une généalogie des techniques de contrôle : une lecture de Michel Foucault.

Dominique BESSIRE, Recherches « critiques » en contrôle de gestion : une typologie.

Damien BO, Michel Foucault et le Management Public.

Bernard COLASSE, La comptabilité comme « technique qui permet de voir ».

Michel FOUCAULT, Surveiller et punir, 1975.

Collectif (Armand Hatchuel, Eric Pezet, Ken Starkey, Olivier Lenay…), Gouvernement, organisation et entreprise : l'héritage de Michel Foucault, PU Laval, 2005


Références internet sur Michel Foucault :

http://www.cla.purdue.edu/academic/engl/theory/newhistoricism/modules/foucaultpower.html

http://1libertaire.free.fr/Foucault37.html

http://fr.wikipedia.org/wiki/Surveiller_et_punir

publié par La Chouette dans: Essais et réflexions