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Michel Foucault, radical et sceptique,
un entretien avec Matthieu Potte-Bonneville

Origine : http://www.politis.fr/article1009.html

Michel Foucault, radical et sceptique, un entretien avec Matthieu Potte-Bonneville

Olivier Doubre

Membre du comité de rédaction de la revue Vacarme, Matthieu Potte-Bonneville s’interroge sur l’actualité de la pensée de Michel Foucault et les lectures qui continuent d’en être faites.

Le 25 juin 1984, Michel Foucault meurt du sida. Comment voyez-vous cette commémoration des 20ans de sa disparition ? Et où en est actuellement la recherche sur Foucault ?

Matthieu Potte-Bonneville : La question est de savoir si on va donner une visibilité plus grande aux recherches qui s’effectuent. Parce que la présence de Michel Foucault est très discrète, souterraine, et qu’il n’y a pas vraiment de « foucaldiens » ! C’est assez curieux : Foucault est une référence implicite et privée pour tout un ensemble de gens, qu’ils soient militants ou chercheurs, sans définir pour autant une sorte d’identité, ou une école. Je ne crois pas que l’adjectif « foucaldien » ait un sens comme peuvent l’avoir les adjectifs « sartrien », « deleuzien » ou « bourdieusien ».

Il y a cependant beaucoup de thèses qui s’écrivent, en particulier en philosophie, et qui sont vivantes, vraiment intéressantes. Elles ont du mal à trouver leurs lieux d’expression parce que le monde de l’édition est encore un peu frileux à leur égard. Notamment, parce qu’il n’y a pas l’équivalent de ce qu’ont été les gender studies aux États-Unis : un lieu de recherches où celles-ci devenaient visibles, avec des réseaux d’édition. Je crois que la lecture de Foucault a été très longtemps « mise au congélateur ». Il y a eu un moment très rapide entre 1985 et 1990, avec une vraie réflexion sur la critique de Foucault, puis les mêmes choses ont été, plus ou moins, répétées pendant dix ans. C’est seulement aujourd’hui que de bons spécialistes émergent, comme Frédéric Gros, ou évidemment Philippe Artières. Mais c’est peut-être aussi le temps nécessaire après la mort d’un grand auteur...

Pourquoi lire Foucault aujourd’hui ?

Il y a plein de raisons ! D’abord, une première raison est que la lecture de Foucault a toujours été très solidaire des circonstances. Son oeuvre est une oeuvre durable parce qu’elle a cette capacité à prendre sens, à prendre des sens différents suivant des contextes à chaque fois singuliers. Il y avait des raisons extrêmement fortes de lire Foucault en 1975, d’autres en 1985, et il y a sans doute d’autres raisons, tout aussi fortes, en 2004 !

Une autre raison tient évidemment aux objets politiques qu’il a repérés, et aux notions qu’il a forgées pour les analyser. On fait souvent de Foucault le penseur des institutions d’enfermement : l’asile, la prison, etc. Quand Foucault analyse la prison, il ne l’analyse pas comme une sorte de persistance des cachots du Moyen Âge dans la société moderne, il l’analyse comme une institution qui, à la fois, contredit et fonctionne avec la société moderne. Quand on se demande pourquoi existent des formes d’enfermement aussi brutales et archaïques que celles que les Américains pratiquent à Guantanamo ou à Abou Graib, enkystées dans la politique américaine, qui est en même temps libérale, il faut lire Foucault. Afin d’essayer de penser ce rapport, cette sorte d’intimité du clos et de l’ouvert.

Enfin, une raison de lire Foucault aujourd’hui tient, à mon avis, au moment très particulier du militantisme. Foucault voit très tôt que les mouvements politiques qui sortent de 1968 se pensent, se formulent, dans des catégories et un langage qui, d’une certaine façon, ne sont qu’à moitié les leurs (1). Grosso modo, les mouvements politiques qui sortent de 1968 sont pris entre la défense des libertés individuelles et l’horizon révolutionnaire, et entre des formes très centralisées de mouvements politiques et des formes de spontanéité. Foucault essaye de démêler cet écheveau-là, en essayant de produire une figure de l’intellectuel et une pensée du politique qui soit radicale, donc sans concession, et qui en même temps se dégage de l’horizon de la lutte finale. Si on devait résumer la pensée de Foucault, ce serait vraiment une pensée de la lutte, mais en aucun cas de la lutte finale. Il pose des problèmes politiques dont il sait qu’ils n’admettent pas de solutions simples et définitives. Il n’y a pas de réponse simple et définitive à la question de la prison, ni à la question de l’asile. Ce sont des questions extrêmement subversives, qui embarrassent autant les gestionnaires que les révolutionnaires. Cependant, il faut quand même « faire quelque chose ! » : c’est une de ses formules quand il crée le Groupe d’information sur les prisons (GIP). Et « faire quelque chose », c’est essayer de trouver une manière de prendre à bras-le-corps ces questions embarrassantes.

On lit souvent que Foucault aurait laissé une sorte de « boîte à outils ». Que pensez-vous de ce terme ?

Le terme de « boîte à outils » est employé dans un entretien entre Deleuze et Foucault en 1972 où ils sont là assez d’accord : le rôle d’une théorie n’est pas de fournir un cadre englobant, ou une base totalisante, de discours unifié aux luttes sociales. C’est bien sûr une réaction contre le marxisme et la lecture althussérienne du marxisme. Le rôle de la théorie est d’être en morceaux, pour que ces morceaux de théorie fonctionnent avec des morceaux de luttes ou de pratiques militantes. Car, selon Foucault, il n’y a pas d’un côté la théorie et de l’autre la pratique : la pratique dans les sociétés modernes est largement informée de réflexions, d’outils théoriques ou scientifiques. C’est le premier sens de l’idée de « boîte à outils ». Son deuxième sens est que l’intellectuel ne sait pas forcément à quoi vont servir les outils qu’il fabrique. Je crois que la métaphore de l’outil, c’est aussi une manière de dire qu’il n’y a pas forcément un seul sens à donner aux analyses, ni un bon et un mauvais usage des concepts élaborés par Foucault. C’est une manière de justifier la pluralité des lectures des textes.

Ma position par rapport à ce terme est double. D’une part, c’est bien la manière dont sont lus les textes de Foucault : par des penseurs, des militants, qui ont des intérêts très divers, historiques, sociologiques, en tant que praticiens, cliniciens, etc. Ensuite, je crois que « boîte à outils », ça ne veut pas dire « boîte à slogans ». Pour que les outils soient réellement pertinents, opératoires, il faut quand même regarder comment ils fonctionnent et sont organisés, avec quels autres outils ils marchent en réseaux.

Du coup, ma position (que je défends dans mon livre), c’est de dire qu’il faut parfois emporter les outils chez le rémouleur et aiguiser leur tranchant, en allant voir la manière dont ils ont été forgés, le type de démarche, d’écriture, de position vis-à-vis du réel historique dans laquelle ils ont d’abord trouvé leur sens. La question de l’écriture de Foucault est en elle-même une question politique. Cette manière de mêler l’affect et le concept, la description froide et le sentiment de l’intolérable, est tout à fait passionnante.


Lire la suite dans Politis n° 807

(1) Voir Vacarme, automne 2004, n° 29 « Spécial Foucault », à paraître en septembre.

(2) Matthieu Potte-Bonneville publiera en octobre Foucault, l’inquiétude de l’histoire aux PUF.