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Panopticon, une lecture – dispositif électronique de lecture monumentale
Ambroise Barras.

Origine : http : //www.unige.ch/lettres/framo/articles/ab_panop.html
Panopticon, une lecture – dispositif électronique de lecture monumentale
Ambroise Barras.

Il y a dans la langue de Michel Foucault cette cadence caractéristique qui enveloppe : flux régulier, porté bien au-delà de tout commencement possible, phrase ininterrompue qu'il suffit d'enchaîner, de poursuivre pour se loger sans qu'on y prenne bien garde, dans ses interstices ; récitation abondante, pressée par l'impératif de continuer à dire – il faut continuer, il faut dire des mots tant qu'il y en a ....

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Il s'est tout d'abord agi de rendre sensible cette prosodie-là, saisissante par sa volubilité, sa prolixité inépuisables : des quelque 360 pages du livre de Foucault, nous avons choisi les 16 premières du chapitre central : Le panoptisme (pp.228-243) dont nous avons conçu la performance en dispositif électronique : une console informatique assurant le contrôle programmé de la projection en grand format d'une lecture numérique du texte de Foucault. Au milieu de la nuit, projeté hors de ses pages, le texte s'est ainsi épelé en police lumineuse de très grand taille, défilant pendant plus de trois heures en pleine façade du bâtiment des Lettres (Université de Genève). Apparaissant par la droite, les mots, les phrases, sans cesse, ont traversé cet espace monumental de leur affichage mural pour s'effacer vers la gauche à mesure que d'autres mots, d'autres phrases, sans cesse, les y ont relégués. Débit linéaire et lent d'un discours soutenu et saturé.

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Il s'est ensuite agi de manifester la virtuosité formulaire de l'écriture foucaldienne – dont une lecture simplement cursive risque pourtant trop souvent de ne pas distinguer les jeux de symétrie, de répétition, d'augmentation. Prendre en quelque sorte à la lettre l'exégèse biblique de Foucault sur le rôle amplificateur du Panopticon et la rapporter à la spectacularisation de notre lecture de son texte :

Le schéma panoptique est un intensificateur pour n'importe quel appareil de pouvoir [...] Le Panopticon [...] a un rôle d'amplification ; [...] augmenter la production, développer l'économie, répandre l'instruction, élever le niveau de la morale publique ; faire croître et multiplier. (240-242)

Nos interventions plastiques dans ses interstices, pour qu'on y prenne garde, ont ainsi scandé la litanie du texte en défilement continu : notre travail a, là aussi, distingué – selon le principe d'équivalence propre à l'axe de la sélection (R. Jakobson) – quelques jeux de combinaison dans la construction syntagmatique de l'énoncé foucaldien pour les promouvoir en projection paradigmatique sur la façade de l'Université. Parmi les nombreux exemples retenus dans notre lecture, en voici deux, que leur prégnance poétique ne met pourtant pas spontanément en évidence dans le cours d'une écriture si uniformément chargée d'effets de style :

Amplification :

L'inspection fonctionne sans cesse. (229)

Par un effet iconique, la saturation allitérative du [s] redouble phonétiquement le niveau sémantique du message. Dans la même logique de renforcement iconique, notre intervention a ici simplement consisté à faire se répéter à quelque six reprises (pour six retours allitératifs) la projection de cet énoncé. Il s'est agi en quelque sorte de promouvoir à un niveau macrostructurel (répétition de l'énoncé) le processus allitératif dès lors amplifié que nous y avions distingué.

Projection paradigmatique :

Le texte de Foucault, saturé de répétitions et d'effets de symétrie, joue à mettre en parallèle les dispositifs carcéraux, les hôpitaux, les asiles, les écoles, les ateliers de production. Les séquences se répètent au fil du texte, variant minimalement par l'ordre d'exposition des diverses institutions de pouvoir :

Si les détenus sont des condamnés ... ; si ce sont des malades ... ; des enfants .... Si ce sont des ouvriers ... (234)

... pour contraindre le condamné à la bonne conduite, le fou au calme, l'ouvrier au travail, l'écolier à l'application, le malade à l'observation des ordonnances. (236)

... chez les malades, observer... ; chez les enfants, noter..., repérer..., apprécier..., établir..., distinguer... ; chez les ouvrier, noter..., comparer..., calculer... (237)

Expérimenter des médicaments... Essayer différentes punitions sur les prisonniers... Apprendre simultanément différentes techniques aux ouvriers... Tenter des expériences pédagogiques... (237-238)

... il sert à amender les prisonniers, mais aussi à soigner les malades, à instruire les écoliers, à garder les fous, à surveiller les ouvriers, à faire travailler les mendiants et les oisifs. (239)

C'est un type d'implantation... qu'on peut mettre en oeuvre dans les hôpitaux, les ateliers, les écoles, les prisons. (239-240)

... savoir comment fonctionnent les écoles, les hôpitaux, les usines, les prisons. (241)

... il s'agit de rendre plus fortes les forces sociales – augmenter la production, développer l'économie, répandre l'instruction, élever le niveau de la morale publique... (242)

Notre intervention a dès lors consisté à souligner tant l'effet de retour des séquences que l'extrême symétrie de leur construction syntaxique. Au fil de sa projection horizontale traversant la façade de l'Université, chacune de ces séquences était croisée par la projection en vertical – déroulée du premier au deuxième étage du bâtiment – du paradigme conclusif par lequel Foucault referme son développement :

Quoi d'étonnant si la prison ressemble aux usines, aux écoles, aux casernes, aux hôpitaux, qui tous ressemblent aux prisons? (264)

Spéculairement, nos interventions ont ainsi tenté d'intensifier en façade le statut spectaculairement baroque de l'écriture foucaldienne.

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Il s'est encore agi d'interpréter très librement l'appropriation par Foucault du célèbre dispositif de contrôle élaboré à la fin du XVIIIe siècle par Jeremy Bentham : le Panopticon. Constitué d'un projecteur Vidéo/Data et d'une simple console d'ordinateur, le dispositif électronique de projection du texte en défilement était contrôlé par scripts JavaScript dans un environnement html classique. Le recours à l'appareillage électronique comme dispositif de lecture a d'emblée paru légitimé par l'insistance de Foucault à décrire le fonctionnement du schéma panoptique sur le mode du contrôle machinique automatique :

De là, l'effet majeur du Panoptique : ... [assurer] le fonctionnement automatique du pouvoir. (234)

... cet appareil architectural [est] une machine à créer et à soutenir un rapport de pouvoir indépendant de celui qui l'exerce... (234)

Le Panoptique est une machine à dissocier le couple voir-être vu... (235)

... il automatise et désindividualise le pouvoir. (235)

Il y a une machinerie qui assure la dissymétrie, le déséquilibre, la différence... Un individu quelconque, presque pris au hasard, peut faire fonctionner la machine... (235-236)

La Panoptique est une machine merveilleuse... (236)

... le panopticon peut être utilisé comme machine à faire des expériences... (237)

... c'est le diagramme d'un mécanisme de pouvoir ramené à sa forme idéale... c'est une figure de technologie politique qu'on peut et qu'on doit détacher de tout usage spécifique. (239)

... l'aménagement de cette machine est tel que ... l'accroissement de pouvoir dû à la machine [ne peut] dégénérer en tyrannie... (241)

... la machine à voir ... devient un édifice transparent... (242)

L'observation peut ici porter à rebours, et nombreux sont en effet ceux qui ont lucidement dénoncé l'envahissant dispositif électronique comme une forme perverse de contrôle généralisé sur les individus. ctrl [space], exposition (12.10.2001-24.02.2002) au ZKM, Zentrum für Medien und Kunst – Karlsruhe, a remarquablement retracé les figures de cette rhétorique de la surveillance, de Bentham à Big Brother.

Si le dispositif informatique mis en place pour notre performance du texte de Foucault a servi, nous venons d'en rendre compte, à la surveillance de la rhétorique foucaldienne, il a sans doute davantage joué à exposer en format plein mur quelques mécanismes variés de la surveillance.

Nous avons ainsi "contextualisé" le défilement continu du texte de Foucault sur la façade par la projection de portraits - faces et profils en gros plan - de personnes du public dont l'image venait d'être tirée en léger différé. Ces portraits, cadrés sur 4 fenêtres disposées deux par deux sur les étages de la façade du bâtiment, étaient algorithmiquement choisis et renouvelés parmi une base de quelque 100 individus disponibles. Devenue transparente, la façade de l'Université – usines, écoles, casernes, hôpitaux, tous ressemblent aux prisons – les exposait, silhouettes captives dans les cellules de la périphérie. Autant de cages, autant de petits théâtres, où chaque acteur est seul, parfaitement individualisé et constamment visible. (233)

D'autres interventions ponctuelles ont encore cadencé notre lecture électronique. Interprétatifs ou illustratifs, ces événements projetés sur toute la surface disponible de la façade universitaire ont ainsi commenté quelques formules du texte de Foucault.

La visibilité est un piège. (234)

Il s'est agi là de mettre en scène la formule foucaldienne sur la façade de l'édifice : visible s'y déclinait paradigmatiquement en loisible, en risible, voire enfin en nuisible.

Thèmes dominants du développement de Foucault, la visibilité et la surveillance sont encore réinterprétées sur le mode du jeu – dramatique – intertextuel. Des témoignages parus d'expériences carcérales, celui de Lena Constante dans L'évasion silencieuse entre à plus d'une occurrence en résonance douloureuse avec le texte de Foucault. Nous nous contentons ci-dessous d'en décliner les quelques rapprochements textuels que notre mise en scène animait pour leur exposition dynamique sur la façade de l'Université.

1. Celui qui est soumis à un champ de visibilité, et qui le sait, reprend à son compte les contraintes du pouvoir. (236)

2. Je ne peux supporter ce regard. La sentinelle passe. Me regarde. Repasse. Me regarde. Je ne peux supporter sa présence. Il est là tout le temps. Il passe. S'arrête. Me regarde.

3. On en a fait [du Panopticon de Bentham] une utopie de l'enfermement parfait. (236)

4. Chaque matin, en sortant vider la tinette, je pouvais voir, comme dans un puits, tout l'intérieur du pénitencier. Le rez-de-chaussée, les deux étages, les balustrades de fer bordant les étroits couloirs sur lesquels s'ouvraient toutes les portes des cellules, le ciment d'un gris funèbre du sol. J'étais donc à quelque huit mètres du fond de ce gouffre. Les balustrades étaient basses, faciles à enjamber. Enjamber, se laisser choir...

5. En face des prisons ruinées, grouillantes, et peuplées de supplices que gravait Piranèse, le Panopticon fait figure de cage cruelle et savante. (236)

6. La cellule est assez obscure. Comme hypnotisée, j'avance pas à pas vers le mur du fond. Avant de l'atteindre, je me cogne à un obstacle invisible. Ce mur du fond est un grand panneau de verre.

7. L'inspection fonctionne sans cesse. (229)

8. De deux en deux minutes. La surveillance y était permanente et parfaite. Un oeil s'est encadré dans le trou rond. Cet oeil m'a regardée. Continuellement.

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Plutôt que de prendre la parole, j'aurais voulu être enveloppé par elle, et porté bien au-delà de tout commencement possible. ... De commencement, il n'y en aurait donc pas ; et au lieu d'être celui dont vient le discours, je serais plutôt au hasard de son déroulement, une mince lacune, le point de sa disparition possible. (Michel Foucault. L'ordre du discours. Paris : Gallimard, 1971, pp.7-8)

De conclusion, il n'y en aurait donc pas. L'on se serait ici suffi d'à nouveau proposer une autre configuration de lecture du texte de Foucault. Et pour cela sans doute aurait-il fallu m'effacer un peu plus, un peu plus tôt.

Fiche technique

Panopticon, une lecture a été présenté à deux reprises, dans le cadre de la Garden Party de la Faculté des Lettres, Université de Genève, les nuits des vendredi 17 et samedi 18 mai 2002, de 22h à 1h.

Panopticon, une lecture est une réalisation d'Ambroise Barras, INFOLIPO Genève, avec la collaboration de :

• Ioana Both

• Constanza Trujillo

• Boris Beer

• Christian Egger

Panopticon, une lecture est une lecture des 16 premières pages (228-243) du chapitre III.3 Le panoptisme de Surveiller et punir. Naissance de la prison. Michel Foucault (1975). Paris : Gallimard | TEL

Panopticon, une lecture cite :

• Lena Constante. L'évasion silencieuse,

• Franz Kafka. Le procès,

• Jean-Jacques Rousseau. Emile,

• Davis Lyon. The Electronic Eye.

Panopticon, une lecture a bénéficié du soutien :

• des Activités culturelles, Université de Genève

• d'INFOLIPO, Arts et littérature informatique, Genève

• des Studios MédiasUnis, Université de Genève

• de la Faculté des Lettres, Université de Genève

• des Services Informatiques, Université de Genève

• du Service Audiovisuel, Université de Genève

Quelques clichés de l'installation Panopticon, une lecture sont accessibles sur le site infolipo.org

Edition : Ambroise Barras, 2003