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Histoires de fous, vues par Gilles Deleuze et Michel Foucault

Origine : http://www.letemps.ch/livres/Critique.asp?Objet=2349

Histoires de fous, vues par Gilles Deleuze et Michel Foucault

Philosophie. Même après leur mort, les deux penseurs continuent de dialoguer: dans les textes et entretiens de «Deux Régimes de fous», la présence de l'auteur d'«Histoire de la folie» est constante, et n'est pas seulement due à l'amitié qui les liait.

Titr e: Le Pouvoir psychiatrique
Auteur : Michel Foucault
Editeu r: Gallimard/Seuil
Autres informations : Cours au Collège de France, 1973-1974. 400 p.

Titre : Deux Régimes de fous
Auteur : Gilles Deleuze
Editeur : Minuit
Autres informations : Textes et entretiens 1975-1995, 384 p.

Laurent Nicolet, Samedi 15 novembre 2003

Pour le philosophe français Gilles Deleuze, mort en 1995 à 70 ans, la philosophie était avant tout une activité créatrice. Ni contemplative comme elle pouvait l'être pour les Anciens, ni réflexive comme elle peut l'être pour les Allemands, ni analytique comme elle l'est pour les Anglo-saxons. Créatrice de concepts, inventive. On pourrait presque dire: énergétique, et par conséquent subversive.

C'est une réelle énergie en tous les cas qui traverse le deuxième et dernier volume des textes et entretiens (1975-1995) qui paraissent sous le titre Deux Régimes de fous. Il n'est que de lire sa critique brève, sèche et mordante de la psychanalyse, accusée d'écraser sous son appareil d'interprétation toute production réelle d'énoncés («La psychanalyse est un meurtre d'âmes», dit-il), pour saisir la force subversive de ses prises de parole. C'est dans la même veine qu'il dénonce le stalinisme institutionnel du docteur Lacan, ou qu'il se gausse, en 1977, des «nouveaux philosophes», dont la seule réelle nouveauté est d'avoir «introduit en France le marketing littéraire ou philosophique», eux dont les concepts «sont aussi gros que des dents creuses»...

Parmi ses nombreuses interventions, ici reproduites, on lira avec intérêt sa défense passionnée du film du Suisse Daniel Schmid, L'Ombre des anges, censuré par le gouvernement français pour son prétendu antisémitisme. Une accusation dont Deleuze montre facilement «l'inanité radicale». Mais une autre ombre traverse l'ensemble du livre, c'est celle de son ami Michel Foucault. On pourrait lire la plupart de ces textes comme un dialogue, direct ou implicite, avec l'auteur de l'Histoire de la folie. Sa présence est constante, et n'est pas seulement due aux relations d'amitié qui les liaient.

Car, si pour Deleuze la philosophie est capacité créatrice de concepts, Foucault montre de son côté comment certaines pratiques de pouvoir engendrent des institutions qui, après coup, viennent en quelque sorte les stabiliser. Le philosophe deleuzien engendre des concepts comme les pratiques disciplinaires analysées par Foucault engendrent les institutions qui les couronnent. C'est entre autres choses ce que montrent les cours du Collège de France de 1973-1974 qui paraissent aujourd'hui sous le titre Le Pouvoir psychiatrique.

Poursuivant mais renouvelant ses analyses de l'Histoire de la folie, Foucault entreprend de montrer dans ces cours comment, dans les années 1810-1830, se sont instaurées sur la scène psychiatrique des pratiques de pouvoir, de discipline, de stratégie qui ensuite (dès 1838) ont produit des édifices institutionnels et des discours de vérité sur la folie. Ce sont les pratiques disciplinaires (ce qu'il appelle «la microphysique du pouvoir») qui préexistent aux institutions officielles, et non l'inverse. Les pratiques disciplinaires, ce sont les manières de surveiller les malades, de les intimider, de leur obéir ou de leur résister, ou pour le médecin de se faire respecter, de maîtriser – autant de formes diffuses de pouvoir qui préexistent à toute théorisation médicale. Ce ne sont pas les institutions qui les créent, ce sont au contraire elles qui créent les institutions.

Pour Foucault, le pouvoir ça n'existe pas ; il y a des formes multiples de pouvoirs, il s'exerce de mille manières, et c'est cet exercice qui, à chaque fois, le définit de manière spécifique et inédite. On ne peut pas le définir indépendamment de ses modes concrets d'exercice, il n'y a pas de «nature» du Pouvoir. Exactement comme pour Deleuze, les concepts ne préexistent pas aux philosophes qui les utilisent: à chaque fois, ceux-ci les redéfinissent, les recréent, les utilisent d'une manière nouvelle. En ce sens, Foucault a inventé un nouveau concept de pouvoir, et c'est à cette gestation in vivo que nous invitent les cours de 1973-1974, qui pour cette raison se trouvent à la charnière de toute l'œuvre écrite ultérieure