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Origine : http://www.ac-versailles.fr/PEDAGOGI/ses/vie-ses/hodebas/foucault.htm
Les éditions Gallimard et Le Seuil ont entrepris la publication
intégrale(sous la direction de François Ewald et d'Alessandro
Fontana) du cours prononcé au Collège de France, de
1971 à sa mort, par le philosophe Michel Foucault (1926-1984).
Après "Il faut défendre la société"
(1997) et "Les Anormaux" (1999), le troisième volume
(édition établie par Frédéric Gros),
"L'Herméneutique du sujet" (enseignement de l'année
1981-1982) paraît le 28 mars. Nous publions des extraits du
cours prononcé le 17 février 1982
par Michel Foucault
J'AVAIS montré d'abord comment le souci de soi - ce vieux
souci de soi dont on avait vu la formulation théorique et
systématique première dans l'Alcibiade NDLR : de Platon
- avait été libéré de son rapport privilégié
à la pédagogie, comment il s'était affranchi
de sa finalité politique et par conséquent comment
il s'était, au total, dégagé des conditions
sous lesquelles il était apparu dans l'Alcibiade, disons,
si vous voulez, dans le paysage socratico-platonicien.
Le souci de soi avait donc pris la forme d'un principe général
et inconditionné. Ce qui veut dire que "se soucier de
soi" n'est plus un impératif qui vaut à un moment
donné de l'existence, et dans une phase de la vie qui serait
celle du passage de l'adolescence à la vie adulte. "Se
soucier de soi" est une règle coextensive à la
vie. Et, deuxièmement, le souci de soi n'est pas lié
à l'acquisition d'un statut particulier à l'intérieur
de la société. Il s'agit de l'être tout entier
du sujet qui doit, tout au long de son existence, se soucier de
soi, et de soi en tant que tel.
Bref, on arrive à cette notion qui vient donner un contenu
nouveau au vieil impératif "se soucier de soi",
notion nouvelle que j'avais commencé à débrouiller
la dernière fois : c'est la notion de conversion à
soi-même. Il faut que le sujet tout entier se tourne vers
lui-même et se consacre à lui-même : eph'heauton
epistrephein, eis heauton anakhôrein, ad se recurrere, ad
se redire, in se recedere, se reducere in tutum (retourner à
soi, revenir à soi, faire retour sur soi, etc.). Bon, vous
avez là tout un lot d'expressions que vous trouvez en latin
et en grec, et qui, je crois, doivent être retenues à
cause au moins de deux de leurs composantes essentielles.
Premièrement, dans toutes ces expressions vous avez l'idée
d'un mouvement réel, mouvement réel du sujet par rapport
à lui-même. Il ne s'agit plus simplement, comme dans
l'idée, si vous voulez, "nue" du souci de soi,
de faire attention à soi-même, ou de porter son regard
sur soi-même, ou de rester éveillé et vigilant
par rapport à soi-même. Il s'agit réellement
d'un déplacement, d'un certain déplacement - sur la
nature duquel il va falloir s'interroger - du sujet par rapport
à lui-même. Il doit, lui, le sujet, aller vers quelque
chose qui est lui-même. Déplacement, trajectoire, effort,
mouvement : tout ceci doit être retenu dans cette idée
d'une conversion à soi.
Et, deuxièmement, dans cette idée d'une conversion
à soi, vous avez le thème du retour, lui aussi thème
important, difficile, peu clair, ambigu. Qu'est-ce que veut dire
retourner à soi ? Quel est ce cercle, cette boucle, ce repli
que l'on doit opérer à l'égard de quelque chose,
quelque chose qui pourtant ne vous est pas donné, car il
vous est au mieux promis au terme même de votre vie ?
Déplacement et retour - déplacement du sujet vers
lui-même et retour de soi sur soi -, ce sont ces deux éléments
qu'il faut essayer de débrouiller. Et je crois (enfin ça,
à titre de notation un peu marginale) qu'il y a une métaphore
qui revient très souvent à propos de cette conversion
à soi et du retour à soi, métaphore qui est
significative et sur laquelle il faudra sans doute revenir.
C'est la métaphore de la navigation, métaphore de
la navigation qui comporte plusieurs éléments. Premièrement
: l'idée, bien entendu, d'un trajet, d'un déplacement
effectif d'un point à un autre.
Deuxièmement, la métaphore de la navigation implique
que ce déplacement se dirige vers un certain but, qu'il a
un objectif. Ce but, cet objectif, c'est le port, le havre, en tant
que lieu de sûreté où on est à l'abri
à l'égard de tout.
Dans cette même idée de navigation, vous trouvez le
thème que le port vers lequel on tend - eh bien, c'est le
port d'attache, c'est celui où l'on retrouve son lieu d'origine,
sa patrie. La trajectoire vers soi aura toujours quelque chose d'odysséen.
Quatrième idée que vous trouvez liée à
cette métaphore de la navigation, c'est que, pour revenir
jusqu'au port d'attache et si on désire si fort arriver en
ce lieu de sûreté, c'est que la trajectoire en elle-même
est dangereuse. Tout au long de ce trajet on est affronté
à des risques, risques imprévus qui peuvent compromettre
votre itinéraire ou même vous perdre. Par conséquent,
cette trajectoire sera bien celle qui vous conduit jusqu'au lieu
de salut, à travers un certain nombre de dangers, connus
et peu connus, connus et mal connus, etc.
Enfin, toujours dans cette idée de la navigation, je crois
qu'il faut retenir cette idée que cette trajectoire à
mener ainsi vers le port, le port du salut à travers les
dangers, implique, pour être menée à bien et
pour parvenir jusqu'à son objectif, un savoir, une technique,
un art. Savoir complexe, à la fois théorique et pratique
; savoir conjectural aussi, qui est un savoir tout proche, bien
sûr, du pilotage.
L'idée du pilotage comme art, comme technique à la
fois théorique et pratique, nécessaire à l'existence,
c'est une idée qui est, je crois, importante et qui mériterait
éventuellement d'être analysée d'un peu près,
dans la mesure où vous voyez au moins trois types de techniques
qui sont très régulièrement référés
à ce modèle du pilotage : premièrement, la
médecine ; deuxièmement, le gouvernement politique
; troisièmement, la direction et le gouvernement de soi-même.
Ces trois activités (guérir, diriger les autres,
se gouverner soi-même) sont très régulièrement,
dans la littérature grecque, hellénistique et romaine,
référées à cette image du pilotage.
Et je crois que cette image du pilotage découpe assez bien
un type de savoir et de pratiques entre lesquels les Grecs et les
Romains reconnaissaient une parenté certaine, et pour lesquels
ils essayaient d'établir une tekhnê(un art, un système
réfléchi de pratiques référé
à des principes généraux, à des notions
et à des concepts) : le Prince, en tant qu'il doit gouverner
les autres, se gouverner lui-même, guérir les maux
de la cité, les maux des citoyens, ses propres maux ; celui
qui se gouverne comme on gouverne une cité, en guérissant
ses propres maux ; le médecin, qui a à donner ses
avis non seulement sur les maux du corps, mais sur les maux de l'âme
des individus.
Enfin vous voyez, vous avez là tout un paquet, tout un ensemble
de notions dans l'esprit des Grecs et des Romains qui relèvent,
je crois, d'un même type de savoir, d'un même type d'activité,
d'un même type de connaissance conjecturale. Et je pense qu'on
pourrait retrouver toute l'histoire de cette métaphore pratiquement
jusqu'au XVIe siècle, où précisément
la définition d'un nouvel art de gouverner, centré
autour de la raison d'Etat, distinguera, alors d'une façon
radicale, gouvernement de soimédecinegouvernement des autres
- non sans d'ailleurs que cette image du pilotage, vous le savez
bien, reste liée à l'activité, activité
qui s'appelle justement activité de gouvernement.
Bref, en tout ceci vous voyez que, dans cette pratique du soi,
telle qu'elle apparaît et se formule dans les derniers siècles
de l'ère dite païenne et les premiers siècles
de l'ère chrétienne, le soi apparaît au fond
comme le but, le bout d'une trajectoire incertaine, et éventuellement
circulaire, qui est la trajectoire dangereuse de la vie.
Je crois qu'il faut bien comprendre l'importance historique que
peut avoir cette figure prescriptive du retour à soi, et
surtout sa singularité dans la culture occidentale. Parce
que si on trouve, d'une façon assez claire, assez évidente,
ce thème prescriptif du retour à soi à l'époque
dont je vous parle, il ne faut pas oublier deux choses.
D'abord que dans le christianisme, comme axe principal de la spiritualité
chrétienne, on va trouver, je crois, un rejet, un refus,
qui a ses ambiguïtés, bien sûr, de ce thème
du retour à soi. L'ascétisme chrétien a tout
de même pour principe fondamental que la renonciation à
soi constitue le moment essentiel de ce qui va nous permettre d'accéder
à l'autre vie, à la lumière, à la vérité
et au salut. On ne peut pas se sauver si on ne renonce pas à
soi. Ambiguïté, difficulté, bien sûr -
sur lesquelles il faudra revenir - de cette recherche du salut de
soi qui a pour condition fondamentale la renonciation à soi.
Mais enfin, je crois que c'est là un des axes fondamentaux
de l'ascétisme chrétien que cette renonciation à
soi.
Quant à la mystique chrétienne, vous savez bien qu'elle
aussi est, sinon entièrement commandée, épuisée,
au moins traversée par le thème du soi s'abîmant
en Dieu et perdant son identité, son individualité,
sa subjectivité dans la forme du soi, par un rapport privilégié
et immédiat à Dieu. Donc, si vous voulez, je crois
que dans tout le christianisme le thème du retour a soi a
été beaucoup plus un thème adverse qu'un thème
effectivement repris et inséré dans la pensée
chrétienne.
Deuxièmement, je crois qu'il faut aussi remarquer que le
thème du retour à soi a sans doute été,
à partir du XVIe siècle, un thème récurrent
dans la culture "moderne". Mais je crois qu'on ne peut
pas ne pas être frappé, aussi, du fait que ce thème
du retour à soi a été au fond reconstitué
- mais par fragments, par bribes - dans une série d'essais
successifs qui ne se sont jamais organisés sur un mode aussi
global et continu que dans l'Antiquité hellénistique
et romaine.
Jamais le thème du retour à soi n'a été
dominant chez nous comme il a pu l'être à l'époque
hellénistique et romaine. Bien sûr, vous trouvez au
XVIe siècle toute une éthique de soi, toute une esthétique
aussi de soi, qui est d'ailleurs très explicitement référée
à celle qu'on trouvait chez les auteurs grecs et latins dont
je vous parle. Je pense qu'il faudrait relire Montaigne dans cette
perspective-là, comme une tentative de reconstituer une esthétique
et une éthique du soi.
Je pense qu'on pourrait aussi reprendre l'histoire de la pensée
au XIXe siècle un peu dans cette perspective. Et alors, là,
les choses seraient beaucoup plus compliquées, sans doute,
beaucoup plus ambiguës et contradictoires. Mais on peut relire
tout un pan de la pensée du XIXe siècle comme la tentative
difficile, une série de tentatives difficiles pour reconstituer
une éthique et une esthétique du soi.
Que vous preniez, par exemple, Stirner, Schopenhauer, Nietzsche,
le dandysme, Baudelaire, l'anarchie, la pensée anarchiste,
etc., vous avez là toute une série de tentatives tout
à fait différentes les unes des autres bien sûr,
mais qui, je crois, sont toutes plus ou moins polarisées
par la question : est-ce qu'il est possible de constituer, reconstituer
une esthétique et une éthique du soi ? A quel prix,
dans quelles conditions ? Ou est-ce que l'éthique et l'esthétique
du soi ne doivent pas, finalement, s'inverser dans le refus systématique
du soi (comme chez Schopenhauer) ?
Enfin il y aurait là, je crois, toute une question, toute
une série de problèmes qui pourraient être soulevés.
En tout cas, ce que je voudrais vous signaler, c'est tout de même
que, quand on voit aujourd'hui la signification, ou plutôt
l'absence quasi totale de signification, qu'on donne à des
expressions, pourtant très familières et qui ne cessent
de parcourir notre discours, comme : revenir à soi, se libérer,
être soi-même, être authentique, etc., quand on
voit l'absence de signification et de pensée qu'il y a dans
chacune de ces expressions aujourd'hui employées, je crois
qu'il n'y a pas à être bien fier des efforts que l'on
fait maintenant pour reconstituer une éthique du soi.
Et peut-être dans cette série d'entreprises pour reconstituer
une éthique du soi, dans cette série d'efforts, plus
ou moins arrêtés, figés sur eux-mêmes,
et dans ce mouvement qui nous fait maintenant à la fois nous
référer sans cesse à cette éthique du
soi, sans jamais lui donner aucun contenu, je pense qu'il y a à
soupçonner quelque chose qui serait une impossibilité
à constituer aujourd'hui une éthique du soi, alors
que c'est peut-être une tâche urgente, fondamentale,
politiquement indispensable, que de constituer une éthique
du soi, s'il est vrai après tout qu'il n'y a pas d'autre
point, premier et ultime, de résistance au pouvoir politique
que dans le rapport de soi à soi.
Si vous voulez, en d'autres termes, ce que je veux dire c'est ceci
: si on prend la question du pouvoir, du pouvoir politique, en la
replaçant dans la question plus générale de
la gouvernementalité - gouvernementalité entendue
comme un champ stratégique de relations de pouvoir, au sens
plus large du terme et pas simplement politique -, donc, si on entend
par gouvemementalité un champ stratégique de relations
de pouvoir, dans ce qu'elles ont de mobile, de transformable, de
réversible, je crois que la réflexion sur cette notion
de gouvemementalité ne peut pas ne pas passer, théoriquement
et pratiquement, par l'élément d'un sujet qui serait
défini par le rapport de soi à soi.
Alors que la théorie du pouvoir politique comme institution
se réfère d'ordinaire à une conception juridique
du sujet de droit, il me semble que l'analyse de la gouvernementalité
- c'est-à-dire : l'analyse du pouvoir comme ensemble de relations
réversibles - doit se référer à une
éthique du sujet défini par le rapport de soi à
soi. Ce qui veut dire tout simplement que, dans le type d'analyse
que j'essaie de vous proposer depuis un certain temps, vous voyez
que : relations de pouvoir-gouvernementalité-gouvernement
de soi et des autres-rapport de soi à soi, tout cela constitue
une chaîne, une trame, et que c'est là, autour de ces
notions, que l'on doit pouvoir, je pense, articuler la question
de la politique et la question de l'éthique.
Michel Foucault
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