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Origine : http://www.univ-corse.fr/labiana/documents/enigme_de_posidonios.pdf
L'ENIGME DE POSIDONIOS Michel Foucault : le retour à l'antiquité
Quelques mots sur le titre, volontairement, comme les autres d'ailleurs,
obscur. Une énigme c'est un mot rare pour un historien, celui-ci
raconte, explique, analyse, révèle. Le mystère,
l'étrange, l'obscur, le secret ne sont pas de son monde.
Nul en histoire ne peut être OEdipe, ou Turandot, car l'énigme,
c'est pour le prêtre, l'initié, le myste, c'est le
mot effroyable qu'il faut savoir trouver pour se sauver, sauver
le monde, ou simplement épouser une princesse, comme dans
l'opera célèbre que j'évoquais à l'instant.
C'est pourquoi lorsque Arnaldo Momigliano, ou son traducteur, choisit
ce mot, il sait ce qu'il veut dire et oblige à réfléchir.
Surtout quand il le fait à propos de Posidonios, perçu
comme un philosophe qui se plonge " dans des travaux d'histoire
pour y prendre un plaisir évident ", situation que le
grand historiographe analyse avec la formule suivante : " le
cas est assez exceptionnel pour poser une énigme ".
Aujourd'hui, deux millénaires plus tard, je souhaite parler
de quelqu'un dont le parcours et le discours, trop tôt interrompu
par la maladie du siècle, aideront peut- être à
résoudre l'énigme, aideront à saisir pourquoi
A. Momigliano s'est exprimé ainsi. Et pour ce faire j'ai
choisi un penseur, philosophe, assurément, mais dont les
livres sont au coeur des pratiques historiques du XXe siècle,
et par leur contenu, et t par leurs titres, par les mots des titres,
ces appels résumés d'une pensée achevée.
Je veux parler de Michel Foucault, philosophe du savoir et du sujet,
que l'on peut présenter schématiquement comme celui
qui, un jour venu, eut besoin de " l'archéologie "
pour dépasser " l'histoire de la folie " avant
d'entamer " l'histoire de la sexualité ", en définissant
entre ces deux pôles extrêmement expressifs, ce qu'était
pour lui la " volonté de savoir ".
L'archéologie, tout le monde ici sait qui en est l'inventeur,
c'est un historien, c'est Thucydide d'Athènes, je n'ai pas
besoin d'insister, sinon pour dire que cette attention aux discours
du passé, aux événements antérieurs,
et aux productions pour l'éternité que le récit
fait surgir, fait de cet écrivain non pas un historien de
l'antiquité, mais bien le premier historien contemporain,
car Thucydide ne raconte pas l'histoire, même s'il le fait,
il s'oblige plutôt à penser l'histoire, et chez lui
les pôles de l'énigme sont à l'opposé
: pourquoi un historien a-t-il ressenti comme un plaisir la nécesité
de devenir un penseur ? Le cadre de mon propos se définit
déjà un peu mieux : il est l'expression des interrogations
d'un historien d'aujourd'hui sur cette divergence d'appréciation
du même vocabulaire, sur le besoin partagé de se saisir
des mêmes mots pour une démarche inverse, il est ainsi
clairement le propos d'un philologue, d'un amoureux des mots plus
que des choses, mais aussi d'un philologue du politique, mais ça
beaucoup d'entre vous le savent, car c'est déjà ce
qu'il convient de dire sur la dimension commune qui relie tous ces
penseurs. Au coeur de l'analyse proposée ici, il y a une
réflexion sur pensée et histoire, sur les liens que
doivent avoir, ou ne pas avoir ces deux démarches, et c'est
là que l'interrogation de Momigliano, le mot de Momigliano
prend tout sa dimension.
Je suis en effet convaincu que dans son acception première
cette définition de la divergence entre pensée et
histoire, oblige l'historien à lire Michel Foucault, même
si ses choix, ses discours et ses finalités semblent au premier
abord trancher fortement avec les espaces intellectuels des siècles
de l'antiquité lointaine.
Foucault, en effet, fait de l'archéologie la science de
l'exploration des racines du Savoir, et veut dégager, révéler
" l'ordre du discours ". Mots terribles que de chercher
à exprimer la rigidité, la solidité d'une construction,
d'un objet tel que le discours. Ce désir d'ordre, d'exploration
de l'ordre appartient-il alors aux rêves du siècle
de la Structure ?
Heureusement non, il n'aurait pas eu sa place ici, car le structuralisme
dans son essence est antinomique du labeur de l'historien, puisqu'il
cherche l'invariant, le constitutif, l'éternel et le traque
comme une négation du temps, dans une joie de l'oubli du
temps, au moins le temps vécu. Foucault lui-même est
d'un autre lieu. Il apparaît philosophiquement d'un rapport
premier avec la phénoménologie, et son choix de pensée
exprime en ses prémices une volonté d'éloignement,
une affirmation d'une inadhésion conceptuelle envers le monde
d'Husserl et de Merleau Ponty. En outre au coeur de son oeuvre on
remarque, et cela peut apparaître curieux pour qui a suivi
les dernieres années de son parcours, son absence de relations
intellectuelles, mais pas son ignorance, avec les matérialistes
historiques, ou non historiques. Malgré cela la science reine
sera pour lui l'histoire, et sa pensée est l'expression d'une
recherche dans des milieux historicisés par l'emploi d'une
double démarche, une démarche critique attentive à
« traiter les discours comme des pratiques discontinues »,
à « concevoir le discours comme une violence que nous
faisons aux choses, en tout cas comme une pratique que nous leur
imposons » et une démarche généalogique
qui « concerne la formation effective des discours, soit à
l'intérieur des limites du contrôle, soit à
l'extérieur, soit le plus souvent de part et d'autre de la
délimitation ». N'étant pas philosophe, je ne
me hasarderai pas à dire, et à critiquer l'oeuvre
de Foucault, je voudrais simplement montrer en quoi son projet est
un projet pour les historiens, en quoi son projet est utile à
ceux qui interrogent les discours des anciens, et les réalités
qu'ils expriment.
En effet pour moi le plus remarquable dans la pensée de Foucault
est son vocabulaire, le choix des mots, le choix des concepts. Car
si le débat qu'il prend en charge est enraciné dans
le XXe siècle et même dans la seconde moitié
du siècle, ses mots, vous en avez déjà entendu,
sont beaucoup plus anciens, puisque sur deux plans - sur celui des
concepts il opte pour des termes commes l'épistèmè,
la praxis, le diaphragme et l'enkrateia. - et sur celui des époques
d'analyse, il quittera l'humanisme du XVIIe siècle, puis
la violence des institutions du XIXe siècle pour retourner
vers l'Antiquité, pas l'antiquité fondatrice, mais
l'antiquité tardive. On constate alors que sa pensée
se nourrit d'un besoin d'antiquité, au delà du simple
lieu exemplaire, mais surgit en son parcours comme une obligation
d'ordre épistémologique, comme une obligation essentielle.
En effet chez Foucault, l'archéologie et plus précisément
l'archéologie du savoir est la mise en évidence de
l'intériorisation du pouvoir. Et le silence du penseur là
où s'insère l'histoire, est la marque non pas de «
sa manière de penser le pouvoir », mais le résultat
de la découverte de « l'impasse où nous met
le pouvoir lui-même, dans notre vie et dans notre pensée
» comme l'écrit Gilles Deleuze, qui ajoute alors cette
phrase incisive : « Peut-être fallait-il remonter jusqu'au
Grecs... » pour exprimer « l'absolue mémoire
». Car pour Deleuze parlant comme Foucault, la nouveauté
des Grecs apparaît « quand les exercices qui permettent
de se gouverner soi-même » se détachent à
la fois du pouvoir comme rapport de forces et du savoir comme forme
stratifiée, comme code de vertu ; situation que Foucault
relève comme une enkrateia, ce rapport à soi comme
maîtrise, ce « pouvoir qu'on exerce sur soi-même,
dans le pouvoir qu'on exerce sur les autres ». Et cela implique
que le rapport à soi devient avec les Grecs, un « principe
de régulation interne par rapport aux pouvoirs constituants
de la politique, de la famille, de l'éloquence et des jeux,
de la vertu même. » Et si Deleuze a raison, ce dont
je ne doute pas, je voudrais simplement remarquer que cette lecture
des Grecs dont on nous parle, c'est une lecture que je connais bien,
je la connais parce que je suis par nécessité scientifique
attentif aux époques des auteurs cités par Foucault,
et que je peux souligner que cette lecture est la lecture de Rome,
car les Grecs de Foucault, ce sont des Romains. Non pas des Romains
comme peuple, non plus d'ailleurs des Romains sujets de Rome, mais
des Grecs qui expriment dans Rome le discours du pouvoir de Rome,
qui créent pour Rome la pensée de la politique, de
la maîtrise de l'oikoumène que les Romains appellent
l'orbs, l'univers, le monde. Ce discours est celui d'une maîtrise
qui au cours des siècles en cause, va oublier l'espace pour
se tourner vers la question de l'individu, de la personne, dans
la logique de la révolution politique de 212 où on
donne le statut politique le plus abouti, celui de citoyen de droit
romain à tous et non plus à quelques-uns. Et ce glissement
d'objectif, sensible dans les soins du corps, dans l'attention aux
songes, dans les descriptions des médecins je suis ici les
chapitres de l'Histoire de la sexualité, fait saisir que
le rapport de Foucault aux textes du Second siècle, puis
ceux annoncés et non encore publiés de l'Antiquité
tardive, est un rapport fondé sur une lecture de Rome qui
découvre de nouvelles spiritualités qui refusent l'intégration,
qui lutte en retour pour se redéfinir et qui invente pour
réussir et c'est la première fois, ce qui est l'objet
permanent d'histoire, ce qui est au coeur de l'histoire, je veux
parler de l'état, cette forme absolue et unique de pouvoir,
cette élaboration permanente d'un pouvoir politique qui n'existe
que par le discours qu'il produit, cette forme d'aboutissement des
interrogations antiques, qui veut vivre et qui réussit à
vivre au-delà des structures et des systèmes qu'elle
engendre. Et cette lecture permet de saisir combien alors Foucault
est au centre des enjeux de son siècle. Il est au centre,
parce que les réponses majoritaires, les structures, ou l'existence,
ne l'intéressent pas, et il les affronte en les dépassant.
Il les affronte lorsqu'il les exprime par sa connaissance ferme
des travaux de Détienne, de Vernant, et de Vidal Naquet,
que d'ailleurs très vite il délaisse pour Paul Veyne
et Peter Brown qu'il fera connaître en France, comme si c'étaient
bien les spécialistes des ultimes temps de la pensée
romaine qui lui apparaissaient comme les plus pertinents. Il les
dépasse aussi, lorqu'il délaisse progressivement Heidegger,
et fait semblant d'oublier Nietzsche, lorsqu'il se tait sur le surhomme
et sur le gai savoir, mais surtout lorsqu'il inscrit résolument
la question du pouvoir, du savoir et du discours, non plus dans
l'Etre, non plus dans le Temps, mais dans ce qu'il appelle la Vie.
Et cette idée de Bio-pouvoir qui transforme la perception
des sciences de l'homme est une idée qu'il est allé
chercher dans les siècles de la Rome tardive, celle qui comprend
que pour durer le pouvoir est nécessairement interiorisable
et que l'histoire est celle des personnes, des individus, en fait
des sujets, sujets définis non pas comme des êtres
en dépendance, mais comme des êtres fabriquant en permanence,
en eux et pour eux, la reproduction éternelle du discours
du pouvoir, celui du savoir, celui du vouloir savoir.
Ainsi au moment où l'histoire semblait devoir balbutier,
mais dirais-je rapidement, peut-être s'agissait-il seulement
de l'histoire bourgeoise, le retour de Foucault vers l'antiquité
apparaît comme une restauration de la légitimité
du travail d'historien et surtout annonce son devenir. Comme si
le spécialiste du XVIIe siècle, brusquement, comprenait
la nécessité d'une éternelle renaissance, ce
moment magique où la répétition des formes
antiques donne naissance à une modernité, conçue
comme un lieu de Beauté et une rencontre joyeuse avec les
mots du passé.
L'histoire n'est faite que de pensée, elle n'existe que s'il
y a pensée. Et pour conclure il faut souligner qu'il y a
de la volonté de méthode chez Foucault, et que cette
volonté de méthode est une pensée neuve, car
il ne s'agit pas d'une technique, d'une organisation, mais d'un
engagement de l'être, d'une praxis du sujet. Et de cela il
donne la clé, comme en passant, dans cette note de l'introduction
à l'usage des plaisirs, « Je ne suis ni helleniste
ni latiniste. Mais il m'a semblé qu'à la condition
d'y mettre assez de soin, de patience, de modestie et d'attention,
il était possible d'acquérir, avec les textes de l'Antiquité
grecque et romaine, une familiarité suffisante : je veux
dire une familiarité qui permette, selon une pratique sans
doute constitutive de la philosophie occidentale, d'interroger à
la fois la différence qui nous tient à distance d'une
pensée où nous reconnaissons l'origine de la nôtre,
et la proximité qui demeure en dépit de cet éloignement
que nous creusons sans cesse. »
Voilà déjà ce que disait Posidonios aux Romains,
il y a bien longtemps, et l'énigme est clairement résolue,
voilà la réponse qu'il fallait proposer, voilà
ce que Momigliano avait saisi de ces enjeux, et voilà enfince
qu'il convient, j'en suis persuadé, de toujours répéter
après eux.
Olivier Jehasse
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