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Il faut défendre la société, par Michel Foucault
Jacques Luzi


Origine : http://www.atheles.org/editeur.php?ref_livre=&main=lyber&ref_lyber=289

Il faut défendre la société, par Michel Foucault

Cours au Collège de France (1976), Gallimard-Seuil, 1997

Que pourraient être les projets révolutionnaires sans ce déchiffrement des dissymétries, des injustices et des violences qui fonctionnent, malgré l’ordre des lois, à travers et grâce à l’ordre des lois ? sans la volonté de remettre au jour une guerre réelle, qui continue à se dérouler, mais que précisément l’ordre silencieux du pouvoir a pour fonction et pour intérêt d’étouffer et de masquer ? sans la volonté de réactiver cette guerre à travers un savoir historique précis, et sans l’utilisation de ce savoir comme élément tactique à l’intérieur de la guerre réelle que l’on mène ?

Michel Foucault

Il faut défendre la société se présente comme la transcription de onze leçons que Michel Foucault a consacrées à l’éloge et à la généalogie de l’historicisme politique. Ces leçons constituent une pause dans ses enquêtes historiques sur les technologies modernes d’assujettissement (entre Surveiller et Punir et La Volonté de savoir), pendant laquelle il tente de situer l’analyse critique, historique et politique du pouvoir dans la pensée politique occidentale et, simultanément, de se positionner à l’intérieur de ce « champ d’intelligibilité historico-politique » (1).

Au-delà des nombreuses digressions liées à la forme même de l’exposé, au-delà de l’érudition historique, il s’agit de marquer son attachement à un discours sur le pouvoir qui s’affirme comme le vis-à-vis du modèle juridique de la souveraineté, comme l’antithèse radicale du discours que le pouvoir porte sur lui-même et pour lui-même. Discours insurrectionnel, donc, pour qui les rapports sociaux se révèlent comme indéfiniment tendus par des rapports de force et qui, contre ceux qui prétendent que « le pouvoir a en charge de défendre la société », avance que « la société dans sa structure politique est organisée de manière à ce que certains puissent se défendre contre les autres, ou défendre leur domination contre la révolte des autres, ou, simplement encore, défendre leur victoire et la pérenniser dans l’assujettissement ».

Il s’agit, aussi, de marquer la polyvalence stratégique de ce discours (lié tour à tour aux révoltes populaires, aux réactions aristocratiques, etc.), de le capter dans ses naissances multiples (en Angleterre au début, et en France à la fin du xviie), de le suivre dans ses métamorphoses successives (au moment de la Révolution française, puis au xixe siècle), de repérer les procédures de normalisation et de pacification qu’on lui a fait subir et, enfin, de signaler ses détournements contemporains dans le racisme, le fascisme et le stalinisme.

Pouvoir & économie

Foucault présente ses enquêtes historiques dans la perspective d’une critique de l’économisme commun aux conceptions « libérale » et « marxiste » du pouvoir politique.

Ce qu’il réfute, c’est, en priorité, le pouvoir-marchandise de la théorie juridique classique (sous sa forme monarchique ou démocratique), le pouvoir appréhendé comme un droit que l’on échange, que l’on cède ou que l’on détient ; ce sont, corrélativement, les problèmes de la souveraineté, de la légitimité et de l’oppression (comme le débordement illégitime d’un pouvoir souverain et légitime). À ce type d’analyse, auquel il reproche de s’en tenir au pur domaine de la représentation, Foucault oppose l’idée que le pouvoir est une relation qui n’existe qu’en acte et qui détermine les éléments sur lesquels elle porte, qu’il est l’exercice d’une domination fondée sur des procédures concrètes produisant leurs propres effets de vérité. Contre les « fictions » du sujet juridique, de l’unité et de la légitimité du pouvoir, contre les principes idéologiques de la souveraineté du corps social et de la délégation de la souveraineté de chacun de ses membres à l’État, il faut, selon lui, faire valoir les dispositifs les plus ténus de fonctionnement du pouvoir, partir de leur multiplicité, décrire leur combinatoire au sein de formes de plus en plus intégrées de domination, et dévoiler en quoi ce « quadrillage serré de coercitions disciplinaires » régit les comportements et assure une certaine cohésion du corps social : « La fabrication des sujets plutôt que la genèse du souverain ».

Parallèlement, il faut se défier de la fonctionnalité économique que le « marxisme » attribue au pouvoir et affirmer, à son encontre, que les rapports d’exploitation ne recouvrent ni ne déterminent entièrement l’ensemble des relations de pouvoir, qu’il existe une certaine autonomie des rapports de forces et une causalité circulaire entre ceux-ci et ceux-là (2).

Évacuer l’économisme de l’analyse des relations de pouvoir conduit alors à déchiffrer le pouvoir en termes de rapports de force, à considérer la répression comme l’opérateur de la domination et à substituer, au schéma théorique et juridique contrat-légitimité-oppression, le schéma empirique et historique guerre-répression (ou lutte-soumission). On sait que ce n’est pas là le dernier mot de Foucault qui, problématisant à son tour ce schéma, insistera sur le caractère productif plutôt que répressif des relations de pouvoir, et distinguera les rapports de violence des rapports de pouvoir, envisagés sous l’angle de la « gouvernementalité ».

Toutefois, c’est là moins un abandon qu’une complexification, au sens où Foucault, lecteur de Clausewitz, semble avoir distingué et superposé deux niveaux d’intensité dans les relations de pouvoir (en tant qu’action sur une action). Le premier correspondrait à des périodes de « repos », durant lesquelles exercer le pouvoir consiste simplement à « conduire des conduites », à produire des comportements plus qu’à les réprimer. La seconde renverrait à des périodes de « tension », de crise, au cours desquelles les relations de domination entre ceux qui conduisent et ceux qui sont conduits, dégageant moins de degrés de liberté, dégénèrent en conflit ouvert (3).

La guerre est donc restée, pour Foucault, un instrument privilégié d’analyse des relations sociales. D’où l’intérêt des questions posées dans ce cours de 1976 : celle de la guerre comme relation permanente et première, déterminant « les relations d’inégalité, les dissymétries, les divisions de travail, les rapports d’exploitation » ; celle de la guerre comme analyseur général, à partir des notions de tactique et de stratégie, des « phénomènes d’antagonismes entre individus, ou entre groupes ou entre classes » ; celle de l’art de la guerre comme principe d’organisation des institutions politiques ; celle, enfin, plus spécifique au généalogiste : « Depuis quand a-t-on commencé à imaginer que c’est la guerre qui fonctionne dans les relations de pouvoir, qu’un combat ininterrompu travaille la paix et que l’ordre civil est fondamentalement un ordre de bataille ? Qui a d’abord pensé que la politique, c’était la guerre continuée par d’autres moyens ? ».

Pouvoir & histoire

Foucault situe l’émergence de cet « historicisme politique » à la fin du xvie siècle, au moment même où, avec la consolidation des États monarchiques occidentaux, la « guerre privée » disparaît, au profit d’une organisation centralisée des institutions militaires et d’une pratique de la guerre liée au règlement des relations interétatiques. Ce moment, nous dit-il, est celui où s’ouvre le débat concernant l’origine, la légitimité et la souveraineté du pouvoir monarchique, sur la base des notions de conquête et de guerre juste : « C’est à l’invasion que l’on demande de formuler les principes du droit public ».

Dans ce cadre, la stratégie discursive de la monarchie, fondée sur la réactivation du droit et de l’histoire romaines, est à la fois philosophico-juridique et historico-symbolique : d’un côté, le droit de conquête comme droit naturel et comme justification de la légitimité du pouvoir ; de l’autre, l’histoire comme fondement, enregistrement et exemplification de sa gloire et de son éclat, l’histoire comme « rituel de renforcement de la souveraineté ». Toutefois, en contrepoids de cette histoire « politico-légendaire des romains », va s’affirmer une « contre-histoire », l’histoire « mythico-religieuse des juifs », l’histoire de la révolte, de la promesse et de « l’appel au retournement violent de l’ordre des choses ». Le rôle de cette « contre-histoire » sera « de montrer que les rois trompent, que les rois se masquent, que le pouvoir fait illusion et que les historiens mentent. Ce ne sera pas une histoire de la continuité, mais une histoire du déchiffrement, de la détection du secret, du retournement de la ruse, de la réappropriation d’un savoir détourné ou enfoui. Ce sera le déchiffrement d’une vérité scellée ». Son rôle sera de montrer que la loi n’est pas la pacification, mais la poursuite de la guerre, que « ce qui est droit, loi ou obligation, si l’on regarde du côté du pouvoir », doit être considéré « comme abus, comme violence, comme exaction, dès lors que l’on se place de l’autre côté ». Que le droit, en définitive, consacre et entretient la victoire des uns et la soumission des autres.

Dans l’Angleterre du début du xviie siècle, par exemple, la controverse juridico-politique concernant les droits du souverain et ceux du peuple oppose le pouvoir royal, les parlementaristes et les Niveleurs, sur les thèmes de la conquête, de la domination et de la révolte. Le débat, à la fois discursif et politique, porte sur l’interprétation historique de la victoire de Guillaume de Normandie sur Harold II, lors de la bataille de Hastings (xie siècle), grâce à laquelle il succède au dernier roi saxon (Edouard le Confesseur). Pour la monarchie, cette victoire est la caution historique de la suprématie du droit normand sur le droit saxon traditionnel : « C’est en tant que chef des Normands que le roi se trouve effectivement en possession de la terre anglaise » et le droit normand « est la marque même de sa souveraineté ». Du point de vue de l’aristocratie saxonne (des parlementaristes), par contre, la bataille de Hastings ne relève pas de l’invasion et de la conquête. Guillaume est présenté comme l’héritier d’Edouard et les Normands comme les héritiers du droit saxon, qui légitime leur pouvoir et en fixe les limites. La situation ne s’est dégradée que lorsque, par une pratique abusive de leur autorité, les Normands ont introduit un droit visant à satisfaire leurs seuls intérêts. Ce que réclament les aristocrates, c’est simplement le retour à l’exercice légitime du pouvoir (au droit saxon). Les petits-bourgeois, les Niveleurs ou les Diggers, enfin, partagent avec le « discours du roi » le fait de la conquête, à la différence qu’elle a pour eux le goût de la défaite. À leurs yeux, le pouvoir des Normands est donc illégitime : il n’a pu s’établir qu’avec la complicité et la corruption des aristocrates saxons. Ce qui fait des lois normandes la simple continuation de la guerre, dont l’envers légitime est la révolte populaire. En conséquence, il n’y a pas d’autre alternative que de mener la guerre civile jusqu’à la ruine du pouvoir normand. Avec, d’un côté, ceux qui prônent le retour aux lois saxonnes, tenues pour les lois naturelles (rejoignant en cela les aristocrates saxons). Mais avec, d’un autre côté, ce qui est, pour Foucault, un discours nouveau, qui applique au droit saxon la même analyse qu’au droit normand : comme ce dernier, le droit saxon est la ratification de la victoire dans un rapport de force plus ancien, il est, lui aussi, une « forme de pillage et d’exaction ». Un discours qui dit que « au fond la domination commence avec toute forme de pouvoir [et] qu’il n’y a pas de formes historiques de pouvoir, quelles qu’elles soient, qu’on ne puisse analyser en termes de domination des uns sur les autres ».

Ce que Foucault cherche à montrer, en opposant l’« histoire romaine » et l’« histoire biblique », puis, à partir du xviiie siècle, l’« histoire normalisée » et ce qu’il nomme l’« historicisme politique », c’est le déploiement d’un champ conflictuel qui oppose, d’une part, une histoire codée et intégrée à la pratique de la domination et, d’autre part, une histoire comme « conscience des sujets en lutte », inhérente à la pratique de la résistance à cette domination.

L’historicisme politique

Il n’est évidemment pas question de suivre ici tous les détours de la généalogie développée par Foucault. Mais il est intéressant, dès lors que cela nous éclaire sur sa propre position, de recenser quelques unes des caractéristiques générales, déduites au fur et à mesure de cette généalogie, de ce qu’est pour lui l’historicisme politique.

L’historicisme politique est le discours qui dénonce les illusions qui font croire à un monde ordonné et pacifié, et qui fait de la guerre le principe d’intelligibilité de la société. Ce qui l’amène, progressivement, à procéder à trois généralisations. Premièrement, ce discours généralise la guerre « par rapport au droit et aux fondements du droit », en se fondant sur le fait que dans aucune société historique, il n’a existé de droits naturels ; que toujours et partout, aussi loin qu’on puisse remonter, on ne trouve que des inégalités et, à l’origine de ces inégalités, des luttes et de la violence. La guerre n’est pas une rupture dans le droit, elle le traverse de part en part. « Donc, première généralisation : la guerre recouvre entièrement l’histoire, au lieu d’en être la bousculade et l’interruption ». Deuxièmement, ce discours généralise la guerre « par rapport à la forme de la bataille », en considèrant l’art de la guerre comme le principe d’organisation, non pas seulement de l’affrontement armé, mais de l’ensemble du corps social. Ainsi, derrière le simple événement de la bataille, ce discours fait apparaître « l’institution militaire et, au-delà de l’institution militaire, l’ensemble des institutions et de l’économie du pays ». Enfin, la troisième généralisation de la guerre consiste, par rapport « au système invasion-révolte », à appréhender l’histoire comme le champ indéfini du calcul des forces, à faire « pénétrer le rapport de guerre dans tout le rapport social » et à voir dans la guerre « une sorte d’état permanent entre des groupes, [entre des] unités tactiques » qui s’opposent ou se coalisent, se neutralisent ou se renversent. Dispersion des rapports de force, donc, et leur incessante transformation.

Mais « l’histoire n’est pas simplement un analyseur ou un décrypteur des forces, c’est un modificateur ». En ce sens, l’historicisme politique est surtout, pour Foucault, le discours d’un « sujet guerroyant », qui ne parle de la guerre, au sein même de la guerre, que pour mieux la mener : l’historicisme politique est à la fois « un constat, une proclamation et une pratique de la guerre sociale ». Et contrairement au discours philosophico-juridique, qui prétend à l’universalité et à la neutralité, qui prétend s’établir entre les adversaires, « imposer une loi générale à chacun et fonder un ordre qui réconcilie », mais dont le rôle, on l’a vu, n’est que de dissoudre le fait de la domination, le discours historico-politique n’a pas pour ambition de contourner la guerre, d’en révéler les lois fondamentales et de promouvoir les préceptes propres à son apaisement. Dans chaque conflit historique dans lequel il se manifeste, il s’agit pour lui « de poser un droit frappé de dissymétrie [et] de fonder une vérité liée à un rapport de force, une vérité-arme et un droit singulier ». C’est le discours d’un sujet « historiquement ancré et politiquement décentré ».

L’historicisme politique établit donc un lien fondamental entre les rapports de force, les combats politiques et les relations de vérité. La vérité ne s’y déploie, en effet, qu’à partir d’un rapport de force, qu’à partir d’un sujet qui, de par la position décentrée qu’il occupe dans ce rapport de force, ne peut démasquer la domination qu’il subit, et ceux qui l’exercent sur lui, qu’en disant la vérité de la domination, qu’en disant, « tel qu’il est, l’ensemble de la bataille », et en situant « le parcours global de la guerre ». Et réciproquement, « la vérité à son tour va jouer, et elle n’est finalement cherchée, que dans la mesure où elle pourra effectivement devenir une arme dans le rapport de force », où elle est « un plus de force ». Car le contrôle, le fait « d’avoir raison dans l’ordre du savoir historique, bref : dire la vérité de l’histoire, c’est par là même occuper une place stratégique décisive ».

Pour Foucault, « être historiciste, c’est [donc] analyser ce rapport perpétuel et incontournable entre la guerre racontée par l’histoire et l’histoire traversée par cette guerre qu’elle raconte ».

On a reproché à Foucault son manque de cohérence, on l’a présenté comme un « anthropofuge » refoulé, mais Foucault n’est pas un apôtre de l’irrationalisme, ni un penseur du déclin. Ce qu’on lui reproche, au fond, c’est de n’avoir ménagé aucun espace pour une éventuelle réconciliation. « C’est que l’histoire [a] fait surgir le grand péril : que nous soyons pris dans une guerre indéfinie ; que tous nos rapports, quels qu’ils soient, soient toujours de l’ordre de la domination ».

Et de ce point de vue, il est vrai qu’en cette période où chacun sent poindre la « tension » et où la parole autorisée n’a de paroles que pour un consensus dont chacun sent bien qu’il n’est à l’avantage que de ceux qui en parlent, en cette période où la domination la plus cynique s’accompagne de la résurgence du « peuple de l’abîme » au coeur même des foyers d’abondance, en cette période qui n’aura bientôt plus soif que de rédemption, Foucault ne nous est pas d’un grand secours. Il nous dirait seulement qu’il n’est pas possible de surplomber l’histoire, d’échapper à la guerre et à notre position dans la bataille. Il nous dirait seulement que le savoir est une arme indispensable dans la bataille. Il nous dirait seulement de lutter pour ce que nous croyons être la vérité et le droit.

JACQUES LUZI


Notes

1. Surveiller et Punir. Naissance de la prison, Gallimard, 1975 & La Volonté de savoir. Histoire de la sexualité, Gallimard, 1976.

2. Sur les rapports complexes que Foucault entretient avec Marx, voir Étienne Balibar, « Foucault et Marx », Rencontre internationale Michel Foucault philosophe, Seuil, 1989, pp. 54-75.

3. M. Foucault, « Deux essais sur le sujet et le pouvoir », in H. Dreyfus & P. Rabinow, Michel Foucault. Un parcours philosophique, Gallimard, 1984 (1982), pp. 297-321.


Agone 18 et 19 - Neutralité & engagement du savoir Jacques Luzi " Il faut défendre la société", par Michel Foucault