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Origine :
http://www.univ-lille3.fr/set/sem/Boullant.html
MICHEL FOUCAULT, PENSEUR DE L'ESPACE François Boullant
(15/01/2003)
« Il y aurait à écrire toute une histoire des espaces
qui serait en même temps une histoire des pouvoirs - depuis les
grandes stratégies de la géopolitique jusqu’aux petites tactiques
de l’habitat , de l’architecture institutionnelle, de la salle de
classe ou de l’organisation hospitalière, en passant par les implantations
économico-politiques.
Il est surprenant de voir combien le problème des espaces a mis
longtemps à apparaître comme problème historico-politique. »
[9]
NOTA BENE : Les chiffres entre crochets renvoient
aux textes référencés ; les chiffres entre parenthèses renvoient
à des notes.
Les deux se trouvent en fin d’article.
Dans les pages qui suivent, les textes de Foucault sont ainsi désignés
:
- MMP : Maladie mentale et psychologie (PUF, 1954)
- HF : Histoire de la folie à l’âge classique (Plon,
1961)
- NC : Naissance de la clinique (PUF, 1963)
- MC : Les Mots et les choses (Gallimard, 1966)
- AS : L’Archéologie du savoir (Gallimard, 1969)
- OD : L’Ordre du discours (Gallimard, 1971)
- SP : Surveiller et punir, (Gallimard, 1975)
- VS : La Volonté de savoir, (Gallimard, 1976)
- UP : L’Usage des plaisirs, (Gallimard, 1984)
- SS : Le Souci de soi, (Gallimard, 1984)
- DE : Dits et écrits, (4 tomes, Gallimard, 1994)
Écartons tout d’abord trois voies d’accès, intégralement
possibles, mais méthodologiquement suspectes :
1 - La première serait purement lexicale et consisterait simplement
à repérer et à prélever les apparitions et les occurrences du mot
“espace” dans le discours de Foucault, négligeant tout à la fois
le contexte spécifique et les causes qui requéraient son apparition.
Considération extrinsèque et bien peu éclairante qui nous apprend,
puisque ce travail existe (cf .
DE, Index des notions), que l’usage du mot est inflationniste là
même où la pensée de Foucault le laisse dans une nébuleuse conceptuelle
alors qu’il se raréfie et reflue dès lors qu’il devient un authentique
enjeu philosophique.
2 - La seconde (combinable avec la première) serait transhistorique
et consisterait à coudre ensemble un improbable tissu qui couvrirait
toute l’œuvre de Foucault, traquant les occurrences, depuis les
premières lignes de MMP jusqu’aux dernières de l’HS. . .
Or une telle méthode en viendrait à nier les ruptures, les réagencements
de problématique, fréquents, nous le savons bien, chez Foucault.
Les concepts ont une histoire, à l’intérieur même du corpus d’un
auteur : ils mutent, s’affinent, se corrigent, se complexifient.
Bref, ils changent et ce changement nous enjoint d’être attentifs
aux authentiques ruptures plus qu’aux illusoires continuités.
3 - La troisième serait autarcique et consisterait à isoler le concept
d’espace, et lui seul.
Or dès ses premières apparitions ce concept, nous le verrons, apparaît
au sein d’une configuration plus large dans laquelle il se révèle
solidaire d’autres concepts.
Or avec une mutation majeure de la problématique, cette configuration
elle-même se remodèle, se réagence, abandonnant certains champs
d’application pour en intégrer d’autres et délaissant de vieilles
solidarités pour en faire surgir de nouvelles. . .
L’approche que nous proposerons, tout en étant attentive aux
premiers surgissements d’une thématique de l’espace
chez Foucault, visera plutôt à insister sur la rupture qui se produit,
dans le milieu des années 70, (très exactement entre 1973 et 1978),
autour de SP (1975) et qui va provoquer une réagrégation de toute
la thématique foucaldienne autour du concept déterminant de pouvoir
: « Pour moi, l’essentiel du travail , c’est une réélaboration
de la théorie du pouvoir. », déclare-t-il significativement
en 1977 [10] .
La citation mise en exergue au tout début de mon propos mérite qu’on
s’y attarde un peu.
Lorsque Foucault déclare : « Il est surprenant de
voir combien le problème des espaces a mis longtemps à apparaître
comme problème historico-politique.
», pour qui parle-t-il ? et à qui destine-t-il cette remarque
critique? A la recherche historique, philosophique, anthropologique
ou sociologique? Sans aucun doute, mais plus certainement d’abord
à lui-même.
Si Foucault a pu être un remarquable penseur de l’espace, il ne
l’aura toutefois pas été précocement.
En dehors du texte précurseur sur les hétérotopies, sur lequel nous
nous attarderons un peu, la thématique de l’espace comme « problème
historico-politique » n’émerge qu’assez tardivement.
Toutefois l’espace est bien l’objet d’une préoccupation dans des
textes bien antérieurs à SP, mais alors la plasticité de la notion,
son application à des champs extrêmement divers et l’absence d’une
réelle problématique de l’espace n’autorise pas à parler alors d’une
authentique pensée de l’espace, à la fois structurée et cohérente.
L’espace désigne alors plutôt un horizon, un ensemble de préoccupations
et un chantier pour des investigations.
A témoin, donc, ce précieux texte de 1967 sur les hétérotopies,
tout à la fois indicateur d’une polarisation forte, mais aussi révélateur
de ce que, d’un point de vue “évolutionniste”, nous pourrions nommer
les “insuffisances” de ce texte ou, de manière plus neutre - et
sans doute plus juste - ses silences.
Dans ce texte et ceux qui le précèdent, le statut si déterminant
que Foucault donnera ultérieurement à l’espace est alors encore
à venir.
Il surgira précisément non pas avec SP, mais plutôt à l’occasion
des travaux préparatoires de ce texte.
La notion d’espace est contemporaine d’un réaménagement majeur de
la problématique d’ensemble et solidaire de l’émergence de trois
nouveaux concepts : ceux de discipline, de pouvoir, redéfini comme
relation de pouvoir (1) , de corps, enfin, strictement
corrélatif, nous le verrons, de celui d’espace.
Ces trois concepts ne sont toutefois pas disjoints : il faut comprendre
alors que la discipline est très précisément cette modalité de pouvoir
qui insère le corps dans un espace déterminé à des fins déterminées.
Tout pourrait donc bien commencer avec cette conférence, écrite
à Tunis et prononcée le 14 mars 1967 au Centre d’études architecturales.
En 1967 on est, pardonnez moi de le rappeler, après HF (1961) et
NC (1963), très exactement entre MC (1966) et l’AS (1969) - qui
n’en est, on le sait, qu’une longue parenthèse méthodologique.
Sont à venir l’OD (1971), SP (1975) et la VS (1976).
Première étrangeté qu’il faudra bien tenter d’interpréter, Foucault
n’autorisera la publication de ce texte que peu avant sa mort, au
printemps 1984 [17] .
Après un XIXe siècle hanté par le temps, “L’époque actuelle
serait peut-être plutôt l’époque de l’espace” affirme d’emblée
Foucault.
Toutefois, l’espace apparaît alors non comme un thème à explorer
mais plutôt comme une réalité constituant l’un des traits majeurs
de notre modernité.
Si l’espace s’affirme comme une préoccupation majeure, c’est seulement
au titre d’une mutation du réel lui-même.
Toutefois l’espace, affirme très vite Foucault, a une histoire.
Si le Moyen-Âge correspond à un espace de localisation
, la Renaissance lui substitue l’espace infiniment ouvert
par Galilée, marqué par l’étendue ; l’époque
contemporaine lui substitue quant à elle le critère de l’emplacement
: « L’emplacement est défini par de
relations de voisinage entre points ou éléments ; formellement ,
on peut les décrire comme des séries, des arbres, des treillis »
[17] .
Une inquiétude nouvelle en surgit qui marque l’époque.
L’espace en effet, souligne Foucault, a été désacralisé théoriquement,
mais non pratiquement, en sorte que nous habitons un espace saturé
de qualités - il se réfère ici, en un hommage appuyé,
à Gaston Bachelard.
Le discours propre de Foucault commence précisément là : avec
cette idée que l’intérêt porté jusqu’alors à la réflexion sur l’espace
ne concernait seulement que l’espace du dedans.
Or Foucault entend parler, quant à lui, de l’espace du
dehors.
Ce texte étrange et fascinant propose alors le néologisme d’hétérotopie.
Formé à l’instar de celui d’utopie, et comme son symétrique inversé,
le concept d’hétérotopie désigne des lieux ouverts sur d’autres
lieux, des lieux dont la mission est de faire communiquer entre
eux des espaces.
Mais là où les utopies désignent des lieux sans implantation réelle,
les hétérotopies sont des lieux effectifs, souligne Foucault, des
lieux bien réels qui transcendent les clivages culturels (2)
: « sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux,
bien que pourtant ils soient effectivement localisables »
[17].
Il distingue alors entre “hétérotopies de crise”
et “hétérotopies de déviation”.
Les hétérotopies de crise sont des lieux qui accueillent les individus
en état de crise (adolescents, femmes en couches, vieillards. .
. ) et investissent des lieux spécifiques (le collège du XIXe siècle
ou le service militaire. . . ).
Mais hétérotopies de crise et hétérotopies de déviation ne coexistent
pas dans un même temps et les premières s’estompent alors que s’esquissent
les secondes, qui bientôt les remplaceront, accueillant quant à
elles « les individus dont le comportement est déviant
par rapport à la moyenne ou à la norme exigée »
[17] , dans ces lieux spécifiques que sont les
maisons de repos, les cliniques psychiatriques, les maisons de retraite
ou les prisons.
Ce texte, à l’indiscutable pouvoir de séduction, laisse aussi
le lecteur ultérieur de Foucault dans un étrange état d’insatisfaction.
Que retenir de cette prose tout à la fois rigoureuse et rêveuse,
méthodique et erratique? Tout d’abord, et de manière très générale,
que l’espace est pleinement déjà un objet légitime d’investigations
spécifiques.
Ensuite qu’un certain nombre de thèmes font visiblement signe vers
des développements à venir (sur les disciplines, sur la norme, sur
le pouvoir) et pointent précisément des lieux-objets à explorer
(prisons, lieux d’enfermement et de rétention, mais aussi routes,
chemins de fer. . . (3 )). Certains concepts déterminants même émergent
ici, qui seront puissamment réinvestis dans les problématiques à
venir comme celui d’emplacement, appelé à jouer une place
centrale dans SP.
En deçà de ce texte précurseur, mais ambigu, d’autres textes font
surgir significativement le souci de l’espace autour de la chose
littéraire.
La littérature, explique Foucault, dans un article paru dans la
revue Critique en 1964, a pendant des siècles été assujettie
au temps : « Écrire pendant des siècles s’est ordonné
au temps (. . . ) Alexandrie, qui est notre lieu de naissance,
avait prescrit ce cercle à tout le langage occidental ; écrire,
c’était faire retour, c’était revenir à l’origine,
se ressaisir du premier moment [2] .
Mais avec la littérature du XXe siècle, explique Foucault, ce lien
séculaire se rompt : « Le retour nietzschéen a clos une
bonne fois la courbe de la mémoire platonicienne, et Joyce refermé
celle du récit homérique.
» [2] Or cette mutation se traduit précisément par le
fait que « le langage est (ou est devenu) chose d’espace ».
Les textes contemporains de Roger Laporte, de Claude Ollier
ou de Michel Butor sont alors analysés dans cette perspective :
« Tel est le pouvoir du langage, lui qui est tissé d’espace,
il le suscite, se le donne par une ouverture originaire et le prélève
pour le reprendre en soi.
Mais à nouveau il est voué à l’espace : où donc pourrait-il flotter
et se poser en ce lieu qui est la page, avec ses lignes et sa surface,
sinon en ce volume qui est le livre? [2] On se souviendra
ici que Maurice Blanchot, celui-là même que Foucault a pu nommer
« le Hegel de la littérature » avait
publié en 1955 un livre important intitulé significativement L’Espace
littéraire, que Foucault cite explicitement, et dont il semble
ici creuser, à sa manière, le sillon.
Si ce qui s’écrit alors témoigne d’une indiscutable préoccupation
de l’espace, il faut se garder de toute illusion rétrospective qui
verrait ici des textes visionnaires déjà hantés par l’ombre portée
du Panoptique. .
.
Cet “espace littéraire” en effet est aussi un espace déréalisé,
un espace idéel : totalement et strictement immatériel.
Nul doute qu’il soit également métonymique et parle pour l’espace
tout entier, comme si l’espace littéraire avait alors pour mission
d’absorber l’espace réel qui s’y reflétait.
De la littérature comme métaphore et du réel comme d’un effet.
Plus loin encore, remarquons que ni l’HF (1961) ni la NC (1963)
ne faisaient de l’espace une priorité.
L’appréhension de la folie ou le décryptage des maladies ne se déroulaient
pas hors de l’espace, pourtant ces analyses restent étrangement
vides de toute référence à un espace matériellement situé et précisément
déterminé.
C’est pourtant bien un espace que hante la nef des fous et le Grand
Renfermement aura nécessairement une réalité spatiale.
Mais, les murs comme tels, n’ont pas alors la parole et, semble-t-il,
pas voie au chapitre.
Et il faudra du temps et un changement de perspective avant que
Foucault puisse déclarer, par exemple : « Dans le cas
de l’École militaire, la lutte contre l’homosexualité et la masturbation
est dite par les murs.
[9] L’espace des années soixante reste virtuel ou plus exactement
idéel, désert de toute spécification et même, remarquons-le, de
tout élément descriptif.
Presque décor ou simple toile de fond pour ce qui se déroule essentiellement
ailleurs : dans la pensée, dans les mentalités.
Le seul espace dans lequel semble se déployer authentiquement la
folie est l’espace pictural, et, à nouveau, l’espace littéraire.
Bosch ou Bruegel, Sade ou Artaud, Rousseau ou Nietzsche semblent
alors parler plus authentiquement de la folie que les murs de l’asile.
Dira-t-on que le sujet s’y prêtait moins? L’affirmation est tentante,
mais confrontés aux textes ultérieurs sur la folie ou l’hôpital,
les textes de cette époque paraissent plutôt avoir négligé délibérément
cette composante de l’espace que Foucault jugera plus tard déterminante.
C’est alors l’inverse qui se produira : c’est bien à partir des
analyses de l’espace autour de SP et de la conception du pouvoir
qui les commandait (ou qui en résultait) que Foucault pourra revenir
sur la folie à travers, d’une part le séminaire sur le pouvoir psychiatrique
(1973-1974 )[5], et, d’autre part, la naissance de l’hôpital moderne,
principalement à travers l’important cycle de conférences données
à Rio de Janeiro (1976-1979) (4) .
En 1967, le texte sur les hétérotopies franchit donc une étape.
Texte de transition, il est comme un mixte entre les explorations
littéraires des années 60 et la découverte des “architectures
de surveillance” dans les années soixante-dix.
Ce texte est donc un texte pivot et c’est ce qui fait son caractère
précieux : encore pris qu’il est dans une perspective largement
redevable au structuralisme et, plus lointainement, à l’approche
phénoménologique.
Mais avec les hétérotopies, l’espace n’est plus immatériel, il commence
à avoir une consistance, une épaisseur propre, même s’il reste pris
encore dans une mouvance assez nettement structuraliste : « Nous
sommes à un moment où le monde s’éprouve, je crois, moins
comme une grande vie qui se développerait à travers le temps que
comme un réseau qui relie des points et qui entrecroise son écheveau »
[17].
Et de fait, dès les premiers mots, Foucault avoue sa dette au structuralisme
: « Le structuralisme, ou du moins ce qu’on regroupe sous
ce nom un petit peu général, c’est l’effort pour établir, entre
des éléments qui peuvent avoir été répartis à travers le temps,
un ensemble de relations qui les fait apparaître comme juxtaposés,
opposés, impliqués l’un par l’autre, bref, qui les fait apparaître
comme une sorte de configuration.
». [17] (5).
C’est donc bien une définition prioritairement structurale de l’espace
qui s’affirme alors, celui-ci n’étant rien d’autre que cet écheveau,
que ce tissu qui enchevêtre savamment des zones aux fonctions déterminées
et les échangeurs qui les relient.
Espace social et politique qui s’affirme dans les formes et le lexique
qui présidait à l’analyse des Ménines de Vélasquez, formidable
préambule, on s’en souvient, des MC (1966).
Mais cet espace est aussi un espace autarcique : jeu de miroirs,
économie spéculaire dans laquelle les espaces semblent indéfiniment
se renvoyer l’un à l’autre, mais de manière strictement interne.
La belle est subtile analyse du miroir au cœur de la conférence
de 1967 peut alors apparaître comme métonymique.
L’espace tout entier s’y reflète et s’y réplique vertigineusement,
indéfiniment.
Mais, pour brillante qu’elle soit, l’analyse de l’espace, en quelque
sorte, tourne en rond.
Ce qui manque dans ce texte, même si elle émerge parfois implicitement,
c’est une théorie du pouvoir qui permettrait de corréler l’espace
aux disciplines.
Disciplines qui, en ce passage précis, semblent être déjà là, mais
comme en attente : « Les jésuites du Paraguay avaient
établi des colonies dans lesquelles l’existence était réglée
en chacun de ses points.
Le village était réparti selon une disposition rigoureuse autour
d’une place rectangulaire au fond de laquelle il y avait une église
; sur un côté le collège, de l’autre, le cimetière, et puis, en
face de l’église, s’ouvrait une avenue qu’une autre venait
croiser à angle droit ; les familles avaient chacune leur petite
cabane le long de ces deux axes, et ainsi se retrouvait exactement
reproduit le signe du Christ.
La chrétienté marquait ainsi de son signe fondamental l’espace et
la géographie du monde américain.
La vie quotidienne des individus était réglée non pas au sifflet,
mais à la cloche.
Le réveil était fixé pour tout le monde à la même heure, le travail
commençait pour tout le monde à la même heure ; les repas à midi
et à cinq heures ; puis on se couchait, et à minuit il y avait ce
qu’on appelait le réveil conjugal, c’est-à-dire que, la cloche du
couvent sonnant, chacun accomplissait son devoir. [17].
Or sept ans plus tard, c’est exactement ce même exemple de la colonie
de jésuites paraguayenne que Foucault reprendra, dans son séminaire
sur le pouvoir psychiatrique (1973-1974), pour illustrer, cette
fois explicitement, les disciplines avec, à l’horizon, la nouvelle
théorie du pouvoir qu’elles requièrent.
La colonie paraguayenne devient alors sans ambiguïté le paradigme
même de l’ordre disciplinaire.
En 1978, la mutation est accomplie.
Entre espace et pouvoir le lien est désormais indéfectible : « Or
il m’a paru que c’est tout de même une chose importante de voir
comment l’espace faisait justement partie de l’histoire, c’est-à-dire
comment une société aménageait son espace et y inscrivait
les rapports de force.
En cela, d’ailleurs, rien d’original ; des historiens, par exemple
de l’agriculture, ont bien montré comment les distributions spatiales
ne faisaient rien d’autre que de traduire, d’une part, et d’appuyer,
d’inscrire d’ancrer, d’autre part des rapports de pouvoir, des relations
économiques. . . Il m’a paru important de montrer comment,
dans la société industrielle, la société de type capitaliste qui
se développe à partir du XVIe siècle , il y a eu une nouvelle forme
de spatialité sociale, une certaine manière de distribuer socialement,
politiquement, des espaces, et qu’on peut faire toute l’histoire
d’un pays, d’une culture, ou d’une société, à partir de la manière
dont l’espace y est valorisé et distribué. [13].
En 1982, plus cursivement, il déclare : « L’espace est
fondamental dans tout exercice du pouvoir. [16].
Dans l’HF, on s’en souvient, Foucault s’attardait sur cette scène
mythique, “fondatrice de la psychiatrie moderne” dans laquelle
Pinel débarrassait de leur chaînes les fous de Bicêtre.
Par un tour qui lui est familier, Foucault treize ans plus tard
va opposer à cette scène, à la gloire parfois ambiguë, une tout
autre image symbolique : celle de la manie du roi George III et
de la stratégie imaginée par Pinel pour sa guérison (1788).
Or ce que cette nouvelle scène a de singulier, c’est le renversement,
cette “scène de dé-couronnement”, que commente longuement
Foucault, à l’issue duquel le roi sera déclaré guéri.
C’est sur le scénario disciplinaire qu’insiste ici Foucault : « Le
roi doit être rendu soumis, mais par un pouvoir disciplinaire anonyme
et discret, tout à fait différent du pouvoir souverain où s’indiquent
les signes fulgurants du pouvoir ».
Autre approche de la folie qui cible prioritairement les procédures
disciplinaires et fait à l’espace une place nouvelle : « Il
ne s’agit pas d’analyser la psychiatrie à partir de
l’institution, mais à partir du fonctionnement du pouvoir
disciplinaire » déclare alors significativement Foucault.
De fait, le séminaire sur le pouvoir psychiatrique mettra les disciplines
résolument au centre de ses analyses en un long développement préalable
qui examine ce que Foucault nomme le “soubassement disciplinaire
de l’asile”.
Et pour la première fois, Foucault explore l’espace asilaire comme
tel.
Pour la première fois aussi il évoque le Panopticon de Bentham,
ce “diagramme de pouvoir”, cette “utopie-programme”,
qui jouera le rôle qu’on sait dans SP : « Mais
le panoptisme ne doit pas être compris comme un édifice onirique
: c’est le diagramme d’un mécanisme de pouvoir ramené
à sa forme idéale ; son fonctionnement abstrait de tout obstacle
, résistance ou frottement, peut bien être présenté comme
un pur système architectural et optique : c’est en fait une
figure qu’on peut et qu’on doit détacher de tout usage
spécifique ».
Le schéma panoptique triomphe, explique-t-il : visibilité permanente
(comme facteur de la guérison), surveillance centrale (le bâtiment
directorial est au centre du dispositif des pavillons en rez-de-chaussée),
isolement cellulaire, enfin les modalités punitives : personnel
ou instruments (Foucault insiste ici particulièrement sur les instruments
coercitifs : chaise fixe, manchons, camisole, cercueil d’osier,
collier à pointes. . . etc. ).
Insistance encore sur le pouvoir propre du psychiatre.
L’asile, explique Foucault, “c’est le corps du psychiatre étendu,
gonflé”.
A travers le dispositif architectural, il est présent partout :
“Il doit tout voir et on doit tout lui rapporter.
” Comme pour la prison, Foucault insiste enfin sur le réseau
d’écriture rendu possible par ce dispositif spatial : l’hôpital
psychiatrique est aussi et surtout le lieu de prélèvement d’un savoir.
A l’hôpital, à l’asile psychiatrique, en prison, le dispositif architectural
et l’ordre disciplinaire, qui tout à la fois l’inspire et en découle,
seront à l’origine de ce que Foucault nommera dans SP le “déblocage
épistémologique” de ces sciences humaines qui trouvent là leur
lieu de naissance : médecine, psychiatrie, criminologie.
Tel est le thème que Foucault nommera alors “inversion fonctionnelle
des disciplines” et qui permet de penser, au-delà de leur fonction
disciplinaire, leur fonction rigoureusement productive et positive
: « Le savoir psychiatrique s’est formé à partir du champ
d’une observation exercée pratiquement et exclusivement par
des médecins, alors qu’ils détenaient le pouvoir à l’intérieur d’un
champ institutionnel fermé qui était l’asile, l’hôpital psychiatrique.
[4] .
La modalité de l’examen est celle dans laquelle se prélève ce savoir
dans l’institution.
Notion transversale qui relie tous les lieux disciplinaires.
Modalité spatialisante qui a dans l’espace même sa condition de
possibilité : « L’examen, c’est la surveillance
permanente, classificatrice, qui permet de répartir les individus,
de les juger, de les évaluer, de les localiser et, ainsi,
de les utiliser au maximum.
A travers l’examen, l’individualité devient un élément pour l’exercice
du pouvoir.
[12] Mais c’est encore sous forme spatiale que le savoir va
se distribuer, se communiquer et se capitaliser.
Foucault va s’intéresser au rôle du tableau dans les disciplines,
faisant volontairement jouer le double sens du mot : « La
construction de tableaux a été un des grands problèmes de la technologie
scientifique, politique et économique du XVIIIe siècle : aménager
les jardins de plantes et d’animaux, et bâtir en même temps
des classifications rationnelles des êtres vivants ; observer,
contrôler, régulariser la circulation des marchandises et de la
monnaie et construire par là même un tableau économique qui puisse
valoir comme principe d’enrichissement ; inspecter les
hommes, constater leur présence et leur absence, et constituer un
registre général et permanent des forces armées ; répartir
les malades, les séparer les uns des autres, diviser avec soin l’espace
hospitalier et faire un classement systématique des maladies :
autant d’opérations jumelles où les deux constituants - distribution
et analyse, contrôle et intelligibilité - sont solidaires l’un
de l’autre » [1] .
Ainsi répartir des hommes, des plantes ou des animaux dans un espace
et distribuer des données numériques dans les colonnes d’un tableau
seraient les deux faces d’une même opération, parce qu’issues d’une
même épistémé : « Tactique, ordonnancement spatial des
hommes ; taxinomie, espace disciplinaire des êtres naturels
; tableau économique, mouvement réglé des richesses ».
Dans la manœuvre militaire, dans la parade, dans l’exercice, dans
la répartition de l’espace disciplinaire (école ou hôpital, caserne
ou prison), se retrouve cette même volonté de classer, de répartir
en ordonnant, en hiérarchisant.
Classer pour comprendre et comprendre parce qu’on a préalablement
classé.
Savoir et pouvoir : « Le tableau, au XVIIe siècle,
c’est à la fois une technique de pouvoir et une procédure
de savoir ».
Foucault va alors proposer de penser sciemment l’espace contre le
temps.
La disqualification de l’espace, héritée de l’histoire, exige, explique-t-il,
de penser désormais positivement l’espace et, corrélativement, de
mettre entre parenthèses ou plutôt de minorer volontairement toute
thématique temporelle, en dépit de ses références prestigieuses
- et peut-être à raison même de ces références prestigieuses.
Le discours philosophique porte en effet, au regard de Foucault,
la responsabilité historique de cette disqualification.
A la fin du XVIIIe siècle, souligne-t-il, un renversement se produit
et la philosophie se voit contester, par la physique théorique et
pratique, son exclusivité à parler du cosmos et de l’espace infini.
La philosophie alors se rabattra sur une problématique du temps
devenue son privilège exclusif : « Depuis Kant, ce qui
pour le philosophe est à penser, c’est le temps. Hegel, Bergson,
Heidegger.
Avec une disqualification corrélative de l’espace qui apparaît du
côté de l’entendement, de l’analytique, du conceptuel, du mort,
du figé, de l’inerte.
[9] A contrario, la pensée positive de l’espace, Foucault ira
la chercher chez les historiens, et plus particulièrement chez les
historiens de l’École des Annales (il cite M. Bloch et F. Braudel,
précurseurs de l’analyse des espaces ruraux et des espaces maritimes
; il cite encore Ariès et ses analyses de l’habitat domestique
[9] ).
Réhabiliter l’espace est donc prioritaire, mais il faut aller plus
loin et de courber, en quelque sorte, le bâton dans l’autre sens
: « Métaphoriser les transformations du discours par le
biais d’un vocabulaire temporel conduit nécessairement à l’utilisation
du modèle de la conscience individuelle, avec sa temporalité propre.
Essayer de déchiffrer, au contraire, à travers des métaphores spatiales,
stratégiques permet de saisir précisément les points par lesquels
les discours se transforment dans, à travers et à partir des rapports
de pouvoir. » [9] .
Ainsi naît une tactique visant à privilégier délibérément partout
les métaphores spatiales pour se déprendre de cette « fascination
hégélienne dans laquelle on était enfermé » [13] .
La langue même est un piège.
La conception temporelle issue des philosophies de la conscience
et du primat du sujet pensant a façonné puissamment la langue elle-même
qui est désormais une matrice à reproduire indéfiniment le même
schème : « Qui n’envisagerait l’analyse des discours qu’en
termes de continuité temporelle serait nécessairement amené à l’analyser
et à l’envisager comme la transformation interne d’une conscience
individuelle. » [9] .
D’où cette volonté, d’inspiration nietzschéenne, de casser le moule
en subvertissant la langue même.
Briser cette sujétion en faisant systématiquement triompher le schème
spatial sur le schème temporel, telle est la stratégie que Foucault
esquisse ici et aux métaphores spatiales sera dévolu le rôle de
féconder une autre problématique : « Dès lors qu’on peut
analyser le savoir en termes de région, de domaine, d’implantation,
de déplacement, de transfert, on peut saisir le processus par lequel
le savoir fonctionne comme un pouvoir et en reconduit les effets.
» [9] .
Répondant toutefois vigoureusement à l’une des questions qui lui
était posée sur la prolifération des métaphores spatiales dans son
propre discours, Foucault, les reprenant une à une, soulignera significativement
qu’elles ne sont jamais purement géographiques mais toujours déjà
politiques, économiques ou juridiques.
Telles sont les notions de territoire, de champ, de domaine, de
sol, de région, d’horizon, etc.
Cette géographie-là n’est pas la plate géographie physique pérenne
mais bien plutôt une sorte de géopolitique : « Plus
je vais, plus il me semble que la formation des discours et la généalogie
du savoir ont à être analysées à partir non des types de conscience,
des modalités de perception ou des formes d’idéologies, mais des
tactiques et des stratégies de pouvoir.
Tactiques et stratégies se qui se déploient à travers des implantations,
des distributions, des découpages des contrôles de territoires,
des organisations de domaines qui pourraient bien constituer une
sorte de géopolitique » [9].
Ainsi l’espace, et lui seul, sera apte à poser le problème du pouvoir
: « La description spatialisante des faits de discours
ouvre sur l’analyse des effets de pouvoir qui leur sont liés.
» [7] Mais cet espace à penser, précise Foucault, n’est
ni l’espace naturel, ni l’espace culturel mais un espace
de part en part politique : celui-là même qui est puissamment façonné
par le pouvoir : « L’espace prédétermine une histoire
qui en retour le refond, et se sédimente en lui.
L’ancrage spatial est une forme économico-politique qu’il faut étudier
en détail. » [9].
Dans cet entretien majeur de 1977 qui escorte significativement
la réédition en français, sous l’égide de deux historiens,
du Panopticon de Bentham [9] , Foucault relate l’itinéraire
qui l’a conduit à découvrir ce texte pratiquement méconnu (6) .
A l’origine de cette trouvaille, il y a, explique-t-il, une recherche
sur la médecine clinique et l’architecture hospitalière dans la
seconde moitié du XVIIIe siècle : « Je voulais savoir
comment le regard médical s’était institutionnalisé ; comment il
s’était effectivement inscrit dans l’espace social ; comment la
nouvelle forme hospitalière était à la fois l’effet et le support
d’un nouveau type de regard.
Et en examinant les différents projets architecturaux qui ont suivi
le second incendie de l’Hôtel-Dieu, en 1772, je me suis aperçu à
quel point le problème de l’entière visibilité des corps, des individus,
des choses sous un regard centralisé, avait été l’un des principes
directeurs les plus constants.
Dans le cas des hôpitaux, ce problème présentait une difficulté
supplémentaire : il fallait éviter les contacts, les contagions,
les proximités et les entassements, tout en assurant l’aération
et la circulation de l’air : à la fois diviser l’espace, et le laisser
ouvert, assurer une surveillance qui soit à la fois globale et individualisante,
tout en séparant soigneusement les individus à surveiller.
Longtemps, j’ai cru qu’il s’agissait de problèmes propres à la médecine
du XVIIIe siècle et à ses croyances.
Par la suite, en étudiant les problèmes de pénalité, je me suis
aperçu que tous les grands projets de réaménagement des prisons
(. . . ) reprenaient le même thème, mais cette fois, sous le signe
presque toujours rappelé de Bentham.
Il n’était guère de textes, de projets concernant les prisons où
ne se retrouvât le « truc » de Bentham.
A savoir le panoptique. » [9] .
Il est clair ici que c’est cette nouvelle prise en compte de la
concrétude, de la matérialité de l’espace qui va permette de tisser
des liens entre espace carcéral, espace hospitalier et espace asilaire.
Plus loin même, c’est tous les espaces disciplinaires qui sont solidaires
et homogènes : « Quoi d’étonnant si la prison ressemble
aux usines, aux écoles, aux casernes, aux hôpitaux, qui tous ressemblent
aux prisons? » [1] .
Tous ces espaces ont en commun la préméditation et Foucault insistera
toujours, comme Bentham lui-même, sur la polyvalence du panoptique
: hôpital, prison, asile, usine, caserne (7) .
Le panoptique se prête à toutes les fonctions parce que la surveillance,
ce contrôle fin et individualisé fondé sur le regard, passe par
ce que Foucault nomme la « visibilité isolante ».
L’espace est agencé, divisé en dispositifs savants qui règlent a
priori les circulations, prescrivent ou proscrivent les déplacements,
régulent les flux.
Dispositif de pouvoir, donc, dont le modèle est triple : militaire
et religieux et médical.
1) Les pratiques disciplinaires doivent beaucoup aux ordres religieux.
D’une certaine manière elles en sont la transposition dans une autre
ordre de finalité : « A l’intérieur des schémas
anciens, les nouvelles disciplines n’ont pas eu de peine à
se loger ; les maisons d’éducation et les établissements d’assistance
prolongeaient la vie et la régularité des couvents dont elles étaient
les annexes » [1] .
Dès 1973, Foucault pointe les éléments à partir desquels la discipline
monastique va pouvoir servir les disciplines.
Il fait remonter les disciplines aux réformes des Bénédictins (XIe
- XIIe siècles), à la réforme cistercienne, aux pratiques des dominicains
et des jésuites.
Autant d’« îlots disciplinaires », explique Foucault,
qui constituent des vecteurs d’innovation sociale à l’intérieur
des systèmes de souveraineté : « Ces îlots sont restés
latéraux dans le plasma général des systèmes de souveraineté.
» C’est pourtant à travers eux que va se mettre
en place « une nouvelle société disciplinaire se
substituant à une société de souveraineté. » Ainsi les
sociétés charitables anglaises ont-elles joué un grand rôle dans
l’extension urbaine du tissu disciplinaire. Un mouvement d’inspiration
protestante comme celui des quakers sera même directement à l’origine
de l’institution carcérale à travers la création de la prison de
Walnut Street (1790).
Les pratiques religieuses seront enfin réinvesties dans cette “discipline
du minuscule” qui occupe une place de choix dans ce que Foucault
a pu nommer une “nouvelle « microphysique » du pouvoir”.
Dans une belle page de SP, il va explorer l’importance des “petites
choses” et le rôle du détail, si déterminant dans cet ordre
carcéral qui s’inaugure : « La discipline est une
anatomie politique du détail » [1] .
Refaisant alors la généalogie du détail, Foucault en souligne la
filiation religieuse : « Le détail était depuis longtemps
déjà une catégorie de la théologie et de l’ascétisme.
» Et c’est bien ce détail qui transposé viendra
irriguer les nouveaux rites pénitentiaires : « La minutie
des règlements, le regard vétilleux des inspections, la mise sous
contrôle des moindres parcelles de la vie et du corps donneront
bientôt, dans le cadre de l’école, de la caserne, de l’hôpital ou
de l’atelier, un contenu laïcisé, une rationalité économique ou
technique à ce calcul mystique de l’infime et de l’infini. »
[1].
Dernière pièce de choix du dispositif carcéral, la cellule elle-même
opère une ahurissante suture : « La cellule, cette technique
du monachisme chrétien et qui ne subsistait plus qu’en pays catholique,
devient, dans cette société protestante l’instrument par lequel
on peut reconstituer à la fois l’homo oeconomicus et la conscience
religieuse. » [1].
2) Foucault remonte au camp romain pour montrer à quel point l’armée
a marqué l’utilisation de l’espace utile et a pu ainsi créer des
ancrages qui vont pouvoir s’étendre bien au-delà d’elle-même.
Pourtant, insiste-t-il, ni l’Antiquité ni le Moyen-Âge n’ont connu
des États militaires : « L’organisation spatiale de la
féodalité n’était pas une organisation militaire. » [13].
Les armées, poursuit-il, sont alors transitoires.
Ce n’est qu’à partir du XVIIe siècle que commencent à apparaître
des armées permanentes qui impliquent une localisation, une implantation
précise : « L’armée est devenue une espèce de modèle spatial
; les plans quadrillés des camps, par exemple, deviennent le modèle
de villes, de villes quadrillées qu’on voit apparaître sous la Renaissance
en Italie, puis au XVIIe siècle en Suède, en France, en Allemagne
aussi.
» [13].
Émerge alors la tentation de constituer une société sur le modèle
de l’armée : « Il y a eu un rêve de société militaire
dont l’État napoléonien a été une expression et dont l’État prussien
en a été l’autre ».
En fait, le modèle militaire du quadrillage sévit partout et
fournit l’outil et le schéma de la disciplinarisation des individus.
Foucault explique que la naissance du fusil a exigé une spécialisation
du soldat qui passe par une spatialisation du soldat, et ce, doublement
: d’une part parce que l’exercice et les manœuvres militaires (qui
naissent à ce moment-là) reposent, d’une part, sur l’aménagement
d’une aire spécialisée et rigoureusement délimitée et aménagée et,
d’autre part, sur le traitement du corps humain comme fragment
d’espace mobile : machine articulée et automate obéissant
: « La discipline militaire commence à partir du moment
où l’on enseigne au soldat à se placer, à se déplacer, à être là
où il faut être.
» [12] D’obscurs militaires ont alors pu avoir un
rôle plus déterminant pour le devenir de nos sociétés que les prestigieux
théoriciens du contrat social : « Pendant que les juristes
ou les philosophes cherchaient dans le pacte un modèle primitif
pour la construction ou la reconstruction du corps social, les militaires
et avec eux les techniciens de la discipline élaboraient les procédures
pour la coercition individuelle et collective des corps. »
[1].
3) La santé publique, enfin, repose sur une politique de l’espace.
Plus exactement Foucault montre que son essor n’a été possible que
sur la base d’une spatialisation.
A l’extérieur, c’est elle qui commande les grandes stratégies de
quadrillage spatial mises en place au XVIIe siècle pour juguler
la peste (c’est sur cette évocation, on s’en souvient, que débute
le chapitre sur le panoptisme dans SP).
« Cet espace clos, découpé, surveillé en tous ses points,
où les moindres mouvements sont contrôlés, où tous les événements
sont enregistrés, où un travail ininterrompu d’écriture relie le
centre et la périphérie, où le pouvoir s’exerce sans partage, selon
une figure hiérarchique continue, où chaque individu est constamment
repéré, examiné et distribué entre les vivants, les malades et les
morts - tout cela constitue un modèle compact du dispositif disciplinaire. »
[1].
La peste constitue un désordre qu’il faut combattre par l’ordre
disciplinaire.
A l’intérieur, Foucault va montrer l’enjeu de la spatialisation
de l’hôpital moderne : « L’architecture hospitalière doit
être le facteur et l’instrument de la cure hospitalière. »
[12].
A l’origine de l’hôpital moderne, en effet, deux causes vont se
combiner, tout en étant parfaitement hétérogènes l’une à l’autre.
Ce sont, d’une part, cet événement épistémique que constitue la
transformation du savoir médical et, d’autre part, cet événement
qui va consister en l’aménagement du vieil hospice médiéval, refuge
et lieu d’accueil plus que de traitement, en un lieu thérapeutique.
Or dans cette transformation, le vecteur opérant va être l’hôpital
militaire.
L’hôpital civil va en effet s’inspirer de l’aménagement de l’hôpital
militaire : « L’introduction de mécanismes disciplinaires
dans l’espace désordonné de l’hôpital allait permettre sa médicalisation. »
[12].
Cette spatialisation implique à la fois une réflexion sur l’implantation
de l’hôpital dans le tissu urbain et un aménagement des espaces
intérieurs qui va individualiser le malade en l’isolant et qui prendra
en compte les circulations de l’air, le traitement du linge et du
mobilier, etc.
Le pouvoir du médecin ou du psychiatre dans l’hôpital psychiatrique,
la gestion et la circulation de l’information dans l’hôpital peuvent
ainsi apparaître comme des conséquences des dispositions proprement
spatiales.
Mais cette médicalisation déborde l’hôpital proprement dit pour
atteindre la ville tout entière : « La ville avec ses
principales variables spatiales apparaît comme un lieu à médicaliser. »
[14].
La politique de la santé vise cette fois des populations tout entières
et donne lieu à des projets concertés d’urbanisme : « L’emplacement
des différents quartiers, leur humidité, leur exposition, l’aération
de la ville tout entière, son système d’égouts et d’évacuation des
eaux usées, l’emplacement des cimetières et des abattoirs, la densité
de la population, tout cela constitue des facteurs jouant un rôle
décisif sur la mortalité et la morbidité des habitants. »
[14].
Ceci explique pourquoi Foucault fait du médecin un spécialiste de
l’espace : « Ils ont été, avec les militaires, les premiers
gestionnaires de l’espace collectif. » [9].
Les médecins sont les premiers à poser en effet le problème des
emplacements, des coexistences, des résidences et des déplacements.
Or ces trois courants vont venir converger dans ce que Foucault
nomme les disciplines au sens où « La discipline procède
d’abord à la répartition dans l’espace » [1].
« Comment surveiller quelqu’un, comment contrôler
sa conduite, son comportement, ses aptitudes, comment intensifier
sa performance, multiplier ses capacités, comment le mettre à la
place où il sera le plus utile : voilà ce qu’est, à mon sens,
la discipline » [15].
Les disciplines vont alors entrecroiser le religieux, le militaire
et le médical en un syncrétisme propre auquel renvoie le concept
même de panoptisme.
Cet entrecroisement des disciplines est assez marqué par Foucault
lorsqu’il évoque, sous forme de devinette, une institution dont
il tait soigneusement le nom et la fonction et dont il lit seulement
le règlement - Il s’agit en fait de l’usine-couvent de Jujurieu
(Ain, 1840) [4] .
Si ces institutions, en effet, se ressemblent tant, c’est qu’elles
ont un socle commun : le socle disciplinaire.
Les disciplines sont donc ces techniques de pouvoir qui répartissent
les individus dans un espace donné à une fin donnée.
Mais dans l’ordre disciplinaire, explique Foucault, la fin ne consiste
pas en l’extorsion d’un produit externe mais d’abord en ce dressage
du corps qui va constituer l’individu disciplinaire.
Ce que les disciplines ont en commun, c’est, outre leur convergence
historique, cette nouvelle politique de l’espace qui les caractérise
et les sous-tend : l’espace, fixe, arraisonne, assujettit des corps
: « A l’époque actuelle, toutes ces institutions - usine,
école, hôpital psychiatrique, hôpital, prison - ont pour finalité
non pas d’exclure mais au contraire de fixer les individus.
L’usine n’exclut pas les individus, même en les enfermant ; elle
les fixe à un appareil de normalisation des individus.
Il en va de même de la maison de correction ou de la prison.
Même si les effets de ces institutions sont l’exclusion de l’individu,
elles ont comme finalité première de fixer les individus dans un
appareil de normalisation des hommes.
L’usine, l’école, la prison ou les hôpitaux ont pour objectif de
lier l’individu à un processus de production, de formation ou de
correction des producteurs » [4] .
Mais le socle de ces nouvelles implantations ou “fixations”,
c’est l’espace social tout entier : un espace qui, lui
aussi, dans le même temps, se stabilise : « Mais l’espace
social a commencé à se stabiliser dans les sociétés occidentales
à partir du XVIe ou du XVIIe siècle avec des organisations urbaines,
des régimes de propriétés, des surveillances, des réseaux routiers..
.
Ç’a été le moment où on a arrêté les vagabonds, enfermé les pauvres,
empêché la mendicité, et le monde s’est figé.
Mais il n’a pu se figer qu’à la condition qu’on institutionnalise
des espaces de types différents pour les malades, pour les fous,
pour les pauvres, qu’on distingue des quartiers riches et des quartiers
pauvres, des quartiers malsains et des quartiers confortables. Cette
différenciation d’espaces fait partie de notre histoire et en est
certainement l’un des éléments communs. » [13].
On comprend mieux comment se compose et se complète ici cette “histoire
de l’espace” esquissée à grands traits, en 1967 dans le texte
sur les hétérotopies.
En s’inscrivant dans le cadre d’une théorie du pouvoir renouvelée,
l’histoire de l’espace devient celle du déploiement des fonctions
de pouvoir.
Mais l’espace alors n’est plus ce milieu neutre, atemporel et universel,
qu’il n’a d’ailleurs jamais été.
L’espace n’est ni une donnée immédiate ni une donnée naturelle.
D’où l’idée que son histoire inclut des mutations.
Les sociétés, explique Foucault, se distribuent au long de l’histoire
en sociétés à bannissement, sociétés à réparation, sociétés torturantes
et sociétés enfermantes « selon la manière qu’elles
ont de se débarrasser, non pas de leurs morts, mais de leurs vivants »
(Foucault reviendra à plusieurs reprises sur cette périodisation
qu’il complétera et affinera).
TYPES DE SOCIÉTÉ |
PÉRIODE HISTORIQUE |
CARACTÈRES |
SAVOIR MOBILISÉ |
Sociétés à bannissement
|
Antiquité grecque |
Chasser / Exiler un individu.
|
Épreuve
|
Sociétés à rachat ou à réparation |
Société germanique
(Moyen-Âge) |
Compensation :
conversion d’un dommage en une dette.
|
Enquête
|
Sociétés massacrantes
(ou purifiantes) |
Sociétés occidentales
(fin Moyen-Âge) |
Assassinats / Tortures /
Marquages / Punitions / Peine de mort / Meurtre rituel /
Rituel punitif ou purificatoire.
|
Enquête
|
Sociétés enfermantes |
Société capitaliste
(XVIe - XVIIIe s.
) |
Incarcération
(“Naissance” de la prison) |
Examen
|
En une remarque cursive qui constitue un vertigineux mais fécond raccourci,
Foucault déclarait en 1978 : « Il est certain qu’on vit
maintenant dans un monde plein : la terre est devenue ronde, et elle
est devenue surpeuplée. (.. . ) La pratique de l’enfermement me paraît
l’une des conséquence de cette existence d’un monde plein et d’un
monde fermé.
L’enfermement est une conséquence de la fécondité de la terre, pour
parler vite. » [13].
Ainsi, la réflexion sur l’espace se déploie sur la toile de fond de
cet espace ultime qu’est la terre.
Or la terre, non plus, n’est pas un invariant.
Les sociétés anciennes bannissaient, expulsaient les fous et les criminels
comme le feront encore les sociétés médiévales, dévoilant ainsi un
espace indéfiniment ouvert : « Il y avait donc toujours
polymorphie ou polyvalence des espaces, distinction des espaces et
du vide, de l’extérieur, de l’indéfini. » [13].
Les sociétés modernes, quant à elles, enfermeront, traduisant par
là une mutation historico-politique décisive.
Les espaces alors semblent se distribuer politiquement comme des entités
gigognes : « L’objet de mon histoire, c’est un peu la colonisation
impérialiste à l’intérieur de l’espace européen lui-même. »
[13].
L’espace n’est plus illimité, il ne s’étend plus indéfiniment et irrésistiblement
vers l’extérieur, il se divise à l’intérieur en enclaves hermétiques
et hiérarchisées. « C’est que, me semble-t-il, à la
fin du XVIIIe siècle, l’architecture commence à avoir partie liée
avec les problèmes de la population, de la santé, de l’urbanisme.
Auparavant, l’art de construire répondait surtout au besoin de manifester
le pouvoir, la divinité, la force.
Le palais et l’église constituaient les grandes formes auxquelles
il faut ajouter les places fortes ; on manifestait sa puissance, on
manifestait le souverain, on manifestait Dieu.
L’architecture s’est longtemps développée autour de ces exigences.
Or, à la fin du XVIIIe siècle, de nouveaux problèmes apparaissent
: il s’agit de se servir de l’aménagement de l’espace à des fins économico
politiques. » [9].
Toutefois, l’architecture elle-même recèle un piège.
Foucault insiste sur le fait qu’elle n’est jamais auto-explicative.
Ultime point d’insertion du pouvoir et matrice à son tour d’un pouvoir,
elle doit pourtant n’être analysée que d’ailleurs.
Ce qui est déterminant, c’est donc toujours le pouvoir : « À
partir du XVIIIe siècle, tout traité qui envisage la politique comme
l’art de gouverner les hommes comporte nécessairement un ou plusieurs
chapitres sur l’urbanisme, les équipements collectifs, l’hygiène et
l’architecture privée. » [16].
Ce n’est pas l’architecture, explique Foucault dans un texte de 1982,
mais la police entendue comme rationalité de gouvernement : « C’est
vrai que, pour moi, l’architecture, dans les analyses très vagues
que j’ai pu en faire, constitue uniquement un élément de soutien,
qui assure une certaine distribution des gens dans l’espace, une canalisation
de leur circulation, ainsi que la codification des rapports qu’ils
entretiennent entre eux.
L’architecture ne constitue donc pas seulement un élément de l’espace
: elle est précisément pensée comme inscrite dans un champ de rapports
sociaux, au sein duquel elle introduit un certain nombre d’effets
spécifiques. » [16].
Foucault a été très frappé par la remarque du juriste allemand Julius,
collègue de Hegel à l’université de Berlin, et qui écrit en
1828 des Leçons sur les prisons.
Dans l’important cycle de conférences de 1973, La vérité et les
formes juridiques, Foucault cite longuement Julius : « Les
architectes modernes, écrit-il, sont en train de découvrir
une forme qui n’était pas connue auparavant .
Jadis, dit-il en se référant à la civilisation grecque, la grande
préoccupation des architectes était de résoudre le problème de savoir
comment rendre accessible le spectacle d’un événement , d’un geste,
d’un seul individu au plus grand nombre de personnes. » [4].
Et Julius évoque alors le sacrifice religieux, le théâtre antique,
les orateurs et les jeux du cirque en constatant que la société forge
son unité autour de ces spectacles.
Plus tard les églises encore reproduiront ce même principe.
Longtemps les sociétés auront fonctionné ainsi, jusqu’à la rupture
qui consacre la naissance de l’époque moderne et qui se caractérise
par l’inversion du schéma antique : « On veut faire que
le plus grand nombre de personnes soit offert comme spectacle à un
seul individu chargé de les surveiller. » écrit encore Julius.
A une “architecture du spectacle”, commente Foucault succède
une “architecture de la surveillance”; mutation historique
décisive et cependant inaperçue, excepté de Julius, qui peut écrire
avec une rare clairvoyance : « Il ne s’agit pas d’un simple
problème d’architecture (. . .) cette différence est capitale dans
l’histoire de l’esprit humain ».
Or si Bentham est indiscutablement l’inventeur du dispositif panoptique,
de la « machine panoptique », Foucault va faire
ici de Julius le premier théoricien du panoptisme comme technique
de pouvoir : « Or, dit Julius, l’apparition de ce problème
architectural est corrélative de la disparition d’une société
qui vivait sous la forme d’une communauté spirituelle et religieuse
et de l’apparition d’une société étatique.
L’État se présente comme une certaine disposition spatiale et sociale
des individus, dans laquelle tous sont soumis à une seule surveillance. »
[4] .
Cette confrontation de deux époques, de deux formes de société se
symbolise donc dans l’affrontement de ces deux architectures : le
théâtre grec et le panoptique, pourrait-on dire schématiquement.
L’évocation pourrait se terminer sur cette remarque issue de SP :
« Nous sommes bien moins grecs que nous le croyons.
Nous ne sommes ni sur les gradins, ni sur la scène, mais dans la machine
panoptique, investis par ses effets de pouvoir que nous reconduisons
nous-mêmes puisque nous en sommes un rouage ».
Évoquant un peu plus tard les travaux de Philippe Ariès,
Foucault soulignera la naissance d’un espace domestique longtemps
indifférencié jusqu’au XVIIIe siècle : dans l’habitat privé, chacune
des pièces est rigoureusement polyvalente mais elles vont peu à peu
se spécialiser, se spécifier en pièces à usage unique (cuisine, salle
à manger, chambre des parents, chambre des enfants. ) [9] .
C’est donc une histoire de l’espace et des espaces qui lui sont contigus
que Foucault esquisse ici : « Or, à partir du XVIIe siècle,
on est arrivé à une relative densité de population - sans comparaison
avec la densité actuelle - qui a fait considérer que le monde était
plein.
Et lorsqu’on est arrivé aussi à l’organisation de l’espace à l’intérieur
de l’Europe - l’Europe comme entité politique et économique commence
à se former à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle -, à ce moment-là,
se débarrasser de quelqu’un n’était ni possible ni accepté.
D’où la nécessité de créer des espaces d’exclusion mais qui n’ont
plus la forme du bannissement et de l’exil, et qui sont en même temps
des espaces d’inclusion : se débarrasser en enfermant . »
[13].
Ces institutions d’enfermement, Foucault les avait nommées en 1973
“institutions de séquestration” : « On peut
donc opposer la réclusion du XVIIIe siècle, qui exclut les individus
du cercle social, à la réclusion qui apparaît au XIXe siècle, qui
a pour fonction d’attacher les individus aux appareils de production,
de formation, de réforme ou de correction des producteurs.
Il s’agit donc d’une inclusion par exclusion.
Voilà pourquoi j’opposerai la réclusion à la séquestration ; la réclusion
du XVIIIe siècle, qui a pour fonction essentielle l’exclusion des
marginaux ou le renforcement de la marginalité, et la séquestration
du XIXe siècle, qui a pour finalité l’inclusion et la normalisation. »
[4] .
La prison naîtra ainsi d’un ensemble d’influences combinées et
de pratiques, Foucault y insiste, plus que de théories.
Institution au succès étrange et paradoxal, qui finit par s’imposer
historiquement, contre toute attente, en dépit de ses défauts avérés,
très tôt repérés et dénoncés.
Or dans ce choix la réalité spatiale de la prison est déterminante.
La prison est d’abord une architecture dont Foucault a souligné qu’elle
était issue, plus ou moins directement du panoptique de Bentham :
« Par conséquent, on pourrait dire que la réclusion au XIXe
siècle est une combinaison de contrôle moral et social, né en Angleterre,
et de l’institution proprement française et étatique de la réclusion
dans un lieu, dans un bâtiment, dans une institution, dans une architecture. »
[4].
En dépit d’un dossier que j’espère bien instruit et convaincant,
une objection pourrait toutefois se présenter quant à cette « pensée
de l’espace » de Foucault dont j’ai voulu vous entretenir.
C’est objection, c’est, de manière attendue, celle du temps.
Foucault a fait du temps, et à juste titre, l’un des vecteurs principaux
de la peine.
Et l’on se souviendra que, dans SP, c’est un emploi du temps pénitentiaire
qui se symétrise au supplice de Damiens pour ouvrir le livre.
C’est à du temps que l’on condamne et la peine est d’abord cette
durée aux contours souvent imprécis.
C’est du temps, encore, qui rythme la journée pénitentiaire et la
découpe en plages rigides, minutieusement agencées et spécifiées.
Temps de la journée de travail de l’ouvrier, mais aussi de l’écolier.
Le thème de “l’extraction maximale du temps” apparaît avec
les disciplines, celles-ci étant le moyen qui va la rendre possible
et la perfectionner : « Le pouvoir s’articule directement
sur le temps ; il en assure le contrôle et en garantit l’usage »
[1] .
L’évolution du traitement du temps est au fond parallèle à celle
de l’espace : à un temps indifférencié, et semble-t-il illimité,
succède un temps parcellisé, finalisé, organisé, fondamentalement
utile, qui ne laisse plus place aux gaspillages : « L’exactitude
et l’application sont, avec la régularité, les vertus fondamentales
du temps disciplinaire. » [1] .
S’appuyant sur des textes de Marx, c’est sur l’atelier et sa réorganisation
au XIXe siècle que Foucault va faire porter l’essentiel de ses commentaires.
Le corps, encore, sera traversé par cette forme nouvelle d’assujettissement
: « Le temps pénètre le corps, et avec lui tous les contrôles
minutieux du pouvoir. » [1].
Se met en place alors ce que Foucault nomme “une sorte de schéma
anatomo-chronologique du comportement » [1].
Dans toutes ces analyses, si déterminantes, le temps l’emporte-t-il
sur l’espace? Ce qui est plutôt frappant ici, c’est que le temps
est traité comme de l’espace.
Bergson, on s’en souvient, faisait de cette idée la preuve définitive
que le temps réel, la durée, nous échappait.
Mais, au rebours des analyses bergsoniennes, c’est cette idée même
qui est précieuse pour Foucault.
Le temps s’organise dans un espace dont il n’est que l’aménagement.
Les chronologies s’articulent dans des implantations, des emplacements,
des circulations.
Le temps occupe l’espace et le meilleur exemple en serait toujours
l’emploi du temps carcéral.
Privilège, en dernière analyse, de l’espace sur le temps.
L’espace désigne alors et sans ambiguïté tout à la fois le lieu
d’application du pouvoir et sa condition de possibilité.
Qu’en est-il, pour finir, de cette “pensée de l’espace” de Foucault?
Au terme de cet itinéraire, il n’est pas sûr que l’expression soit
très heureuse et même qu’elle puisse être philosophiquement validée.
Pourtant l’espace est bien le centre, très tôt, nous l’avons vu,
d’un intérêt, d’une attirance polymorphe aux contours encore imprécis.
L’espace est, de plus, indiscutablement une notion transversale
dans l’œuvre de Foucault qui permet de jeter des ponts entre différents
aspects de sa problématique.
L’espace est d’abord l’objet de ces investigations sauvages, poétiques
et roboratives, desquelles émerge pourtant déjà l’idée-force que,
philosophiquement, le temps a fait long feu et qu’il faut rendre
la parole à l’espace, et libérer, en quelque sorte, comme le font
déjà les écrivains, cet exclu de l’histoire qui a si paradoxalement
forgé puissamment notre histoire.
Rendant compte en 1977 du livre d’André Glucksmann, Les Maîtres-penseurs,
Foucault explique que la question pour tout philosophe depuis 150
ans est “Comment n’être plus hégélien ?” [11]
Privilège d’un temps infailliblement lié au progrès et à la
téléologie qui y est liée : tel serait le grief essentiel.
Or on peut se demander si ce n’est pas à travers ces analyses de
l’espace que Foucault liquide le plus spectaculairement l’héritage
hégélien.
De fait, c’est toujours et systématiquement hors de la sphère philosophique
que Foucault ira trouver ses références spatiales.
Ses cautions sont alors la littérature, l’histoire (en particulier
ce qu’on a pu nommer la Nouvelle Histoire) et la géographie conçue
comme géopolitique.
Ni la philosophie, ni même cette sociologie qui entendrait être
seulement celle des grands auteurs ne sont requises ici.
La pensée de l’espace implique une modestie d’approche qui sache
oublier les grandes avenues de la pensée : « Ce n’est
ni chez Hegel ni chez Auguste Comte que la bourgeoisie parle
de façon directe.
À côté de ces textes sacralisés, une stratégie absolument consciente,
organisée, réfléchie se lit en clair dans une masse de documents
inconnus qui constituent le discours effectif d’une action politique »
[6] peut déclarer Foucault qui souligne dans le même temps : « Je
crois que Bentham est plus important pour notre société que Kant
ou Hegel.
» [4] .
L’humble archive et elle seule, ce “matériau plébéien”,
sera le support adéquat pour ces explorations obliques et souterraines,
mais elle implique qu’on délaisse l’“histoire des
sommets”.
Pour la sociologie aussi, le médecin Guépin, auteur au XIXe siècle
d’une monographie sur Nantes, sera plus déterminant que Montesquieu
ou Comte.
Sans doute faut-il même corriger un effet pervers de la perspective
“évolutionniste” abordée ici pour explorer la pensée de l’espace
de Foucault.
Il y a en effet une profonde cohérence à considérer que l’espace
doit toujours, et quoi qu’il en soit, être pensé d’ailleurs,
depuis une autre perspective, depuis un autre lieu du savoir et
des pratiques.
L’ultime témoignage en serait la profusion, souvent remarquée, des
images dans le discours de Foucault.
On le sait, ces images occupent dans SP une place centrale (évocation
ou production de gravures).
On sait bien de Foucault, et dès l’HF, qu’il est un analyste visuel.
N’y a-t-il pas là alors un redoublement du privilège que l’espace
a partout, comme si dans l’espace se faisaient jour des pensées
qui, ailleurs, n’avaient pas lieu d’être? Si l’espace ne constitue
pas à proprement parler une « pensée » - car cela supposerait
qu’il soit une donnée isolable aux propriétés intemporelles, ce
que Foucault ne cesse de nier - l’espace rentre du moins dans une
stratégie qui le lie, nous l’avons vu, aux concepts déterminants
de la problématique foucaldienne des années soixante-dix.
Or c’est bien en termes de stratégies que Foucault entend poser
le problème de la pensée « L’historicité qui nous emporte
est belliqueuse ; elle n’est pas langagière.
Relation de pouvoir, non relation de sens » [8] .
Dans ce bloc qui lie si intimement l’espace au pouvoir, aux disciplines
et au corps, il y a une cohérence profonde qui ne se démentira pas.
Les deux derniers tomes de l’HS, parus en 1984, délaisseront significativement
les analyses de l’espace, en dehors de quelques incises sur l’oikos
et la division sexuelle des tâches.
L’espace, alors, ne sera plus le concept pertinent et ce ne sera
pas dans un espace déterminé que se déploiera l’ethos.
Dans cette contre-épreuve l’espace reste solidaire des disciplines
et du pouvoir.
François BOULLANT
(janvier 2003).
I . TEXTES CITES :
[1] Surveiller et punir (Bibliothèque des Histoires,
Gallimard, 1975).
[2] DE n° 24 : Le langage de l’espace(1964).
[3] DE, n° 107 : Table ronde (1972).
[4] DE, n° 139 : La vérité et les formes juridiques (1974).
[5] DE, n° 143 : Le pouvoir psychiatrique (1974).
[6] DE, n° 151 : Des supplices aux cellules (1975).
[7] DE, n° 169 : Questions à Foucault sur la géographie
(1976).
[8] DE, n° 192 : Entretien avec Michel Foucault (1976).
[9] DE, n° 195 : L’œil du pouvoir (1977).
[10] DE, n° 197 : Les rapports de pouvoir passent à l’intérieur
des corps (1977).
[11] DE, n° 204 : La grande colère des faits (1977)
[12] DE, n° 229 : L’incorporation de l’hôpital
dans la technologie moderne (1978).
[13] DE, n° 234 : La scène de la philosophie (1978).
[14] DE, n° 257 : La politique de la santé au XVIIIe
siècle (1979).
[15] DE, n° 297 : Les mailles du pouvoir (1981).
[16] DE, n° 310 : Espace, savoir et pouvoir (1982).
[17] DE, n° 360 : Des espaces autres (1984).
II. NOTES :
(1) “Relation de pouvoir” (ou “rapport de pouvoir”)
est un concept, jamais remis en cause, qui émerge dans le courant
des années soixante-dix et qui est encore réaffirmé et retravaillé
dans l’un des derniers textes que Foucault consacre au problème
du pouvoir en 1982 (DE, n° 306 : Le sujet et le pouvoir).
(2) « Il n’y a probablement pas une seule culture
au monde qui ne constitue des hétérotopies » .
Six principes présentent les modalités spécifiques des hétérotopies.
Si le premier principe souligne donc la constante universelle que
représente la présence d’hétérotopies à l’intérieur des différentes
sociétés existantes ou ayant existé, le second insistera quant à lui
sur les variations particulières que l’histoire ou la géographie leur
feront subir, en sorte qu’elles pourront offrir, selon les périodes
ou les latitudes considérées, des visages bien différents (cimetière).
Le troisième principe soulignera cette possibilité qu’ont les hétérotopies
de pouvoir juxtaposer en un seul lieu plusieurs emplacements incompatibles
(le théâtre, la salle de cinéma ou bien encore le jardin illustrent
cette particularité).
Le quatrième principe montre que les hétérotopies sont solidaires
d’hétérochronies, temps et espaces s’entrecroisant alors
en des combinaisons savantes (alors que le musée ou la bibliothèque
viseront à suspendre le temps dans une capitalisation de l’espace,
la fête, la foire ou plus récemment le village de vacances s’installeront
délibérément dans le futile et l’éphémère).
Le cinquième principe montre que toute hétérotopie est fondée sur
un « système d’ouverture et de fermeture qui à la
fois les isole et les rend pénétrables ».
Des rites d’inspiration religieuse (hammams) ou des dispositions méticuleuses
d’inspiration sécuritaire (casernes, prisons) solennisent de fait
l’entrée dans l’espace hétérotopique ou la confisquent en la promettant
(fermes brésiliennes, chambres des motels américains).
Enfin, le sixième principe insiste sur la fonction propre de l’espace
hétérotopique dans sa relation à l’espace extérieur, soit dans la
forme de l’illusion (les maisons closes désignant comme
illusoire l’espace extérieur), soit dans la forme de la compensation
(les colonies s’organisant selon un ordre maniaque qui renvoie de
fait à l’imperfection de l’espace réel originaire).
(3) Il est significatif que ce texte précurseur pointe déjà le problèmes
des routes et des chemins de fer sur lequel reviendra Foucault, bien
que tout autrement, dans l’un de ses derniers textes : Espace,
savoir et pouvoir (DE, n° 310,1982).
(4) DE, n° 170 : Crise de la médecine ou de l’antimédecine
? , n° 196 : La naissance de la médecine sociale
et n° 229 : L’incorporation de l’hôpital dans
la technologie moderne (1974).
A ce cycle s’adjoindraient les n° 168 & 257 : La politique
de la santé au XVIIIe siècle) (1976 & 1979).
(5) On ne s’étonnera pas de trouver ici une référence si délibérément
positive et assumée au structuralisme.
Si Foucault a, par la suite, bruyamment et énergiquement dénié toute
appartenance au structuralisme, maint texte des DE montre clairement
que cette appartenance a été bien réelle, même si elle a été de courte
durée et a présenté, dès le début, plutôt des vertus strictement cantonnées
au seul domaine méthodologique.
Tout se passe alors comme si le structuralisme, jamais évoqué pour
ses vertus intrinsèques, avait été l’opérateur privilégié d’une mise
à distance des philosophies du sujet et valait surtout comme tel.
On remarque que, dès le début s’affirme cette puissante corrélation
entre la préoccupation spatiale et l’abandon de toute référence à
un sujet pensant.
.
.
Ainsi, même devenu très critique par rapport aux thèses structuralistes,
Foucault conservera l’idée que le structuralisme aura été un antidote
puissant et efficace contre une série de valeurs établies : « Ce
qu’on a appelé structuralisme, au fond, n’a jamais existé en dehors
de quelques penseurs, ethnologues, historiens des religions et linguistes,
mais ce qu’on a appelé structuralisme se caractérisait justement par
une certaine libération ou affranchissement, déplacement, si vous
voulez par rapport au privilège hégélien de l’histoire. »(DE,
n° 234).
(6) Dans son Traité de morale générale, René Le Senne consacre
un chapitre à Bentham.
Quelques lignes seulement d’un commentaire d’un autre âge évoquent
ainsi le Panoptique : « Aussi, pense Bentham, s’il
y a des hommes assez mal instruits pour faire des actions qui les
amènent dans les conditions pénibles de la prison, celle-ci doit être
telle qu’elle leur apprenne à se bien conduire.
Ainsi a-t-il fait le projet d’un Panopticon, où des prisonniers,
qui ne cessent pas d’être surveillés par le déontologiste, apprennent,
par l’application de règlements minutieusement étudiés à calculer
leurs actions, de manière à se faire la vie la plus heureuse possible
dans la prison en respectant les prescriptions du règlement, mais
comme telle moins heureuse qu’elle ne serait dehors.
L’idéal d’une prison n’est-il pas d’enlever pour toujours aux prisonniers
la tentation de rien faire qui y ramène? Ce sont les honnêtes gens
qui paient les impôts nécessaires à l’entretien des prisons”(PUF,
1942, p. 230).
(7) Le livre de Bentham étant significativement sous titré :
“Idea of a new principle of construction applicable to any sort
of establishment, in which persons of any description are to be kept
under inspection ; and in particular to penitentiary-houses,
prisons, houses of industry, work-houses, poor-houses, manufactories,
mad-houses, lazarettos, hospitals and schools…” (Cf. Jeremy
Bentham : Le Panoptique , Belfond Ed. ; 1977).
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