"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
MICHEL FOUCAULT, PENSEUR DE L'ESPACE
François Boullant

Origine : http://www.univ-lille3.fr/set/sem/Boullant.html

MICHEL FOUCAULT, PENSEUR DE L'ESPACE François Boullant

(15/01/2003)

« Il y aurait à écrire toute une histoire des espaces qui serait en même temps une histoire des pouvoirs - depuis les grandes stratégies de la géopolitique jusqu’aux petites tactiques de l’habitat , de l’architecture institutionnelle, de la salle de classe ou de l’organisation hospitalière, en passant par les implantations économico-politiques.
Il est surprenant de voir combien le problème des espaces a mis longtemps à apparaître comme problème historico-politique.  »
[9]


NOTA BENE : Les chiffres entre crochets renvoient aux textes référencés ; les chiffres entre parenthèses renvoient à des notes.
Les deux se trouvent en fin d’article.
Dans les pages qui suivent, les textes de Foucault sont ainsi désignés :

- MMP : Maladie mentale et psychologie (PUF, 1954)

- HF : Histoire de la folie à l’âge classique (Plon, 1961)

- NC : Naissance de la clinique (PUF, 1963)

- MC : Les Mots et les choses (Gallimard, 1966)

- AS : L’Archéologie du savoir (Gallimard, 1969)

- OD : L’Ordre du discours (Gallimard, 1971)

- SP : Surveiller et punir, (Gallimard, 1975)

- VS : La Volonté de savoir, (Gallimard, 1976)

- UP : L’Usage des plaisirs, (Gallimard, 1984)

- SS : Le Souci de soi, (Gallimard, 1984)

- DE : Dits et écrits, (4 tomes, Gallimard, 1994)


Écartons tout d’abord trois voies d’accès, intégralement possibles, mais méthodologiquement suspectes :
1 - La première serait purement lexicale et consisterait simplement à repérer et à prélever les apparitions et les occurrences du mot “espace” dans le discours de Foucault, négligeant tout à la fois le contexte spécifique et les causes qui requéraient son apparition.
Considération extrinsèque et bien peu éclairante qui nous apprend, puisque ce travail existe (cf .
DE, Index des notions), que l’usage du mot est inflationniste là même où la pensée de Foucault le laisse dans une nébuleuse conceptuelle alors qu’il se raréfie et reflue dès lors qu’il devient un authentique enjeu philosophique.

2 - La seconde (combinable avec la première) serait transhistorique et consisterait à coudre ensemble un improbable tissu qui couvrirait toute l’œuvre de Foucault, traquant les occurrences, depuis les premières lignes de MMP jusqu’aux dernières de l’HS. . .
Or une telle méthode en viendrait à nier les ruptures, les réagencements de problématique, fréquents, nous le savons bien, chez Foucault.
Les concepts ont une histoire, à l’intérieur même du corpus d’un auteur : ils mutent, s’affinent, se corrigent, se complexifient.
Bref, ils changent et ce changement nous enjoint d’être attentifs aux authentiques ruptures plus qu’aux illusoires continuités.
3 - La troisième serait autarcique et consisterait à isoler le concept d’espace, et lui seul.
Or dès ses premières apparitions ce concept, nous le verrons, apparaît au sein d’une configuration plus large dans laquelle il se révèle solidaire d’autres concepts.
Or avec une mutation majeure de la problématique, cette configuration elle-même se remodèle, se réagence, abandonnant certains champs d’application pour en intégrer d’autres et délaissant de vieilles solidarités pour en faire surgir de nouvelles. . .


L’approche que nous proposerons, tout en étant attentive aux premiers surgissements d’une thématique de l’espace chez Foucault, visera plutôt à insister sur la rupture qui se produit, dans le milieu des années 70, (très exactement entre 1973 et 1978), autour de SP (1975) et qui va provoquer une réagrégation de toute la thématique foucaldienne autour du concept déterminant de pouvoir : « Pour moi, l’essentiel du travail , c’est une réélaboration de la théorie du pouvoir.  », déclare-t-il significativement en 1977  [10] .
La citation mise en exergue au tout début de mon propos mérite qu’on s’y attarde un peu.
Lorsque Foucault déclare : « Il est surprenant de voir combien le problème des espaces a mis longtemps à apparaître comme problème historico-politique.
 »
, pour qui parle-t-il ? et à qui destine-t-il cette remarque critique? A la recherche historique, philosophique, anthropologique ou sociologique? Sans aucun doute, mais plus certainement d’abord à lui-même.
Si Foucault a pu être un remarquable penseur de l’espace, il ne l’aura toutefois pas été précocement.
En dehors du texte précurseur sur les hétérotopies, sur lequel nous nous attarderons un peu, la thématique de l’espace comme « problème historico-politique » n’émerge qu’assez tardivement.

Toutefois l’espace est bien l’objet d’une préoccupation dans des textes bien antérieurs à SP, mais alors la plasticité de la notion, son application à des champs extrêmement divers et l’absence d’une réelle problématique de l’espace n’autorise pas à parler alors d’une authentique pensée de l’espace, à la fois structurée et cohérente.
L’espace désigne alors plutôt un horizon, un ensemble de préoccupations et un chantier pour des investigations.
A témoin, donc, ce précieux texte de 1967 sur les hétérotopies, tout à la fois indicateur d’une polarisation forte, mais aussi révélateur de ce que, d’un point de vue “évolutionniste”, nous pourrions nommer les “insuffisances” de ce texte ou, de manière plus neutre - et sans doute plus juste - ses silences.
Dans ce texte et ceux qui le précèdent, le statut si déterminant que Foucault donnera ultérieurement à l’espace est alors encore à venir.
Il surgira précisément non pas avec SP, mais plutôt à l’occasion des travaux préparatoires de ce texte.
La notion d’espace est contemporaine d’un réaménagement majeur de la problématique d’ensemble et solidaire de l’émergence de trois nouveaux concepts : ceux de discipline, de pouvoir, redéfini comme relation de pouvoir (1) , de corps, enfin, strictement corrélatif, nous le verrons, de celui d’espace.
Ces trois concepts ne sont toutefois pas disjoints : il faut comprendre alors que la discipline est très précisément cette modalité de pouvoir qui insère le corps dans un espace déterminé à des fins déterminées.

Tout pourrait donc bien commencer avec cette conférence, écrite à Tunis et prononcée le 14 mars 1967 au Centre d’études architecturales.
En 1967 on est, pardonnez moi de le rappeler, après HF (1961) et NC (1963), très exactement entre MC (1966) et l’AS (1969) - qui n’en est, on le sait, qu’une longue parenthèse méthodologique.
Sont à venir l’OD (1971), SP (1975) et la VS (1976).
Première étrangeté qu’il faudra bien tenter d’interpréter, Foucault n’autorisera la publication de ce texte que peu avant sa mort, au printemps 1984  [17] .
Après un XIXe siècle hanté par le temps, “L’époque actuelle serait peut-être plutôt l’époque de l’espace” affirme d’emblée Foucault.
Toutefois, l’espace apparaît alors non comme un thème à explorer mais plutôt comme une réalité constituant l’un des traits majeurs de notre modernité.
Si l’espace s’affirme comme une préoccupation majeure, c’est seulement au titre d’une mutation du réel lui-même.
Toutefois l’espace, affirme très vite Foucault, a une histoire.
Si le Moyen-Âge correspond à un espace de localisation , la Renaissance lui substitue l’espace infiniment ouvert par Galilée, marqué par l’étendue ; l’époque contemporaine lui substitue quant à elle le critère de l’emplacement   : « L’emplacement est défini par de relations de voisinage entre points ou éléments ; formellement , on peut les décrire comme des séries, des arbres, des treillis » [17] .
Une inquiétude nouvelle en surgit qui marque l’époque.
L’espace en effet, souligne Foucault, a été désacralisé théoriquement, mais non pratiquement, en sorte que nous habitons un espace saturé de qualités - il se réfère ici, en un hommage appuyé, à Gaston Bachelard.
Le discours propre de Foucault commence précisément là : avec cette idée que l’intérêt porté jusqu’alors à la réflexion sur l’espace ne concernait seulement que l’espace du dedans.
Or Foucault entend parler, quant à lui, de l’espace du dehors.
Ce texte étrange et fascinant propose alors le néologisme d’hétérotopie.
Formé à l’instar de celui d’utopie, et comme son symétrique inversé, le concept d’hétérotopie désigne des lieux ouverts sur d’autres lieux, des lieux dont la mission est de faire communiquer entre eux des espaces.
Mais là où les utopies désignent des lieux sans implantation réelle, les hétérotopies sont des lieux effectifs, souligne Foucault, des lieux bien réels qui transcendent les clivages culturels (2) : « sortes de lieux qui sont   hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables » [17].
Il distingue alors entre “hétérotopies de crise” et “hétérotopies de déviation”.
Les hétérotopies de crise sont des lieux qui accueillent les individus en état de crise (adolescents, femmes en couches, vieillards. . . ) et investissent des lieux spécifiques (le collège du XIXe siècle ou le service militaire. . . ).
Mais hétérotopies de crise et hétérotopies de déviation ne coexistent pas dans un même temps et les premières s’estompent alors que s’esquissent les secondes, qui bientôt les remplaceront, accueillant quant à elles « les individus dont le comportement est déviant   par rapport à la moyenne ou à la norme exigée » [17]   , dans ces lieux spécifiques que sont les maisons de repos, les cliniques psychiatriques, les maisons de retraite ou les prisons.
Ce texte, à l’indiscutable pouvoir de séduction, laisse aussi le lecteur ultérieur de Foucault dans un étrange état d’insatisfaction.
Que retenir de cette prose tout à la fois rigoureuse et rêveuse, méthodique et erratique? Tout d’abord, et de manière très générale, que l’espace est pleinement déjà un objet légitime d’investigations spécifiques.
Ensuite qu’un certain nombre de thèmes font visiblement signe vers des développements à venir (sur les disciplines, sur la norme, sur le pouvoir) et pointent précisément des lieux-objets à explorer (prisons, lieux d’enfermement et de rétention, mais aussi routes, chemins de fer. . . (3 )). Certains concepts déterminants même émergent ici, qui seront puissamment réinvestis dans les problématiques à venir comme celui d’emplacement, appelé à jouer une place centrale dans SP.


En deçà de ce texte précurseur, mais ambigu, d’autres textes font surgir significativement le souci de l’espace autour de la chose littéraire.
La littérature, explique Foucault, dans un article paru dans la revue Critique en 1964, a pendant des siècles été assujettie au temps : « Écrire pendant des siècles s’est ordonné au temps (. . . ) Alexandrie, qui est notre lieu de naissance, avait prescrit ce cercle à tout le langage occidental ; écrire, c’était faire retour, c’était revenir à l’origine, se ressaisir du premier moment [2] .
Mais avec la littérature du XXe siècle, explique Foucault, ce lien séculaire se rompt : « Le retour nietzschéen a clos une bonne fois la courbe de la mémoire platonicienne, et Joyce refermé celle du récit homérique.
 »
[2] Or cette mutation se traduit précisément par le fait que « le langage est (ou est devenu) chose d’espace ».
Les textes contemporains de Roger Laporte, de Claude Ollier ou de Michel Butor sont alors analysés dans cette perspective : « Tel est le pouvoir du langage, lui qui est tissé d’espace, il le suscite, se le donne par une ouverture originaire et le prélève pour le reprendre en soi.
Mais à nouveau il est voué à l’espace : où donc pourrait-il flotter et se poser en ce lieu qui est la page, avec ses lignes et sa surface, sinon en ce volume qui est le livre?
[2] On se souviendra ici que Maurice Blanchot, celui-là même que Foucault a pu nommer « le Hegel de la littérature » avait publié en 1955 un livre important intitulé significativement L’Espace littéraire, que Foucault cite explicitement, et dont il semble ici creuser, à sa manière, le sillon.
Si ce qui s’écrit alors témoigne d’une indiscutable préoccupation de l’espace, il faut se garder de toute illusion rétrospective qui verrait ici des textes visionnaires déjà hantés par l’ombre portée du Panoptique. .
.
Cet “espace littéraire” en effet est aussi un espace déréalisé, un espace idéel : totalement et strictement immatériel.
Nul doute qu’il soit également métonymique et parle pour l’espace tout entier, comme si l’espace littéraire avait alors pour mission d’absorber l’espace réel qui s’y reflétait.
De la littérature comme métaphore et du réel comme d’un effet.

Plus loin encore, remarquons que ni l’HF (1961) ni la NC (1963) ne faisaient de l’espace une priorité.
L’appréhension de la folie ou le décryptage des maladies ne se déroulaient pas hors de l’espace, pourtant ces analyses restent étrangement vides de toute référence à un espace matériellement situé et précisément déterminé.
C’est pourtant bien un espace que hante la nef des fous et le Grand Renfermement aura nécessairement une réalité spatiale.
Mais, les murs comme tels, n’ont pas alors la parole et, semble-t-il, pas voie au chapitre.
Et il faudra du temps et un changement de perspective avant que Foucault puisse déclarer, par exemple : « Dans le cas de l’École militaire, la lutte contre l’homosexualité et la masturbation est dite par les murs.
[9] L’espace des années soixante reste virtuel ou plus exactement idéel, désert de toute spécification et même, remarquons-le, de tout élément descriptif.
Presque décor ou simple toile de fond pour ce qui se déroule essentiellement ailleurs : dans la pensée, dans les mentalités.
Le seul espace dans lequel semble se déployer authentiquement la folie est l’espace pictural, et, à nouveau, l’espace littéraire.
Bosch ou Bruegel, Sade ou Artaud, Rousseau ou Nietzsche semblent alors parler plus authentiquement de la folie que les murs de l’asile.
Dira-t-on que le sujet s’y prêtait moins? L’affirmation est tentante, mais confrontés aux textes ultérieurs sur la folie ou l’hôpital, les textes de cette époque paraissent plutôt avoir négligé délibérément cette composante de l’espace que Foucault jugera plus tard déterminante.
C’est alors l’inverse qui se produira : c’est bien à partir des analyses de l’espace autour de SP et de la conception du pouvoir qui les commandait (ou qui en résultait) que Foucault pourra revenir sur la folie à travers, d’une part le séminaire sur le pouvoir psychiatrique (1973-1974 )[5], et, d’autre part, la naissance de l’hôpital moderne, principalement à travers l’important cycle de conférences données à Rio de Janeiro (1976-1979) (4) .

En 1967, le texte sur les hétérotopies franchit donc une étape.
Texte de transition, il est comme un mixte entre les explorations littéraires des années 60 et la découverte des “architectures de surveillance” dans les années soixante-dix.
Ce texte est donc un texte pivot et c’est ce qui fait son caractère précieux : encore pris qu’il est dans une perspective largement redevable au structuralisme et, plus lointainement, à l’approche phénoménologique.
Mais avec les hétérotopies, l’espace n’est plus immatériel, il commence à avoir une consistance, une épaisseur propre, même s’il reste pris encore dans une mouvance assez nettement structuraliste : « Nous sommes à un moment où le monde s’éprouve, je crois, moins comme une grande vie qui se développerait à travers le temps que comme un réseau qui relie des points et qui entrecroise son écheveau » [17].
Et de fait, dès les premiers mots, Foucault avoue sa dette au structuralisme : « Le structuralisme, ou du moins ce qu’on regroupe sous ce nom un petit peu général, c’est l’effort pour établir, entre des éléments qui peuvent avoir été répartis à travers le temps, un ensemble de relations qui les fait apparaître comme juxtaposés, opposés, impliqués l’un par l’autre, bref, qui les fait apparaître comme une sorte de configuration.
 »
.   [17] (5).
C’est donc bien une définition prioritairement structurale de l’espace qui s’affirme alors, celui-ci n’étant rien d’autre que cet écheveau, que ce tissu qui enchevêtre savamment des zones aux fonctions déterminées et les échangeurs qui les relient.
Espace social et politique qui s’affirme dans les formes et le lexique qui présidait à l’analyse des Ménines de Vélasquez, formidable préambule, on s’en souvient, des MC (1966).
Mais cet espace est aussi un espace autarcique : jeu de miroirs, économie spéculaire dans laquelle les espaces semblent indéfiniment se renvoyer l’un à l’autre, mais de manière strictement interne.
La belle est subtile analyse du miroir au cœur de la conférence de 1967 peut alors apparaître comme métonymique.
L’espace tout entier s’y reflète et s’y réplique vertigineusement, indéfiniment.
Mais, pour brillante qu’elle soit, l’analyse de l’espace, en quelque sorte, tourne en rond.
Ce qui manque dans ce texte, même si elle émerge parfois implicitement, c’est une théorie du pouvoir qui permettrait de corréler l’espace aux disciplines.
Disciplines qui, en ce passage précis, semblent être déjà là, mais comme en attente : « Les jésuites du Paraguay avaient établi des colonies dans lesquelles   l’existence était réglée en chacun de ses points.
Le village était réparti selon une disposition rigoureuse autour d’une place rectangulaire au fond de laquelle il y avait une église ; sur un côté le collège, de l’autre, le cimetière, et puis, en face de l’église, s’ouvrait   une avenue qu’une autre venait croiser à angle droit ; les familles avaient chacune leur petite cabane le long de ces deux axes, et ainsi se retrouvait exactement reproduit le signe du Christ.
La chrétienté marquait ainsi de son signe fondamental l’espace et la géographie du monde américain.
La vie quotidienne des individus était réglée non pas au sifflet, mais à la cloche.
Le réveil était fixé pour tout le monde à la même heure, le travail commençait pour tout le monde à la même heure ; les repas à midi et à cinq heures ; puis on se couchait, et à minuit il y avait ce qu’on appelait le réveil conjugal, c’est-à-dire que, la cloche du couvent sonnant, chacun accomplissait son devoir.
[17].

Or sept ans plus tard, c’est exactement ce même exemple de la colonie de jésuites paraguayenne que Foucault reprendra, dans son séminaire sur le pouvoir psychiatrique (1973-1974), pour illustrer, cette fois explicitement, les disciplines avec, à l’horizon, la nouvelle théorie du pouvoir qu’elles requièrent.
La colonie paraguayenne devient alors sans ambiguïté le paradigme même de l’ordre disciplinaire.
En 1978, la mutation est accomplie.
Entre espace et pouvoir le lien est désormais indéfectible : « Or il m’a paru que c’est tout de même une chose importante de voir comment l’espace faisait justement partie de l’histoire, c’est-à-dire   comment une société aménageait son espace et y inscrivait les rapports de force.
En cela, d’ailleurs, rien d’original ; des historiens, par exemple de l’agriculture, ont bien montré comment les distributions spatiales ne faisaient rien d’autre que de traduire, d’une part, et d’appuyer, d’inscrire d’ancrer, d’autre part des rapports de pouvoir, des relations économiques. . . Il m’a paru important   de montrer comment, dans la société industrielle, la société de type capitaliste qui se développe à partir du XVIe siècle , il y a eu une nouvelle forme de spatialité sociale, une certaine manière de distribuer socialement, politiquement, des espaces, et qu’on peut faire toute l’histoire d’un pays, d’une culture, ou d’une société, à partir de la manière dont l’espace y est valorisé et distribué.
[13].
En 1982, plus cursivement, il déclare : « L’espace est fondamental dans tout exercice du pouvoir. [16].
Dans l’HF, on s’en souvient, Foucault s’attardait sur cette scène mythique, “fondatrice de la psychiatrie moderne” dans laquelle Pinel débarrassait de leur chaînes les fous de Bicêtre.
Par un tour qui lui est familier, Foucault treize ans plus tard va opposer à cette scène, à la gloire parfois ambiguë, une tout autre image symbolique : celle de la manie du roi George III et de la stratégie imaginée par Pinel pour sa guérison (1788).
Or ce que cette nouvelle scène a de singulier, c’est le renversement, cette “scène de dé-couronnement”, que commente longuement Foucault, à l’issue duquel le roi sera déclaré guéri.
C’est sur le scénario disciplinaire qu’insiste ici Foucault : « Le roi doit être rendu soumis, mais par un pouvoir disciplinaire anonyme et discret, tout à fait différent du pouvoir souverain où s’indiquent les signes fulgurants du pouvoir ».
Autre approche de la folie qui cible prioritairement les procédures disciplinaires et fait à l’espace une place nouvelle : « Il ne s’agit pas d’analyser la psychiatrie à partir de l’institution, mais à partir du fonctionnement du pouvoir disciplinaire » déclare alors significativement Foucault.
De fait, le séminaire sur le pouvoir psychiatrique mettra les disciplines résolument au centre de ses analyses en un long développement préalable qui examine ce que Foucault nomme le “soubassement disciplinaire de l’asile”.
Et pour la première fois, Foucault explore l’espace asilaire comme tel.
Pour la première fois aussi il évoque le Panopticon de Bentham, ce “diagramme de pouvoir”, cette “utopie-programme”, qui jouera le rôle qu’on sait dans SP : « Mais le panoptisme ne doit pas être compris comme un édifice onirique : c’est le diagramme d’un mécanisme de pouvoir ramené à sa forme idéale ; son fonctionnement abstrait de tout obstacle , résistance ou frottement, peut bien être présenté comme   un pur système architectural et optique : c’est en fait une figure qu’on peut et qu’on doit détacher de tout usage spécifique ».
Le schéma panoptique triomphe, explique-t-il : visibilité permanente (comme facteur de la guérison), surveillance centrale (le bâtiment directorial est au centre du dispositif des pavillons en rez-de-chaussée), isolement cellulaire, enfin les modalités punitives : personnel ou instruments (Foucault insiste ici particulièrement sur les instruments coercitifs : chaise fixe, manchons, camisole, cercueil d’osier, collier à pointes. . . etc. ).
Insistance encore sur le pouvoir propre du psychiatre.
L’asile, explique Foucault, “c’est le corps du psychiatre étendu, gonflé”.
A travers le dispositif architectural, il est présent partout : “Il doit tout voir et on doit tout lui rapporter.
Comme pour la prison, Foucault insiste enfin sur le réseau d’écriture rendu possible par ce dispositif spatial : l’hôpital psychiatrique est aussi et surtout le lieu de prélèvement d’un savoir.
A l’hôpital, à l’asile psychiatrique, en prison, le dispositif architectural et l’ordre disciplinaire, qui tout à la fois l’inspire et en découle, seront à l’origine de ce que Foucault nommera dans SP le “déblocage épistémologique” de ces sciences humaines qui trouvent là leur lieu de naissance : médecine, psychiatrie, criminologie.
Tel est le thème que Foucault nommera alors “inversion fonctionnelle des disciplines” et qui permet de penser, au-delà de leur fonction disciplinaire, leur fonction rigoureusement productive et positive : « Le savoir psychiatrique s’est formé à partir du champ d’une observation   exercée pratiquement et exclusivement par des médecins, alors qu’ils détenaient le pouvoir à l’intérieur d’un champ institutionnel fermé qui était l’asile, l’hôpital psychiatrique. [4] .
La modalité de l’examen est celle dans laquelle se prélève ce savoir dans l’institution.
Notion transversale qui relie tous les lieux disciplinaires.
Modalité spatialisante qui a dans l’espace même sa condition de possibilité : « L’examen, c’est la surveillance permanente, classificatrice, qui permet de répartir les individus, de les juger, de les évaluer, de les localiser et, ainsi, de les utiliser au maximum.
A travers l’examen, l’individualité devient un élément pour l’exercice du pouvoir.
[12] Mais c’est encore sous forme spatiale que le savoir va se distribuer, se communiquer et se capitaliser.
Foucault va s’intéresser au rôle du tableau dans les disciplines, faisant volontairement jouer le double sens du mot : « La construction de tableaux a été un des grands problèmes de la technologie scientifique, politique et économique du XVIIIe siècle : aménager les jardins de plantes et d’animaux, et bâtir en même temps des classifications rationnelles des êtres vivants ; observer, contrôler, régulariser la circulation des marchandises et de la monnaie et construire par là même un tableau économique qui puisse valoir comme principe d’enrichissement ; inspecter les hommes, constater leur présence et leur absence, et constituer un registre général et permanent des forces armées ; répartir les malades, les séparer les uns des autres, diviser avec soin l’espace hospitalier et faire un classement systématique des maladies : autant d’opérations jumelles où les deux constituants - distribution et analyse, contrôle et intelligibilité - sont solidaires l’un de l’autre » [1] .
Ainsi répartir des hommes, des plantes ou des animaux dans un espace et distribuer des données numériques dans les colonnes d’un tableau seraient les deux faces d’une même opération, parce qu’issues d’une même épistémé : « Tactique, ordonnancement spatial des hommes ; taxinomie, espace disciplinaire des êtres naturels ; tableau économique, mouvement réglé des richesses ».
Dans la manœuvre militaire, dans la parade, dans l’exercice, dans la répartition de l’espace disciplinaire (école ou hôpital, caserne ou prison), se retrouve cette même volonté de classer, de répartir en ordonnant, en hiérarchisant.
Classer pour comprendre et comprendre parce qu’on a préalablement classé.
Savoir et pouvoir : « Le tableau, au XVIIe siècle, c’est à la fois une technique de pouvoir et une procédure de savoir ».

Foucault va alors proposer de penser sciemment l’espace contre le temps.
La disqualification de l’espace, héritée de l’histoire, exige, explique-t-il, de penser désormais positivement l’espace et, corrélativement, de mettre entre parenthèses ou plutôt de minorer volontairement toute thématique temporelle, en dépit de ses références prestigieuses - et peut-être à raison même de ces références prestigieuses.
Le discours philosophique porte en effet, au regard de Foucault, la responsabilité historique de cette disqualification.
A la fin du XVIIIe siècle, souligne-t-il, un renversement se produit et la philosophie se voit contester, par la physique théorique et pratique, son exclusivité à parler du cosmos et de l’espace infini.
La philosophie alors se rabattra sur une problématique du temps devenue son privilège exclusif : « Depuis Kant, ce qui pour le philosophe est à penser, c’est le temps. Hegel, Bergson, Heidegger.
Avec une disqualification corrélative de l’espace qui apparaît du côté de l’entendement, de l’analytique, du conceptuel, du mort, du figé, de l’inerte.
[9] A contrario, la pensée positive de l’espace, Foucault ira la chercher chez les historiens, et plus particulièrement chez les historiens de l’École des Annales (il cite M. Bloch et F. Braudel, précurseurs de l’analyse des espaces ruraux et des espaces maritimes ; il cite encore Ariès et ses analyses de l’habitat domestique  [9] ).
Réhabiliter l’espace est donc prioritaire, mais il faut aller plus loin et de courber, en quelque sorte, le bâton dans l’autre sens : « Métaphoriser les transformations du discours par le biais d’un vocabulaire temporel conduit nécessairement à l’utilisation du modèle de la conscience individuelle, avec sa temporalité propre.
Essayer de déchiffrer, au contraire, à travers des métaphores spatiales, stratégiques permet de saisir précisément les points par lesquels les discours se transforment dans, à travers et à partir des rapports de pouvoir.  »
[9] .
Ainsi naît une tactique visant à privilégier délibérément partout les métaphores spatiales pour se déprendre de cette « fascination hégélienne dans laquelle on était enfermé » [13] .
La langue même est un piège.
La conception temporelle issue des philosophies de la conscience et du primat du sujet pensant a façonné puissamment la langue elle-même qui est désormais une matrice à reproduire indéfiniment le même schème : « Qui n’envisagerait l’analyse des discours qu’en termes de continuité temporelle serait nécessairement amené à l’analyser et à l’envisager comme la transformation interne d’une conscience individuelle.  » [9] .
D’où cette volonté, d’inspiration nietzschéenne, de casser le moule en subvertissant la langue même.
Briser cette sujétion en faisant systématiquement triompher le schème spatial sur le schème temporel, telle est la stratégie que Foucault esquisse ici et aux métaphores spatiales sera dévolu le rôle de féconder une autre problématique : « Dès lors qu’on peut analyser le savoir en termes de région, de domaine, d’implantation, de déplacement, de transfert, on peut saisir le processus par lequel le savoir fonctionne comme un pouvoir et en reconduit les effets.
 »
[9] .
Répondant toutefois vigoureusement à l’une des questions qui lui était posée sur la prolifération des métaphores spatiales dans son propre discours, Foucault, les reprenant une à une, soulignera significativement qu’elles ne sont jamais purement géographiques mais toujours déjà politiques, économiques ou juridiques.
Telles sont les notions de territoire, de champ, de domaine, de sol, de région, d’horizon, etc.
Cette géographie-là n’est pas la plate géographie physique pérenne mais bien plutôt une sorte de géopolitique : « Plus je vais, plus il me semble que la formation des discours et la généalogie du savoir ont à être analysées à partir non des types de conscience, des modalités de perception ou des formes d’idéologies, mais des tactiques et des stratégies de pouvoir.
Tactiques et stratégies se qui se déploient à travers des implantations, des distributions, des découpages des contrôles de territoires, des organisations de domaines qui pourraient bien constituer une sorte de géopolitique »
[9].
Ainsi l’espace, et lui seul, sera apte à poser le problème du pouvoir : « La description spatialisante des faits de discours ouvre sur l’analyse des effets de pouvoir qui leur sont liés.
 »
[7] Mais cet espace à penser, précise Foucault, n’est ni l’espace naturel, ni l’espace culturel mais un espace de part en part politique : celui-là même qui est puissamment façonné par le pouvoir : « L’espace prédétermine une histoire qui en retour le refond, et se sédimente en lui.
L’ancrage spatial est une forme économico-politique qu’il faut étudier en détail.  »
[9].

Dans cet entretien majeur de 1977 qui escorte significativement la réédition en français, sous l’égide de deux historiens, du Panopticon de Bentham  [9] , Foucault relate l’itinéraire qui l’a conduit à découvrir ce texte pratiquement méconnu (6) .
A l’origine de cette trouvaille, il y a, explique-t-il, une recherche sur la médecine clinique et l’architecture hospitalière dans la seconde moitié du XVIIIe siècle : « Je voulais savoir comment le regard médical s’était institutionnalisé ; comment il s’était effectivement inscrit dans l’espace social ; comment la nouvelle forme hospitalière était à la fois l’effet et le support   d’un nouveau type de regard.
Et en examinant les différents projets architecturaux qui ont suivi le second incendie de l’Hôtel-Dieu, en 1772, je me suis aperçu à quel point le problème de l’entière visibilité des corps, des individus, des choses sous un regard centralisé, avait été l’un des principes directeurs les plus constants.
Dans le cas des hôpitaux, ce problème présentait une difficulté supplémentaire : il fallait éviter les contacts, les contagions, les proximités et les entassements, tout en assurant l’aération et la circulation de l’air : à la fois diviser l’espace, et le laisser ouvert, assurer une surveillance qui soit à la fois globale et individualisante, tout en séparant soigneusement les individus à surveiller.
Longtemps, j’ai cru qu’il s’agissait de problèmes propres à la médecine du XVIIIe siècle et à ses croyances.
Par la suite, en étudiant les problèmes de pénalité, je me suis aperçu que tous les grands projets de réaménagement des prisons (. . . ) reprenaient le même thème, mais cette fois, sous le signe presque toujours rappelé de Bentham.
Il n’était guère de textes, de projets concernant les prisons où ne se retrouvât le « truc » de Bentham.
A savoir le panoptique.  »
[9] .
Il est clair ici que c’est cette nouvelle prise en compte de la concrétude, de la matérialité de l’espace qui va permette de tisser des liens entre espace carcéral, espace hospitalier et espace asilaire.
Plus loin même, c’est tous les espaces disciplinaires qui sont solidaires et homogènes : « Quoi d’étonnant si la prison ressemble aux usines, aux écoles, aux casernes, aux hôpitaux, qui tous ressemblent aux prisons? » [1] .
Tous ces espaces ont en commun la préméditation et Foucault insistera toujours, comme Bentham lui-même, sur la polyvalence du panoptique : hôpital, prison, asile, usine, caserne (7) .
Le panoptique se prête à toutes les fonctions parce que la surveillance, ce contrôle fin et individualisé fondé sur le regard, passe par ce que Foucault nomme la « visibilité isolante ».
L’espace est agencé, divisé en dispositifs savants qui règlent a priori les circulations, prescrivent ou proscrivent les déplacements, régulent les flux.
Dispositif de pouvoir, donc, dont le modèle est triple : militaire et religieux et médical.
1) Les pratiques disciplinaires doivent beaucoup aux ordres religieux.
D’une certaine manière elles en sont la transposition dans une autre ordre de finalité : « A l’intérieur des schémas anciens, les nouvelles disciplines n’ont pas eu de peine à se loger ; les maisons d’éducation et les établissements d’assistance prolongeaient la vie et la régularité des couvents dont elles étaient les annexes » [1] .
Dès 1973, Foucault pointe les éléments à partir desquels la discipline monastique va pouvoir servir les disciplines.
Il fait remonter les disciplines aux réformes des Bénédictins (XIe - XIIe siècles), à la réforme cistercienne, aux pratiques des dominicains et des jésuites.
Autant d’« îlots disciplinaires », explique Foucault, qui constituent des vecteurs d’innovation sociale à l’intérieur des systèmes de souveraineté : « Ces îlots sont restés latéraux dans le plasma général des systèmes de souveraineté.
 »
C’est pourtant à travers eux que va se mettre en place « une nouvelle société disciplinaire   se substituant à une société de souveraineté.  » Ainsi les sociétés charitables anglaises ont-elles joué un grand rôle dans l’extension urbaine du tissu disciplinaire. Un mouvement d’inspiration protestante comme celui des quakers sera même directement à l’origine de l’institution carcérale à travers la création de la prison de Walnut Street (1790).
Les pratiques religieuses seront enfin réinvesties dans cette “discipline du minuscule” qui occupe une place de choix dans ce que Foucault a pu nommer une “nouvelle « microphysique » du pouvoir”.
Dans une belle page de SP, il va explorer l’importance des “petites choses” et le rôle du détail, si déterminant dans cet ordre carcéral qui s’inaugure : « La discipline est une anatomie politique du détail » [1] .
Refaisant alors la généalogie du détail, Foucault en souligne la filiation religieuse : « Le détail était depuis longtemps déjà une catégorie de la théologie et de l’ascétisme.
 »
Et c’est bien ce détail qui transposé viendra irriguer les nouveaux rites pénitentiaires : « La minutie des règlements, le regard vétilleux des inspections, la mise sous contrôle des moindres parcelles de la vie et du corps donneront bientôt, dans le cadre de l’école, de la caserne, de l’hôpital ou de l’atelier, un contenu laïcisé, une rationalité économique ou technique à ce calcul mystique de l’infime et de l’infini. » [1].
Dernière pièce de choix du dispositif carcéral, la cellule elle-même opère une ahurissante suture : « La cellule, cette technique du monachisme chrétien et qui ne subsistait plus qu’en pays catholique, devient, dans cette société protestante l’instrument par lequel on peut reconstituer à la fois l’homo oeconomicus et la conscience religieuse. » [1].

2) Foucault remonte au camp romain pour montrer à quel point l’armée a marqué l’utilisation de l’espace utile et a pu ainsi créer des ancrages qui vont pouvoir s’étendre bien au-delà d’elle-même.
Pourtant, insiste-t-il, ni l’Antiquité ni le Moyen-Âge n’ont connu des États militaires : « L’organisation spatiale de la féodalité n’était pas une organisation militaire. » [13].
Les armées, poursuit-il, sont alors transitoires.
Ce n’est qu’à partir du XVIIe siècle que commencent à apparaître des armées permanentes qui impliquent une localisation, une implantation précise : « L’armée est devenue une espèce de modèle spatial ; les plans quadrillés des camps, par exemple, deviennent le modèle de villes, de villes quadrillées qu’on voit apparaître sous la Renaissance en Italie, puis au   XVIIe siècle en Suède, en France, en Allemagne aussi.
 »
[13].
Émerge alors la tentation de constituer une société sur le modèle de l’armée : « Il y a eu un rêve de société militaire dont l’État napoléonien a été une expression et dont l’État prussien en a été l’autre ».
En fait, le modèle militaire du quadrillage sévit partout et fournit l’outil et le schéma de la disciplinarisation des individus.
Foucault explique que la naissance du fusil a exigé une spécialisation du soldat qui passe par une spatialisation du soldat, et ce, doublement : d’une part parce que l’exercice et les manœuvres militaires (qui naissent à ce moment-là) reposent, d’une part, sur l’aménagement d’une aire spécialisée et rigoureusement délimitée et aménagée et, d’autre part, sur le traitement du corps humain comme fragment d’espace mobile : machine articulée et automate obéissant : « La discipline militaire commence à partir du moment où l’on enseigne au soldat à se placer, à se déplacer, à être là où il faut être.
 »
[12] D’obscurs militaires ont alors pu avoir un rôle plus déterminant pour le devenir de nos sociétés que les prestigieux théoriciens du contrat social : « Pendant que les juristes ou les philosophes cherchaient dans le pacte un modèle primitif pour la construction ou la reconstruction du corps social, les militaires et avec eux les techniciens de la discipline élaboraient les procédures pour la coercition individuelle et collective des corps. » [1].

3) La santé publique, enfin, repose sur une politique de l’espace.
Plus exactement Foucault montre que son essor n’a été possible que sur la base d’une spatialisation.
A l’extérieur, c’est elle qui commande les grandes stratégies de quadrillage spatial mises en place au XVIIe siècle pour juguler la peste (c’est sur cette évocation, on s’en souvient, que débute le chapitre sur le panoptisme dans SP).
« Cet espace clos, découpé, surveillé en tous ses points, où les moindres mouvements sont contrôlés, où tous les événements sont enregistrés, où un travail ininterrompu d’écriture relie le centre et la périphérie, où le pouvoir s’exerce sans partage, selon une figure hiérarchique continue, où chaque individu est constamment repéré, examiné et distribué entre les vivants, les malades et les morts - tout cela constitue un modèle compact du dispositif disciplinaire. » [1].
La peste constitue un désordre qu’il faut combattre par l’ordre disciplinaire.
A l’intérieur, Foucault va montrer l’enjeu de la spatialisation de l’hôpital moderne : « L’architecture hospitalière doit être le facteur et l’instrument de la cure hospitalière. » [12].
A l’origine de l’hôpital moderne, en effet, deux causes vont se combiner, tout en étant parfaitement hétérogènes l’une à l’autre.
Ce sont, d’une part, cet événement épistémique que constitue la transformation du savoir médical et, d’autre part, cet événement qui va consister en l’aménagement du vieil hospice médiéval, refuge et lieu d’accueil plus que de traitement, en un lieu thérapeutique.
Or dans cette transformation, le vecteur opérant va être l’hôpital militaire.
L’hôpital civil va en effet s’inspirer de l’aménagement de l’hôpital militaire : « L’introduction de mécanismes disciplinaires dans l’espace désordonné de l’hôpital allait permettre sa médicalisation. » [12].
Cette spatialisation implique à la fois une réflexion sur l’implantation de l’hôpital dans le tissu urbain et un aménagement des espaces intérieurs qui va individualiser le malade en l’isolant et qui prendra en compte les circulations de l’air, le traitement du linge et du mobilier, etc.
Le pouvoir du médecin ou du psychiatre dans l’hôpital psychiatrique, la gestion et la circulation de l’information dans l’hôpital peuvent ainsi apparaître comme des conséquences des dispositions proprement spatiales.
Mais cette médicalisation déborde l’hôpital proprement dit pour atteindre la ville tout entière : « La ville avec ses principales variables spatiales apparaît comme un lieu à médicaliser. » [14].
La politique de la santé vise cette fois des populations tout entières et donne lieu à des projets concertés d’urbanisme : « L’emplacement des différents quartiers, leur humidité, leur exposition, l’aération de la ville tout entière, son système d’égouts et d’évacuation des eaux usées, l’emplacement des cimetières et des abattoirs, la densité de la population, tout cela constitue des facteurs jouant un rôle décisif sur la mortalité et la morbidité des habitants. » [14].
Ceci explique pourquoi Foucault fait du médecin un spécialiste de l’espace : « Ils ont été, avec les militaires, les premiers gestionnaires de l’espace collectif. » [9].
Les médecins sont les premiers à poser en effet le problème des emplacements, des coexistences, des résidences et des déplacements.


Or ces trois courants vont venir converger dans ce que Foucault nomme les disciplines au sens où « La discipline procède d’abord à la répartition dans l’espace » [1].
« Comment surveiller quelqu’un, comment contrôler sa conduite, son comportement, ses aptitudes, comment intensifier sa performance, multiplier ses capacités, comment le mettre à la place où il sera le plus utile : voilà ce qu’est, à mon sens, la discipline » [15].
Les disciplines vont alors entrecroiser le religieux, le militaire et le médical en un syncrétisme propre auquel renvoie le concept même de panoptisme.
Cet entrecroisement des disciplines est assez marqué par Foucault lorsqu’il évoque, sous forme de devinette, une institution dont il tait soigneusement le nom et la fonction et dont il lit seulement le règlement - Il s’agit en fait de l’usine-couvent de Jujurieu (Ain, 1840) [4] .
Si ces institutions, en effet, se ressemblent tant, c’est qu’elles ont un socle commun : le socle disciplinaire.
Les disciplines sont donc ces techniques de pouvoir qui répartissent les individus dans un espace donné à une fin donnée.
Mais dans l’ordre disciplinaire, explique Foucault, la fin ne consiste pas en l’extorsion d’un produit externe mais d’abord en ce dressage du corps qui va constituer l’individu disciplinaire.
Ce que les disciplines ont en commun, c’est, outre leur convergence historique, cette nouvelle politique de l’espace qui les caractérise et les sous-tend : l’espace, fixe, arraisonne, assujettit des corps : « A l’époque actuelle, toutes ces institutions - usine, école, hôpital psychiatrique, hôpital, prison - ont pour finalité non pas d’exclure mais au contraire de fixer les individus.
L’usine n’exclut pas les individus, même en les enfermant ; elle les fixe à un appareil de normalisation des individus.
Il en va de même de la maison de correction ou de la prison.
Même si les effets de ces institutions sont l’exclusion de l’individu, elles ont comme finalité première de fixer les individus dans un appareil de normalisation des hommes.
L’usine, l’école, la prison ou les hôpitaux ont pour objectif de lier l’individu à un processus de production, de formation ou de correction des producteurs »
[4] .
Mais le socle de ces nouvelles implantations ou “fixations”, c’est l’espace social tout entier : un espace qui, lui aussi, dans le même temps, se stabilise : « Mais l’espace social a commencé à se stabiliser dans les sociétés occidentales à partir du XVIe ou du XVIIe siècle avec des organisations urbaines, des régimes de propriétés, des surveillances, des réseaux routiers.. .
Ç’a été le moment où on a arrêté les vagabonds, enfermé les pauvres, empêché la mendicité, et le monde s’est figé.
Mais il n’a pu se figer qu’à la condition qu’on institutionnalise des espaces de types différents pour les malades, pour les fous, pour les pauvres, qu’on distingue des quartiers riches et des quartiers pauvres, des quartiers malsains et des quartiers confortables. Cette différenciation d’espaces fait partie de notre histoire et en est certainement l’un des éléments communs. »
[13].
On comprend mieux comment se compose et se complète ici cette “histoire de l’espace” esquissée à grands traits, en 1967 dans le texte sur les hétérotopies.
En s’inscrivant dans le cadre d’une théorie du pouvoir renouvelée, l’histoire de l’espace devient celle du déploiement des fonctions de pouvoir.
Mais l’espace alors n’est plus ce milieu neutre, atemporel et universel, qu’il n’a d’ailleurs jamais été.
L’espace n’est ni une donnée immédiate ni une donnée naturelle.
D’où l’idée que son histoire inclut des mutations.
Les sociétés, explique Foucault, se distribuent au long de l’histoire en sociétés à bannissement, sociétés à réparation, sociétés torturantes et sociétés enfermantes « selon la manière qu’elles ont de se débarrasser, non pas de leurs morts, mais de leurs vivants » (Foucault reviendra à plusieurs reprises sur cette périodisation qu’il complétera et affinera).

TYPES DE SOCIÉTÉ

PÉRIODE HISTORIQUE

CARACTÈRES

SAVOIR MOBILISÉ

Sociétés à bannissement

Antiquité grecque

Chasser / Exiler un individu.

Épreuve

Sociétés à rachat ou à réparation

Société germanique

(Moyen-Âge)

Compensation :

conversion d’un dommage en une dette.

Enquête

Sociétés massacrantes

(ou purifiantes)

Sociétés occidentales

(fin Moyen-Âge)

Assassinats / Tortures / Marquages / Punitions / Peine de mort / Meurtre rituel / Rituel punitif ou purificatoire.

Enquête

Sociétés enfermantes

Société capitaliste

(XVIe - XVIIIe s. )

Incarcération

(“Naissance” de la prison)

Examen



En une remarque cursive qui constitue un vertigineux mais fécond raccourci, Foucault déclarait en 1978 : « Il est certain qu’on vit maintenant dans un monde plein : la terre est devenue ronde, et elle est devenue surpeuplée. (.. . ) La pratique de l’enfermement me paraît l’une des conséquence de cette existence d’un monde plein et d’un monde fermé.
L’enfermement est une conséquence de la fécondité de la terre, pour parler vite. »
[13].
Ainsi, la réflexion sur l’espace se déploie sur la toile de fond de cet espace ultime qu’est la terre.
Or la terre, non plus, n’est pas un invariant.
Les sociétés anciennes bannissaient, expulsaient les fous et les criminels comme le feront encore les sociétés médiévales, dévoilant ainsi un espace indéfiniment ouvert : « Il y avait donc toujours polymorphie ou polyvalence des espaces, distinction des espaces et du vide, de l’extérieur, de l’indéfini. » [13].
Les sociétés modernes, quant à elles, enfermeront, traduisant par là une mutation historico-politique décisive.
Les espaces alors semblent se distribuer politiquement comme des entités gigognes : « L’objet de mon histoire, c’est un peu la colonisation impérialiste à l’intérieur de l’espace européen lui-même. » [13].
L’espace n’est plus illimité, il ne s’étend plus indéfiniment et irrésistiblement vers l’extérieur, il se divise à l’intérieur en enclaves hermétiques et hiérarchisées.
« C’est que, me semble-t-il, à la fin du XVIIIe siècle, l’architecture commence à avoir partie liée avec les problèmes de la population, de la santé, de l’urbanisme.
Auparavant, l’art de construire répondait surtout au besoin de manifester le pouvoir, la divinité, la force.
Le palais et l’église constituaient les grandes formes auxquelles il faut ajouter les places fortes ; on manifestait sa puissance, on manifestait le souverain, on manifestait Dieu.
L’architecture s’est longtemps développée autour de ces exigences.
Or, à la fin du XVIIIe siècle, de nouveaux problèmes apparaissent : il s’agit de se servir de l’aménagement de l’espace à des fins économico politiques. »
[9].
Toutefois, l’architecture elle-même recèle un piège.
Foucault insiste sur le fait qu’elle n’est jamais auto-explicative.
Ultime point d’insertion du pouvoir et matrice à son tour d’un pouvoir, elle doit pourtant n’être analysée que d’ailleurs.
Ce qui est déterminant, c’est donc toujours le pouvoir : « À partir du XVIIIe siècle, tout traité qui envisage la politique comme l’art de gouverner les hommes comporte nécessairement un ou plusieurs chapitres sur l’urbanisme, les équipements collectifs, l’hygiène et l’architecture privée. » [16].
Ce n’est pas l’architecture, explique Foucault dans un texte de 1982, mais la police entendue comme rationalité de gouvernement : « C’est vrai que, pour moi, l’architecture, dans les analyses très vagues que j’ai pu en faire, constitue uniquement un élément de soutien, qui assure une certaine distribution des gens dans l’espace, une canalisation de leur circulation, ainsi que la codification des rapports qu’ils entretiennent entre eux.
L’architecture ne constitue donc pas seulement un élément de l’espace : elle est précisément pensée comme inscrite dans un champ de rapports sociaux, au sein duquel elle introduit un certain nombre d’effets spécifiques. »
[16].


Foucault a été très frappé par la remarque du juriste allemand Julius, collègue de Hegel à l’université de Berlin, et qui écrit en 1828 des Leçons sur les prisons.
Dans l’important cycle de conférences de 1973, La vérité et les formes juridiques, Foucault cite longuement Julius : « Les architectes modernes, écrit-il, sont en train de découvrir   une forme qui n’était pas connue auparavant .
Jadis, dit-il en se référant à la civilisation grecque, la grande préoccupation des architectes était de résoudre le problème de savoir comment rendre accessible le spectacle d’un événement , d’un geste, d’un seul individu au plus grand nombre de personnes. »
[4].
Et Julius évoque alors le sacrifice religieux, le théâtre antique, les orateurs et les jeux du cirque en constatant que la société forge son unité autour de ces spectacles.
Plus tard les églises encore reproduiront ce même principe.
Longtemps les sociétés auront fonctionné ainsi, jusqu’à la rupture qui consacre la naissance de l’époque moderne et qui se caractérise par l’inversion du schéma antique : « On veut faire que le plus grand nombre de personnes soit offert comme spectacle à un seul individu chargé de les surveiller. » écrit encore Julius.
A une “architecture du spectacle”, commente Foucault succède une “architecture de la surveillance”; mutation historique décisive et cependant inaperçue, excepté de Julius, qui peut écrire avec une rare clairvoyance : « Il ne s’agit pas d’un simple problème d’architecture (. . .) cette différence est capitale dans l’histoire de l’esprit humain ».
Or si Bentham est indiscutablement l’inventeur du dispositif panoptique, de la « machine panoptique », Foucault va faire ici de Julius le premier théoricien du panoptisme comme technique de pouvoir : « Or, dit Julius, l’apparition de ce problème architectural est corrélative de la disparition   d’une société qui vivait sous la forme d’une communauté spirituelle et religieuse et de l’apparition d’une société étatique.
L’État se présente comme une certaine disposition spatiale et sociale des individus, dans laquelle tous sont soumis à une seule surveillance. »
[4] .
Cette confrontation de deux époques, de deux formes de société se symbolise donc dans l’affrontement de ces deux architectures : le théâtre grec et le panoptique, pourrait-on dire schématiquement.
L’évocation pourrait se terminer sur cette remarque issue de SP : « Nous sommes bien moins grecs que nous le croyons.
Nous ne sommes ni sur les gradins, ni sur la scène, mais dans la machine panoptique, investis par ses effets de pouvoir que nous reconduisons nous-mêmes puisque nous en sommes un rouage ».


Évoquant un peu plus tard les travaux de Philippe Ariès, Foucault soulignera la naissance d’un espace domestique longtemps indifférencié jusqu’au XVIIIe siècle : dans l’habitat privé, chacune des pièces est rigoureusement polyvalente mais elles vont peu à peu se spécialiser, se spécifier en pièces à usage unique (cuisine, salle à manger, chambre des parents, chambre des enfants. ) [9] .
C’est donc une histoire de l’espace et des espaces qui lui sont contigus que Foucault esquisse ici : « Or, à partir du XVIIe siècle, on est arrivé à une relative densité de population - sans comparaison avec la densité actuelle - qui a fait considérer que le monde était plein.
Et lorsqu’on est arrivé aussi à l’organisation de l’espace à l’intérieur de l’Europe - l’Europe comme entité politique et économique commence à se former à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle -, à ce moment-là, se débarrasser   de quelqu’un n’était ni possible ni accepté.
D’où la nécessité de créer des espaces d’exclusion mais qui n’ont plus la forme du bannissement et de l’exil, et qui sont en même temps des espaces d’inclusion : se débarrasser en enfermant . »
[13].
Ces institutions d’enfermement, Foucault les avait nommées en 1973 “institutions de séquestration” : « On peut donc opposer la réclusion du XVIIIe siècle, qui exclut les individus du cercle social, à la réclusion qui apparaît au XIXe siècle, qui a pour fonction d’attacher les individus aux appareils de production, de formation, de réforme ou de correction des producteurs.
Il s’agit donc d’une inclusion par exclusion.
Voilà pourquoi j’opposerai la réclusion à la séquestration ; la réclusion du XVIIIe siècle, qui a pour fonction essentielle l’exclusion des marginaux ou le renforcement de la marginalité, et la séquestration du XIXe siècle, qui a pour finalité l’inclusion et la normalisation. »
[4] .
La prison naîtra ainsi d’un ensemble d’influences combinées et de pratiques, Foucault y insiste, plus que de théories.
Institution au succès étrange et paradoxal, qui finit par s’imposer historiquement, contre toute attente, en dépit de ses défauts avérés, très tôt repérés et dénoncés.
Or dans ce choix la réalité spatiale de la prison est déterminante.
La prison est d’abord une architecture dont Foucault a souligné qu’elle était issue, plus ou moins directement du panoptique de Bentham : « Par conséquent, on pourrait dire que la réclusion au XIXe siècle est une combinaison de contrôle moral et social, né en Angleterre, et de l’institution proprement française et étatique de la réclusion dans un lieu, dans un bâtiment, dans une institution, dans une architecture. » [4].

 
En dépit d’un dossier que j’espère bien instruit et convaincant, une objection pourrait toutefois se présenter quant à cette « pensée de l’espace » de Foucault dont j’ai voulu vous entretenir.
C’est objection, c’est, de manière attendue, celle du temps.
Foucault a fait du temps, et à juste titre, l’un des vecteurs principaux de la peine.
Et l’on se souviendra que, dans SP, c’est un emploi du temps pénitentiaire qui se symétrise au supplice de Damiens pour ouvrir le livre.
C’est à du temps que l’on condamne et la peine est d’abord cette durée aux contours souvent imprécis.
C’est du temps, encore, qui rythme la journée pénitentiaire et la découpe en plages rigides, minutieusement agencées et spécifiées.
Temps de la journée de travail de l’ouvrier, mais aussi de l’écolier.
Le thème de “l’extraction maximale du temps” apparaît avec les disciplines, celles-ci étant le moyen qui va la rendre possible et la perfectionner : « Le pouvoir s’articule directement sur le temps ; il en assure le contrôle et en garantit l’usage » [1] .
L’évolution du traitement du temps est au fond parallèle à celle de l’espace : à un temps indifférencié, et semble-t-il illimité, succède un temps parcellisé, finalisé, organisé, fondamentalement utile, qui ne laisse plus place aux gaspillages : « L’exactitude et l’application sont, avec la régularité, les vertus fondamentales du temps disciplinaire. » [1] .
S’appuyant sur des textes de Marx, c’est sur l’atelier et sa réorganisation au XIXe siècle que Foucault va faire porter l’essentiel de ses commentaires.
Le corps, encore, sera traversé par cette forme nouvelle d’assujettissement : « Le temps pénètre le corps, et avec lui tous les contrôles minutieux du pouvoir. » [1].
Se met en place alors ce que Foucault nomme “une sorte de schéma anatomo-chronologique du comportement » [1].
Dans toutes ces analyses, si déterminantes, le temps l’emporte-t-il sur l’espace? Ce qui est plutôt frappant ici, c’est que le temps est traité comme de l’espace.
Bergson, on s’en souvient, faisait de cette idée la preuve définitive que le temps réel, la durée, nous échappait.
Mais, au rebours des analyses bergsoniennes, c’est cette idée même qui est précieuse pour Foucault.
Le temps s’organise dans un espace dont il n’est que l’aménagement.
Les chronologies s’articulent dans des implantations, des emplacements, des circulations.
Le temps occupe l’espace et le meilleur exemple en serait toujours l’emploi du temps carcéral.
Privilège, en dernière analyse, de l’espace sur le temps.
L’espace désigne alors et sans ambiguïté tout à la fois le lieu d’application du pouvoir et sa condition de possibilité.


Qu’en est-il, pour finir, de cette “pensée de l’espace” de Foucault? Au terme de cet itinéraire, il n’est pas sûr que l’expression soit très heureuse et même qu’elle puisse être philosophiquement validée.
Pourtant l’espace est bien le centre, très tôt, nous l’avons vu, d’un intérêt, d’une attirance polymorphe aux contours encore imprécis.
L’espace est, de plus, indiscutablement une notion transversale dans l’œuvre de Foucault qui permet de jeter des ponts entre différents aspects de sa problématique.
L’espace est d’abord l’objet de ces investigations sauvages, poétiques et roboratives, desquelles émerge pourtant déjà l’idée-force que, philosophiquement, le temps a fait long feu et qu’il faut rendre la parole à l’espace, et libérer, en quelque sorte, comme le font déjà les écrivains, cet exclu de l’histoire qui a si paradoxalement forgé puissamment notre histoire.
Rendant compte en 1977 du livre d’André Glucksmann, Les Maîtres-penseurs, Foucault explique que la question pour tout philosophe depuis 150 ans est “Comment n’être plus hégélien ?” [11] Privilège d’un temps infailliblement lié au progrès et à la téléologie qui y est liée : tel serait le grief essentiel.
Or on peut se demander si ce n’est pas à travers ces analyses de l’espace que Foucault liquide le plus spectaculairement l’héritage hégélien.
De fait, c’est toujours et systématiquement hors de la sphère philosophique que Foucault ira trouver ses références spatiales.
Ses cautions sont alors la littérature, l’histoire (en particulier ce qu’on a pu nommer la Nouvelle Histoire) et la géographie conçue comme géopolitique.
Ni la philosophie, ni même cette sociologie qui entendrait être seulement celle des grands auteurs ne sont requises ici.
La pensée de l’espace implique une modestie d’approche qui sache oublier les grandes avenues de la pensée : « Ce n’est ni chez   Hegel ni chez Auguste Comte que la bourgeoisie parle de façon directe.
À côté de ces textes sacralisés, une stratégie absolument consciente, organisée, réfléchie se lit en clair dans une masse de documents inconnus qui constituent le discours effectif d’une action politique »
[6] peut déclarer Foucault qui souligne dans le même temps : « Je crois que Bentham est plus important pour notre société que Kant ou Hegel.
 »
[4] .
L’humble archive et elle seule, ce “matériau plébéien”, sera le support adéquat pour ces explorations obliques et souterraines, mais elle implique qu’on délaisse l’“histoire des sommets”.
Pour la sociologie aussi, le médecin Guépin, auteur au XIXe siècle d’une monographie sur Nantes, sera plus déterminant que Montesquieu ou Comte.

Sans doute faut-il même corriger un effet pervers de la perspective “évolutionniste” abordée ici pour explorer la pensée de l’espace de Foucault.
Il y a en effet une profonde cohérence à considérer que l’espace doit toujours, et quoi qu’il en soit, être pensé d’ailleurs, depuis une autre perspective, depuis un autre lieu du savoir et des pratiques.
L’ultime témoignage en serait la profusion, souvent remarquée, des images dans le discours de Foucault.
On le sait, ces images occupent dans SP une place centrale (évocation ou production de gravures).
On sait bien de Foucault, et dès l’HF, qu’il est un analyste visuel.
N’y a-t-il pas là alors un redoublement du privilège que l’espace a partout, comme si dans l’espace se faisaient jour des pensées qui, ailleurs, n’avaient pas lieu d’être? Si l’espace ne constitue pas à proprement parler une « pensée » - car cela supposerait qu’il soit une donnée isolable aux propriétés intemporelles, ce que Foucault ne cesse de nier - l’espace rentre du moins dans une stratégie qui le lie, nous l’avons vu, aux concepts déterminants de la problématique foucaldienne des années soixante-dix.
Or c’est bien en termes de stratégies que Foucault entend poser le problème de la pensée « L’historicité qui nous emporte est belliqueuse ; elle n’est pas langagière.
Relation de pouvoir, non relation de sens »
[8] .
Dans ce bloc qui lie si intimement l’espace au pouvoir, aux disciplines et au corps, il y a une cohérence profonde qui ne se démentira pas.
Les deux derniers tomes de l’HS, parus en 1984, délaisseront significativement les analyses de l’espace, en dehors de quelques incises sur l’oikos et la division sexuelle des tâches.
L’espace, alors, ne sera plus le concept pertinent et ce ne sera pas dans un espace déterminé que se déploiera l’ethos.
Dans cette contre-épreuve l’espace reste solidaire des disciplines et du pouvoir.

François BOULLANT
(janvier 2003).


I . TEXTES CITES :

 

[1] Surveiller et punir (Bibliothèque des Histoires, Gallimard, 1975).

[2] DE n° 24 : Le langage de l’espace(1964).

[3] DE, n° 107 : Table ronde (1972).

[4] DE, n° 139 : La vérité et les formes juridiques (1974).

[5] DE, n° 143 : Le pouvoir psychiatrique (1974).

[6] DE, n° 151 : Des supplices aux cellules (1975).

[7] DE, n° 169 : Questions à Foucault sur la géographie (1976).

[8] DE, n° 192 : Entretien avec Michel Foucault (1976).

[9] DE, n° 195 : L’œil du pouvoir (1977).

[10] DE, n° 197 : Les rapports de pouvoir passent à l’intérieur des corps (1977).

[11] DE, n° 204 : La grande colère des faits (1977)

[12] DE, n° 229 : L’incorporation de l’hôpital dans la technologie moderne (1978).

[13] DE, n° 234 : La scène de la philosophie (1978).

[14] DE, n° 257 : La politique de la santé au XVIIIe siècle (1979).

[15] DE, n° 297 : Les mailles du pouvoir (1981).

[16] DE, n° 310 : Espace, savoir et pouvoir (1982).

[17] DE, n° 360 : Des espaces autres (1984).


II. NOTES :

(1) “Relation de pouvoir” (ou “rapport de pouvoir”) est un concept, jamais remis en cause, qui émerge dans le courant des années soixante-dix et qui est encore réaffirmé et retravaillé dans l’un des derniers textes que Foucault consacre au problème du pouvoir en 1982 (DE, n° 306 : Le sujet et le pouvoir).

(2) « Il n’y a probablement pas une seule culture au monde qui ne constitue des hétérotopies » .
Six principes présentent les modalités spécifiques des hétérotopies.
Si le premier principe souligne donc la constante universelle que représente la présence d’hétérotopies à l’intérieur des différentes sociétés existantes ou ayant existé, le second insistera quant à lui sur les variations particulières que l’histoire ou la géographie leur feront subir, en sorte qu’elles pourront offrir, selon les périodes ou les latitudes considérées, des visages bien différents (cimetière).
Le troisième principe soulignera cette possibilité qu’ont les hétérotopies de pouvoir juxtaposer en un seul lieu plusieurs emplacements incompatibles (le théâtre, la salle de cinéma ou bien encore le jardin illustrent cette particularité).
Le quatrième principe montre que les hétérotopies sont solidaires d’hétérochronies, temps et espaces s’entrecroisant alors en des combinaisons savantes (alors que le musée ou la bibliothèque viseront à suspendre le temps dans une capitalisation de l’espace, la fête, la foire ou plus récemment le village de vacances s’installeront délibérément dans le futile et l’éphémère).
Le cinquième principe montre que toute hétérotopie est fondée sur un « système d’ouverture et de fermeture qui à la fois les isole et les rend pénétrables ».
Des rites d’inspiration religieuse (hammams) ou des dispositions méticuleuses d’inspiration sécuritaire (casernes, prisons) solennisent de fait l’entrée dans l’espace hétérotopique ou la confisquent en la promettant (fermes brésiliennes, chambres des motels américains).
Enfin, le sixième principe insiste sur la fonction propre de l’espace hétérotopique dans sa relation à l’espace extérieur, soit dans la forme de l’illusion (les maisons closes désignant comme illusoire l’espace extérieur), soit dans la forme de la compensation (les colonies s’organisant selon un ordre maniaque qui renvoie de fait à l’imperfection de l’espace réel originaire).

(3) Il est significatif que ce texte précurseur pointe déjà le problèmes des routes et des chemins de fer sur lequel reviendra Foucault, bien que tout autrement, dans l’un de ses derniers textes : Espace, savoir et pouvoir (DE, n° 310,1982).

(4) DE, n° 170 : Crise de la médecine ou de l’antimédecine ? , n° 196 : La naissance de la médecine sociale et n° 229 : L’incorporation de l’hôpital dans la technologie moderne (1974).
A ce cycle s’adjoindraient les n° 168 & 257 : La politique de la santé au XVIIIe siècle) (1976 & 1979).

(5) On ne s’étonnera pas de trouver ici une référence si délibérément positive et assumée au structuralisme.
Si Foucault a, par la suite, bruyamment et énergiquement dénié toute appartenance au structuralisme, maint texte des DE montre clairement que cette appartenance a été bien réelle, même si elle a été de courte durée et a présenté, dès le début, plutôt des vertus strictement cantonnées au seul domaine méthodologique.
Tout se passe alors comme si le structuralisme, jamais évoqué pour ses vertus intrinsèques, avait été l’opérateur privilégié d’une mise à distance des philosophies du sujet et valait surtout comme tel.
On remarque que, dès le début s’affirme cette puissante corrélation entre la préoccupation spatiale et l’abandon de toute référence à un sujet pensant.
.
.
Ainsi, même devenu très critique par rapport aux thèses structuralistes, Foucault conservera l’idée que le structuralisme aura été un antidote puissant et efficace contre une série de valeurs établies : « Ce qu’on a appelé structuralisme, au fond, n’a jamais existé en dehors de quelques penseurs, ethnologues, historiens des religions et linguistes, mais ce qu’on a appelé structuralisme se caractérisait justement par une certaine libération ou affranchissement, déplacement, si vous voulez par rapport au privilège hégélien de l’histoire. »(DE, n° 234).

(6) Dans son Traité de morale générale, René Le Senne consacre un chapitre à Bentham.
Quelques lignes seulement d’un commentaire d’un autre âge évoquent ainsi le Panoptique : « Aussi, pense Bentham, s’il y a des hommes assez mal instruits pour faire des actions qui les amènent dans les conditions pénibles de la prison, celle-ci doit être telle qu’elle leur apprenne à se bien conduire.
Ainsi a-t-il fait le projet d’un Panopticon, où des prisonniers, qui ne cessent pas d’être surveillés par le déontologiste, apprennent, par l’application de règlements minutieusement étudiés à calculer leurs actions, de manière à se faire la vie la plus heureuse possible dans la prison en respectant les prescriptions du règlement, mais comme telle moins heureuse qu’elle ne serait dehors.
L’idéal d’une prison n’est-il pas d’enlever pour toujours aux prisonniers la tentation de rien faire qui y ramène? Ce sont les honnêtes gens qui paient les impôts nécessaires à l’entretien des prisons”
(PUF, 1942, p. 230).

(7) Le livre de Bentham étant significativement sous titré : “Idea of a new principle of construction applicable to any sort of establishment, in which persons of any description are to be kept under inspection ; and in particular to penitentiary-houses, prisons, houses of industry, work-houses, poor-houses, manufactories, mad-houses, lazarettos, hospitals and schools…” (Cf. Jeremy Bentham : Le Panoptique , Belfond Ed. ; 1977).