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Origine :
http://www.republique-des-lettres.com/journal/rl08200400.php
Michel Foucault
James Miller La Passion Foucault(Omnibus)
Michel Foucault fut le plus éminent nietzschéen de notre époque.
Mais aujourd'hui, il demeure presque impossible de parler sans passion
de l'homme et de son oeuvre. L'impérieuse loyauté de ses disciples
rend la démarche difficile, autant que les circonstances qui ont
entouré sa mort. Mais la plus profonde cause réside chez Nietszche
lui-même. Comment pouvons-nous prétendre juger celui qui professe
de vivre "par delà le bien et le mal" ? D'autant que si nous le
jugeons selon les critères de la morale traditionnelle, se confirmera
le diagnostic nietzschéen de notre "ressentiment" d'esclave. Et,
si nous le jugeons selon les critères du Zarathoustra, nous
devrons accepter d'être rangés parmi les "derniers hommes". Donc,
plutôt que de nous condamner d'avance selon l'une ou l'autre charge,
nous choisissons de suspendre tout jugement, nous appuyant sur les
grandes lignes du nouveau consensus savant qui considère le "perspectivisme"
de Nietzsche et le "dépassement de la morale" comme doctrines de
la tolérance démocratique. O sancta simplicitas. La vérité
est que dans chaque page de ses oeuvres, Nietzsche s'érige en juge
impitoyablement pessimiste - sur les nations, sur les religions,
sur la démocratie, sur "ce sublime avortement que constitue l'européen
d'aujourd'hui". Et personne ne profère de plus sévères critiques
que le philosophe dont la profession est de "créer des valeurs".
Nietzsche concidère celui-ci en tant qu'homme intégral, comme l'incarnation
d'une morale, non comme simple auteur dont la vie peut être séparée
de son oeuvre. Chez "le philosophe,écrit-il, il n'y a strictement
rien d'impersonnel" et avant tout, son sens moral témoigne, de manière
décisive et catégorique, de ce qu'il est. Même les philosophies
les plus techniques et les plus absconses sont seulement les confessions
personelles de la volonté de façonner la vie selon une éthique.
Cette éthique est ce que Nietzsche veut découvrir et réévaluer.
En conséquence, la première question qu'il pose en lisant n'importe
quel philosophe est: "vers quelle éthique tout cela conduit-il ?".
Il est à mettre au crédit de James Miller que sa provocante étude
biographique sur Foucault pose cette question authentiquement nietzschéenne
à l'endroit de son sujet. Et, si par déférence pour nos sensibilités
démocratiques, il faillit à juger l'homme qu'il découvre, c'est
probablement pour le bien. La tâche en incombe maintenant au lecteur,
comme il se doit. En considérant la vie de Foucault, son oeuvre,
et sa mort comme un tout et comme partie intégrante de cette même
quête de la mise en oeuvre de certains aspects de l'enseignement
nietzschéen, Miller offre un portrait du penseur aussi convaincant
qu'il est possible de l'espérer. Le récit qu'il en donne est tour
à tour, vivifiant, poignant et horrifiant. Il nous introduit à la
compagnie d'un esprit noble et indépendant qui conduit obstinément
la poursuite du bonheur tel qu'il le comprend. Nous le voyons entreprendre
un détour insensé et stérile à travers la réalité politique de son
époque. Nous voyons ensuite le processus par lequel son obsession
intellectuelle de la transgression se poursuivait corporellement,
culminant dans une danse dangereuse avec la mort. En dépit d'un
regrettable faible pour la dramatisation, Miller a écrit un livre
important, un Ecce homo post-moderne qui nous permet de juger
l'homme et la morale nietzschéenne qu'il a proclamée.
Foucault est né Paul-Michel à Poitiers en 1926. Sa famille appartenait
à la bourgeoisie catholique aisée et s'attendait à ce qu'il suive
la carrière de son père, un médecin. La guerre ruina leurs projets.
Après avoir été le témoin de l'humiliation de l'occupation et de
l'hypocrisie de Vichy, Foucault quitta la province pour Paris en
1945, pour ne plus jamais revenir. Miller a peu de choses à dire
à propos de la famille de Foucault, se référant presque entièrement
à la biographie de Didier Eribon. Il s'agit d'un travail charmant
et superficiel, mais qui demeure une référence utile pour la chronologie
et la connaissance des institutions universitaires françaises. Miller
reconnaît sa dette envers Eribon et l'imite en passant rapidement
sur l'enfance de Foucault. Les deux auteurs font de l'arrivée de
Foucault dans un Paris récemment libéré le début de leur récit.
C'est là que le jeune étudiant découvre la philosophie sous la direction
de Jean Hyppolite, universitaire hégélien très respecté qui enseignait
dans une de ces écoles préparatoires pour les jeunes gens se destinant
à l'Ecole Normale Supérieure. Ces écoles ont toujours servi comme
courroie de transmission des doctrines philosophiques françaises,
et Hyppolite représentait l'orientation hégélienne des années trente.
Mais arrivant à maturité après l'occupation, Foucault et nombre
de ses contemporains estimèrent qu'il était impossible d'adhérer
à l'humanisme existentiel qui s'était développé au cours de l'époque
précédente. Bien qu'ils furent vaguement attirés par le Marxisme
et le Parti Communiste Français, ils tournèrent presqu'immédiatement
le dos à la génération des Sartre, Merleau-Ponty et Hyppolite. Ils
commencèrent plutôt à explorer des penseurs qu'ils considéraient
comme les critiques les plus radicales de la société moderne. Ceux-ci
comprenaient des philosophes anti-humanistes, aussi bien que des
écrivains d'avant-garde et des surréalistes dont l'hostilité envers
la vie bourgeoise revêtait des formes plus esthétiques et plus psychologiques.
L'histoire de la naissance d'un anti-humanisme français, son imbrication
confuse avec le Marxisme dans la décennie d'après guerre, et ses
modifications ultérieures dans le structuralisme et le soi-disant
post structuralisme sont bien connues. Mais Miller s'attarde sur
ces premières années dans le but d'examiner comment le rejet de
l'humanisme pouvait être lié aux expériences les plus intimes de
Foucault durant cette époque. Foucault semble avoir souffert énormément
à l'Ecole Normale et, en dépit d'une réputation d'être brillant,
était méprisé par presque tout le monde et privé d'amis. Il se déclarait
disciple du marquis de Sade et s'amusait des plus affreux tableaux
de Goya dépeignant les folies de la guerre. Une fois il pourchassa
un de ses camarades étudiants à travers l'école avec un poignard;
un autre jour, un professeur le trouve étendu de tout son long sur
le sol de la classe, sans chemise et avec des entailles de rasoir
sur toute la poitrine. Une tentative de suicide plus sérieuse suivit
en 1948, après laquelle il a été admis en hôpital psychiatrique
et, comme à son nouveau professeur Louis Althusser, lui fut ensuite
attribué une chambre privée à l'infirmerie de l'école.
Avec délicatesse mais de façon convaincante, Miller et Eribon s'accordent
à reconnaître qu'une homosexualité mal vécue nourrissait les souffrances
de Michel Foucault. Bien entendu, à cette époque, il n'y avait pas
d'autre moyen pour un jeune Français de vivre son homosexualité
que dans l'ombre, en connaissant la honte, l'émotion, l'ironie,
le dégoût de soi et l'endurcissement qu'une telle vie engendre inévitablement.
Eribon fut le premier à traiter publiquement de l'homosexualité
de Foucault, mais assez curieusement spécule peu sur d'éventuels
effets sur sa vie et son oeuvre. Miller, de son coté, perçoit ces
effets comme à la fois multiples et indirects. Alors qu'il se peut
que Foucault soit socialement devenu un paria en raison de son homosexualité,
ce fut l'idée des frontières sociales et de leur transgression -
et non l'érotisme homosexuel en tant que tel - qui domina dans ses
conceptions adultes. Miller a sûrement raison à ce propos, et sa
perspicacité nous permet d'envisager deux thèmes de la vie de Foucault,
séparés mais connectés entre eux. Le premier, qui doit beaucoup
au mélange marxisto-nietzschéen qu'a produit sa génération, réside
dans l'analyse historique de l'évolution des rapports sociaux mouvants
entre centre et périphérie; c'est un thème familier à tous ses écrits
sauf les derniers. Le second doit davantage à sa découverte des
surréalistes et des figures d'avant-garde, tels que Georges Bataille,
Antonin Artaud et Maurice Blanchot, dont l'influence sur cette même
génération est peu comprise hors de France. Foucault vit en eux
la possibilité d'explorer personnellement ce qui fait rompre encore
plus les amarres des moeurs bourgeoises ordinaires, pour chercher
dans l'érotisme, la folie, les drogues, le sado masochisme, voire
le suicide, ce qu'il appelait des "expériences-limite".
C'est là que Miller est à son égard plus original. Il s'est entretenu
avec bon nombre de personnes ayant été impliquées ou pouvant crédiblement
retranscrire les expériences dionysiaques de Foucault dans ces univers.
Il a également réexaminé sous cet angle les travaux de Foucault,
en détectant bien plus d'allusions à ce domaine que nous n'en avions
remarquées jusqu'alors. Par ce va et vient entre les deux démarches,
il réussit à évoquer la double quête de Foucault: scruter la société
moderne avec le regard détaché de la généalogie nietzschéenne, et
voyager à travers les espaces les plus reculés de l'expérience humaine
que notre société et sa moralité ont tenues cachés. Hormis sa brève
appartenance au PCF, et un premier ouvrage de psychologie d'une
tonalité pavlovienne, Foucault n'a eu que peu à voir avec le marxisme
et le stalinisme des années 50. Plus tard, au cours d'un été, il
porta son désengagement au crédit de la découverte de méditations
intempestives. Il observa qu'à partir de là, sa vie prit une allure
nouvelle, et il se remit en route "sous le soleil de la grande recherche
nietzschéenne".
S'il faut lui reprocher quelque chose, on peut dire que Miller aurait
du mettre davantage encore l'accent sur la précocité de l'orientation
apolitique et même anti-politique des premières années de Foucault.
Cela aurait mis en relief plus nettement le contraste avec sa posture
politique plus tardive. Pour ceux qui le connaissent à travers ses
écrits et engagements de la la fin des années 60 et du début des
années 70, son désistement du militantisme pour d'obscurs textes
classiques sur la moralité et la sexualité a toujours paru bizarre,
et a produit une littérature insipide traitant de la nécessité dialectique
de ses retournements célèbres. Miller suit généralement ce schéma
progressif. Néanmoins, si l'on revisite l'oeuvre de Foucault et
le contexte politique français d'alors, après la lecture de La
passion Foucault, un tableau bien différent s'esquisse. Foucault
apparaît désormais essentiellement comme un moraliste nietzschéen,
qui a débuté et achevé sa carrière en essayant de se situer dans
ses relations avec la société et face à ses propres pulsions. Le
Foucault politique constitue une exception, le produit d'une conjoncture
historique malheureuse. La distance entre Foucault et les politiciens
français fut initialement d'ordre géographique. Déçu par la rupture
de sa première liaison sérieuse, et sentant encore plus l'ostracisme
de la société française, Foucault accepta avec impétuosité en 1955
un poste d'enseignant en Suède, attiré par l'impression erronée
selon laquelle les Suédois manifestent davantage d'ouverture d'esprit
que les Français. Il s'y trouva extrêmement isolé, mais utilisa
sa solitude pour entamer ce qui sera sa plus grande oeuvre, Folie
et déraison (rebaptisée plus tard Histoire de la Folie à
l'âge classique). Trois années étouffantes à Upsala furent tout
ce que Foucault put supporter, et en 1958, il accepta un poste culturel
en Pologne. Là-bas, il reçut un bien plus brutal rappel de son statut
social lorsque la police secrète polonaise le stigmatisa comme homosexuel
et le menaça de chantage s'il ne quittait pas le pays. Il passa
ensuite deux années à Hambourg, et ne revint pas en France avant
1960.
Foucault se révéla pour la première fois à l'opinion publique en
1961 en tant que chercheur universitaire lorsque Folie et déraison
fut publié. Comme son auteur, le livre avait deux aspects connexes
qui attirèrent immédiatement les plus avertis des lecteurs français.
Ce travail d'histoire relatait une fable qui allait reparaître tout
au long de son oeuvre: comment, à un moment précis du XVIIème siècle,
les Européens commencèrent à classer diverses expériences et pratiques
en catégories rigides, en tolérant certaines, en réprimant d'autres.
Dans le cas de la folie, cela impliquait une évolution depuis une
conception tragique ou enjoué du phénomène vers la crainte d'une
menace, celle-là même que la "déraison" infligeait à la "raison
moderne". Puis, à la fin du XVIIIème siècle et au XIXème, la folie
fut naturalisée comme concept médical et des thérapies variées furent
imaginées. Perdue dans ces développements, avait été, selon Foucault,
une déférence pré-cartésienne pour la déraison, perçue comme un
pouvoir démiurgique qui révèle des choses que la raison choisit
d'ignorer. Pour réintroduire la "déraison" à sa dignité psychologique
ancienne, il convoque le Marquis de Sade, Nietzsche et Artaud. Cette
oeuvre impressionna fortement le jury académique de Foucault. Ils
convinrent, à la différence de ses disciples ultérieurs, qu'il ne
s'agissait pas d'une oeuvre conventionnelle d'histoire à prendre
en tant que telle et la qualifièrent de "mythique" et "d'allégorique".
Comme tous les livres de Foucault il met fièrement en exergue sa
volonté de faire profession d'ignorance, en s'appuyant sur des sources
d'archives extrêmement limitées et en s'inscrivant dans le registre
magistral de l'Historiographie mondiale. Ces travaux s'affilient
davantage à Hegel et à l'histoire française de la science (Gaston
Bachelard, Canguilhem) qu'aux ruses de Nietzsche que Foucault invitait
à suivre. Au demeurant, envisagé en tant qu'oeuvre d'imagination
et comme prolégomènes à de futures histoires de la folie, c'est
un ouvrage extraordinairement riche. Les lecteurs français n'ont
pas des exigences très sévères sur la séparation entre histoire
et philosophie et ils ont été sensibles au message extra-historique
(c'est à-dire éthique) de Folie et déraison. Ils ont également
saisi l'invitation à l'exploration personnelle de ces expériences
que la modernité a prétendument exclues par hygiène cartésienne.
Quelles sont ces expériences ? La folie en est une: "Quel est ce
pouvoir qui condamne à la folie tous ceux qui ont relevé le défi
de la déraison ?". La violence sexuelle en est une autre: "Au travers
de Sade et de Goya, l'Occident a découvert la possibilité de dépasser
la raison par la violence". Ceux qui connaissaient Foucault en France
ont immédiatement perçu ce travail comme un exercice autobiographique,
un Baedeker de régions psychologiques et sexuelles déjà visitées.
La réputation d'intellectuel apolitique de Foucault a continué de
se diffuser au début des années 60. En 1963, il publia à la fois
La naissance de la clinique et une étude moins connue sur
l'écrivain surréaliste Raymond Roussel, dont il partageait les obsessions
pour le sadomasochisme homosexuel, la drogue et le suicide. Vint
ensuite le remarquable Les Mots et les Choses, étude dense
sur les "sciences humaines", dont le succès rejaillit sur son auteur.
L'oeuvre demeure extrêmement séduisante encore aujourd'hui, depuis
l'interprétation énigmatique du tableau de Velasquez, Las Meninas,
avec laquelle il commence, jusqu'à à sa conclusion prophétique selon
laquelle l'homme disparaîtra comme une empreinte sur le sable. D'un
point de vue rhétorique, cela réussit par une sorte de "surenchère
intellectuelle": si la biologie est nouvelle en tant que science,
alors nouvelle est l'idée de "vie" si les sciences humaines sont
inventées, est également inventée l'idée "d'homme" et ainsi de suite.
Comme Folie et déraison, Les Mots et les Choses était
censé montrer la voie de sortie de l'humanisme des Lumières et la
route en avant vers Nietzsche, Sade et les Surréalistes. Auprès
de son public, qui tâtonnait alors pour comprendre les différentes
variantes du structuralisme, le livre devint immédiatement un best-seller,
malgré l'insistance de Foucault sur le fait qu'il n'était pas structuraliste.
La réaction de Foucault à sa notoriété fut révélatrice. Il quitta
la France une fois de plus, acceptant un poste en Tunisie en 1967,
peut être pour être près du jeune amant qui allait devenir son compagnon
tout au long de sa vie. L'on peut se demander ce qui serait arrivé
s'il était resté là-bas, loin des tentations parisiennes. Serait-il
devenu un Paul Bowles français, écrivant des livres de plus en plus
éthérés sur son expérience avec les drogues et le sexe sur la côte
africaine ? Miller est silencieux sur de telles conjectures, ce
qui est dommage; toute biographie digne de ce nom a besoin d'une
part de spéculation hypothétique. Il colle aux faits et le fait
est que Foucault revînt en toute hâte à Paris, en mai 1968, dès
que les nouvelles des "événements" vinrent jusqu'à lui. Son détour
politique avait commencé, et ne devait prendre fin que dix ans plus
tard, cette fois-ci sur la côte californienne. Ce que Foucault vit,
ou crut voir en mai 68, n'est pas difficile à imaginer. Jusqu'alors
ses explorations nietzschéennes avaient été limitées à la Bibliothèque
Nationale et à des cercles fermés. Mais les événements de mai avait
emporté la conviction de beaucoup: une génération toute entière
avait effacé la frontière entre la normalité des bourgeois et les
expériences extrêmes. Un nouveau type de société était en gestation.
Foucault partagea cette illusion et se lança dans sa réalisation.
Ce fut la naissance du Foucault politique, qui pouvait à présent
être vu signant des manifestes, marchant dans des manifestations,
et jetant des pavés sur les policiers. Ce fut aussi la naissance
du Foucault gourou, qui a été conservé comme une momie sans vie
sur les campus américains, où ses entretiens énigmatiques et paradoxaux
de cette période sont toujours consultés pour ausculter la relation
du pouvoir au savoir, du discours à la pratique et du corps à corps.
En France, on estimait que Foucault n'était pas un véritable marxiste
comme Althusser. Mais, on supposait toujours qu'il partageait des
principes démocratiques fondamentaux, qu'il était nietzschéen, la
main sur le coeur.
Miller jette le doute sur ce mythe de la politique de gauche de
Foucault dans la décennie suivant 1968, et élabore dans un plaidoyer
assez convaincant qu'un attrait morbide pour la douleur, la cruauté
et la folie donnèrent naissance chez lui à une configuration politique
perturbée pendant ces années. Alors que beaucoup dans sa génération
ont embrassé la vie en communauté, les drogues et l'expérimentation
sexuelle comme moyen d'échapper à l'emprise du pouvoir, Foucault
les célébra en tant qu'exercices dans la domination de soi et des
autres, définissant la tradition humaniste des Lumières, qu'il méprisait,
comme "tout ce qui, dans la civilisation occidentale, restreint
la volonté de puissance". Ce qui gisait derrière les marges de la
société bourgeoise, ce n'était point moins de pouvoir, mais davantage.
Parler de pouvoir et de mort comme il le fit durant les années de
plomb n'était pas une mince affaire. La gauche prolétarienne maoïste
avec laquelle Foucault était associé, se déchira au début des années
70, pour savoir si elle devait suivre l'exemple des terroristes
italiens et allemands, et commencer à tuer. Son dirigeant, Benny
Levy, pensa qu'il avait adopté la position la plus radicale en réclamant
des tribunaux populaires pour juger "les ennemis du peuple". Mais
Foucault, qui était alors professeur au Collège de France, le surpassa
dans un débat célèbre en décrétant que même les formalités judiciaires
étaient un piège bourgeois: "Pourquoi ne pas tout simplement exercer
des châtiments arbitraires et faire défiler des têtes sur des pieux
?" demanda t-il gaiement, réduisant son interlocuteur au silence.
Très peu de personnes crurent que Foucault pensait ce qu'il disait.
Le gauchiste américain Noam Chomsky participa à un débat avec Foucault
à la télévision hollandaise en 1971, et il fut stupéfait d'entendre
son interlocuteur français (qui avait été rémunéré en haschisch),
défendre la vengeance populaire, prédire un "pouvoir violent, dictatorial
et même sanglant" après la révolution, et rejeter toute référence
aux normes de la justice et de la loi . "Je veux dire, je l'ai apprécié
sur le plan personnel" dira-t-il plus tard à Miller, mais "c'était
comme s'il appartenait à une autre espèce". Ou quelque chose comme
çà.
Les lecteurs de Miller seront sans doute découragés par le portrait
d'un Nietzschéen du domaine privé, ironique, mêlant ses obsessions
sombres à la politique de cette période. Mais, Miller a raison d'insister
sur cela, et de décrire ses livres hautement influents sur cette
époque, en particulier Surveiller et punir, comme imprégnés
de bout en bout de violence et de sadomasochisme. Il est difficile
de savoir que faire de ce livre particulier qui résulta du travail
de Foucault avec un groupe de réforme radicale des prisons. Son
argument sous-jacent - que le contrôle social moderne est à plus
forte raison insidieux parce qu'il est exercé de façon invisible
et non violente - était familier à quiconque avait entendu parler
de "la tolérance répressive". Cependant, Foucault le développe sans
la nuance et l'auto-dérision qui caractérisait ses premiers écrits.
Dès les premières pages, qui décrivent avec de lugubres détails
l'écorchement et l'écartèlement du régicide manqué, Damien, il y
a un réjouissement vital dans le sang et la cruauté physique qui
contraste avec la diabolisation des institutions froidement efficaces
de la vie moderne. La pacification et l'intériorisation de la surveillance
sociale sont regrettables, apprenons-nous, non pas parce qu'elles
perpétuent le pouvoir (le pouvoir est omniprésent), mais parce qu'elles
déplacent l'emprise du pouvoir du corps vers l'esprit. Surveiller
et punir, l'oeuvre la moins accomplie de Foucault, est aussi
celle qui a eu le plus d'influence en Amérique, où ses allusions
à un pouvoir "caché" correspondaient si bien au style paranoiaque
des politistes américains. Miller prend en effet cela très au sérieux.
En France, par contre la réception fut différente. Bien qu'il y
ait eu de longs et déférents compte-rendus dès la parution du livre
en 1975, une oeuvre sur l'emprisonnement moderne qui allait être
de loin plus influente avait été publié en 1974, L'Archipel du
goulag de Soljenitsyne. Le contraste entre les deux aurait difficilement
pu être plus grand, et mit en sourdine tout l'impact que Foucault
pensait que son travail devait avoir en France. Devant ce récit
irrésistible de la torture physique et mentale, menée par un régime
que beaucoup en France considéraient toujours comme l'avant-garde
du progrès social, il était difficile, en restant à l'intérieur
des limites du bon goût, de maintenir que les salles de classes
de l'Occident étaient des prisons. Peu après, les boat-people commencèrent
à affluer du Vietnam et du Cambodge, et dans les quelques années
qui suivirent, des intellectuels français de premier plan se déclarèrent
opposants à tout ce qui touchait au marxisme.
Foucault provoquait jadis de petits rires nerveux en plaisantant
à propos de la cruauté et de la souftrance, mais désormais personne
ne riait plus. Le changement politique rapide dans le milieu intellectuel
français au milieu des années 70 eut un effet profond sur Foucault,
plus profond que Miller et Eribon ne le divulguent. La raison est
que Foucault n'a jamais été un chef de file politique. Il était
ce qu'on appelle un suiviste; depuis ses accointances avec le stalinisme
dans les années 50 jusqu'à ses activités avec la gauche prolétarienne
dans les années 70, il a simplement suivi la foule parisienne (exclusivement,
il faut le reconnaître). A présent qu'il avait changé de direction,
Foucault se trouva désorienté, et pas seulement sur le plan politique.
Même intellectuellement, il semblait sincèrement troublé. Quand
Les Maîtres-penseurs fut publié en 1977 par l'ancien maoïste
André Glucksman, Foucault lui consacra une critique enthousiaste,
même si ce livre impliquait indirectement une critique de sa propre
oeuvre. Dans ses cours au Collège de France, il se détourna bientôt
de l'étude de la marginalisation sociale et s'absorba dans des questions
traditionnelles de la philosophie politique, encourageant ses étudiants
à lire des auteurs inconnus comme Hayek et Von Mises. Ces incursions
contradictoires en politique continuèrent: ici une manifestation
en soutien à Solidarnosc, là un article défendant l'Iran
de Khomeiny (même s'il exécutait les homosexuels et les autres marginaux).
Mais l'espoir d'une transformation imminente, ou du moins souhaitable,
de la société moderne à travers "la transgression" s'estompa peu
à peu. On pourrait dépeindre ce changement d'orientation, dans les
divers travaux et activités de Foucault comme simplement opportuniste,
étant donné le nouvel intérêt manifesté par les Français pour le
Libéralisme et les Droits de l'Homme.
Cependant, si avec l'apport de Miller, on relit la bibliographie
nous pouvons voir que Foucault était en train de revenir vers sa
quête éthique privée. Le politique cède encore une fois le pas au
personnel. Il semble que le catalyseur ait été la Californie, que
Foucault commença à fréquenter dans les années soixante-dix et où
il découvrit d'importantes sous-cultures homosexuelles sadomasochistes.
C'était un peu comme si pour lui, les fantasmes de transgression
sexuelle étaient, à l'exemple de Sade, soudainement devenus réalité
sociale. "Ces hommes vivent pour une sexualité de hasard et pour
la drogue. C'est incroyable !". Abandonnant le vain espoir de transformer
l'ensemble de la société moderne, Foucault s'attachait maintenant
à une micro-société faite d'hommes sur la même longueur d'onde que
lui et qui partageaient son goût pour la douleur et la cruauté au
delà des limites de la respectabilité bourgeoise. Dans son travail
intellectuel également, il est revenu vers le sujet non déclaré
de ses tout premiers livres: l'éthique sexuelle.
Miller oeuvre puissamment pour donner sens à la dernière décennie
de la vie de Foucault, en traitant son investigation sur la sexualité,
par la pensée et en acte, comme profondément unitaire. Il a certainement
raison, mais il a de la difficulté à construire son argumentation
parce qu'il ne parvient jamais à parler calmement du sexe. Il est
tour à tour indiscret et prude. Par exemple, il met l'accent sur
le fait que la réorientation de Foucault commence avec une expérience
psychosexuelle, vécue durant une prise de LSD, et qu'il relate dans
une prose digne de Mère Thérésa. D'un autre côté, il est si désireux
de ne pas apparaître trop critique ou de ne pas heurter les sensibilités
politiques qu'il s'excuse maintes fois pour ses commentaires sur
les goûts de Foucault. Tiraillé par ces deux élans contraires, Miller
consacre finalement cinq pages assez singulières aux pratiques sado-masochistes
ordinaires qu'il décrit avec force détails, seulement dans le but
de nous assurer que, selon la "fine fleur de la recherche psychiatrique",
les aficionados de ces pratiques sont des personnes le mieux du
monde adaptés à la société (ceci dans un livre consacré à Foucault
!). Il réussit si bien à conférer une patine de respectabilité au
sadomasochisme, que l'on oublie tout ou presque des raisons de son
attrait pour Foucault.
Concernant les écrits de Foucault durant cette période, Miller est
un meilleur guide et grâce à son aide, nous pouvons maintenant mieux
intégrer la peu comprise Histoire de la sexualité dans le
schéma des investigations éthiques de Foucault. Le premier volume,
La volonté de savoir fut publié en 1976 et respire le même
air que Surveiller et punir: "la construclion sociale" de
l'identité, la normalisation des comportements par la science du
dix-neuvième siècle, etc. Les deux volumes suivants qui ne furent
publiés qu'à sa mort en 1984, sont de loin plus intimes que ses
écrits politiques. Ils ne ressemblent en rien à tout qu'il avait
écrit jusque là. La plupart des lecteurs furent surpris de découvrir
qu'il avait abandonné le XIXème siècle au profit de la Grèce antique.
Ses adeptes les plus politisés trouvèrent cela particulièrement
bizarre et les livres très éloignés des thèses habituelles, tandis
que certains classicistes de renom les déconsidérèrent en tant que
travaux d'amateur. Ni l'un ni l'autre groupe ne voulût comprendre
que Foucault était attiré par la Grèce pour des raisons purement
privés et que, à l'instar de son maître à penser, Nietzsche, il
espérait "créer des valeurs" à partir de son héritage intellectuel.
Les signes de sa nouvelle orientation personnelle peuvent être perçus
plus clairement dans son introduction à L'usage des plaisirs,
le second volume de son Histoire de la sexualité. En dépit
d'efforts assez empruntés pour établir un lien avec la méthode utilisée
dans ses livres politiques comme Surveiller et punir, la
rupture est évidente.Tandis que ces oeuvres-là donnaient le sentiment
que le sujet éthique n'était rien de plus qu'un effet de langage
ou du pouvoir et par conséquent "non libre", désormais, Foucault
revendiquait la découverte de "stratégies" selon lesquelles le sujet
contribue à se modeler lui-même de l'intérieur. Cela sous-entend
une sorte de liberté morale, bien que Foucault préfère l'appeler
"Herméneutique du soi". Avec cette liberté aussi limitée qu'elle
puisse être, il apparaissait à présent que l'homme, (c'est-à-dire
Foucault) pouvait développer sa propre posture éthique à travers
"une esthétique de l'existence". De quoi était elle faite cette
liberté ? Sans aucun doute de l'absolu déterminisme de la politique.
Quel était son "pourquoi"? Cela restait à voir.
Les éthiques esthétiques ne sont rien de nouveau dans l'histoire
du nietzschéïsme. Mais, comme le livre de Miller nous aide à le
comprendre, la morale de Foucault elle même se divisait et devenait
conflictuelle. Dans sa recherche, il avait commencé à réfléchir
sur la tempérance qu'il percevait dans le monde hellénistique et
qu'il qualifiait de "souci de soi" ou "économie du plaisir". Mais
dans ses pérégrinations personnelles à travers "la scène cuir" sado-masochiste
californienne, il resta un boulimique du danger sexuel et de l'excès.Que
Foucault ait jamais compris que ses expériences extrêmes devaient
être resituées désormais dans le cadre d'une maladie est une question
qui reste ouverte et Miller n'a pas essayé de l'élucider. Il nous
rappelle à quel point la compréhension de ce qu'est le Sida a été
lente à se développer chez la plupart des gens au tout début des
années 80.
Néanmoins, les moments les plus glaçants du livre sont ceux où Miller
relate le profond scepticisme de Foucault devant l'énorme évidence
scientifique. "Je n'y crois pas", disait Foucault à l'un de ses
amis à San Francisco, en se plaignant des homosexuels qui étaient
en train de se retourner vers le "pouvoir" médical pour demander
de l'aide. A l'automne 1983, après qu'il se fût effondré, moins
d'un an avant sa mort, on pouvait encore le trouver dans les lieux
de bains et les bars. Il riait de l'idée de safe sex et affirmait
à qui voulait l'entendre que "Mourir pour l'amour des garçons: quoi
de plus beau ?". Miller considère de telles prises de position chez
Foucault comme l'expression d'un attrait pour le suicide. Une interprétation
plus plausible est que la suspicion qu'il entretenait à l'égard
du "discours" sur la maladie et le regard médical l'avait finalement
rendu insensible à une quelconque distinction entre le fatum physiologique
et son interprétation sociale. Si l'on croit que tout discours sur
la maladie est construit par le pouvoir social et que l'on peut
inventer un contre-discours esthétique, il est facile de se convaincre
d'une certainé invincibilité. Mais Foucault n'était pas invincible.
Miller trouve un tant soit peu "ironique" que le philosophe soit
mort du sida, sous contrôle médical dans l'hôpital qu'il avait étudié
dans Folie et déraison.
Un mot devra demeurer puisqu'il n'y a pas de synonyme adéquat pour
le remplacer: c'est l'Hubris grec. Qu'aurait-il écrit s'il
avait survécu? C'est une question qui reste en suspens. Nous pouvons
cependant être assuré du fait qu'il n'aurait pas développé une nouvelle
méthode pour étudier l'Histoire. En fait, il n'y avait jamais eu
de méthode utilisable pour les autres, seulement les pistes d'un
penseur solitaire et idiosyncratique en quête de sens. On n'imagine
pas même non plus une nouvelle incursion dans la vie politique.
Les engagements politiques de Foucault furent des étourderies comme
il a sans doute fini par le comprendre lui même. En revanche, loin
d'être une bêtise, le voyage en Grèce ouvrait la voie à une méditation
sérieuse et nous pouvons peut-être conjecturer ce qu'il aurait pu
découvrir sur lui-même s'il avait continué ses recherches. Dans
ses dernières conférences, Foucault montra à quel point il préférait
Diogène le cynique, ce philosophe qui se masturbait sans vergogne
sur l'Agora d'Athènes, à Socrate . Considéré comme un acte esthétique
ce geste met en évidence un certain flair. Cependant, s'il avait
vécu, sans doute aurait-il été amené à réfléchir au paradoxal "souci
de soi" constitutif de la beauté socratique, qui ne confondait pas
la transgression avec la liberté, ni les plaisirs avec le bonheur,
allant même jusqu'à considérer le plaisir physique comme étant impossible
sans la discipline de la raison et de la modération. Pareille modération
n'est pas le signe de la morale bourgeoise, pas plus qu'elle n'est
en opposition complète à celle-ci. On peut se poser la question
de savoir si - dans sa quête du vrai bonheur - Foucault ne se serait
pas trouvé en train de regarder au delà, "par delà le bien et le
mal", au-delà de Nietzsche.
Mark Lilla
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