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Origine :
http://multitudes.samizdat.net/article.php3?id_article=537
Futur Antérieur n°18 1993
Ce travail doit développer à son plus haut degré l’art de
citer sans guillemets. La théorie de cet art est en corrélation
très étroite avec celle du montage.(W. BENJAMIN)
En 1976 le cours donné par Michel Foucault au Collège de France
s’intitule Il faut défendre la société [1].
Comme il lui arrive souvent, le philosophe tend à adopter une attitude
qui lui permet de traiter de problèmes essentiels au débat philosophique
de manière détournée. Il en découle que ces pages, essentiellement
consacrées à la capacité du discours historique de se présenter
comme un instrument de tactique politique, se lisent avant tout
pour leur intérêt documentaire : elles reconstituent en effet
la généalogie du racisme d’État en tant que pratique de normalisation
sociale. Cela étant, il est possible de faire une seconde lecture,
car il s’agit aussi de voir le réseau de références que met
en place le généalogiste et, surtout, l’intention, toujours
réaffirmée par Foucault lui-même, de retrouver à travers cette relation
d’enseignement la possibilité de séculariser sa propre pensée,
afin de redéfinir les lignes discursives à partir desquelles pourra
s’inscrire sa propre position.
Le terrain naturel sur lequel se construit le projet est nécessairement
celui de l’histoire, pas seulement entendue comme a priori
de toute épistémè, mais thématisée comme sujet philosophique. La
cible de la critique, comme déjà dans L’archéologie du
savoir, reste l’historicisme, c’est-à-dire toute
conscience historique unifiante. Cependant, le cours de 1976 semble
effectuer un pas en avant et repérer un autre type d’historicisme,
qualifié de « politique », et qui définit un horizon conceptuel
complètement opposé à celui que sous-entend la philosophie de l’histoire.
Les principes de l’ « historicisme politique » sont
ainsi résumés à la fin du cours du 4 février 1976 : « A
partir du moment où l’on traite des rapports de pouvoir, on
ne se trouve ni dans la sphère du droit, ni dans celle de la souveraineté,
mais bien dans celle de la domination, c’est-à-dire dans un
rapport historiquement non défini, dans un rapport indéfiniment
dense et multiple de domination. On ne sort pas de la domination,
donc on ne sort pas de l’histoire » (p. 80*).
Pour illustrer cette thèse, Foucault se livre à la création d’un
système de correspondances et de différenciations à l’intérieur
duquel il est possible de faire jouer des événements lointains du
point de vue de leur situation spatio-temporelle, afin d’en
valider la trame épistémologique commune : la guerre comme
instrument d’analyse des rapports de pouvoir. L’hypothèse
sur laquelle se fonde Foucault pour expliquer la formation du discours
propre à l’historicisme politique qui fleurit au XVIIè siècle
avec les premières théories sur l’État est le bouleversement
de la conception de Clausewitz, selon laquelle la guerre est le
produit de la nature insoluble des conflits politiques. La conséquence
qui découle immédiatement de cette inversion de perspective est
qu’on ne fait pas la guerre pour écrire l’histoire,
mais qu’on écrit l’histoire pour faire la guerre. Ce
que les leçons veulent montrer, c’est précisément comment
la constitution de l’État moderne s’est accompagnée
d’une myriade de discours hétérogènes qui convergent pourtant
dans une interprétation de l’histoire comme mémoire marquée
par le polemos. La guerre n’est pas ici simplement
comprise comme un fond hypothétique et virtuel servant à justifier
la cohérence et la tenue d’une théorie, à la manière de l’état
de nature chez Hobbes, mais comme un fait historique réel, marqué
du sang versé par les adversaires en lutte. Les scénarios qui donnent
le plus clairement à voir le climat de tension sociale et politique
propice au développement de la théorie de l’ « historicisme
politique » sont ceux que proposent l’Angleterre dans
la première moitié du XVIIè siècle et la France au tournant des
XVIIè et XVIIIè siècles. Dans le premier cas, le discours de la
guerre avait été construit par Lilburne et par d’autres représentants
de la pensée populaire radicale appartenant aux Levellers
et aux Diggers afin de démontrer que le droit de la couronne
reposait sur les abus de la conquête normande perpétrés aux dépens
de la vieille souche saxonne.
Dans le contexte français, une telle attitude antimonarchique
était au contraire le fait des nobles, toujours davantage dépossédés
de leur pouvoir par la stratégie politique mise en œuvre par
Louis XIV. C’est surtout dans une position comme celle de
Boulainvilliers, au début du XVIIIè siècle, que se manifeste, selon
Foucault, la prise de conscience d’une pluralité nationale
que la monarchie avait toujours refusé de reconnaître, au nom de
l’identité souverain-nation. Dans le « mémoire historique »
sur le vieux gouvernement de la France, Boulainvilliers plaide en
faveur d’une nation dont il se veut représentant, à travers
une double articulation du thème de la conquête originelle du territoire :
du côté de la monarchie et du côté du Tiers-Etat.
La guerre perpétuelle projetée sur le terrain de l’actualité
politique se révèle être le dénominateur commun de revendications
menées par des groupes politiques et sociaux aussi différents que
ceux que nous venons de mentionner. L’ordre politique qui
s’esquisse réussit à se passer de la fonction unificatrice
et apodictique du Souverain. Pour Foucault la version politique
du moderne se confirme décidément anti-platonicienne, dans la mesure
où le savoir et la vérité se dissocient de l’ordre et de la
paix, au contraire de ce qu’entendait établir la théorie juridico-politique
de l’époque, le Jusnaturalisme. La rationalité qui fonde les
bases du discours polémique retrouverait ainsi dans un vieux
topos sophistiqué sa référence culturelle la plus évidente :
la vérité de la loi y est en effet interprétée comme « surplus
de force », et n’est, en tant que telle, compréhensible
qu’en termes relationnels, et non pas ontologiques. L’analyse
foucaldienne se livre précisément à dégager la mystification introduite,
dans la tradition juridico-politique occidentale, par l’idée
d’un Tiers entendue comme figure supérieure de vérité. On
pourrait donc avancer que ce type de lecture se fait au rebours
d’un idéal d’universalisme juridique qui fonctionne
pourtant depuis les Grecs jusqu’à Kant.
Cela étant, il y a deux exigences que le philosophe doit respecter
d’un côté, il se trouve pris entre une attitude extérieure
anamnestique, et la position inférieure de celui qui a à
rendre compte du système de référence dont il dérive les énoncés
qu’il utilise. De l’autre, il est obligé de résister
à la tentation de glisser dans une critique fondatrice de nature
transcendentale, développée à partir de bases normatives. Il en
découle la préoccupation permanente de lier l’élaboration
théorique à une analyse strictement centrée sur le réel. Cela ne
signifie pourtant pas que Foucault ait choisi d’endosser la
panoplie rassurante de l’historien et s’en soit tenu
à la rigueur qu’un tel métier impose dans le traitement des
sources. La seconde partie du cours nous en donne un bon exemple :
la racine « nationale » des antagonismes qui travaillent
le corps social dans les premiers États territoriaux d’Europe
y acquiert une connotation raciale, puis de classe, selon un schéma
récognitif qu’un historien de profession trouverait sans doute
et pour le moins désinvolte. Foucault arrive en effet au problème
de la lutte des races après avoir isolé le « moment national »,
thème principalement interprété par l’aristocratie française
du XVIIIè siècle comme celui d’ « une nation face à de
nombreuses autres nations qui circulent dans l’État, et qui
s’opposent les unes aux autres » (p. 94*). L’urgence
« raciste » du conflit apparaît au XIXè siècle, quand
l’État s’assigne le devoir de gérer la vie des individus
(bio-pouvoir) ; la différence des races est l’élément
qui brise l’homogénéité biologique et permet de penser la
guerre dans un contexte qui, par définition, exclut la validité
politique de la mort. Tout cela nécessite cependant un dernier déplacement
stratégique ; quand, au milieu du XIXè siècle, le thème de
la lutte des races tend à devenir un instrument révolutionnaire
dans le conflit des classes, on assiste parallèlement à la transformation
du discours sur la race vers un certain monisme. Repoussant vers
l’extérieur les ennemis d’une race dont il se porte
garant, l’État récupère pour lui-même les stratégies d’une
rationalité politique dont l’élaboration originelle fut pourtant
le fait de forces réfractaires à une assimilation totale à l’intérieur
de l’État. Un tel moment ne pouvait se produire, selon Foucault,
que sur la base d’un « glissement de la loi à la norme,
du juridique au biologique » (p. 63*). Le problème du racisme
est donc réintégré dans la structure de la forme moderne de domination,
où reprend vie, à côté d’une technologie du bio-pouvoir centrée
sur la gestion de la vie, le vieux droit souverain de donner la
mort : « Ce jeu - insiste Foucault à la fin du cours -
est effectivement inscrit dans le fonctionnement de tous les États,
de tous les États modernes, de tous les États capitalistes. Et pas
seulement de ceux-ci » (p. 170*).
Si c’est en cela que consiste la thèse principale du livre,
il est peut-être plus intéressant encore de comprendre le poids
des renvois hors texte auquel est généralement niée une identité
précise. Tout d’abord émerge une cadence argumentative marquée
d’un anti-hégélianisme strict, qui investit totalement le
rapport entre pensée et actualité. L’analyse menée sur le
célèbre texte de Sieyès Qu’est-ce que le Tiers-État
est, de ce point de vue, exemplaire. Contrairement aux thèses nobiliaires,
qui fondaient dans un passé d’usurpations subies leur droit
à représenter la nation authentique, le discours bourgeois de Sieyès
légitime la même prétention en partant de la situation présente.
L’idée fondamentale en est, pour Foucault, l’étatisation
du concept de nation, pivot logique autour duquel va pouvoir jouer
un discours historique qui réécrit les événements du passé en termes
de présent. Le fait que l’on reconnaisse à la bourgeoisie
la potentialité de s’identifier à la forme juridique de l’État
implique la condition théorique préalable d’une « histoire
de type rectiligne, dont le moment décisif sera celui du passage
du virtuel au réel, de la totalité nationale à l’universalité
de l’État » (p. 147*).
Le travail sur ce texte de Sieyès permet donc de faire émerger
la critique d’un rapport présent-passé, où le premier terme
exercerait une hégémonie sémantique sur le second, puisqu’il
en dicte rétrospectivement les intentions de signifier. L’histoire
philosophique universelle de Hegel est sans doute la forme la plus
achevée de cette philosophie du sens différé : c’est
aussi pour réfuter la Geschichtsschreibung hégélienne et
son point de vue privilégié, schlechtin gegenwärtig, que
Foucault va élaborer et appliquer son propre modèle d’histoire
du présent. Prenant ses distances par rapport au schéma hégélien,
la philosophie historique de Foucault préconise un modèle marqué
par une fracture initiale, par une question irrésolue et irrésoluble
jouant comme condition d’existence du politique. Le problème
sera donc pour lui de donner voix à l’énergie cachée dont
chaque historicisme est le gardien, « le rapport perpétuel
et inéliminable entre la guerre racontée par l’histoire et
l’histoire traversée par la guerre qu’elle-même raconte »
(p. 117*). La confrontation avec Hobbes devient alors inévitable,
et son contournement a parte objecti n’en est pas
moins clair, dans la mesure où le conflit se déplace du niveau des
représentations individuelles à celui des conditions réelles. Entre
la multitude belliqueuse du philosophe anglais, pour lequel la lutte
prend toujours un caractère entaché de psychologisme, et l’idée
d’une division impossible à combler, redécouverte à travers
Boulainvilliers, s’est opérée la conversion mondaine du polemos.
La guerre n’est pas une catégorie éponyme de l’état
instinctuel, destinée en tant que telle à se défaire sous l’égide
d’une instance rationnelle appelée à instaurer un ordre. Elle
est au contraire immanente à l’agir politique ; elle
en accompagne les formulations non seulement comme mémoire lointaine
de l’origine, mais comme l’indispensable présupposé
théorique et pratique : elle opère en tant que disposition
morale générale, dans la mesure où elle motive l’action des
parties en conflit ; mais elle est aussi un universel cognitif,
bien qu’historiquement déterminé, puisqu’elle permet
de comprendre l’effectivité du présent.
Nous essayerons de clarifier, à partir de l’intérieur de
la thématique foucaldienne, quelques conséquences méthodologiques
et théoriques impliquées par ce mélange de procédé historiographique
et de critique philosophique.
* * *
Du point de vue de la méthode, nous nous trouvons essentiellement
face à une relecture du traditionnel rapport entre Geschichie
et Historie. Une fois l’histoire déterminée sur le
plan de la discursivité, c’est-à-dire aussi comme matériel
voué à l’élaboration politique, Foucault la fait passer du
rôle de cadre général des événements à celui d’élément-force,
d’un déploiement de sens global, à l’intérieur duquel
les acteurs conçoivent des stratégies et des calculs, à une « grille
d’intelligibilité » à valeur instrumentale susceptible
de relire les phénomènes pour en mesurer la force potentielle dans
la conquête de l’enjeu politique. On peut faire ainsi coïncider
le régime d’énonciation et l’espace de la pratique :
« le fait de dire la vérité de l’histoire signifie en
soi-même occuper une position stratégique décisive » (p. 115*).
Encore une fois, « parler c’est faire quelque chose » [2].
Déjà selon L’archéologie du savoir, les relations
discursives, qui déterminent la possibilité de dire quelque chose,
ne peuvent être séparées d’un réseau de rapports économiques,
institutionnels, sociaux, comportementaux, de techniques ou de normes.
Cependant, quand il s’agit d’approfondir les stratégies
discursives, c’est-à-dire les choix théoriques et thématiques
qui prennent forme autour de tout discours, L’archéologie
est contrainte d’avouer son incapacité à leur définir un réel
statut formel [3]. D’une
façon assez vague, elles sont estimées des « points de divergence
dans le jeu des concepts » [4].
Avec l’analyse du discours historique, en revanche, le concept
de stratégie acquiert une dimension formelle particulière à l’intérieur
des rapports de force : « Le problème analysé par Boulainvilliers
ne dépend-il pas de qui est sorti vainqueur du conflit et de qui
est sorti vaincu, mais de qui est devenu fort et de qui est devenu
faible. (...) L’histoire apparaît désormais comme un calcul
de forces » (p. 110*). Les rapports de force sont la loi formelle
à laquelle on peut reconduire de manière unitaire toutes les stratégies ;
mais à leur tour, ce sont ces mêmes rapports de force qui, du même
coup, ne peuvent plus recevoir de définition formelle, dans la mesure
où c’est maintenant la mobilité de l’histoire qui joue
comme dernière instance [5].
Il devient alors possible d’énoncer le présupposé méthodologique
fondamental de la philosophie historique foucaldienne : la
contextualisation du jeu linguistique à l’intérieur
même de l’en-jeu politique. Ceci ne veut cependant
pas dire que s’en trouve privilégiée la solution classique
du matérialisme dialectique, dans laquelle le rapport entre agir
pratique et réflexion théorique demeure au stade de l’énonciation
et de l’explication, dans la mesure où « dire l’histoire »
confirme toujours davantage son propre décalage, son étrangeté,
par rapport à « faire l’histoire ». Réagissant à
ce dédoublement métaphysique de la subjectivité, qui dissimule la
relation opérationnelle qui lie le sujet et l’histoire au
profit d’un savoir de nature essentiellement cognitive, Foucault
procède à l’objectivation de l’histoire elle-même à
l’intérieur des rapports de force. L’entreprise exige
encore un autre déplacement conceptuel : il faut en effet procéder
à la révision du point de vue herméneutique qui voudrait que l’activité
théorique se justifie face à une histoire conçue comme texte narratif,
dans la mesure où ce texte demande une écoute qui n’est jamais
exhaustive. La compréhension et l’explication
ne représentent pas les instruments les plus efficaces pour pénétrer
l’histoire. De ce point de vue, il est exemplaire et utile
de reprendre la catégorie heideggérienne de Historicité
dans son développement, comme l’envisage R. Koselleck. On
pourrait ainsi formuler l’hypothèse que le raisonnement de
Foucault lui aussi suppose une Historik la « Lehre
von den Bedingungen möglicher Geschichten » [6].
Mais alors que cette dernière vise à produire par extrapolation
des facteurs transcendantaux minimaux auxquels il soit possible
de rapporter un événement et sa représentation, chez Foucault, la
seule Historik plausible est celle qui fait du moment de
la division politique l’acte de naissance du savoir historique
moderne. Le fait de donner un nom à la vérité de l’histoire
joue donc à la manière d’un événement stratégique pré-linguistique,
c’est-à-dire comme condition factuelle qui oriente une histoire
possible. Le nominalisme foucaldien ne peut pas s’amorcer
de cette tâche de neutralisation radicale. En se situant à mi-chemin
du rapport interprète-texte-réalité, Foucault cherche par là même
à remettre en contact les niveaux apparemment hétérogènes de la
Geschichte (c’est-à-dire la multiplicité des histoires
empiriques) et celui de l’Historie, du langage et
du métalangage, à l’intérieur d’un parcours circulaire
qui puisse dépasser la logique de la formule hégélienne « schlechtin
gegenwärtig » grâce aux singulières constructions d’une
vérité qui se re-donne en permanence. L’histoire, travaillée
au niveau de sa condition transcendantale minimale, ne paraît pas
innocemment vouée à la connaissance, mais s’impose au contraire
principalement à travers la dure matérialité d’un événement-savoir,
dans des scénarios de tension et de fracture. L’histoire possède
un statut logique entièrement sécularisé, dans la mesure où le vide
spéculatif qui existait entre l’existence effective de l’événement
et sa représentation se trouve maintenant comblé par la continuité
posée entre comprendre, expliquer et mettre en oeuvre l’histoire.
De ce point de vue, même l’hypothèse formulée par Koselleck,
selon laquelle l’histoire pourrait bien être un concept qui
se consomme dans la réalité [7],
apparaît, à l’intérieur de la pensée foucaldienne, une éventualité
envisageable.
A la lumière de tout cela, il faut alors revenir aux passages
du cours consacrés au genre historiographique qui a trait aux analystes,
qui, de Tite-Live au Moyen-Age, ont rempli la tâche de légitimer
et de consolider le pouvoir souverain. A l’antithèse de ce
modèle, il existe une sorte de « contre-histoire », qui
postule un rapport différent à la mémoire des faits : non plus
l’apothéose du Prince, mais l’évocation explicite du
conflit livré dans l’ombre du pouvoir souverain et de la norme
juridique. Loin de représenter le « refoulé » de la théorie
juridico-philosophique, le sens de cette « contre-histoire »
s’impose au contraire comme le modèle concret d’une
rationalité qui ordonne l’énonciation des faits. En préférant
la « contre-histoire », Foucault oeuvre à partir d’une
base déjà en partie définie, surtout si l’on pense à cette
intuition aiguë qu’avait eue Benjamin quand il distinguait
entre « construction » et « reconstruction »
historiographiques. Alors que la « reconstruction » demeurait
respectueuse d’un ordre dans lequel elle espérait se refléter,
la « construction » d’un événement historique demande
à l’interprète-acteur qu’il brise cet ordre [8].
L’application la plus évidente de cette logique de la « construction »
apparaît précisément dans le discours de l’historicisme politique,
entendu comme modèle, dans la mesure où il représente en lui-même
la possibilité de faire de l’histoire un objet et, en tant
que telle, de la traiter comme un matériau de construction. Il en
résulte deux conséquences : la première, décisive, est l’adaptation
de l’histoire à l’acte d’objectivation historique,
c’est-à-dire la correspondance de l’évocation de l’événement
pré-discursif et de sa détermination pratique ; la seconde
est la possibilité, pour l’objet, d’échapper au régime
de la prolifération de phénomènes cumulables et classifiables selon
une hiérarchie que l’interprète se charge de produire. L’acte
d’objectivation historique relève en revanche de la conceptualisation
d’une histoire affirmée comme invention culturelle,
et non plus seulement comme un objet susceptible d’être rapporté
à travers un certain nombre de principes formels (théorie et méthode
historiographiques), ou bien encore en termes de faits sur lesquels
le texte qui les énonce aurait prise.
Foucault semble donc chercher une voie alternative au critère
herméneutique qui veut que l’objet historique représente la
synthèse de la réalité historique et de sa compréhension, compréhension
qui donne lieu au principe de productivité historique. Sur ce point,
la torsion introduite consiste à envisager l’histoire comme
la formation d’un savoir qui englobe la multiplicité des histoires
empiriques (le savoir-histoire sur l’objet-histoire), et de
manière contemporaine, comme modèle de lecture du Geschehen.
Pour une démarche aussi radicale du point de vue historique, et
dans laquelle le fondement et l’instrument d’investigation
coïncident - « la constitution d’un champ historico-politique
et le fonctionnement de l’histoire dans la lutte politique »
(p. 112*) -, la tradition ne représente plus l’extériorité
jamais totalement saisie qui oriente la compréhension de l’interprète,
mais un passé qui n’existe qu’à condition d’avoir
été nommé par les hommes, travaillé et transformé à la lumière d’un
sens qu’il ne suffit pas d’interroger, mais qu’il
faut utiliser au sens de l’actualité elle-même. La maîtrise
de l’histoire, entreprise ontologiquement impossible pour
l’herméneutique, devient réalisable à condition de concevoir
l’histoire comme une science humaine, c’est-à-dire définie
par une position chronologique spécifique, et par tout un ensemble
de facteurs matériels qui en établissent la forme positive.
Contrairement à ce que Foucault pouvait en dire dans Les mots
et les choses, où l’histoire était définie comme le reflet
de la positivation de la vie, du travail et du langage, le cours
déplace le propos : il ne s’agit plus de faire une analytique
de la finitude de style heideggérien, mais celle d’un savoir
qui, dès l’âge classique, développe sa propre autonomie théorique
et fonctionnelle. Le modèle « constructiviste » remplit
également une fonction de légitimation grâce à laquelle il sera
désormais possible à l’historien du présent d’agir directement
sur son propre contexte. Le travail de l’historien ne devra
donc plus se justifier théoriquement dans la mesure où tout sens,
que l’interprète devait indéfiniment questionner sans en venir
jamais à bout, est remplacé par la conscience visible dans les faits
que l’histoire n’est pas un déjà-là, mais le produit
d’une pratique qui l’objective en tant que discours.
L’acteur-interprète de l’histoire retrouve alors une
certaine convergence avec des événements du passé dont la distance
temporelle ne représente plus un fondement et en même temps un écueil
inévitable pour son enquête. De ce point de vue, le discours de
Foucault est révélateur : « Il s’agissait, et il
s’agit encore pour moi, d’essayer de voir de quelle
manière est apparue en Occident une analyse (critique, historique,
politique) de l’État, de ses institutions, et de ses mécanismes
de pouvoir, conduite en termes binaires » (p. 65*). Le problème
du passé et le problème du présent sont réciproquement liés :
le fait d’entrer dans leur jeu ne nuit pas à la compréhension [9],
dans la mesure où c’est précisément l’analyse des conditions
d’émergence du discours de l’histoire qui exige la participation
de celui qui, comme Foucault, le met en pratique. L’histoire
du présent demande que l’on remette en cause cette fonction
sans appel de vérification que l’on a attribuée à la vérité ;
tout événement fonctionne au contraire comme une variable stratégique,
régie par une rationalité instrumentale qui est ce qui survit à
la particularité des différentes conjonctures et qui permet de faire
passer un discours de son contexte d’origine à celui de son
futur interprète. Entre le sujet et l’objet, entre le généalogiste
et le fragment empirique, entre le pré-discursif et le discursif,
il n’existe plus de rupture : le fait de dire et de construire
l’histoire joue comme l’élément passeur essentiel entre
deux plans temporels hétérogènes. En d’autres termes, si l’histoire
n’a plus à être déchiffrée, mais si au contraire on la construit
afin de s’en servir, et si l’on ne peut s’en apercevoir
qu’à partir d’un langage qui s’est articulé, dans
l’histoire, à une époque précise, alors Foucault lui aussi,
à un niveau méta-historique, peut se servir de ce langage pour réaliser
son projet d’une histoire du présent.
Cette redéfinition de l’approche méthodologique entraîne
inévitablement des conséquences sur le plan de la temporalité. Comme
dans le cas du matérialisme historique de Benjamin, qui choisit
de réaliser la chance révolutionnaire par l’arrêt du temps
nomade, le modèle foucaldien d’une histoire du présent s’appuie
sur une image de la temporalité marquée des moments de raréfaction [10],
dans lesquels l’essence de l’ « à-présent »
(Jetzteit) suspend le flux continu du récit des faits et
cristallise le passé autour du sens du présent. Dans cette tentative
de mettre ensemble le présupposé temporel caractéristique de l’épistémologie
historique (où joue à la fois l’écart entre l’événement
et le texte d’une part, et entre l’événement et l’interprète
de l’autre), avec une temporalité qui anéantit cette distance,
Foucault cherche un trait distinctif qui bouleverse toute chronologie
rectiligne. Et c’est précisément ce qu’il trouve dans
ce savoir de la guerre capable de sédimenter le temps de l’histoire
et de modifier la manière dont la pensée se repère au milieu des
événements de son époque. Le discours de la guerre ne se donne pas
à voir seulement dans la contingence des vicissitudes politiques,
mais aussi et surtout au niveau épistémologique dans la mesure où
il fournit les instruments essentiels d’une rationalité politique
spécifique. La « décantation » du fait guerre dans le
domaine du signe-discours, en en préservant la virtualité herméneutique
permanente, constitue un moment crucial, dans la mesure où elle
permet à l’analyse foucaldienne d’élever les phénomènes
à une certaine transcendantalité, et par là même de se constituer
comme modèle d’Historik. La guerre est en même temps
le point de départ du discours, la condition de possibilité de l’apparition
d’un discours historique, et son référent, l’objet dont
il s’occupe » (p. 112*).
En reconnaissant à Boulainvilliers le mérite d’avoir fait
fonctionner la guerre comme « une grille d’intelligibilité
à l’intérieur de la rupture même du droit » (p. 111 *),
isolant ainsi dans la guerre elle même cette couche de normalité
latente qui est traditionnellement propre au droit, Foucault ne
se borne pas à faire jouer cet élément comme une preuve nécessaire
à la légitimation de son propre choix. L’entréedel’interprète
dans l’histoire, le fait qu’il devienne acteur ne découle
pas de l’accumulation d’arguments persuasifs, comme
l’aurait fait la réthorique. On aboutirait autrement à une
simple légitimation rétroactive à partir d’un présent incapable
d’expliquer le lien d’identité épistémologique entre
l’analyse de Boulainvilliers et celle de Foucault autour de
la question de la potentialité discursive.
C’est précisément dans le concept de « grille d’intelligibilité »
que l’on saisit aussi la différence entre l’approche
généalogique et une vision dialectique traditionnelle. Pour cette
dernière, un discours se perfectionne dans l’histoire à travers
un jeu d’instances opposées qui aboutit à co-valider une vérité
unique. En revanche, pour la démarche généalogique, le discours
donne lieu à un champ de vérités multiples qui sont également capables
de le réaliser historiquement, mais qui demeurent indépendantes
par rapport à leur propre finalité pratique et qui continuent à
obéir à une certaine positivité des luttes c’est-à-dire du
moment extra-discursif. C’est ainsi que Foucault peut soutenir
que, au moment où le discours historique de la guerre représente
un terrain d’expériences commun pour des thèses idéologiquement
opposées, « la réversibilité tactique du discours est une fonction
directe de l’homogénéité de ses règles de formation »
(p. 137*). La mise en place du concept de « grille d’intelligibilité »
représente donc le moment névralgique de l’entreprise théorique
foucaldienne. Celle-ci implique le refus de la priorité métaphysique
incarnée par le binôme vérité-erreur et la réévaluation de la nature
des faits selon des combinaisons tactico-stratégiques. Il ne s’agit
plus d’évaluer la valeur de vérité de l’objet, mais
de juger des modalités pratiques qui sont à l’origine de son
évidence discursive et qui lui permet de jouer une fonction politique.
La portée réelle de la vérité du discours historique ne peut être
déduite à la lumière de la correspondance entre « fait »
et « dit », mais au contraire à l’intérieur d’un
système d’argumentation et de référence qui donne sens à tout
événement. La possibilité d’énoncer le vrai et le faux ne
tient pas à des qualités inhérentes au donné, mais au rôle que celui-ci
possède dans une économie discursive spécifique.
Cela étant établi, il est plus clair de voir la filiation entre
le discours de Foucault et celui de l’historicisme politique.
L’État de la France, écrit par Boulainvilliers au
début du XVIIIè siècle, inaugure ce que Foucault appelle le « continuum
historico-politique ». Celui-ci ouvre la possibilité d’articuler
ensemble un langage technique (le savoir empirique sur l’État)
et un langage stratégique (l’introduction sur l’ancien
gouvernement de la France, qui représente ce savoir historique portant
sur la lutte et le pouvoir). Ce n’est plus l’histoire
qui rend compte du pouvoir mais le conflit et la violence de la
conquête qui fondent la possibilité du discours historique. De ce
point de vue, la « grille d’intelligibilité » utilisée
par Boulainvilliers est identique à la grille foucaldienne. Pour
cette raison, le lien entre historique et méta-historique, entre
niveau primaire des rapports sociaux, niveau de la réflexion et
stade métaréflexif (respectivement : guerre Boulainvilliers-Foucault)
se réalise grâce à une forme de discours dépouillé de tout idéalisme,
dans la mesure où il est enraciné dans l’épaisseur de la matérialité
(les luttes, le rapport de forces) dont il reconnaît le rôle décisif.
Le savoir de la guerre est donc une sorte de magma latent qui réapparaît
chaque fois que la justification juridique de la politique se révèle
être une couverture insuffisante. Tout en se situant à l’intérieur
de ce genre de savoir, Foucault vise à combler le décalage entre
le caractère événementiel de sa propre vision de l’histoire
du présent cristallisée dans un « à-présent » - comme
dans le cas du Robespierre de Benjamin, qui relit la conjoncture
révolutionnaire à la lumière de l’ancienne Rome, celle-ci
aussi pleine de Jetztzeit - et la pénétration d’un
discours qui façonne le lexique politique de la modernité.
Au terme de ce survol théorico-méthodologique, on réussit peut-être
à mieux juger du programme de l’histoire du présent que l’on
peut déjà lire dans une page anti-humaniste de Marx bien connue,
qu’il convient de reproduire ici : « Les hommes
font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement,
dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement
données et héritées du passé. La tradition de toutes les générations
mortes pèse d’un poids très lourd sur le cerveau des vivants.
Et même quand ils semblent occupés à se transformer, eux et les
choses, à créer quelque chose de tout à fait nouveau, c’est
précisément à ces époques de crise révolutionnaire qu’ils
évoquent craintivement les esprits du passé, qu’ils leur empruntent
leurs normes, leurs mots d’ordre, leurs costumes, pour apparaître
sur la nouvelle scène de l’histoire sous ce déguisement respectable
et avec ce langage emprunté [11]. »
(Traduit par Judith REVEL)
Ceci est une version abrégée d’un article paru dans
la revue Prospettive Settanta, n° 1, 1993.
[1] Il existe seulement un
texte en italien, M. Foucault, Difendere la società. Dalla
guerra delle razze al razzismo di stato, sous la direction de
M. Bertani et A. Fontana, Florence, 1990. Il n’existe
en français qu’un aperçu des leçons, dans Résumé des cours
1970-1982, Paris, 1989. Toutes les citations des cours de Foucault,
marquées d’un (*), ont été traduites en français à partir
de l’édition italienne.
[2] M. Foucault, L’archéologie
du savoir, Paris, 1969, p. 272.
[3] Ibid., p. 85-86.
[4] Ibid., p. 96.
[5] Cet aspect a été clairement
vu par G. Deleuze, Foucault, Paris, 1986, p. 92.
[6] R. Koselleck, H.G. Gadamer,
Hermeneutik und Historik, Heidelberg, 1987, p. 11. Rappelons
que les « conditions transcendantales minimales » repérées
par Koselleck sont cinq binômes antithétiques : Sterbenmüssen-Tötenkönnen,
Freund-Feind, Innen-Aussen ou bien Öffentlichkeit-Geheimis,
Generativität-Bruch, Herr-Knecht.
[7] Ibid., p. 28.
[8] W. Benjamin, Das Passager-Werk,
Frankfurt a. M, 1982, tr. fr. Paris capitale du XIXè siècle,
Paris, 1989, N7,6, p. 487.
[9] Contrairement au postulat classique
de l’Herméneutique selon lequel « seul celui-là comprend
qui sait se tenir hors du jeu », Wahrheit und methode,
Tübingen, 1965, deuxième édition, tr. fr., Paris, 1976, p. 178.
[10] Là-dessus cf. P. Veyne,
« Foucault révolutionne l’histoire », dans Comment
on écrit l’histoire, Paris, 1979, deuxième édition.
[11] K. Marx, « Der achtzehnte
Brumaire des Louis Napoleon », New York, 1852, tr. fr. Le
18 Brumaire de Louis Bonaparte, Paris, 1968, p. 15.
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