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Origine : http://www.monde-diplomatique.fr/2001/08/REDEKER/15438
LE MONDE DIPLOMATIQUE Août 2001
Peu à peu se révèle une face méconnue de la pensée de Michel
Foucault : son enseignement au Collège de France. Désormais,
le lecteur peut se plonger dans les cours de la saison universitaire
1981-1982 : L’Herméneutique du sujet (1). Les leçons
réunies dans ce volume se proposent de recons-tituer l’histoire,
dans la culture antique, des liens entre la vérité et le sujet ;
elles tournent autour de la notion de « pratique de soi ».
Il s’écoule mille ans entre l’exercice philosophique platonicien
et le développement de l’ascétisme chrétien : millénaire parcouru
dans ce livre. Tout au long de ces siècles, l’exigence philosophique
et l’exigence spirituelle furent nouées. Si la philosophie est l’interrogation
sur les voies permettant au sujet d’avoir accès à la vérité, la
spiritualité, pour sa part, est « la recherche, la pratique,
l’expérience par lesquelles le sujet opère sur lui-même les transformations
nécessaires pour avoir accès à la vérité ». L’exigence
du souci de soi mettant en oeuvre les pratiques de soi
est l’expression de cette nature spirituelle de la philosophie.
Le « moment cartésien » mettra fin dans la
philosophie à ce souci de soi, ouvrant la modernité. Depuis le Discours
de la méthode, on tient pour assuré que le sujet est par nature
capable d’accéder à la vérité, sans conversion préalable :
il suffit de bien appliquer la méthode. C’est la traditionnelle
exigence spirituelle de transformation du sujet que Descartes expulse
définitivement du champ philosophique et scientifique.
La spiritualité implique la transformation du sujet. Amour (dès
Platon) et ascèse (de Pythagore aux derniers stoïciens) dessinent
les deux grandes formes historiques de ce travail d’arrachement
du sujet à ce qu’il est, pour le rendre capable de vérité. Michel
Foucault pose un premier moment, « socratico-platonicien »,
représenté par l’Alcibiade. Socrate enseigne ceci au jeune
Alcibiade : pour prétendre gouverner la cité, il faut apprendre
à se gouverner soi-même. Le souci de soi implique un tiers :
le maître, qu’il soit le maïeuticien (Socrate), le chef de l’école
(Epicure), le modèle (Epictète) ou le correspondant (Sénèque). Avec
la disparition du souci de soi, du caractère spirituel de la philosophie,
disparaît également cette nécessité d’un tiers-maître : Descartes
médite tout seul (« cogito, ergo sum »), précédant
dans cette solitude de la raison philosophante Spinoza, Leibniz,
Kant.
Le second moment nous transporte aux débuts de l’ère chrétienne.
Le souci de soi est devenu une obligation de toute l’existence.
Les épicuriens et les stoïciens affirment qu’il faut philosopher
tout au long de la vie par le biais de pratiques de soi codifiées
en exercices précis. La pratique de soi s’identifie avec le soin
de l’âme : la philosophie est parallèle à la médecine, le philosophe
étant, pour parler avec Epictète, le dispensaire de l’âme. Ce moment
développe de nouvelles technologies de soi. D’abord : la parrhêsia,
la franchise dans le discours, la véridiction. Ensuite : le
salut. La philosophie est axée sur le salut ; mais ce mot ne
recouvre pas ce que sera le salut chrétien. Le salut est une pratique
de soi par laquelle le sujet sauve sa propre vie (alors que le salut
chrétien projette le sujet dans l’au-delà). Enfin : la méditation.
Loin d’être un jeu moderne effectué par le sujet avec sa
pensée, la méditation antique est cet exercice spirituel
qui transforme le sujet. Ces formes constituent l’ascèse.
L’ascèse n’est pas, comme dans le christianisme, une renonciation ;
elle correspond plutôt à un rapport plein, achevé, à soi, telle
que l’idée de la vieillesse selon Sénèque en fournit un échantillon.
Par l’ascèse, le dire-vrai, la parrhêsia peut devenir le
mode d’être du sujet. Ainsi, le but de l’ascèse est-il, avant le
christianisme, qui la transformera, et avant la philosophie moderne,
qui l’abandonnera, la « subjectivation du discours vrai ».
Ce dernier Foucault est le plus étonnant et le plus inattendu ;
c’est celui d’une prodigieuse mutation dans sa pensée. C’est une
pensée au travail, qui se livre dans sa parrhêsia. Foucault
s’y défait de sa peau moderne de philosophe non spirituel, se rapprochant
de ces philosophes de l’Antiquité dont il nous parle comme si leur
étude était déjà une pratique de soi. Au long de cette herméneutique
du sujet, Michel Foucault s’éloigne des rives de la philosophie
moderne pour devenir un philosophe spirituel (2).
Robert Redeker
Agrégé de philosophie, membre du comité de rédaction de la revue
Les Temps modernes, Paris.
(1) Michel Foucault, L’Herméneutique du sujet, Gallimard-Seuil,
collection « Hautes Etudes », Paris, 2001, 541 pages,
160 F.
(2) Parallèlement, Gallimard réédite, en collection « Quarto »,
l’intégralité des articles et autres interventions publiques de Foucault.
Voir : Michel Foucault, Dits et écrits, 1954-1975, Paris,
Gallimard, Quarto, 2001, 1 708 pages, 190 F.
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