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Origine : http://www.lepoint.fr/edito/document.html?did=149332
Le Point 01/07/04 - N°1659 - entretien réalisé en
juin 1975 quelques semaines après la publication de «
Surveiller et punir »
Philosophie
Les confessions de Michel Foucault
Un entretien inédit avec l'un des grands penseurs du XXe siècle.
Propos recueillis par Roger-Pol Droit
Le 25 juin 1984, il y a juste vingt ans, Michel Foucault mourait
à Paris, à l'hôpital de la Salpêtrière,
victime du sida. Depuis, sa renommée et son influence, déjà
considérables de son vivant, n'ont cessé de grandir.
Des Etats-Unis au Japon, de la Russie à l'Amérique
latine et dans toute l'Europe, de très nombreux lecteurs
découvrent la fécondité de ses analyses. Qu'il
s'agisse des asiles, des prisons, de l'histoire de la sexualité,
Foucault cherche toujours à comprendre comment se sont fabriquées
les évidences qui organisent le paysage actuel, pour en perturber
l'ordre. Dans les archives des derniers siècles, le philosophe-historien
reconstitue la naissance des savoirs (médicaux, psychiatriques,
juridiques) qui engendrent l'enfermement des marginaux et le dressage
des corps dans la société disciplinaire. Penseur inclassable,
imprévisible, subversif, Michel Foucault a inventé
un nouveau style de travail intellectuel. Mais il parlait rarement
de lui-même, de ses objectifs, de son rapport à l'écriture,
de son trajet, de sa formation intellectuelle. Ce fut toutefois
le cas, dans une série d'entretiens que j'ai eus avec lui
au mois de juin 1975, quelques semaines après la publication
de « Surveiller et punir ». A l'occasion du vingtième
anniversaire de sa disparition, j'ai souhaité rendre hommage
à sa mémoire par ce témoignage.
Roger-Pol Droit : Vous n'aimez pas qu'on vous demande qui
vous êtes, vous l'avez dit souvent. Je vais quand même
essayer. Souhaitez-vous qu'on vous nomme historien ?
Michel Foucault : Je suis très intéressé par
le travail que font les historiens, mais je veux en faire un autre.
Doit-on vous appeler philosophe ?
Pas non plus. Ce que je fais n'est aucunement une philosophie.
Ce n'est pas non plus une science à laquelle on pourrait
demander les justifications ou les démonstrations qu'on est
en droit de demander à une science.
Alors comment vous définiriez-vous ?
Je suis un artificier. Je fabrique quelque chose qui sert finalement
à un siège, à une guerre, à une destruction.
Je ne suis pas pour la destruction, mais je suis pour qu'on puisse
passer, pour qu'on puisse avancer, pour qu'on puisse faire tomber
les murs.
Un artificier, c'est d'abord un géologue. Il regarde les
couches de terrain, les plis, les failles. Qu'est-ce qui est facile
à creuser ? Qu'est-ce qui va résister ? Il observe
comment les forteresses sont implantées. Il scrute les reliefs
qu'on peut utiliser pour se cacher ou pour lancer un assaut.
Une fois tout cela bien repéré, il reste l'expérimental,
le tâtonnement. On envoie des reconnaissances, on poste des
guetteurs, on se fait faire des rapports. On définit ensuite
la tactique qu'on va employer. Est-ce la sape ? Le siège
? Est-ce le trou de mine, ou bien l'assaut direct ? La méthode,
finalement, n'est rien d'autre que cette stratégie.
« Qu'est-ce que c'est, être fou ? Qui en décide
? Depuis quand ? Au nom de quoi ? »
Votre première offensive, si je puis dire, c'est,
en 1961, « Histoire de la folie à l'âge classique
». Tout est singulier dans cet ouvrage : son sujet, sa méthode,
son écriture, ses perspectives. Comment l'idée de
cette enquête vous est-elle venue ?
Au milieu des années 50, j'ai publié quelques travaux
sur la psychologie et la maladie mentale. Un éditeur m'a
demandé d'écrire une histoire de la psychiatrie. J'ai
pensé à écrire une histoire qui n'apparaissait
jamais, celle des fous eux-mêmes. Qu'est-ce que c'est, être
fou ? Qui en décide ? Depuis quand ? Au nom de quoi ? C'est
une première réponse possible.
Il y en a d'autres ?
J'avais aussi fait des études de psychopathologie. Cette
prétendue discipline n'apprenait pas grand-chose. Alors naissait
cette question : comment si peu de savoir peut-il entraîner
tant de pouvoir ? Il y avait de quoi être stupéfait.
Je l'étais d'autant plus que j'ai fait des stages dans les
hôpitaux, deux ans à Sainte-Anne. N'étant pas
médecin, je n'avais aucun droit, mais étant étudiant
et non pas malade, je pouvais me promener. Ainsi, sans jamais avoir
à exercer le pouvoir lié au savoir psychiatrique,
je pouvais tout de même l'observer à chaque instant.
J'étais à la surface de contact entre les malades,
avec lesquels je discutais sous prétexte de faire des tests
psychologiques, et le corps médical, qui passait régulièrement
et prenait des décisions. Cette position, qui était
due au hasard, m'a fait voir cette surface de contact entre le fou
et le pouvoir qui s'exerce sur lui, et j'ai essayé ensuite
d'en restituer la formation historique.
Il y avait donc, de votre part, une expérience personnelle
de l'univers psychiatrique...
Elle ne se limite pas à ces années de stage. Dans
ma vie personnelle, il se trouve que je me suis senti, dès
l'éveil de ma sexualité, exclu, pas vraiment rejeté,
mais appartenant à la part d'ombre de la société.
C'est tout de même un problème impressionnant quand
on le découvre pour soi-même. Très vite, ça
s'est transformé en une espèce de menace psychiatrique
: si tu n'es pas comme tout le monde, c'est que tu es anormal, si
tu es anormal, c'est que tu es malade. Ces trois catégories
: n'être pas comme tout le monde, n'être pas normal
et être malade, sont tout de même très différentes
et se sont trouvées assimilées les unes aux autres.
Mais je n'ai pas envie de faire mon autobiographie. Ce n'est pas
intéressant.
Pourquoi ?
Je ne veux pas de ce qui pourrait donner l'impression de rassembler
ce que j'ai fait en une espèce d'unité qui me caractériserait
et me justifierait, en donnant sa place à chacun des textes.
Jouons plutôt, si vous voulez, au jeu des énoncés
: ils viennent comme ça, on repoussera les uns, on acceptera
les autres. Je crois qu'on devrait lancer une question comme on
lance une bille au flipper : elle fait tilt ou elle ne fait pas
tilt, et puis on la relance, et de nouveau on voit...
« Il fallait prendre des sciences à peine formées,
contemporaines, [...] et tenter de comprendre quels sont leurs effets
de pouvoir. »
La bille ricoche donc. Ce qui vous intéressait,
c'étaient déjà les relations entre savoir et
pouvoir ?
Je trouvais surtout paradoxal de poser le problème du fonctionnement
politique du savoir à partir de sciences si hautement élaborées
que les mathématiques, la physique et la biologie. On ne
posait le problème du fonctionnement historique du savoir
qu'à partir de ces grandes sciences nobles. Or j'avais sous
les yeux, avec la psychiatrie, de légères pellicules
de savoir à peine formées qui étaient absolument
liées à des formes de pouvoir que l'on pouvait analyser.
Au fond, au lieu de poser le problème de l'histoire des
mathématiques, comme l'avait fait Tran Duc Thao, ou comme
le faisait Jean-Toussaint Desanti, au lieu de poser le problème
de l'histoire de la physique ou de la biologie, je me disais qu'il
fallait prendre des sciences à peine formées, contemporaines,
avec un matériau riche, puisque précisément
elles nous sont contemporaines, et tenter de comprendre quels sont
leurs effets de pouvoir. C'est finalement cela que j'ai voulu faire
dans « Histoire de la folie » : reprendre un problème
qui était celui des marxistes, la formation d'une science
à l'intérieur d'une société donnée.
Pourtant, les marxistes ne posaient pas du tout, à
cette époque, le problème de la folie, ou celui de
l'institution psychiatrique...
J'ai même compris plus tard que ces problèmes étaient
jugés dangereux, à plus d'un égard, du côté
des marxistes. C'était d'abord violer la grande loi de la
dignité des sciences, cette hiérarchie encore positiviste,
héritée d'Auguste Comte, qui place en premier les
mathématiques, puis l'astronomie, etc. S'occuper de ces sciences
moches, un peu visqueuses, que sont la psychiatrie ou la psychologie,
ce n'était pas bien !
Surtout, en faisant l'histoire de la psychiatrie, en tentant d'analyser
son fonctionnement historique dans une société, je
mettais le doigt, absolument sans le savoir, sur le fonctionnement
de la psychiatrie en Union soviétique. Je n'avais pas en
tête le lien des partis communistes à toutes les techniques
de surveillance, de contrôle social, de repérage des
anomalies.
C'est pourquoi, d'ailleurs, s'il y a eu beaucoup de psychiatres
marxistes, dont certains étaient ouverts et intelligents,
ils n'ont pas inventé l'antipsychiatrie. Ce sont des Anglais
un peu mystiques qui ont fait ce travail. Les psychiatres marxistes
français faisaient fonctionner la machine. Ils ont sans doute
mis en question un certain nombre de choses, mais, dans l'histoire
du mouvement antipsychiatrique, leur rôle est tout de même
relativement limité.
Vous voulez dire à cause de leur lien profond à
un certain maintien de l'ordre ?
Oui. Un communiste, en 1960, ne pouvait pas dire qu'un homosexuel
n'est pas un malade. Il ne pouvait pas dire non plus : la psychiatrie
est liée, dans tous les cas, de bout en bout, à des
mécanismes de pouvoir qu'il faut critiquer.
« Vers les années 1965-1968, [...] c'était
dur de n'être pas marxiste. »
Les marxistes ont donc réservé un mauvais
accueil à ce livre...
En fait, ce fut un silence total. Il n'y a pas eu un seul marxiste
pour réagir à ce livre, ni en pour ni en contre. Pourtant,
ce bouquin s'adressait d'abord à ces gens qui se posaient
le problème du fonctionnement de la science. On peut se demander,
rétrospectivement, si leur silence n'était pas lié
au fait qu'en toute innocence, donc en toute bêtise, j'avais
soulevé un lièvre qui les embarrassait.
Il existait encore une raison plus évidente et simple au
désintérêt des marxistes, c'est que je ne me
servais pas de Marx, explicitement et massivement, pour conduire
l'analyse. Pourtant, à mon sens, l'« Histoire de la
folie » est au moins aussi marxiste que bien des histoires
des sciences écrites par des marxistes.
Plus tard, vers les années 1965-1968, au moment où
le « retour à Marx » produisait les effets non
seulement théoriques, mais aussi pratiques que vous connaissez
bien, c'était dur de n'être pas marxiste, c'était
dur d'avoir écrit tant de pages sans qu'il y ait, à
un seul endroit, la petite phrase élogieuse sur Marx à
laquelle on aurait pu se raccrocher... Hélas, j'avais écrit
trois petites phrases sur Marx qui étaient détestables
! Alors, ce fut la solitude, et aussi les injures...
Vous avez éprouvé à ce moment le sentiment
d'être seul ?
Je l'ai ressenti bien avant, en particulier après la publication
de l'« Histoire de la folie ». Entre le moment où
j'ai commencé à poser ce type de problème concernant
la psychiatrie et ses effets de pouvoir et le moment où ces
questions ont commencé à rencontrer un écho
concret et réel dans la société, il s'est écoulé
des années. J'avais l'impression d'avoir allumé la
mèche, et puis on n'avait rien entendu. Comme dans un cartoon,
je pianotais en attendant la détonation, et la détonation
ne venait pas !
Vous imaginiez véritablement votre livre comme une
bombe ?
Absolument ! J'envisageais ce livre comme une espèce de
souffle vraiment matériel, et je continue à le rêver
comme ça, une espèce de souffle faisant éclater
des portes et des fenêtres... Mon rêve, ce serait un
explosif efficace comme une bombe et joli comme un feu d'artifice.
Et votre « Histoire de la folie » a bien été
perçue très vite comme un feu d'artifice, mais avant
tout littéraire. Cela vous a déconcerté ?
C'était une sorte de chassé-croisé : je m'étais
adressé plutôt à des politiques, et je n'ai
été d'abord entendu que par des gens qui étaient
considérés comme des littéraires, en particulier
Blanchot et Barthes. Mais il est vraisemblable qu'ils avaient, à
partir même de leur expérience littéraire, une
sensibilité à un certain nombre de problèmes
que les politiques, eux, n'avaient pas. Qu'ils aient réagi
me paraît finalement être le signe qu'ils étaient,
à l'intérieur même de leur pratique essentiellement
littéraire, plus profondément politiques que ceux
qui avaient le discours marxiste pour coder leur politique.
J'en reviens aux histoires biographiques ! Heureusement, elles
touchent un peu plus que ma biographie. Quand j'ai vu des gens que
j'admirais beaucoup, comme Blanchot et Barthes, porter de l'intérêt
à mon livre, j'ai éprouvé à la fois
de l'émerveillement et un peu de honte, comme si, sans le
vouloir, je les avais dupés. Car ce que je faisais était
pour moi tout à fait étranger au champ de la littérature.
Mon travail était directement lié à la forme
des portes dans les asiles, à l'existence des serrures, etc.
Mon discours était lié à cette matérialité-là,
à ces espaces clos, et je voulais que les mots que j'avais
écrits traversent des murs, fassent sauter des serrures,
ouvrent des fenêtres !
Vous dites cela en riant...
Il faut bien y mettre un peu d'ironie... Ce qui est ennuyeux, dans
les interviews, c'est que le rire ne passe pas !
Rien n'interdit de l'indiquer !
Evidemment, mais quand on met entre parenthèses «
rire », vous savez bien que ça ne donne pas cette sonorité
d'une phrase qui se perd en rire...
« Il faut que le livre fasse plaisir à ceux qui le
lisent. »
Revenons sur la question de l'écriture. Vous dites
qu'« Histoire de la folie » n'est pas une oeuvre littéraire
à vos yeux. Pourtant, son écriture et son style ont
été tout de suite remarqués. Cela vaut aussi
pour vos autres livres. On vous lit pour la nouveauté et
l'acuité des analyses, mais aussi par plaisir. Il y a un
style Michel Foucault, des effets de plume presque à chaque
page. Ce n'est tout de même pas un hasard. Pourquoi dites-vous
que vous n'êtes pas un écrivain ?
C'est très simple. Je crois qu'il faut avoir une conscience
artisanale dans ce domaine. De même qu'il faut bien faire
un sabot, il faut bien faire un livre. Cela vaut d'ailleurs pour
n'importe quel paquet de phrases imprimées, que ce soit dans
un journal ou une revue. Pour moi, l'écriture n'est rien
d'autre que cela. Elle doit servir au livre. Ce n'est pas le livre
qui sert cette grande entité, si sacralisée maintenant,
que serait « l'écriture ».
Vous me dites que j'emploie souvent un certain nombre de contorsions
stylistiques qui semblent prouver que j'aime bien le beau style.
Eh bien, oui, il y a toujours une espèce de plaisir, bassement
érotique peut-être, à trouver une jolie phrase,
quand on s'ennuie, un matin, à écrire des choses pas
très drôles. On s'excite un peu, en rêvassant,
et brusquement on trouve la jolie phrase qu'on attendait. Ça
fait plaisir, ça donne un élan pour aller plus loin.
Il y a de cela, évidemment.
Mais il y a aussi le fait que, si on veut qu'il devienne un instrument
dont d'autres pourront se servir, il faut que le livre fasse plaisir
à ceux qui le lisent. Ça me paraît être
le devoir élémentaire de celui qui livre cette marchandise
ou cet objet artisanal : il faut que ça puisse faire plaisir
!
« Je considère mes livres comme des mines, des paquets
d'explosifs. »
Double plaisir, donc : de l'auteur, du lecteur...
Absolument. Que des trouvailles ou des astuces de style fassent
plaisir à celui qui écrit, et à celui qui lit,
je trouve ça très bien. Il n'y a aucune raison que
je me refuse ce plaisir, de même qu'il n'y a pas de raison
que j'impose de s'ennuyer à des gens dont je souhaite qu'ils
lisent mon livre. Il s'agit de parvenir à quelque chose d'absolument
transparent au niveau de ce qui est dit, avec tout de même
une espèce de surface de chatoiement qui fasse qu'on ait
plaisir à caresser le texte, à l'utiliser, à
y repenser, à le reprendre. C'est ma morale du livre.
Mais ce n'est pas, encore une fois, « de l'écriture
». Je n'aime pas l'écriture. Etre écrivain me
paraît véritablement dérisoire. Si j'avais à
me définir, à donner de moi une définition
prétentieuse, si j'avais à décrire cette espèce
d'image qu'on a à côté de soi, qui à
la fois ricane et puis vous guide malgré tout, alors je dirais
que je suis un artisan, et aussi, je le répète, une
sorte d'artificier. Je considère mes livres comme des mines,
des paquets d'explosifs... Ce que j'espère qu'ils sont !
Dans mon esprit, ces livres ont à produire un certain effet,
et pour cela il faut mettre le paquet, pour parler vulgairement.
Mais le livre doit disparaître par son effet même, et
dans son effet même. « L'écriture » n'est
qu'un moyen, ce n'est pas le but. « L'oeuvre » n'est
pas le but non plus ! De sorte que remanier un de mes livres pour
l'intégrer à l'unité d'une oeuvre, pour qu'il
me ressemble ou pour qu'il ressemble aux livres qui viendront ensuite,
ça n'a pour moi aucun sens.
Vous refusez d'être un auteur ?
Dès que vous écrivez, même si c'est sous votre
nom d'état civil, vous vous mettez à fonctionner comme
quelqu'un d'un peu autre, un « écrivain ». Vous
établissez, de vous-même à vous-même,
des continuités et un niveau de cohérence qui ne sont
pas exactement ceux de votre vie réelle. Un bouquin de vous
renvoie à un autre bouquin de vous, une déclaration
de vous renvoie à tel geste public de vous... Tout cela finit
par constituer une sorte de néo-identité qui n'est
pas identique à votre identité d'état civil,
ni même à votre identité sociale. D'ailleurs,
vous le savez très bien, puisque vous voulez protéger
votre vie dite privée.
Vous n'admettez pas que votre vie d'écrivain ou votre vie
publique interfère totalement avec votre vie privée.
Vous établissez entre vous, écrivain, et les autres
écrivains, ceux qui vous ont précédé,
ceux qui vous entourent ou qui vous suivront, des liens d'affinités,
de parenté, de cousinage, d'ascendance, de descendance qui
ne sont pas ceux de votre famille réelle.
Ce n'est pas ainsi que je vois mon travail. J'imaginerai plutôt
mes livres comme des billes qui roulent. Vous les captez, vous les
prenez, vous les relancez. Et si ça marche, tant mieux. Mais
ne me demandez pas qui je suis avant d'utiliser mes billes pour
savoir si elles ne vont pas être empoisonnées, ou si
elles ne sont pas bien sphériques, ou si elles ne vont pas
dans le bon sens. En tout cas, ce n'est pas parce que vous m'aurez
demandé mon identité que vous saurez si ce que je
fais est utilisable.
Ecrire n'est-il pas pour vous, malgré tout, une
nécessité ?
Non, non, ce n'est absolument pas une nécessité.
Je n'ai jamais considéré que c'était un honneur
que d'écrire ou un privilège, ou quoi que ce soit
d'extraordinaire. Je dis souvent : ah, quand viendra le jour où
je n'écrirai plus ! Ce n'est pas le rêve d'aller au
désert, ou simplement à la plage, mais de faire autre
chose que d'écrire. Je le dis aussi en un sens plus précis,
qui est : quand est-ce que je me mettrai à écrire
sans qu'écrire soit « de l'écriture »
? Sans cette espèce de solennité qui sent l'huile.
Les choses que je publie, elles sont écrites, au mauvais
sens du terme : ça sent « l'écriture ».
Et quand je me mets au travail, c'est de « l'écriture
», ça implique tout un rituel, toute une difficulté.
Je me mets dans un tunnel, je ne veux voir personne, alors que j'aimerais
au contraire avoir une écriture facile, de premier jet. Et
ça, je n'y arrive absolument pas. Et il faut le dire, parce
que ce n'est pas la peine de tenir de grands discours contre «
l'écriture » si on ne sait pas que j'ai tant de mal
à ne pas « écrire » quand je me mets à
écrire. Je voudrais échapper à cette activité
enfermée, solennelle, repliée sur soi qui est pour
moi l'activité de mettre des mots sur le papier
Vous prenez pourtant, à ce travail du papier et
de l'encre, un réel plaisir ?
Le plaisir que j'y prends est tout de même très opposé
à ce que je voudrais que soit l'écriture. J'aimerais
que ce soit un truc qui passe, qu'on jette comme ça, qu'on
écrit sur un coin de table, qu'on donne, qui circule, qui
aurait pu être un tract, une affiche, un fragment de film,
un discours public, n'importe quoi... Encore une fois, je n'arrive
pas à écrire ainsi. Bien sûr, j'y ai mon plaisir,
je découvre des petits trucs, mais je n'ai pas plaisir à
prendre ce plaisir.
J'éprouve à son égard un sentiment de malaise,
parce que je rêverais d'un tout autre plaisir que celui, bien
familier, de tous les gens qui écrivent. On s'enferme, le
papier est blanc, on n'a aucune idée, et puis, petit à
petit, au bout de deux heures, ou de deux jours, ou de deux semaines,
à l'intérieur même de l'activité d'écrire,
un tas de choses sont devenues présentes. Le texte existe,
on en sait beaucoup plus qu'avant. On avait la tête vide,
on l'a pleine, car l'écriture ne vide pas, elle remplit.
De son propre vide on fait une pléthore. Tout le monde connaît
ça. Ça ne m'amuse pas !
« Je rêve toujours d'écrire un genre de livre
tel que la question : "D'où ça vient ?"
n'ait pas de sens. »
Alors vous rêveriez de quoi ? De quelle autre écriture
?
Une écriture discontinue, qui ne s'apercevrait pas qu'elle
est une écriture, qui se servirait du papier blanc, ou de
la machine, ou du porte-plume, ou du clavier, comme ça, au
milieu de tas d'autres choses qui pourraient être le pinceau
ou la caméra. Tout ça passant très rapidement
de l'un à l'autre, une sorte de fébrilité et
de chaos
Vous avez envie d'essayer ?
Oui, mais il me manque cette espèce de je-ne-sais-quoi de
fébrilité ou de talent, les deux sans doute. Finalement,
je suis toujours renvoyé à l'écriture. Alors
je rêve de textes brefs. Mais ça donne toujours de
gros livres ! Malgré tout, je rêve toujours d'écrire
un genre de livre tel que la question : « D'où ça
vient ? » n'ait pas de sens. Je rêve d'une pensée
vraiment instrumentale. Peu importe d'où elle vient. Ça
tombe comme ça. L'essentiel, c'est qu'on ait entre les mains
un instrument avec lequel on va pouvoir aborder la psychiatrie,
ou le problème des prisons.
Vous n'aimez guère qu'on vous demande vos justifications,
les raisons de votre légitimité. Pourquoi ?
Quand je suis rentré de Tunisie, l'hiver 68-69, à
l'université de Vincennes il était difficile de dire
quoi que ce soit sans que quelqu'un vous demande : « D'où
tu parles ? » Cette question me mettait toujours dans un grand
abattement. Ça me paraissait une question policière,
au fond. Sous l'apparence d'une question théorique et politique
(« D'où parles-tu ? »), en fait, on me posait
une question d'identité (« Au fond, qui es-tu ? »,
« Dis-nous donc si tu es marxiste ou si tu n'es pas marxiste
», « Dis-nous si tu es idéaliste ou matérialiste
», « Dis-nous si tu es prof ou militant », «
Montre ta carte d'identité, dis au nom de quoi tu vas pouvoir
circuler d'une manière telle qu'on reconnaîtra où
tu es »).
Ça me paraît finalement une question de discipline.
Et je ne peux pas m'empêcher de rabattre ces graves interrogations
sur la justification du fondement à la vilaine petite question
: « Qui es-tu, où es-tu né ? A quelle famille
appartiens-tu ? » Ou encore : « Quelle est ta profession
? Comment est-ce qu'on peut te classer ? Où dois-tu faire
ton service militaire ? »
Voilà ce que j'entends, chaque fois qu'on demande : «
De quelle théorie te sers-tu ? Qu'est-ce qui t'abrite ? Qu'est-ce
qui te justifie ? » J'entends des questions policières
et menaçantes : « Aux yeux de qui seras-tu innocent,
même si tu dois être condamné ? » Ou bien
: « Il doit bien y avoir un groupe de gens, ou une société
ou une forme de pensée, qui t'absoudra, et dont tu pourras
obtenir la relaxe. Et si ceux-là t'absolvent, c'est que nous
devons te condamner ! »
« L'individualité, l'identité individuelle
sont des produits du pouvoir. »
Qu'est-ce qui vous semble tellement à fuir dans
ces demandes d'identité ?
Je crois que l'identité est un des produits premiers du
pouvoir, de ce type de pouvoir que nous connaissons dans notre société.
Je crois beaucoup, en effet, à l'importance constitutive
des formes juridico-politico-policières de notre société.
Est-ce que le sujet, identique à lui-même, avec son
historicité propre, sa genèse, ses continuités,
les effets de son enfance prolongés jusqu'au dernier jour
de sa vie, etc., n'est pas le produit d'un certain type de pouvoir
qui s'exerce sur nous, dans les formes juridiques anciennes et dans
les formes policières récentes ?
Il faut rappeler que le pouvoir n'est pas un ensemble de mécanismes
de négation, de refus, d'exclusion. Mais il produit effectivement.
Il produit vraisemblablement jusqu'aux individus eux-mêmes.
L'individualité, l'identité individuelle sont des
produits du pouvoir. C'est pour cela que je m'en méfie, et
que je m'efforce de défaire ces pièges.
La seule vérité de l'« Histoire de la folie
», ou de « Surveiller et punir », c'est qu'il
y ait des gens qui s'en servent, et se battent avec. C'est la seule
vérité que je cherche. La question « D'où
est-ce que ça vient ? est-ce que c'est marxiste ? »
me paraît finalement une question d'identité, donc
une question policière.
Je vais donc être policier, car j'aimerais quand même
revenir un moment en arrière, comprendre d'où est
venu votre itinéraire. Durant vos années d'Ecole normale,
vous étiez marxiste ?
Comme presque tous ceux de ma génération, j'étais
entre le marxisme et la phénoménologie, moins celle
que Sartre ou Merleau-Ponty ont pu connaître et utiliser que
la phénoménologie présente dans ce texte de
Husserl de 1935-1937, « La crise des sciences européennes
», la « Krisis », comme nous disions. Ce qu'il
mettait en question, c'était tout le système de savoir
dont l'Europe avait été le foyer, le principe, le
moteur, et par lequel elle avait été aussi bien affranchie
qu'emprisonnée. Pour nous, quelques années après
la guerre et tout ce qui s'était passé, cette interrogation
reparaissait dans sa vivacité. La Krisis, c'était
pour nous le texte qui signalait, dans une philosophie très
hautaine, très académique, très fermée
sur elle-même malgré son projet de description universelle,
l'irruption d'une histoire toute contemporaine. Quelque chose était
en train de craquer, autour de Husserl, autour de ce discours que
l'Université allemande tenait à bout de bras, depuis
tant d'années. Ce craquement, on l'entendait brusquement
dans le discours du philosophe. On se demandait enfin ce qu'étaient
ce savoir et cette rationalité, si profondément liés
à notre destin, profondément liés à
tant de pouvoirs, et si impuissants devant l'Histoire.
Et les sciences humaines étaient évidemment des objets
qui se trouvaient mis en question par cette démarche. Mes
premiers balbutiements étaient donc cela : qu'est-ce que
les sciences humaines ? A partir de quoi sont-elles possibles ?
Comment est-on arrivé à construire de pareils discours
et à se donner de pareils objets ? Je reprenais ces interrogations,
mais en essayant de me débarrasser du cadre philosophique
de Husserl.
On assistait en même temps à la lente montée
du marxisme à l'intérieur d'une pratique qu'on peut
dire traditionnelle et universitaire de la philosophie. Pour les
générations d'avant-guerre, le marxisme représentait
presque toujours une alternative au travail universitaire. Lucien
Herr, grande figure historique, était un bibliothécaire
impavide à l'Ecole normale et, le soir, la bibliothèque
soigneusement bouclée, il descendait animer des réunions
socialistes sans qu'en principe personne ne le sache.
« Althusser m'avait envoyé faire des cours de philosophie
aux candidats à l'Ena de la CGT ! »
Cette situation était différente au temps
de vos études ?
Oui, après la guerre, le marxisme entrait dans l'université.
A un moment, on a pu citer Marx dans les copies d'agrégation.
Cela correspondait à la stratégie du Parti envers
les appareils d'Etat. Je me souviens parfaitement qu'Althusser m'avait
envoyé gentiment faire des cours de philosophie et de philosophie
politique aux candidats à l'Ena de la CGT ! En fait, cette
entrée du Parti communiste dans l'appareil d'Etat n'a réussi
pleinement que dans l'université.
Cette acceptation du marxisme dans l'université et l'acceptation
par le Parti communiste de pratiques universitaires normalement
reconnues ont créé pour nous une situation d'une grande
facilité. Devenir agrégé de philo en parlant
de Marx, comme les choses étaient simples ! Alors nous livrions
de pseudo-luttes : pour le droit de citer Engels aussi bien que
Marx, pour que le président du jury d'agrégation accepte
qu'on parle de Lénine. C'étaient nos petits combats,
on les croyait très importants.
Seulement, à mesure qu'on entrait dans cette union de l'université
et du Parti communiste, on découvrait avec horreur leur similitude
: les mêmes hiérarchies, les mêmes contraintes,
les mêmes orthodoxies. On ne pouvait pas faire plus proche
de l'université que la structure du Parti, du moins dans
ses basses sphères qui concernaient les intellectuels. Rédiger
une dissertation pour un président de jury d'agrégation,
ou écrire, comme ça m'est arrivé, des articles
que signait un dirigeant du Parti, c'était exactement le
même exercice !
C'est là qu'a commencé pour moi une forme d'étouffement
qui était dû à la facilité même
de ces opérations. On croyait que ça allait être
la lutte, et tout baignait dans l'huile. Ce qui m'avait intéressé
et stimulé, c'était ce mirage de la lutte qu'on nous
avait fait miroiter. Nous devions être les soldats avancés
de la mise de l'université à la disposition du peuple,
ou de l'avant-garde du prolétariat ! Et nous nous retrouvions
entre nous, toujours les mêmes. Alors, je suis parti pour
la Suède, puis pour la Pologne.
C'est en Pologne que vous avez cessé d'être
marxiste ?
Oui, parce que là j'ai vu fonctionner un Parti communiste
au pouvoir, contrôlant un appareil d'Etat, s'identifiant avec
lui. Ce que j'avais senti obscurément pendant la période
50-55 apparaissait dans sa vérité brutale, historique,
profonde. Ce n'étaient plus des imaginations d'étudiant,
des jeux à l'intérieur de l'université. C'était
le sérieux d'un pays asservi par un parti.
Depuis ce moment-là, je peux dire que je ne suis pas marxiste,
au sens où je ne peux pas accepter le fonctionnement des
partis communistes tels qu'on nous les propose en Europe de l'Est
comme en Europe de l'Ouest. S'il y a chez Marx des choses vraies,
on peut les utiliser comme instruments sans avoir à les citer,
les reconnaîtra qui veut bien ! Ou qui en est capable...
Y a-t-il d'autres moments où le fait de vivre à
l'étranger ait contribué à l'élaboration
de votre pensée ?
Oui, la Tunisie a été pour moi, entre 1966 et 1968,
le symétrique de l'expérience polonaise. Ma société,
je ne la connaissais que sous l'angle d'un privilégié.
Je n'avais jamais eu beaucoup de problèmes, ni politiques
ni économiques, dans mon existence. Et je n'avais perçu
ce que pouvait être une oppression qu'en Pologne, c'est-à-dire
dans un Etat socialiste. De la société capitaliste
je n'avais connu finalement que le côté velouté
et facile. En Tunisie, j'ai découvert ce que pouvaient être
les restes d'une colonisation capitaliste, et la naissance d'un
développement de type capitaliste avec tous les phénomènes
d'exploitation et d'oppression économiques et politiques.
Deux mois avant Mai 68, j'ai vu en Tunisie une grève étudiante
qui a littéralement baigné dans le sang à l'université.
Les étudiants étaient conduits au sous-sol, où
il y avait une cafétéria, et remontaient le visage
en sang parce qu'ils avaient été matraqués.
Il y a eu des centaines d'arrestations. Plusieurs de mes étudiants
ont été condamnés à dix, douze, quatorze
ans de prison. Ce fut pour moi un mois de mai sans doute plus sérieux
que celui que j'aurais connu en France.
La double expérience Pologne-Tunisie équilibrait
mon expérience politique et me renvoyait à des choses
qu'au fond je n'avais pas suffisamment soupçonnées
dans mes pures spéculations : l'importance de l'exercice
du pouvoir, ces lignes de contact entre le corps, la vie, le discours
et le pouvoir politique.
Dans les silences et les gestes quotidiens d'un Polonais qui se
sait surveillé, qui attend d'être dans la rue pour
vous dire quelque chose, parce qu'il sait bien que dans l'appartement
d'un étranger il y a des micros partout, dans la façon
dont on baisse la voix quand on est dans un restaurant, dans la
manière dont on brûle une lettre, enfin dans tous ces
petits gestes étouffants, aussi bien que dans la violence
crue et sauvage de la police tunisienne s'abattant sur une faculté,
j'ai traversé une sorte d'expérience physique du pouvoir,
des rapports entre corps et pouvoir.
Ensuite, ces moments-là m'ont considérablement obsédé,
même si je n'en ai tiré la leçon théorique
que très tardivement. Je me suis aperçu que j'aurais
dû parler depuis longtemps de ces problèmes de rapport
entre le pouvoir et le corps à quoi j'ai abouti, finalement,
dans « Surveiller et punir ».
Pourtant, pour beaucoup de gens, Mai 68 a constitué
aussi une expérience de la violence physique du pouvoir et
de son rapport au corps. Même avec quelque retard, vous ne
l'avez pas perçu ?
Je suis rentré en France en novembre 1968. J'ai eu l'impression
que toute cette expérience avait tout de même été
profondément engagée et codée par un discours
marxiste auquel très peu échappaient. Au contraire,
aussi bien en Tunisie qu'en Pologne, cette expérience m'était
apparue indépendamment de tout codage par le discours marxiste.
S'il y avait discours marxiste en Pologne, il était du côté
du pouvoir, du côté de la violence.
Dans les années d'après-Mai, ceux qui se disaient
révolutionnaires sans se référer explicitement
au marxisme conservaient tout de même une très forte
adhérence à la plupart des analyses marxistes. Et
lorsqu'ils intervenaient, lorsqu'ils posaient des questions, lorsqu'ils
discutaient avec vous, les effets de pouvoir étaient toujours
liés au marxisme. A Vincennes, durant l'hiver 1968-1969,
dire à haute et intelligible voix : « Je ne suis pas
marxiste », c'était physiquement très difficile...
Ce qui m'a frappé à Vincennes, dans les « AG
» et les machins comme ça auxquels j'ai assisté,
c'est l'incroyable proximité entre ce qui s'y passait et
ce que j'avais entendu et vu au PC, dans sa période la plus
stalinienne. Bien sûr, toutes les formes étaient changées,
les rituels étaient différents. Mais les effets de
pouvoir, les terreurs, les prestiges, les hiérarchies, les
obéissances, les veuleries, les petites ignominies, etc.,
c'était la même chose. C'était un stalinisme
explosé, en ébullition, mais c'était toujours
lui... Et je me disais : comme ils ont peu changé !
Revenons à votre parcours...
Vous savez, ce parcours a été zigzagant. «
Les mots et les choses » est un livre qui est d'une certaine
façon marginal, tout en prenant les autres en fourchette.
Il est marginal parce qu'il n'était pas du tout dans le droit-fil
de mon problème. En étudiant l'histoire de la folie,
je m'étais naturellement posé le problème du
fonctionnement du savoir médical à l'intérieur
duquel s'étaient trouvés délimités les
rapports du fou et du non-fou, à partir du XIXe siècle.
Et puis le savoir médical conduisait au problème
de cette très rapide évolution qui a eu lieu à
la fin du XVIIIe siècle et qui a fait apparaître non
seulement la psychiatrie et la psychopathologie, mais aussi la biologie
et les sciences humaines. C'était le passage d'un certain
type d'empiricité à un autre. Prenez n'importe quel
bouquin de médecine de 1780 et n'importe quel bouquin de
1820 : on est passé d'un monde à un autre... il faut
vraiment avoir très peu lu ce genre d'ouvrage, que ce soit
de grammaire, de médecine ou d'économie politique,
pour imaginer que je délire quand je parle d'une coupure
à la fin du XVIIIe siècle !
Au fond, « Les mots et les choses » ne fait que constater
cette coupure, essaie d'en dresser le bilan dans un certain nombre
de discours, essentiellement ceux qui tournent autour de l'homme,
du travail, de la ville, du langage.... Cette coupure, c'est mon
problème, ce n'est pas ma solution. Si j'insiste tellement
sur cette coupure, c'est que c'est un sacré casse-tête,
et pas du tout une manière de résoudre les choses.
Comment expliquer cette coupure ? A quoi correspond-elle
?
En fait, j'ai mis sept ans avant de m'apercevoir que la solution
n'était pas à chercher où je la cherchais,
dans quelque chose du genre l'idéologie, le progrès
de la rationalité ou le mode de production. C'était
finalement dans les technologies de pouvoir et dans leurs transformations,
depuis le XVIIe siècle jusqu'à maintenant, qu'il fallait
voir le socle à partir duquel le changement était
possible. « Les mots et les choses » se situait au niveau
du constat de la coupure et de la nécessité d'aller
chercher une explication. « Surveiller et punir », c'est
la généalogie, si vous voulez, l'analyse des conditions
historiques qui ont rendu possible cette coupure.
J'ai commencé à comprendre comment on avait bâti
non seulement le personnage du fou, mais le personnage de l'homme
normal, à travers toute une certaine anthropologie de la
raison et de la déraison. Il m'est apparu, à travers
ces enquêtes, que la position centrale de l'homme était
finalement une figure propre au discours scientifique, ou au discours
des sciences humaines, ou au discours philosophique du XIXe siècle.
Tout centrer sur la figure de l'homme, ce n'est pas une ligne de
pente du discours philosophique depuis son origine, c'est une flexion
récente dont on peut parfaitement repérer l'origine
et dont on peut voir aussi comment elle est en train de disparaître,
vraisemblablement depuis la fin du XIXe.
« Au fond, je n'ai qu'un seul objet d'étude historique,
c'est le seuil de la modernité. »
La découverte de cette coupure, l'accent mis sur
les effets de pouvoir des différents savoirs, acceptez-vous
de dire que c'est votre découverte, votre apport personnel
?
Absolument pas ! C'est dans le droit-fil de tout un ensemble, que
ce soit « La généalogie de la morale »
de Nietzsche ou la « Krisis » de Husserl. L'histoire
du pouvoir de la vérité dans une société
comme la nôtre, cette question, elle tourne sans arrêt
dans les têtes depuis une centaine d'années. Je n'ai
fait que l'aborder à ma façon, et j'ai énoncé
dans « L'archéologie du savoir » quelques règles
que je me suis données. Elles n'ont rien de bouleversant
ni de révolutionnaire, mais, puisque les gens ne semblaient
pas bien comprendre ce que je faisais, j'ai donné mes règles.
Je ne suis pas de ces veilleurs qui affirment toujours être
le premier à avoir vu le jour se lever. Ce qui m'intéresse,
c'est de comprendre en quoi consiste ce seuil de modernité
que l'on peut repérer entre le XVIIe et le XIXe siècle.
A partir de ce seuil, le discours européen a développé
des pouvoirs d'universalisation gigantesques. Aujourd'hui, dans
ses notions fondamentales et ses règles essentielles, il
peut être porteur de n'importe quel type de vérité,
même si cette vérité doit être retournée
contre l'Europe, contre l'Occident.
Au fond, je n'ai qu'un seul objet d'étude historique, c'est
le seuil de la modernité. Qui sommes-nous, nous qui parlons
ce langage tel qu'il a des pouvoirs qui s'imposent à nous-mêmes
dans notre société, et à d'autres sociétés
? Quel est ce langage que l'on peut retourner contre nous, que nous
pouvons retourner contre nous-mêmes ? Quel est cet emballement
formidable du passage à l'universalité du discours
occidental ? Voilà mon problème historique.
« La vérité a du pouvoir. Elle possède
des effets pratiques, des effets politiques. »
Une façon différente de concevoir la relation
entre savoir et pouvoir ?
Le savoir, pendant des siècles, disons depuis Platon, s'est
donné comme statut d'être d'une essence fondamentalement
différente du pouvoir. Si tu deviens roi, tu seras fou, passionné
et aveugle. Renonce au pouvoir, renonce à l'ambition, renonce
à vaincre, alors tu pourras contempler la vérité.
Il y a eu un fonctionnement très ancien de tout le système
de savoir dans son opposition ou son indépendance à
l'égard du pouvoir. A présent, au contraire, ce qu'on
interroge, c'est la position des intellectuels et des savants dans
la société, dans les systèmes de production,
dans les systèmes politiques. Le savoir apparaît lié
en profondeur à toute une série d'effets de pouvoir.
L'archéologie, c'est essentiellement cette détection.
Le type de discours qui fonctionne en Occident, depuis un certain
nombre de siècles, comme discours de vérité,
et qui est passé maintenant à l'échelle mondiale,
ce type de discours est lié à toute une série
de phénomènes de pouvoir et de relations de pouvoir.
La vérité a du pouvoir. Elle possède des effets
pratiques, des effets politiques. L'exclusion du fou, par exemple,
est un des innombrables effets de pouvoir du discours rationnel.
Comment ces effets de pouvoir opèrent-ils ? Comment deviennent-ils
possibles ? Voilà ce que j'essaie de comprendre.
Une société sans pouvoir est-elle possible
? C'est une question qui a du sens ou qui n'en a pas ?
Je crois qu'il n'y a pas à poser le problème en termes
« faut-il du pouvoir ou n'en faut-il pas ? ». Le pouvoir
va si loin, il s'enfonce si profondément, il est véhiculé
par un réseau capillaire si serré qu'on se demande
où il n'y en aurait pas. Pourtant, son analyse a été
très négligée par les études historiques.
La seconde moitié du XIXe siècle a découvert
les mécanismes de l'exploitation, peut-être la tâche
de la seconde moitié du XXe siècle est-elle de découvrir
les mécanismes du pouvoir. Car nous sommes tous non seulement
la cible d'un pouvoir, mais aussi le relais, ou le point d'où
émane un certain pouvoir !
Ce qu'il y a à découvrir en nous, ce n'est pas ce
qui est aliéné, ou ce qui est inconscient. Ce sont
ces petites valves, ces petits relais, ces minuscules engrenages,
ces microscopiques synapses par lesquels le pouvoir passe et se
trouve reconduit par lui-même.
Dans cette perspective, reste-t-il quelque chose qui échapperait
au pouvoir ?
Ce qui échappe au pouvoir, c'est le contre-pouvoir, qui
est pourtant pris lui aussi dans le même jeu. C'est pourquoi
il faut reprendre le problème de la guerre, de l'affrontement.
Il faut reprendre les analyses tactiques et stratégiques
à un niveau extraordinairement bas, infime, quotidien. Il
faut repenser l'universelle bataille en échappant aux perspectives
de l'Apocalypse. En effet, on a vécu depuis le XIXe siècle
dans une économie de pensée qui était apocalyptique.
Hegel, Marx ou Nietzsche, ou Heidegger dans un autre sens, nous
ont promis le lendemain, l'aube, l'aurore, le jour qui pointe, le
soir, la nuit, etc. Cette temporalité, à la fois cyclique
et binaire, commandait notre pensée politique et nous laisse
désarmés quand il s'agit de penser autrement.
Est-il possible d'avoir une pensée politique qui ne soit
pas de l'ordre de la description triste : voilà comment c'est,
et vous voyez que ce n'est pas drôle ! Le pessimisme de droite
consiste à dire : regardez comme les hommes sont salauds.
Le pessimisme de gauche dit : regardez comme le pouvoir est dégueulasse
! Pouvons-nous échapper à ces pessimismes sans tomber
dans la promesse révolutionnaire, dans l'annonciation du
soir ou du matin ? Je crois que c'est ça, l'enjeu, actuellement.
Ce qui conduit à votre conception de l'Histoire.
Sartre disait : « Foucault n'a pas le sens de l'Histoire »...
C'est une phrase qui m'enchante ! Je voudrais qu'on la mette en
exergue de tout ce que je fais, car je crois qu'elle est profondément
vraie. Si avoir le sens de l'Histoire, c'est lire avec une attention
respectueuse les ouvrages des grands historiens, les doubler sur
leur aile droite d'un rien de phénoménologie existentielle,
sur la gauche d'un zeste de matérialisme historique, si avoir
le sens de l'Histoire, c'est prendre l'Histoire toute faite, acceptée
dans l'université, en ajoutant seulement que c'est une Histoire
bourgeoise qui ne tient pas compte de l'apport marxiste, eh bien,
il est vrai que je n'ai absolument pas le sens de l'Histoire ! Sartre
a peut-être le sens de l'Histoire, mais il n'en fait pas.
Qu'a-t-il apporté à l'Histoire ? Zéro !
Je pense qu'il voulait dire autre chose, malgré tout. Il
voulait dire que je ne respecte pas cette signification de l'Histoire
admise dans toute une philosophie post-hégélienne,
dans laquelle sont impliqués des processus qui doivent être
toujours les mêmes ; exemple, la lutte des classes... Deuxièmement,
avoir le sens de l'Histoire, dans cette forme-là d'histoire,
c'est être toujours capable d'opérer une totalisation,
au niveau d'une société, ou d'une culture, ou d'une
conscience, peu importe. Une étude historique est achevée,
dans cette optique, quand ce processus vient s'inscrire dans une
conscience qui en dégage la signification dans le mouvement
même par laquelle elle est déterminée... Il
est vrai que de cette Histoire-là je n'ai absolument pas
le sens !
Comment définiriez-vous l'Histoire, vous ?
J'en fais un usage rigoureusement instrumental. C'est à
partir d'une question précise que je rencontre dans l'actualité
que la possibilité d'une histoire se dessine pour moi. Mais
l'utilisation académique de l'Histoire est essentiellement
une utilisation conservatrice : retrouver le passé de quelque
chose a essentiellement pour fonction de permettre sa survie. L'histoire
de l'asile, par exemple, telle qu'on l'a faite souvent, d'ailleurs
- je ne suis pas le premier -, était essentiellement destinée
à en montrer l'espèce de nécessité,
de fatalité historique.
Ce que je tente de faire, c'est au contraire de montrer l'impossibilité
de la chose, la formidable impossibilité sur quoi repose
le fonctionnement de l'asile, par exemple. Les histoires que je
fais ne sont pas explicatives, elles ne montrent jamais la nécessité
de quelque chose, mais plutôt la série des enclenchements
par lesquels l'impossible s'est produit et reconduit son propre
scandale, son propre paradoxe, jusqu'à maintenant. Tout ce
qu'il peut y avoir d'irrégulier, de hasardeux, d'imprévisible
dans un processus historique m'intéresse considérablement.
« A la limite, on peut penser que c'est le plus impossible
qui est finalement devenu le nécessaire. »
D'habitude, les historiens écartent ce qui relève
de l'exception...
Parce qu'une des tâches de l'Histoire, qui a pour fonction
de conserver les choses, est justement de gommer ces espèces
d'irrégularités ou de hasards, ces événements
en dents de scie. On gomme tout cela pour rester dans une forme
de nécessité qui, si elle s'inscrit dans un vocabulaire
marxiste, passe pour être politiquement révolutionnaire,
mais qui me paraît, finalement, avoir des effets tout à
fait différents.
Je considère que ma tâche est de donner le maximum
de chances à la multiplicité, à la rencontre,
à l'impossible, à l'imprévisible... Cette manière
d'interroger l'Histoire à partir de ces jeux de possibilité
et d'impossibilité est à mes yeux la plus féconde
quand on veut faire une histoire politique et une politique historique.
A la limite, on peut penser que c'est le plus impossible qui est
finalement devenu le nécessaire. Il faut donner son maximum
de chances à l'impossible et se dire : comment cette chose
impossible s'est-elle effectivement produite ?
Montrer que l'asile ou la prison n'ont rien d'inéluctable,
c'est aussi les combattre...
Je crois, à la suite de Nietzsche, que la vérité
est à comprendre en termes de guerre. La vérité
de la vérité, c'est la guerre. L'ensemble des processus
par lesquels la vérité l'emporte sont des mécanismes
de pouvoir, et qui lui assurent le pouvoir.
C'est une guerre permanente ?
Je pense, oui.
Dans cette guerre, quels sont vos ennemis ?
Ce ne sont pas des personnes, plutôt des espèces de
lignes qu'on peut trouver dans des discours, et même éventuellement
dans les miens, et dont je veux me départir, et me démarquer.
Pourtant, c'est bien de guerre qu'il s'agit, puisque mon discours
est instrumental, comme sont instrumentales une armée, ou
simplement une arme. Ou encore un sac de poudre, ou un cocktail
Molotov. Vous voyez, cette histoire d'artificier, on y revient
Roger-Pol Droit
Roger-Pol Droit : A 55 ans, ce normalien agrégé,
auteur d'une douzaine de livres, poursuit sur plusieurs registres
son travail d'ouverture de la philosophie. Chercheur au CNRS, il
s'intéresse aux pensées des « Barbares »,
à l'Inde et au bouddhisme (« Le culte du néant
», Points-Seuil). Chroniqueur au journal Le Monde, il fait
partager « La compagnie des philosophes ». Ses ouvrages
plus personnels, « 101 expériences de philosophie quotidienne
» et « Dernières nouvelles des choses »,
sont traduits dans le monde entier. Il publie à la rentrée
un petit volume sur Michel Foucault chez Odile Jacob.
Dates
1926 Le 15 octobre, Paul-Michel Foucault naît à Poitiers,
où il fera ses études secondaires.
1945 Khâgne à Paris, au lycée Henri-IV.
1946-1951 Ecole normale supérieure de la rue d'Ulm, il enseigne
ensuite à Ulm et à Lille jusqu'en 1955.
1955-1960 Départ pour la Suède, puis la Pologne et
l'Allemagne, où il dirige des Instituts culturels français
et prépare sa thèse sur l'histoire de la folie.
1961 Soutient sa thèse, « Folie et déraison
», qui sera publiée sous le titre « Histoire
de la folie à l'âge classique ».
1960-1966 Maître de conférences à l'université
de Clermont-Ferrand.
1966 Publie « Les mots et les choses ».
1966-1968 Enseigne à l'université de Tunis.
1968-1970 Enseigne à l'université de Vincennes.
1970 Devient professeur au Collège de France, multiplie les
engagements militants et les voyages (Japon, Etats-Unis).
1975 Publie « Surveiller et punir ».
1976 Publie « La volonté de savoir », premier
tome de son « Histoire de la sexualité ».
1984 Publie « L'usage des plaisirs » et « Le souci
de soi », tomes II et III de l'« Histoire de la sexualité
». Meurt à Paris des suites du sida, le 25 juin.
Les grands titres
- « Folie et déraison. Histoire de la folie à
l'âge classique ». Plon, 1961, réédité
chez Gallimard en 1972. Edition abrégée en poche en
1964.
- « Naissance de la clinique. Une archéologie du regard
médical ». PUF, 1963.
- « Les mots et les choses. Une archéologie des sciences
humaines ». Gallimard, 1966.
- « L'archéologie du savoir ». Gallimard, 1969.
- « Surveiller et punir. Naissance de la prison ». Gallimard,
1975.
- « La volonté de savoir », « Histoire
de la sexualité », tome I. Gallimard, 1976.
- « L'usage des plaisirs », « Histoire de la sexualité
», tome II. Gallimard, 1984.
- « Le souci de soi »,
« Histoire de la sexualité », tome III. Gallimard,
1984.
Les posthumes
- « Dits et écrits » (recueil de textes publiés
de son vivant par Michel Foucault), sous la direction de Daniel
Defert et François Ewald, 4 volumes, Gallimard, 1994.
- Plusieurs volumes des cours de Michel Foucault au Collège
de France sont parus ou en préparation aux éditions
du Seuil.
Etudes et biographies
- « Foucault », de Gilles Deleuze. Les Editions de Minuit,
« Critique », 1986.
- « Michel Foucault (1926-1984) », de Didier Eribon.
Flammarion, 1989.
- « Michel Foucault et ses contemporains », de Didier
Eribon. Fayard, 1994.
- « Michel Foucault », de David Macey (traduit de l'anglais
par Pierre-Emmanuel Dauzat). Gallimard, 1994.
- « La passion Foucault », de James Miller (traduit
de l'anglais pas Hugues Leroy). Plon, 1995.
Télévision
- « Foucault par lui-même ». Film de Philippe
Calderon, écrit avec François Ewald (Arte, 2003, 63').
Ouvrages moins connus
- « Maladie mentale et psychologie ». PUF, 1954, réédité
en 1966.
- « Raymond Roussel ». Gallimard, 1963.
- « Ceci n'est pas une pipe ». Sur le peintre Magritte.
Fata Morgana, 1973.
- « L'ordre du discours ». Leçon inaugurale du
Collège de France. Gallimard, 1971.
- « Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé
ma mère, ma soeur et mon frère ». Gallimard-Julliard,
1973 (ce texte a fait l'objet d'un film réalisé par
René Allio).
- « Microphysique du pouvoir ». Einaudi, 1977.
- « Herculine Barbin, dite Alexina B. ». Gallimard,
1978.
- « Le désordre des familles ». Lettres de cachet
des archives de la Bastille, présentées par Arlette
Farge et Michel Foucault. Gallimard, 1982.
Michel Foucault est aussi l'auteur de traductions :
- « Le rêve et l'existence », de Ludwig Binswanger.
Desclée de Brouwer, 1954.
- « Anthropologie du point de vue pragmatique », d'Emmanuel
Kant. Vrin, 1964.
- « Etudes de style », de Leo Spitzer. Gallimard, 1962.
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