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Origine http://www.amnistia.net/piazza/fouctex.htm
En relisant Foucault par Nomos
1. Le livre et sa thèse
"Le système pénal est la forme où le
pouvoir comme pouvoir se montre de la façon la plus manifeste.
Mettre quelqu'un en prison, le garder en prison, (...) l'empêcher
de sortir, de faire l'amour, etc., c'est bien là la manifestation
de pouvoir la plus délirante qu'on puisse imaginer. (...)
La prison est le seul endroit où le pouvoir peut se manifester
à l'état nu dans ses dimensions les plus excessives,
et se justifier comme pouvoir morale. «J'ai bien raison de
punir, puisque vous savez qu'il est vilain de voler, de tuer...»
(...) Le pouvoir ne se masque pas, il se montre comme tyrannie poussée
dans les plus infimes détails, cyniquement lui-même,
et en même temps il est pur, il est entièrement «justifié»,
puisqu'il peut se formuler entièrement à l'intérieur
d'une morale qui encadre son exercice : sa tyrannie brute apparaît
alors comme domination sereine du Bien sur le Mal, de l'ordre sur
le désordre." M. Foucault, Les intellectuels et le pouvoir,
en Dits et écrits, II, Paris, 1994.
"A partir de Beccaria, les réformateurs avaient conçus
des programmes punitifs qui se caractérisaient par leur panoplie.
(...) Mais à partir de 1791 on a opté pour un système
punitif monotone : en tous les cas, l'incarcération prévaut
largement. Pourquoi ? Et pourquoi l'incarcération et son
principe ont été perpétués même
en présence de leur échec ?" M. Foucault, en
M. Perrot, L'impossibile prigione, Milan, 1976.
Surveiller et punir scrute le tournant de la justice pénale
qui, fin 1700, voit le supplice remplacé par la privation
de liberté. La punition n'est plus spectacle public (cérémonie
de la démesure, excès manifeste de pouvoir pour reconstruire
la souveraineté un instant blessée) mais se déroule
dans le sombre de la prison, se cache aux regards d'une foule de
plus en plus au bord de la révolte. L'intervention sur le
corps ne vise plus la seule chair mais, refusant le court espace
des tourments, se déploie dans le temps pour avoir prise
sur l'esprit.
Chaque couche sociale détient un marge d'illégalité
propre et historiquement déterminé. Quand les conditions
historiques changent (c'est le cas pendant la période de
naissance du capitalisme, de la contiguïté entre travailleur
et outils et produits du travail, lesquels ne lui appartiennent
plus et rendent insupportables les délits contre la propriété),
il faut découper les infractions non plus tolérables,
à punir. La réforme pénale, en tant que dépassement
de l'époque des supplices, opère une double limitation
: du pouvoir du souverain et des actes illicites du peuple, et cela
au nom de la certitude du droit et des garanties des citoyens, de
leurs propriétés et activités. Elle poursuit
la prévention s'appuyant certes sur la représentation
des inconvénients forcément associés aux infractions,
mais surtout sur la fabrication de sujets obéissants.
On met en oeuvre à l'échelle sociale de véritables
techniques de dressage des corps, qui sont investis par les disciplines
(surveillance hiérarchique, sanction normalisatrice, examen)
et traversés par la visibilité panoptique (proportionnalité
directe entre voir et pouvoir, être vu et soumission, où
la visibilité abandonne l'élite pour se tourner vers
la population). C'est pourquoi la prison, appareil totalitaire de
fabrication de l'individu disciplinaire (ainsi que, à des
intensités de violence différentes, les écoles,
les entreprises, les hôpitaux, les asiles...), devient la
forme moderne de la pénalité.
"Il faudrait parler de système disciplinaire au lieu
de système punitif, c'est à dire d'une société
dotée d'un appareil dont la forme est la séquestration,
dont le but est la constitution de force de travail, et dont l'outil
est l'enracinement de la discipline et des habitudes. (...) De cette
façon les dispositifs de séquestration fixent les
individus à l'appareil de production fabricant des habitudes
au moyen d'un jeu de coercitions, de dressage et de châtiments."
M. Foucault, Il potere e la norma, en Dalle torture alle celle,
Rome, 1979.
2. La prison produit son objet : le criminel
Privation de liberté et volonté de transformation
des condamnés naissent au même temps. La rétribution
du travail est quantifiée sur la seule variable du temps,
la peine comme rétribution aussi. La prison reproduit les
mécanismes sociaux mais c'est un appareil fermé, incessant,
despotique. Elle est cellule (isolement), usine (travail) et hôpital
(normalisation) ; c'est un lieu d'observation qui produit un nouveau
objet de connaissance, le délinquant, qui sera caractérisé
non pas par son infraction mais par sa vie même.
Dès le début du XIX la prison est pourtant soumise
à une critique que l'accompagnera jusqu'à nos jours
: elle ne fait pas baisser la criminalité mais au contraire
c'est elle même qui engendre la récidive ; elle contraint
à une vie qui n'est pas naturelle et, tout en voulant être
un lieu d'apprentissage du respect de la loi, elle pratique l'illégalité
et l'abus de pouvoir ; elle constitue un environnement favorable
à la propagation des attitudes criminelles ; les anciens détenus
sont la cible de mesures multiples qui découragent la réinsertion
et poussent leurs familles dans la misère.
La prison produit donc son objet même, le criminel. Et pour
lui faire face on repropose cette même prison comme réponse
aux critiques et remède pour son manque d'efficacité,
on défend une réorganisation chaque fois renouvelée
et hypocrite des techniques pénitentiaires comme passage
incontournable pour surmonter la faillite continue de l'espace carcéral.
La prison, son échec et sa réforme ne sont pas trois
étapes successives et distinctes, mais elles naissent et
vivent ensemble.
Il faut alors se demander à quoi ça sert cet échec,
puisque si le système a tenu et se tient aussi longtemps
il doit forcément produire des effets positifs. Par conséquent,
il faut en déduire que la rééducation n'est
pas son but réel, mais seulement sa fonction apparente. Son
échec éternel n'est donc pas l'échec de la
stratégie complexe qui clame, utilise et reproduit la prison,
cet engrenage qui englobe disciplines, production de savoir, efficacité
renversée et répétition de l'utopie réformatrice.
Le châtiment ne sert donc pas pour réprimer mais pour
gérer l'illégalité. La prison devient une charnière
entre deux mécanismes : celui de la production de la délinquance
et celui de la dissociation des illégalités. La délinquance
en tant que forme particulière remplace l'illégalité
répandue ; elle est séparée et fermée
mais pénétrable et contrôlable, considérée
avec hostilité par la population, utilisable par l'illégalité
des groupes dominants (trafic d'armes, stupéfiants, alcool,
prostitution : ce sont les interdits mêmes qui créent
des espaces de profit) et par des fins politiques (briser grèves
et émeutes, etc.). Elle justifie enfin la surveillance sur
l'entière population, la présence de personnes armées
(la police) en son sein.
Pour en arriver à ces effets réels la prison est
un endroit indispensable : elle déracine du contexte social,
intègre dans un environnement de contamination criminelle,
pratique des modèles de violence, d'hypocrisie et de ruse.
S'il faut contrôler une illégalité populaire
qui confine à la révolte, on peut reconnaître
une stratégie de pouvoir dans le découpage de cette
couche contrainte à faire de l'illégalité une
profession. La délinquance se sépare du prolétariat
et se prête (du fait du chantage auquel elle est soumise,
de sa pénétration facile, de son existence même)
à être véhicule de contrôle et de bornage
des comportements populaires. De plus, elle se prête à
devenir le bouc émissaire de tensions et inquiétudes,
qui sinon chercheraient ailleurs leurs causes.
Avec le temps la prison perd de plus en plus sa spécificité
et son rôle du fait de la multiplication d'autres réseaux
de contrôle disciplinaire tels que la médecine, la
psychologie, la psychiatrie, l'éducation, l'assistance. Une
continuité se dégage alors parmi ces différentes
institutions, continuité qui se superpose aux stades qui
définissent la progression de l'irrégularité
à la délinquance. La biographie typique du condamné
raconte une série préalable de prises en charge par
des établissements qui auraient dû empêcher la
prison.
"La criminalité ne naît pas aux marges ou par
effet d'exils successifs, mais grâce à des insertions
de plus en plus étroites, sous des surveillances de plus
en plus profondes, par le biais d'une addition de coercitions disciplinaires".
M. Foucault, Sorvegliare e punire, Turin, 1976.
La trame carcérale rejoint ainsi tous les dispositifs disciplinaires
parsemés dans la société, portant dans le corps
social les techniques de l'institution pénale. Avec les effets
suivants :
- graduation des comportements sur un diagramme imaginaire
censé représenter les divers segments qui s'étendent
du désordre à l'infraction, de l'écart de la
"norme" à la transgression de la loi, et où
le sujet déviant sera tour à tour individualisé
comme porteur de désordre, criminel, fou ;
- rendre naturel et légitime le pouvoir de punir,
qui n'a pas des buts différents de ceux de la guérison
et de l'éducation ;
- avènement de la "norme" en tant que
nouvelle "forme informelle" de la loi, et multiplication
corrélative des activités de jugement et de contrôle ;
- progrès des sciences humaines ancré sur
ce réseau carcéral différencié, étrange
grille aux mailles irrégulières vouée à
couvrir la société entière ;
- persistance de la forme prison en tant que telle, même
si, d'une part, l'utilité d'une délinquance organisée
et porteuse d'un illégalisme spécifique, fermé
et contrôlé, faiblit face aux grandes affaires illicites
enracinées dans les appareils politico-économiques,
et, d'autre part, la susdite multiplication de jugements et contrôles
en ferait perdre la fonction originaire de point de conjonction.
Actuellement, questions et critiques ne concernent donc pas la
prison au sens strict, mais la croissance de plus en plus poussée
des dispositifs de normalisation ainsi que l'extension des effets
de pouvoir qui en découlent.
Dans ce contexte interconnecté de mécanismes d'individualisation
normalisatrice, peut-on croire que la "douceur punitive"
de l'enfermement représente un progrès vis à
vis des supplices ? Foucault dit clairement que non, que la prison
d'aujourd'hui est aussi abominable que la déportation d'hier,
qu'elle est quelque chose de plus qu'un supplice atténué,
même si le seuil de l'intolérable change.
3. Pathologie normalisatrice
A partir du XIX siècle se sont donc énormément
développés et opacifiés des appareils pour
imposer des habitudes prescrictives, auxquelles il se doit de se
soumettre et lesquelles engendrent une éthique factuelle
de l'homologation.
Le "contrat" des régimes représentatifs,
de la souveraineté comme volonté générale,
se greffe alors à un système disciplinaire qui oeuvre
comme une sorte de "contre-droit" afin de garantir la
soumission des corps, pour en minimiser la force politique et maximaliser
la force utile, pour reproduire éternellement les dissymétries
sociales fondant la possibilité même de la naissance
et de la survie du capitalisme, du profit.
A la surface, le "contrat" est la forme juridique qui
lie entre eux les possesseurs et sauvegarde la propriété.
Au sous-sol, l'habitude lie ceux qui ne possèdent que leur
force de travail à un appareil de production qui ne leur
appartient pas. L'habitude est donc complémentaire au "contrat",
se tourne vers le propriétaires de leur seul corps, les fixe
aux mécanismes productifs, caractérise les sujets
les contraignant à une connexion d'attitudes, laquelle, pour
sa part, définit l'appartenance des individus à une
société, leur donne le statut de sujet de droit, de
citoyen.
La "norme", l'individu "normal", n'est donc
que le résultat d'une pratique constante de domination, une
valeur qui ne recèle rien de "naturel", le siège
d'une pacification entretenue au jour le jour par les armes sourdes
des disciplines.
Voilà donc que le sujet "de droit", le sujet "libre
et égal" de nos sociétés démocratiques,
se manifeste pour ce qu'il est : une laborieuse fabrication. Qui
révèle son "libre arbitre" encha des non-choix
imposés, sa "volonté décisionnelle"
paradigme tout à fait opposé aux dynamiques des esprits
autonomes véritables, indépendants.
L'homme soi-disant "sain" de nos sociétés
n'est alors qu'un homme rapetissé, caricaturale, "malade",
intrinsèquement pathologique. Par contre, le "vrai"
normal (s'il y en a) demeure ailleurs, hors des codes qui en certifient
l'état de "bonne santé".
Sa quête ne peut être que rébellion contre tous
les codes du "devoir être", mais rébellion
qui soupçonne d'elle même, car consciente que le corps
révolté est lui même siège du pouvoir
abhorré, que les victoires éventuelles sont toujours
piégées et momentanées.
Normal et pathologique sont un nexus inextricable qui va bien au
delà d'une interdépendance réciproque aux fins
de leur constitution, car ils sont deux concepts ontologiquement
réversibles dans leur contraire. En fait, l'un est l'autre,
et leur partage formalisé n'est que pure fiction d'un gagnant
sans certitude aucune de reproduire à jamais son ordre du
discours.
Le nexus normal-pathologique ne renvoie pas seulement à
la contradiction de sa généalogie fondatrice, mais
aussi à des ambiguïtés directement opératoires
d'un partage donné entre normal et pathologique. Tel est
le cas de la prison, usine à produire délinquance,
et donc pathologie pour les critères des gestionnaires de
l'inclusion et de l'exclusion.
On a là affaire à un système social qui, tout
en sanctifiant sa normalité, s'active pour la production
de son contraire. Foucault en a décrit les raisons pratiques,
qui se résument dans le fait qu'on fabrique du pathologique
pour fabriquer du normal, et que le second n'est jamais une donnée
acquise à simplement opposer au premier. Normal et pathologique
n'ont pas vie propre, ils se nourrissent l'un l'autre. Pour pouvoir
partager il faut que le deux éléments existent au
même temps, se reproduisent ensemble, que l'un d'eux soit
chargé d'une diversité si absolue que l'autre y puisse
puiser la bonté de sa propre identité.
Le normal se fonde ainsi sur le pathologique, a besoin de lui pour
s'affirmer. La dialectique entre les deux termes est encore un fois
affirmée, et avec elle l'impossibilité de les traiter
de façon séparée, l'un et l'autre. Car, au
contraire de ce qu'on pourrait croire, l'opposition entre valeur
et non-valeur ne se résout jamais par l'anéantissement
réel du non-valeur, mais reste toujours à l'oeuvre.
Forcément, "naturellement".
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