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«Vous êtes dangereux», Libération, no 639,
10 juin 1983, p. 20.
Dits Ecrits tome IV texte n°335
Emprisonné pour un vol de huit cents francs, qu'il niait, Roger
Knobelspiess bénéficie d'une libération conditionnelle.
Arrêté de nouveau pour vol, il est placé dans
un quartier de haute sécurité, dont il entreprend la
dénonciation. Son combat le rend populaire auprès de
journalistes, d'intellectuels et d'artistes. Un comité, dont
M. Foucault ne fit pas partie, se constitue pour que son procès
soit révisé et demande à M. Foucault de préfacer
son livre Q.H.S. : quartier de haute sécurité (Paris,
Stock, 1980; voir supra no 275). Lorsque la gauche arrive au pouvoir,
R. Knobelspiess est rejugé et libéré. Arrêté
peu après à l'occasion d'un hold-up, celui qui avait
été le symbole de l'iniquité de la justice devient
alors la représentation du laxisme de la gauche et de l'irresponsabilité
des intellectuels. M. Foucault répond ici à cette campagne.
Origine http://www.revue-quasimodo.org/Resources/Foucault2.pdf
POUR ÊTRE SURPRIS, j'ai été surpris. Non par
ce qui s'est passé, mais par les réactions, et la
physionomie qu'elles ont donnée à l'événement.
Ce qui s'est passé ? Un homme est condamné à
quinze ans de prison pour un hold-up. Neuf ans après, la
cour d'assises de Rouen déclare que la condamnation de Knobelspiess
est manifestement exagérée. Libéré,
il vient d'être inculpé à nouveau pour d'autres
faits. Et voilà que toute la presse crie à l'erreur,
à la duperie, à l'intoxication. Et elle crie contre
qui ? Contre ceux qui avaient demandé une justice mieux mesurée,
contre ceux qui avaient affirmé que la prison n'était
pas de nature à transformer un condamné.
Posons quelques questions simples :
1) Où est l'erreur ? Ceux qui ont essayé de poser
sérieusement le problème de la prison le disent depuis
des années : la prison a été instaurée
pour punir et amender. Elle punit ? Peut-être. Elle amende
? Certainement pas. Ni réinsertion ni formation, mais constitution
et renforcement d'un « milieu délinquant ». Qui
entre en prison pour vol de quelques milliers de francs a bien plus
de chances d'en sortir gangster qu'honnête homme. Le livre
de Knobelspiess le montrait bien : prison à l'intérieur
de la prison, les quartiers de haute sécurité risquaient
de faire des enragés. Knobelspiess l'a dit, nous l'avons
dit et il fallait que ce soit connu. Les faits, autant que nous
pouvons le savoir, risquent de le confirmer.
2) Qui a été dupé ? Ceux évidemment
auxquels on a voulu faire croire qu'un bon séjour en prison
pouvait toujours être utile pour redresser un garçon
dangereux ou empêcher la récidive d'un délinquant
primaire. Ceux également a qui l'on a voulu faire croire
que quinze ans de prison infligés à Knobelspiess pour
un f ait mal établi pourraient être du plus grand profit
pour lui et pour les autres. Les gens n'ont pas été
dupés par ceux qui veulent qu'une justice soit aussi scrupuleuse
que possible, mais par ceux qui promettent que des punitions mal
réfléchies assureront la sécurité.
3) Où est l'intoxication ? Soljenitsyne a une phrase superbe
et dure : « On aurait dû, dit-il, se méfier de
ces leaders politiques qui ont l'habitude d'héroïser
leurs prisons. » Il y a toute une littérature de pacotille
et un journalisme plat qui pratiquent à la fois l'amour des
délinquants et la peur panique de la délinquance.
Le truand héros, l'ennemi public, le rebelle indomptable,
les anges noirs... On publie sous le nom de grands tueurs ou de
gangsters célèbres des livres rewrités –
ou plutôt writés – par des éditeurs :
et les médias s'en enchantent. La réalité est
tout autre : l'univers de la délinquance et de la prison
est dur, mesquin, avilissant. L'intoxication ne consiste pas à
le dire. Elle consiste à draper cette réalité
sous des oripeaux dérisoires. Ces héroïsations
ambiguës sont dangereuses, car une société a
besoin non pas d'aimer ou de haïr ses criminels, mais de savoir
aussi exactement que possible qui elle punit, pourquoi elle punit,
comment elle punit et avec quels effets. Elles sont dangereuses
aussi car rien n'est plus facile que d'alimenter par ces exaltations
troubles un climat de peur et d'insécurité où
les violences s'exaspèrent d'un côté comme de
l'autre.
4) Où est le courage ? Il est dans le sérieux qu'on
apporte à poser et à reposer sans cesse ces problèmes
qui sont parmi les plus vieux du monde : ceux de la justice et de
la punition. Une justice ne doit jamais oublier combien il est difficile
d'être juste et facile d'être injuste, quel travail
demande la découverte d'un atome de vérité
et combien serait périlleux l'abus de son pouvoir. Ce fut
la grandeur des sociétés comme les nôtres :
depuis des siècles, à travers discussions, polémiques,
erreurs aussi, elles se sont interrogées sur la manière
dont la justice doit être dite, c'est-à-dire pratiquée.
La justice – je parle là de l'institution – finit
par servir le despotisme si ceux qui l'exercent et ceux -là
même qu'elle protège n'ont pas le courage de la problématiser.
Le travail de l'actuel garde des Sceaux [Robert Badinter] pour repenser
le système pénal plus largement qu'il ne l'avait été
jusqu'ici est, de ce point de vue, important. En tout cas, les magistrats
et les jurés de Rouen ont été fidèles
à cette tradition et à cette nécessité
lorsqu'ils ont déclaré démesurée la
peine infligée à Knobelspiess. Démesurée,
donc mauvaise pour tout le monde.
5) Où sont les dangers ? Les dangers sont dans la délinquance.
Les dangers sont dans les abus de pouvoir. Et ils sont dans la spirale
qui les lie entre eux. Il faut s'en prendre à tout ce qui
peut renforcer la délinquance. S'en prendre aussi à
tout ce qui, dans la manière de la punir, risque de la renforcer.
Quant à vous, pour qui un crime d'aujourd'hui justifierait
une punition d'hier, vous ne savez pas raisonner. Mais pis, vous
êtes dangereux pour nous et pour vous-même, si du moins,
comme nous, vous ne voulez pas vous trouver un jour sous le coup
d'une justice endormie sous ses arbitraires. Vous êtes aussi
un danger historique. Car une justice doit toujours s'interroger
sur elle-même tout comme une société ne peut
vivre que du travail qu'elle exerce sur elle-même et sur
ses institutions.
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