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Origine : http://www.cerphi.net/lec/punir4.htm
La disparition de la punition 1. Punir
pour montrer la force.
Chez Hobbes et encore chez Beccaria, punir renvoie à une
nécessaire manifestation du pouvoir et du châtiment.
Punir s'inscrit dans une économie du visible que l'on a jusqu'ici
laissée de côté, mais qui est au coeur même
de la punition. Foucault, dans Surveiller et Punir (Gallimard, 1975),
analyse cette "monstration" de la punition comme un aspect
essentiel du punir : il y a dramatisation de la punition, mise en
scène du supplice, et la souffrance est minutieusement installée
dans la durée et la démultiplication expiatoire. Tout
l'acte de justice est étroitement resserré autour
de l'acte même du châtiment, et ne vise donc pas le
corps public mais le corps privé, pas le corps social mais
le corps physique. Il s'agit de manifester le pouvoir dans sa plus
grande pureté : non pas de redresser, mais de montrer. Le
punir est une apophasis de la force collective, mais concentrée
dans les mains du souverain :
"Que la faute et la punition communiquent entre elles et se
lient dans la forme de l'atrocité, ce n'était pas
la conséquence d'une loi du talion obscurément admise.
C'était l'effet, dans les rites punitifs, d'une certaine
mécanique du pouvoir : d'un pouvoir qui non seulement ne
se cache pas de s'exercer directement sur les corps, mais s'exalte
et se renforce de ses manifestations physiques ; d'un pouvoir qui
s'affirme comme pouvoir armé, dont les fonctions d'ordre
ne sont pas entièrement dégagées des fonctions
de guerre (...)" (I, 2, p. 60)
Ainsi la "proportion" du délit à la peine
n'est pas une proportion simplement rétributive : sous couvert
de s'enfermer dans le châtiment du coupable, c'est bien une
autre fin que visait le rattachement du punir à la force
de nature, une fin symbolique qui est la mise en spectacle de la
puissance matérielle, et qui sans surprise renvoie le punir
à une logique de guerre :
"Le droit de punir sera donc comme un aspect du droit que
le souverain détient de faire la guerre à ses ennemis
(...). Le châtiment est une manière aussi de poursuivre
une vengeance qui est à la fois personnelle et publique,
puisque dans la loi la force physico-politique du souverain se trouve
en quelque sorte présentée" (I, 2, p. 52).
C'est précisément cette "vengeance" de
la force du souverain qui tend à s'estomper entre la fin
du XVIIIè et le début du XIXè au profit d'une
administration des peines qui va adoucir la mise en scène
de la souffrance.
"S'efface donc, au début du XIXè siècle,
le grand spectacle de la punition physique ; on esquive le corps
supplicié ; on exclut du châtiment la mise en scène
de la souffrance. On entre dans l'âge de la sobriété
punitive. Cette disparition des supplices, on peut la considérer
à peu près comme acquise vers les années 1830-1848."
(I, 1, p. 19-20)
Mais Foucault montre à partir de cette situation (symbolisée
par la description du supplice de Damien, op. cit. chapitre I, "le
corps des condamnés") deux choses : d'abord, qu'à
la suite de Beccaria s'ouvre un vaste mouvement qui tout au long
de la seconde moitié du XVIIIè met en branle le processus
d'adoucissement des peines. Ensuite, que ce processus va avec une
sorte de malaise de la peine : l'exécution même de
la sentence se cache, comme si le souverain acceptait de prononcer
la sentence mais refusait d'en assumer les conséquences concrètes.
Autrement dit, l'on accepte les présupposés (disposition
mauvaise et bien futur) mais pas les actes (crime, contre-violence
du punir) : il est au fond dangereux de réduire la justice
à cet acte ostentatoire et sanglant qui rappelle au peuple
que sa seule arme est analogue à son châtiment.
En effet, dans ce punir dramatique (voir poétique), c'est
le souverain lui-même qui punit directement : mais ce qui
est vrai symboliquement ne l'est pas administrativement, et cette
centralisation du punir implique une lourde diffraction du geste
même de la punition. Tant que le punir se jouera force contre
force il sera hyperbolique mais aussi hyper-bureaucratique :
"La paralysie de la justice est moins liée à
un affaiblissement qu'à une distribution mal réglée
du pouvoir, à sa concentration en un certain nombre de points,
et aux conflits, aux discontinuités qui en résultent.
Or ce dysfonctionnement du pouvoir renvoie à un excès
central : ce qu'on pourrait appeler le "surpouvoir" monarchique
qui identifie le droit de punir avec le pouvoir personnel du souverain"
(II, 1, p. 82)
Punir devient ici non-rentable, parce que le mode fondamental de
structuration du danger social lui-même change. La mutation
du punir est en effet avant tout une mutation du délit, qui
voir au long du XVIIIè le crime de sang disparaître
au profit du crime de fraude (vol, recel, détournement, pillage,
etc...). Dans une économie se convertissant lentement à
la production industrielle et ses nécessaires stockage et
flux de biens et de richesses, le principal danger social est le
piratage de ces flux. Foucault analyse alors la mutation qui affecte
la punition en mettant en avant non pas une simple humanisation
des peines, mais bien une mutation dans les raisons mêmes
du punir (mutation qui affecte tous les modes de la coercition,
du règlement d'internat à la prison, du cabinet de
la comtesse de Ségur à Cayenne) : le punir va se modifier
pour s'adapter à la nouvelle situation.
2. Punir et contrôler.
Dans ce cadre, l'adoucissement de la punition ne va pas du tout
dans le sens d'une proportion mieux réglée entre crime
et contre-crime, mais plutôt dans le sens d'une dissémination
du contrôle exercé par le pouvoir : le punir descend
dans les corps et y inscrit sa marque en permanence, non plus sous
la forme ostentatoire du supplice, mais sous la forme administrative
de la discipline.
"C'est dire que si, en apparence, la nouvelle législation
criminelle se caractérise par un adoucissement des peines,
une codification plus nette, une diminution notable de l'arbitraire,
un consensus mieux établi à propos du pouvoir de punir
(à défaut d'un partage plus réel de son exercice),
elle est sous-tendue par un bouleversement dans l'économie
traditionnelle des illégalismes et une contrainte rigoureuse
pour maintenir leur ajustement nouveau. Il faut concevoir un système
pénal comme un appareil pour gérer différentiellement
les illégalismes, et non point pour les supprimer tous."
(II, 1, p. 91).
Bien sûr, ce que l'on retrouve ici, c'est le souci de l'avenir
qui était affirmé par Protagoras. Le punir se recentre
sur sa fonction durative : il quitte l'économie naturelle
de la violence pour réintégrer l'économie politique
de la gestion. On passe d'un punir militaire à un punir économique
(1) :
"Punir sera donc un art des effets" (id. p. 95).
Et plus loin :
"Sous l'humanisation des peines, ce qu'on trouve, ce sont
toutes ces règles qui autorisent, mieux, qui exigent la "douceur",
comme une économie calculée du pouvoir de punir"
(id. p. 103)
C'est cette économie que la troisième partie du livre
de Foucault se donne pour tâche d'analyser : ni ostentation
du pouvoir, ni contrôle judiciaire des sujets, cette économie
est avant tout celle de la discipline qui descend dans les corps
et, acclimatée à la gestion de la durée, y
organise des contraintes et des habitudes.
Le corps est soumis parce que l'homme est assujetti : la punition
se dissout dans une pratique coextensive à la société
"obsédée de déperdition". Comme le
montre Alain Corbin, ("L'arithmétique des jours au XIXè
siècle", in Le Désir, le temps et l'horreur,
essais sur le XIXè, Champs-Flammarion), la société
du XIXè est obsédée par une arithmétique
du moi qui, du sexe à la nourriture en passant par l'emploi
du temps, capitalise toutes les fonctions du corps et de l'âme.
Dépenser, perdre, gâcher, c'est un crime ; toute liberté
est au fond apparentée à un délit : à
force de se garder du particulier, le collectif finit par chercher
à le résoudre, donc à l'assujettir.
Le pouvoir s'inscrit alors dans une économie quotidienne
et permanente du punir, qui finit par se confondre avec le contrôler.
Punir n'est plus essentiellement différent de surveiller
lorsque la discipline militaire, la discipline scolaire et la discipline
pénitentiaire sont construites sur le même modèle
:
"Lentement une contrainte calculée parcourt chaque
partie du corps, s'en rend maître, plie l'ensemble, le rend
perpétuellement disponible, et se prolonge, en silence, dans
l'automatisme des habitudes (...)" (III, 1, p. 137)
Ce modèle va culminer dans le Panopticon de Bentham, qui
matérialise cette mutation du punir : punir désormais
n'est plus démembrer le corps par la violence mais discipliner
les individus par l'examen, l'enquête, l'observation : le
pouvoir n'est plus alors qu'une vaste opération de quadrillage
social qui descend jusque dans les corps.
"Quoi d'étonnant si la prison ressemble aux usines,
aux écoles, aux casernes, aux hôpitaux, qui tous ressemblent
aux prisons ?" (III, 3, p. 229).
(1) Sur ce changement de paradigme devenu l'objet d'une analyse classique,
cf. G. Faraklas, Machiavel. Le pouvoir du Prince, PUF, 1997, chapitre
III ("Guerre et politique") ;
Kant, Projet de paix perpétuelle ;
Adam Smith, La Richesse des Nations, I, 2 ;
M. Foucault, « Il faut défendre la société
» (cours au Collège de France, 1976), Hautes Études-Gallimard-Seuil,
1997.
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