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Origine : http://perso.wanadoo.fr/marxiens/philo/foucault.htm
Bio-pouvoir et prohibition Prolongement critique de Michel Foucault
La philosophie française a été longtemps influencée
par Canguilhem (qui présidait le jury d'agrégation)
dont la réflexion sur la vie biologique établissait
que "le normal et le pathologique" n'avaient pas de fondement
objectif mais étaient des constructions sociales (la vie
est ce qui est capable d'erreur). Michel Foucault, se situant dans
cette continuité, a voulu reconstituer la généalogie
des normalisations sociales institutionnalisées (asiles,
prisons), instruments du pouvoir de l'État sur sa population
vivante, appelé Bio-pouvoir, et qui est une normalisation
des corps et l'exclusion de ce qui est considéré comme
une pathologie par le pouvoir. Michel Foucault fait remonter parfois
ce bio-pouvoir à la Grande Peste (qui tue les 2/3 de la population)
et ses techniques d'enfermement des lépreux.
Je pense que c'est une erreur, due à sa méthode qui
prétend faire la généalogie d'un concept ou
d'une institution comme si ils avaient une existence autonome. Ce
qui est important, ce n'est pas tant ce qui s'était déjà
mis en place de contrôle social dans une société
hiérarchisée ne connaissant que dépendances.
Ce qui est important c'est de comprendre pourquoi ces techniques
disponibles se sont développées brusquement malgré
les nouveaux droits de l'homme et une constitution républicaine
basée sur la liberté des citoyens. Foucault le reconnaît
lui-même[1], ces institutions se sont développées
en même temps que le capitalisme et la massification industrielle,
c'est cela l'essentiel, pas qu'elles aient utilisé ce qui
existait déjà. Pour Giorgio Agamben, le biopouvoir
s'origine dans les Droits de l'Homme comme droits de la naissance,
fondant la Nation alors que ce versant, comme peuple, date plutôt
de Fichte en réaction à l'usurpation napoléonienne.
J'y verrais plutôt la nécessité de définir
une norme du Citoyen, de sa responsabilité (la souveraineté
ne peut être donnée aux fous) avant de s'identifier
à une race comme peuple biologique. Mais ce qui est primordial
dans le développement du Biopouvoir, c'est le marché
de la force de travail, le progrès de la Science et l'hygiénisme
industriel plus que la question de la citoyenneté.
Le secret n'est pas tant la généalogie du concept
que la généalogie réelle du capitalisme et
du salariat, des micro-techniques de normalisation et de contrôle
(intériorisation du droit et contrainte pénale). De
ce point de vue, les droits de l'homme servent surtout à
détruire les liens sociaux traditionnels pour les remplacer
par le lien universel de l'argent. Le règne de l'individualisme,
dans la concurrence de tous contre tous, est celui de l'impuissance
de l'individu face à la toute puissance de l'État.
C'est le propre des sociétés impériales de
ne plus s'appuyer sur des corps intermédiaires mais de massifier
l'ensemble des sujets dans un rapport individuel à l'empereur.
On a gardé jusqu'à il y a peu le Code Napoléon,
c'est que l'individualisme salarial reproduit ce rapport direct
de l'individu à l'universel par l'intermédiaire du
Droit (et d'abord des droits de l'homme). Le Dieu universel réel
est l'argent, les droits de l'homme vont permettre d'immenses misères
et des fortunes démesurées au nom de l'égalité
abstraite en devenant l'idéologie du libéralisme.
Ce qui est déterminant, c'est le développement de
l'industrie, pas de l'idéologie. C'est l'industrie qui a
besoin du salariat, d'une masse d'individus et d'une police des
corps. Ce n'est qu'une conséquence seconde de construire
l'idéologie libérale comme "naturelle" et
le Père comme origine individuelle du corps, mais cette mythologie
du Père aura de graves conséquences, notamment lorsque
le Père sera réduit "scientifiquement" au
corps biologique et à la procréation. L'important
pour cette idéologie individualiste "patriarcale"
pourtant est d'abord de détruire les solidarités sociales
traditionnelles, réduites à la famille nucléaire.
La "nature" du libéralisme n'est rien d'autre que
la négation de la société (se développant
surtout dans la non-société américaine) au
profit de la vérité des prix, de l'équivalence
des choses. Cette nature reconstituée va s'imposer comme
isolement, lutte de tous contre tous et contrainte des corps (hygiénisme).
Il y a aussi les progrès de la Science. La rationalisation
scientifique, ses statistiques ainsi que ses remèdes, rend
le pouvoir responsable de la santé individuelle comme un
Père éduquant ses enfants (un pasteur guidant le troupeau).
Remarquons que cette responsabilité de la santé va
de paire avec la détérioration de l'environnement
à cause de l'industrie, l'hygiénisme émergeant
de la détérioration catastrophique de la santé
des ouvriers anglais qui n'étaient plus bons pour la guerre
comme l'Écologie s'impose devant les destructions de notre
industrie. Mais la Science en objectivant la population au lieu
d'exprimer sa subjectivité de citoyen, se confond avec le
discours du pouvoir, de la justification de ce qui est, avec les
conséquences terribles de ce scientisme biologique que sont
le racisme et l'eugénisme qui sont l'application de la normalisation
scientifique au sujet vivant de la science elle-même réduit
au corps.
L'hésitation de Foucault sur la causalité réelle
ne se limite pas à la datation du Bio-pouvoir, mais bien
à son sens. Car, paradoxalement, il reste pris dans l'individualisme
jusqu'au bout, dans la simple pluralité des discours, même
s'il s'en dégage à interroger l'usage des plaisirs,
le souci de soi, pour montrer qu'ils relèvent d'une volonté
de savoir, c'est-à-dire que le plaisir le plus intime reste
entièrement forgé par les exigences sociales. L'individu
lui-même est une construction sociale déterminée
principalement par le Droit et le travail, ce n'est pas simplement
une place dans un discours. Il est, par contre, très surprenant
de constater qu'il n'aborde pas du tout le problème des drogues,
de même qu'il n'aborde pas l'extermination des juifs, restant
obsédé par le plaisir sexuel et la norme hétérosexuelle.
Pourtant, c'est bien sur la répression des drogues qu'il
faut porter l'attention maintenant que le plaisir n'est plus naturel
ni sexuel mais social, valorisé, culturel. Pour la "libération
du corps", après la répression sexuelle, nous
devons combattre aussi fermement la prohibition des drogues. Le
lien peut se faire par la masturbation à laquelle le plaisir
solitaire du drogué est assimilé (monstre, dégénéré,
masturbateur). Mais ce mythe du plaisir individuel doit être
dénoncé, y compris pour l'usage de drogues, comme
purement normatif (impératif de jouissance de l'interdit)
alors que tout plaisir est social (même quand il est transgressif),
le dopage comme l'ivresse.
C'est rester dans la logique prohibitionniste d'assimiler les drogues
au plaisir individuel soustrait à la valorisation sociale,
au simple plaisir du produit. Réintégrer les drogues
dans la société, c'est en reconnaître les usages
sociaux, c'est reconnaître qu'elles participent à la
production sociale. Ce n'est pas pour réprimer les usages
récréatifs puisque c'est au contraire le constat que
loisirs, repos, détente sont partie intégrante de
la production immatérielle et créative pendant que
l'amour et la sexualité participent à la reproduction
des corps. Les drogues sont un potentiel, pas seulement un plaisir.
C'est pourquoi il vaut toujours mieux s'en servir pour quelque chose
(écrire, faire de la musique, discuter) plutôt que
de poursuivre le simple plaisir du corps ou du produit, impasse
où la prohibition nous enferme.
A partir de là, le problème des drogues (y compris
l'alcool) commence avec la massification industrielle, la déstructuration
sociale et l'individualisme. L'alcoolisme est une maladie sociale,
c'est la société capitaliste qui est malade, inconsistante,
cruelle, ce n'est pas le produit. D'ailleurs l'alcool est utilisé
pour faire accepter des conditions insupportables au point que Foucault
peut dire qu'on a alcoolisé systématiquement les populations
ouvrières par l'implantation forcée de bistrots. Il
y contradiction entre le besoin de fournir aux exploités
un remède aux souffrances qu'on leur cause et la nécessité
d'avoir des ouvriers efficaces, sains et clairs. C'est pourquoi
il y a eu l'expérience de la prohibition de l'alcool, impossible
et abandonnée depuis. On s'en tire en refoulant la fonction
de drogue de l'alcool sous couvert des pratiques gastronomiques.
L'idéologie hygiéniste se rabat sur les drogues des
étrangers ou des jeunes, des marginaux pour alimenter une
bonne conscience raciste et renforcer un bio-pouvoir contrôlant
les corps, en contradiction avec nos principes démocratiques.
Car l'essentiel qu'il faut retenir de Foucault, et qui se trouvait
déjà chez Marx ou Lacan, voire René Thom ou
St Paul, c'est que la Loi est fondée sur l'exception, au
sens où elle crée le délinquant : elle le produit
et lui donne forme ("c'est la Loi qui me rend coupable").
Le but de la Loi est la répression elle-même comme
fonction d'Ordre, le renforcement de la Police assurant le fonctionnement
social. Quoi de plus évident avec les lois d'exceptions votées
pour les délits liés à la drogue, donnant aux
policiers un pouvoir démesuré et livrant la justice
à l'arbitraire. Ailleurs, c'est le terrorisme, si besoin
provoqué, qui aura cette fonction de renforcement de l'arbitraire
policier. Ce n'est donc pas un privilège de la toxicomanie
de constater que c'est la prohibition qui crée des ravages.
Sans avoir besoin d'imaginer un plan cynique et prémédité,
on ne peut expliquer la montée de la répression contre
la drogue autrement que par la montée de la jeunesse devenue
une population à contrôler, la prohibition créant
un réseau de dealers structurant ses déviances. C'est
lié surtout au rôle central des études, de la
formation dans la production moderne qui a donné toute son
importance à la jeunesse et d'abord comme marché.
C'est un passage aussi, que j'espère transitoire, de la discipline
des corps à une très maladroite discipline de l'esprit
(venant en contradiction avec son indispensable liberté)
qui identifie encore l'esprit au corps. Mais la manipulation mentale
est peut-être notre avenir, c'est ce qu'on appelle la Société
du Spectacle.
On ne pourra renverser ce bio-pouvoir qu'en renversant l'idéologie
individualiste, nous réduisant au corps justement, son prétendu
naturalisme et sa mythologie paternelle biologisante. Impossible
à cette logique, d'un Père réduit au géniteur,
d'échapper à ses conséquences normatives (hygiénisme,
eugénisme, racisme). Cette référence étant
inscrite dans le droit à la place de la garantie dogmatique
elle doit, selon Pierre Legendre, être l'objet des crimes
les plus hauts qui sont toujours des crimes sans victimes, le blasphème
contre Dieu ou la Loi. C'est ainsi que dans un monde "libre",
on ne peut tout dire, la loi interdisant le racisme et le sexisme
y compris dans le simple discours alors même qu'elle en reproduit
les conditions. C'est pareillement de ne pas reconnaître les
ravages de la prohibition, du racisme des drogues, que la Loi interdit
là aussi d'en parler par une contrainte inverse où
ce racisme ne peut être dénoncé. Ces interdits
extraordinaires dans une république laïque, et qui nous
ramènent au dogmatisme moyenâgeux, sont bien le signe
d'un enjeu crucial et d'une contradiction centrale de la norme sociale.
On n'aurait aucune chance de gagner cette guerre de religion si
le travail et l'industrie ne s'étaient pas transformés,
passant de la force de travail (qui a besoin du contrôle des
corps) à la résolution de problèmes, et pas
seulement à l'application d'une technique, ou bien à
la communication (qui ont besoin de la créativité
de l'esprit). L'idéologie individualiste n'est plus aussi
nécessaire, ni le contrôle des corps, et le Père
biologique est déjà bien moribond dans ce monde immatériel
immédiatement social de la communication et de la productivité
du savoir social.
C'est pourquoi je pense qu'on peut avoir bon espoir même
si les positions du gouvernement nous paraissent insupportables.
La reconnaissance du rôle de drogue à l'alcool devrait
amener rapidement la société à prendre conscience
du rôle des drogues dans nos sociétés et abandonner
les anciens mythes régulateurs (paternel et biologique) ainsi
que l'application du Bio-pouvoir au citoyen (hygiénisme)
alors que ce Bio-pouvoir doit s'appliquer plutôt à
l'environnement et à nos produits comme Écologie.
[1] Foucault disait lui-même qu'il n'était pas d'accord
avec tout ce qu'il écrivait. Je l'approuve complètement,
dans son insistance sur le salariat en 1973, mais il refusera ensuite
d'assimiler le pouvoir à la répression de la sexualité
ou du plaisir mais plutôt à son aveu et à sa
valorisation sociale. Le pouvoir est productif, lien social et jouissance,
de même que la loi produit les délinquants, les interdits
sexuels produisent du discours. Le pouvoir c'est ce qui sollicite
notre participation, notre liberté mais on peut résister
au gouvernement. Je continue à penser que l'ensemble du système
se met en place à partir de la pratique du lien juridique
salarial, de son intériorisation des contraintes et de sa
productivité. C'est là qu'il faut intervenir pour
réfuter ce droit abstrait et inégal du "contrat
de travail" où se forme l'individu quelconque normalisé.
Le problème est alors de fixer les ouvriers à l'appareil
de production, de les établir ou de les déplacer là
où il a besoin d'eux, de les soumettre à son rythme,
de leur imposer la constance ou la régularité qu'il
requiert, bref de les constituer comme une force de travail. De
là, une législation créant de nouveaux délits
[..] II 467-468
L'évolution de la morale, c'est avant tout l'histoire du
corps, l'histoire des corps. On peut comprendre à partir
de là :
- que la prison soit devenue la forme générale de
la punition et se soit substituée au supplice. Le corps n'a
plus à être marqué ; il doit être dressé
et redressé; son temps doit être mesuré et pleinement
utilisé; ses forces doivent être continûment
appliquées au travail. La forme-prison de la pénalité
correspond à la forme-salaire du travail;
- que la médecine, comme science de la normalité des
corps, ait pris place au coeur de la pratique pénale (la
peine doit avoir pour fin de guérir). II 468-469
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