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Origine :
http://aejcpp.free.fr/articles/friard_foucault.htm
Cette page vient de cette adresse:
http://www.serpsy.org/psy_levons_voile/personnalite/foucault.html
Michel FOUCAULT Eléments biographiques
Chaque fois que j’ai essayé de faire un travail
théorique, çà a été à
partir d’éléments de ma propre existence; toujours
en rapport avec des processus que je voyais se dérouler autour
de moi (...) quelques fragments d’autobiographie Dits
et écrits
Convaincu que le chercheur ne saurait théoriser sans se
référer de quelque façon à sa propre
existence, je commencerais par esquisser quelques éléments
biographiques qui seront autant de repères sur l’œuvre
de Foucault.
Michel Foucault est né en 1926 à Poitiers d’un
père chirurgien et d’une mère fille de chirurgien.
Il fait toutes ses études à Poitiers jusqu’aux
classes préparatoires à l’Ecole Normale Supérieure
Il échoue une première fois au concours en 1945, quitte
alors Poitiers pour Paris et débarque à Henri IV où
il prépare le concours de la rue d’Ulm qu’il
réussit brillamment.
Il y rencontre Althusser, devenu en 1948 répétiteur
de philosophie. Foucault poursuit des études de philosophie
et de psychologie : licence de philosophie à La Sorbonne
(1948), licence de psychologie (1949). Il rédige son diplôme
d’études supérieures de philosophie sur Hegel
sous la direction de Jean Hyppolite.
Ces années d’études à l’Ecole
Normale Supérieure semblent avoir été une période
de grande souffrance, marquée par plusieurs tentatives de
suicide.
Foucault adhère au parti communiste en 1950 (il le quittera
en 1952). C’est l’époque où le Parti Communiste
connaît ses heures de gloire : 25 % des Français votent
Rouge . Pour tous ces jeunes qui n’ont pu participer à
la guerre, à la résistance, le parti constitue une
occasion de se rattraper.
D’un point de vue philosophique, les existentialistes et
les phénoménologues sont au sommet de leur gloire.
Foucault est reçu à l’agrégation de
philosophie en 1951. Il devient répétiteur de psychologie
à l’ENS, travaille comme psychologue à Sainte-Anne
dans le service du professeur Delay. Il y rencontre Daumezon, Lacan,
Ajuriaguerra, Henri Ey. Il travaille également avec Lagache.
Foucault rappellera à plusieurs reprises que c’est
de cette expérience que naîtra le projet d’étudier
le partage en fonction duquel s’est historiquement établi
notre relation à la folie. C’est à Sainte-Anne
qu’a lieu la révolution neuroleptique, précisément
au moment où Foucault y travaille. Le Pr. Delay est un des
hommes marquants de cette découverte. La classification des
psychotropes Delay-Deniker n’a jamais véritablement
été dépassée. Daumezon est un des pères
de la psychothérapie institutionnelle, il sera un des premiers
avec Tosquelles à se rendre compte que l’institution
et ses rapports de pouvoir rend fou.
Foucault, d’abord assistant de psychologie à Lille,
puis à l’ENS (il remplace Althusser) poursuit ses études
de psychologie (diplômes de psychopathologie, puis de psychologie
expérimentale). Les premiers travaux de Foucault, jusqu’à
l’Histoire de la folie porteront sur la psychologie, et jusqu’à
son départ en Tunisie, en 1966, il exercera à l’université
comme enseignant de psychologie.
Foucault publie en 1954 Maladie mentale et personnalité
, un ouvrage d’inspiration marxiste. Il écrit l’introduction
d’une traduction de Binswanger par J. Verdeaux Rêve
et existence . Marxisme et phénoménologie constitue
le terreau intellectuel dont Foucault devra s’affranchir par
la lecture de Nietsche, Bataille, Blanchot, Klossowki.
A Sainte-Anne, Foucault participe aux premiers séminaires
de Lacan.
En 1955, sur la recommandation de Georges Dumézil, Foucault
devient directeur de la Maison de France à Uppsala en Suède
où il restera jusqu’en 1958. Foucault organise donc
dans ce cadre des discussions, des conférences, des séances
récréatives, toutes sortes d’événements
dans le but de promouvoir la langue française et ses intellectuels.
C’est à Upssala qu’il commence sa thèse
L’histoire de la folie et c’est aussi là-bas
qu’il l’achèvera en 1958. Ce départ en
Suède marquerait une des ruptures profondes décidées
et théorisées par Foucault, dont un des grands impératifs
éthiques sera de se déprendre de soi-même .
Le but en est de se décentrer et de se rendre autant que
faire se peut étranger à sa propre culture. En Suède,
Foucault découvre une extraordinaire bibliothèque
constituée de 21 000 documents : lettres, manuscrits, livres
rares, grimoires et surtout un fond considérable sur l’histoire
de la médecine, leur lecture va nourrir son travail. Il passe
des heures et des heures à lire, prendre des notes et à
rédiger. Sa thèse va se construire très difficilement.
Foucault quitte la Suède pour Varsovie, il va y rouvrir
le Centre de civilisation française. Il quitte précipitamment
la Pologne en 1959 et prend la direction de l’Institut français
de Hambourg.
Sa thèse Folie et déraison, Histoire de la folie
à l’âge classique est achevée en 1960.
Il la soutient pour le Doctorat d’Etat de philosophie en 1961,
à la Sorbonne devant un jury composé de Henri Gouhier
(président), Georges Canguilhem, Jean Hyppolite, Daniel Lagache
et Maurice de Gandillac. Toujours en 1961, Foucault inaugure une
série d’émissions radiophoniques sur France-Culture
sur Histoire de la folie et littérature .
Folie et déraison, Histoire de la folie à l’âge
classique est publiée en 1960 par Philippe Ariès chez
Plon dans la collection civilisations et mentalités après
avoir été refusée chez Gallimard.
Plon publie en 10-18, une version abrégée en 1964.
C’est sur cette version que nous travaillerons.
Gallimard, enfin, publie dans la Bibliothèque des histoires
l’histoire de la folie, amputée de la première
préface.
L’idée originale de la thèse de Foucault était
de réfléchir sur les fous, ces hommes et ces femmes
bâillonnés au fil des siècles. Foucault découvre
alors que la folie n’est pas un fait de nature mais un fait
de civilisation. La folie n’existe que pour une société
donnée ce qui implique qu’il ne peut y avoir une histoire
de la folie sans une histoire des cultures qui la disent telle et
qui la persécutent. Qui mieux que Foucault, avec son parcours
intellectuel particulier, qui associe philosophie, psychologie,
psychiatrie, sa rencontre avec ce fond considérable sur l’histoire
de la médecine et surtout peut-être sa connaissance
interne de la folie, du rejet, de la différence pouvait écrire
une histoire de la folie?
Présentation de l’œuvre
Dès la première phrase de la préface, Foucault
en appelle à Pascal : Les hommes sont si nécessairement
fous que ce serait être fou par un autre tour de folie de
n’être pas fou. .
Foucault se propose de faire l’histoire de cet autre tour
de folie de cet autre tour par lequel les hommes, dans le geste
de raison souveraine qui enferme leur voisin, communiquent et se
reconnaissent à travers le langage sans merci de la non-folie;
retrouver le moment de cette conjuration, avant qu’elle naît
été définitivement établie dans le règne
de la vérité . Il lui faut tâcher de rejoindre,
dans l’histoire, le degré zéro de l’histoire
de la folie, où elle est expérience indifférenciée,
expérience non encore partagée du partage lui-même.
Entre l’homme de raison qui délègue vers la
folie le médecin, et l’homme de folie il n’y
a plus de langage commun mais un silence. La constitution de la
folie comme maladie mentale, à la fin du XVIIIe siècle,
dresse le constat d’un dialogue rompu... Le langage de la
psychiatrie, qui est monologue de la raison sur la folie, n’a
pu s’établir que sur un tel silence.
Foucault n’a pas voulu faire l’histoire de ce langage
mais plutôt l’archéologie de ce silence .
Stultifera navis
A la fin du Moyen-Age, la lèpre a pratiquement été
éradiquée du monde occidental mais le fantôme
du lépreux demeurera longtemps après l’abandon
des léproseries. Ce qui restera c’est le sens de cette
exclusion, à la fois rejet de celui qui est puni des maux
qu’il a fait dans le monde et sanctification de celui qui
porte les stigmates de la faute, sanctifié précisément
par et à cause de ce rejet.
Ce partage entre exclusion sociale et réintégration
spirituelle va se retrouver à la Renaissance, au lépreux
succède le fou, cet autre errant, qui vient de l’autre
monde et qui part vers l’autre monde.
Dans le paysage imaginaire de la Renaissance apparaît la
Nef des Fous, étrange bateau ivre qui file le long des calmes
fleuves de la Rhénanie et des canaux flamands.
Dans les marges de la communauté, aux portes des villes,
s’ouvrent comme de grandes plages que le mal a cessé
de hanter, mais qu’il a laissées stériles et
pour longtemps inhabitables. Des siècles durant, ces étendues
appartiendront à l’inhumain. Du XIVe au XVIIe siècle,
elles vont attendre et solliciter par d’étranges incantations
une nouvelle incarnation du mal, une autre grimace de la peur, des
magies renouvelées de purification et d’exclusion .
C’est dans cet espace imaginaire que le fou sera enfermé
: aux portes des villes, dans les tours aux fous, s’il ne
peut et ne doit avoir d’autre prison que le seuil lui-même,
on le retient sur le lieu du passage. Il est mis à l’intérieur
de l’extérieur et inversement. L’exclusion du
fou doit l’enclore.
La nefs des fous n’est pas seulement un geste d’utilité
sociale qui vise à la sécurité des citoyens,
c’est aussi une autre façon d’exclure en enclosant.
Vers le XVe siècle, de la vieille alliance de l’eau
et de la folie , va naître une barque, le thème de
la nef des fous et son équipage insensé va envahir
la littérature et l’iconographie jusqu’aux paysages
les plus familiers.
La folie et le fou vont devenir personnages majeurs, dans leur
ambiguïté : menace et dérision, vertigineuse
déraison du monde, et mince ridicule des hommes.
La dénonciation de la folie devient la forme générale
de la critique. Si la folie entraîne chacun dans un aveuglement
où il se perd, le fou, au contraire rappelle à chacun
sa vérité.
Jusqu’à la seconde moitié du XVe siècle,
le thème de la mort (fin de l’homme, fin des temps,
etc.) règne seul. Dans les dernières années
du siècle, la dérision de la folie prend la relève
de la mort et de son sérieux. L’effroi devant la fin
de toute chose, devant la limite absolue s’intériorise
dans une ironie continue. La folie c’est le déjà
là de la mort. Mais c’est aussi sa présence
vaincue, esquivée dans ces signes de tous les jours qui,
en annonçant qu’elle règne déjà,
indiquent que sa proie sera une bien pauvre prise.
La substitution du thème de la folie à celui de la
mort ne marque pas une rupture mais une torsion à l’intérieur
de la même inquiétude. C’est toujours du néant
de l’existence, de l’au-delà qu’il est
question, mais ce néant n’est plus reconnu comme terme
extérieur et final, à la fois menace et conclusion;
il est éprouvé de l’intérieur, comme
la forme continue et constante de l’existence. La sagesse
consistera à dénoncer partout la folie car c’est
la montée de la folie universelle qui rend le monde proche
de sa dernière catastrophe.
Littérature et Iconographie, Image et Parole, bien que traitant
de la même fable de la folie, vont prendre deux directions
différentes.
Saturée de significations, l’image ne présente
plus qu’une face énigmatique, son pouvoir n’est
plus d’enseignement mais de fascination . Nommés par
Adam, les animaux, et l’animalité cessent de porter
symboliquement les valeurs de l’humanité, mais dévoilent
la sombre rage, la folie qui est au cœur des hommes. Au pôle
opposé à cette nature de ténèbres, la
folie fascine parce qu’elle est savoir. Savoir ésotérique,
savoir interdit qui prédit l’arrivée de l’Antéchrist,
le règne de Satan et la fin du monde, non pas une libération,
non pas la parousie mais la victoire de la Folie.
A la même époque, dans la littérature et la
philosophie, la folie, loin d’être liée au monde
et à ses formes souterraines est un rapport subtil que l’homme
entretient avec lui-même. La folie n’a pas tellement
affaire à la vérité et au monde, qu’à
l’homme et à la vérité de lui-même
qu’il sait percevoir. La folie renvoie à un univers
entièrement moral. Le Mal n’est pas châtiment
ou fin des temps mais seulement faute et défaut. Avec la
littérature tout un travail s’accomplit qui confisquera
l’expérience tragique dans une conscience critique.
La folie renvoie à l’autre monde mais seulement dans
l’ironie de ses illusions. Nœud du roman plutôt
que dénouement, la folie autorise la manifestation de la
vérité (en poussant l’illusion jusqu’à
la vérité) et le retour apaisé de la raison.
La folie est le grand trompe-l’œil dans les structures
tragi-comiques de la littérature préclassique.
C’est dans un monde plus tranquille, moins inquiet que va
naître l’expérience classique de la folie.
La folie fait maintenant partie des mesures de la raison et du
travail de la vérité. Elle joue ... sur tous les jeux
de l’apparence, sur l’équivoque du réel
et de l’illusion, sur toute cette trame indéfinie,
toujours reprise, toujours rompue, qui unit et sépare à
la fois la vérité et le paraître. Elle n’ira
plus d’un en-deçà du monde à un au-delà,
elle ne sera plus jamais cette fuyante et absolue limite. Là
voilà amarrée, solidement, au milieu des choses et
des gens. Retenue et maintenue. Non plus barque mais hôpital.
Le grand renfermement
Si la Renaissance a libéré les voix de la folie,
tout en maîtrisant sa violence, l’âge classique
va la réduire au silence.
La fondation de l’Hôpital Général en
1656 constitue une date clé de ce processus. L’hôpital
général est affecté aux pauvres de Paris, de
tous sexes, lieux et âges, de quelque qualité et naissance,
et en quelque qu’ils puissent être, valides ou invalides,
malades ou convalescents, curables ou incurables qu’il s’agit
d’accueillir, de loger, de nourrir. Le directeur, nommé
à vie a tout pouvoir d’autorité, de direction,
d’administration, commerce, juridiction, correction et châtiment
sur tous les pauvres de Paris, tant au-dehors qu’au-dedans
de l’hôpital Général. L’Hôpital
Général se définit donc davantage comme une
entité administrative d’une souveraineté quasi-absolue
que comme un établissement médical. Cette structure
propre à l’ordre monarchique et bourgeois s’étend
bientôt à toute la France. Si elle revêt en France
des caractères spécifiques, elle n’en constitue
pas moins un phénomène dont les dimensions sont européennes.
En 150 ans, l’internement devient un amalgame abusif d’éléments
hétérogènes qui ira jusqu’à regrouper
1 % de la population parisienne.
Pour habiter les plages depuis longtemps abandonnées par
la lèpre, on a désigné tout un peuple... étrangement
mêlé et confus.
Le geste qui en traçant l’espace de l’internement,
lui a conféré son pouvoir de ségrégation
et a désigné à la folie une nouvelle patrie
a sa cohérence dans la perception de la folie de l’homme
classique.
A l’origine, l’internement n’est donc qu’une
mesure de police, qui rend le travail à la fois possible
et nécessaire pour tous ceux qui ne sauraient vivre sans
lui. Il procède davantage d’une condamnation de l’oisiveté
que d’un souci philanthropique ou de guérison. L’internement
va jouer un double rôle: résorber le chômage,
ou du moins en effacer les effets sociaux les plus visibles, et
contrôler les tarifs lorsqu’ils risquent de devenir
trop élevés; main d’œuvre à bon
marché dans les temps de plein-emploi et de hauts salaires;
et, en période de chômage, résorption des oisifs
et protection sociale contre l’agitation et les émeutes.
Enveloppés dans la grande proscription de l’oisiveté,
les fous se distinguent par leur incapacité au travail et
par leur impossibilité de s’intégrer au groupe.
Le fou va être rejeté avec toutes les formes d’inutilité
sociale. S’il y a dans la folie classique quelque chose qui
parle d’ailleurs, et d’autre chose, ce n’est plus
parce que le fou vient d’un autre ciel, celui de l’insensé,
et qu’il en porte les signes; c’est qu’il franchit
de lui-même les frontières de l’ordre bourgeois,
et s’aliène hors des limites sacrées de son
éthique.
L’origine de la pauvreté n’étant pas
seulement économique mais également morale, (c’est
l’affaiblissement de la discipline et le relâchement
des moeurs qui en est la cause), l’internement représente
sous la forme d’un modèle autoritaire, le mythe d’un
bonheur social.
Si on a pu soumettre au joug des animaux féroces, on ne
doit pas désespérer de corriger l’homme qui
s’est égaré.
Les insensés
Si tous sont enfermés, les insensés n’en ont
pas moins une place particulière dans le monde de l’internement.
Dans sa forme la plus générale, l’internement
se justifie par la volonté d’éviter le scandale.
L’honneur d’une famille exige parfois qu’on fasse
disparaître de la société celui qui par ses
mœurs fait honte à ses parents. L’inhumain ne
peut provoquer que la honte. Il y a des aspects du mal qui ont un
pouvoir de contagion, une force de scandale tels que toute publicité
les multiplieraient à l’infini. Seul l’oubli
peut les supprimer. Seule exception la folie. On montre les fous
comme s’ils étaient des bêtes curieuses. La folie
devient un spectacle offert comme distraction à une raison
sûre d’elle-même. L’internement cache la
déraison, et trahit la honte qu’elle suscite; mais
il désigne explicitement la folie; il la montre du doigt.
Si, pour la première, on se propose avant tout d’éviter
le scandale, pour la seconde on l’organise. La folie, scandale
exalté devient chose à regarder : non plus monstre
au fond de soi-même, mais animal aux mécanismes étranges,
bestialité où l’homme, depuis longtemps est
aboli.
Cette animalité n’est nulle part plus perceptible
que lorsque l’insensé est particulièrement dangereux,
il est alors couramment enchaîné. Lorsque la violence
devient paroxystique, ces pratiques ne sont plus animées
par la conscience d’une punition à exercer, ni par
le devoir de corriger. Ceux qu’on enchaîne aux murs
des cellules, ce ne sont pas tellement des hommes à la raison
égarée, mais des bêtes en proie à une
rage naturelle : comme si, à sa pointe extrême, la
folie, libérée de cette déraison morale où
ses formes les plus atténuées sont encloses, venait
à rejoindre, par un coup de force, la violence immédiate
de l’animalité. La métamorphose animale n’est
plus le signe visible des puissances infernales. L’animal
en l’homme n’a plus de valeur d’indice pour un
au-delà: il est devenu sa folie, sans rapport à rien
d’autre qu’à elle-même : sa folie à
l’état de nature. A l’époque classique,
cette animalité manifeste que le fou n’est pas un malade,
elle le protège de tout ce qu’il peut y avoir de fragile,
de précaire, de maladif en l’homme. Elle endurcit le
fou contre la faim, la chaleur, le froid, la douleur. Elle ne relève
pas de la médecine, mais du dressage, de l’abêtissement.
C’est cette animalité de la folie qu’exalte
l’internement, dans le temps même où il s’efforce
d’éviter le scandale à l’immoralité
du déraisonnable. La folie montre aux hommes jusqu’à
quel voisinage de l’animalité leur chute a pu les entraîner;
et en même temps jusqu’où a pu s’infléchir
la complaisance divine lorsqu’elle a consenti à sauver
l’homme. Pour le christianisme de la Renaissance, toute la
valeur d’enseignement de la déraison et de ses scandales
était dans la folie de l’Incarnation d’un dieu
fait homme; pour le classicisme, l’incarnation n’est
plus folie; mais ce qui est folie, c’est cette incarnation
de l’homme dans la bête, qui est, en tant que point
dernier de la chute, le signe le plus manifeste de sa culpabilité;
et, en tant qu’objet ultime de la complaisance divine, le
symbole de l’universel pardon et de l’innocence retrouvée.
Plus le fou sera animal, plus il manifestera l’universalité
du pardon divin.
Pour le classicisme, la folie ne renvoie pas à l’abolition
de toutes les formes de liberté mais au contraire à
une liberté qui fait rage dans les formes monstrueuses de
l’animalité. C’est par rapport à la déraison
que peut se comprendre la folie. La folie est la forme empirique
de la déraison; et le fou, parcourant jusqu’à
la fureur de l’animalité la courbe de la déchéance
humaine, dévoile ce fond de déraison qui menace l’homme
et enveloppe de très loin toutes les formes de son existence
naturelle.
Figures de la folie
Si les pratiques réelles témoignent que la folie
était prise dans la violence contre-nature de l’animalité,
sous quels visages concrets la folie a-t-elle été
perçue par la pensée classique ? On en retrouve essentiellement
cinq : mélancolie et manie, hystérie et hypochondrie,
démence.
La notion de mélancolie était prise au XVIe siècle
entre une définition par les symptômes et un principe
d’explication caché dans le terme même qui la
désigne.
Au XVIIIe siècle, une unité est trouvée ou
plutôt un échange aura été accompli -
la qualité de cette humeur froide et noire étant devenue
la coloration majeure du délire, sa valeur propre en face
de la manie, de la démence et de la frénésie,
le principe essentiel de sa cohésion. La fixation du concept
ne s’opère pas par une rigueur nouvelle dans l’observation,
ni par une découverte dans le domaine des causes, mais par
une transmission qualitative allant d’une cause impliquée
dans la désignation à une perception significative
dans les effets. On va d’un côté découper
parmi les symptômes et manifestations, un certain profil de
tristesse, de noirceur, de lenteur, d’immobilité et
on sera aveugle à tout ce qui n’est pas la tristesse,
qualité de la bile noire. De l’autre, on va dessiner
un support causal qui sera non plus la physiologie d’une humeur
(la bile noire), mais la pathologie d’une idée, d’une
crainte, d’une terreur.
L’unité morbide n’est pas définie à
partir des signes observés ni des causes supposées;
mais à mi-chemin, et au-dessus des uns et des autres, elle
est perçue comme une certaine cohérence qualitative,
qui a ses lois de transmission, de développement et de transformation.
C’est la logique secrète de cette qualité, qui
ordonne le devenir de la notion de la mélancolie, non la
théorie médicale. Le fil directeur de la mélancolie
est donné par les qualités immédiates du mal
mélancolique : un désordre impuissant lié à
une âpreté acide qui vient corroder le cœur et
la pensée. Pesanteur, lourdeur, encombrement telles sont
les qualités primitives qui guident l’analyse. L’explication
s’effectue comme un transfert vers l’organisme, des
qualités perçues dans l’allure la conduite,
et les propos du malade.
Les analyses de la manie obéissent à un même
principe de cohérence. Alors que l’esprit du mélancolique
est tout entier occupé par la réflexion, celui du
maniaque est fantaisie, imagination. La manie apparaît alors
comme l’antithèse rigoureuse de la mélancolie.
Elle est marquée par la dynamique de la chaleur et du mouvement
qui va être perçue comme une donnée immédiate
de l’observation.
La découverte de l’alternance manie-mélancolie
ne repose pas sur l’observation d’un fait dont il faudrait
trouver l’explication, mais est la conséquence d’une
affinité profonde qui est de l’ordre de leur nature
secrète. Pour Willis, découvreur de cette alternance,
celle-ci ne s’énonce ni en terme de symptômes,
ni en terme de maladie, mais comme de deux états dans la
dynamique des esprits animaux . L’unité de la manie
et de la mélancolie n’est pas une maladie : C’est
un feu secret en qui luttent flammes et fumée, c’est
l’élément porteur de cette lumière et
de cette ombre.
Au XVIIe et au XVIIIe siècle se constitue donc, sous l’effet
du travail des images, une structure perceptive, et non pas un système
conceptuel ou même un ensemble symptomatique. Des glissements
qualitatifs pourront se faire sans remettre en cause la figure d’ensemble.
Deux questions se posent à propos de l’hystérie
et de l’hypochondrie : est-il légitime de les traiter
comme des maladies mentales ou comme des formes de folie ? Peut-on
les traiter ensemble, comme si elles formaient un couple virtuel
sur le modèle du couple manie/mélancolie ? On repère
deux lignes essentielles d’évolution à l’âge
classique pour l’hystérie et l’hypochondrie.
L’une qui les rapproche jusqu’à la formation
d’un concept commun qui sera celui de maladies des nerfs ;
l’autre qui déplace leur signification, et leur support
pathologique traditionnel (indiqué par leur nom) et tend
à les intégrer peu à peu au domaine des maladies
de l’esprit, à côté de la manie et de
la mélancolie. Cette intégration ne s’est pas
faite au niveau de qualité primitives perçues et rêvées
dans leurs valeurs imaginaires comme pour manie et mélancolie.
Les médecins de l’époque classique ont tenté
de découvrir les qualités propres à l’hystérie
et à l’hypochondrie, en vain toutes les qualités
évoquées s’annulent les unes les autres.
C’est dans l’espace du corps, dans la cohérence
de ses valeurs organiques et de ses valeurs morales que l’hystérie
a pris ses mesures. La vieille mobilité prêtée
à l’utérus par Hippocrate va progressivement
être abandonnée au profit d’une théorie
qui fait de l’hystérie et de l’hypochondrie,
la conséquence d’un bouleversement dynamique de l’espace
corporel, d’une montée des puissances inférieures,
qui trop longtemps contraintes et comme congestionnées, entrent
en agitation et se mettent à bouillonner, et finissent par
répandre leur désordre - avec ou sans l’intermédiaire
du cerveau- dans le corps tout entier. Cette explication reste à
peu près inchangée jusqu’au début du
XVIIIe siècle, malgré la réorganisation complète
des concepts physiologiques. C’est alors que les notions d’hystérie
et d’hypochondrie vont virer et entrer dans le monde de la
folie. Une fois encore, aucun bouleversement théorique ou
expérimental n’est repérable. A une dynamique
de l’espace va se substituer une morale de la sensibilité.
Cette évolution s’effectue en trois étapes une
dynamique de la pénétration organique et morale; une
physiologie de la continuité corporelle, une éthique
de la sensibilité nerveuse. Si l’utérus ne peut
monter au cerveau, les esprits animaux, eux, le peuvent. L’hystérie
sera donc la maladie d’un corps devenu indifféremment
pénétrable à tous les efforts des esprits.
Les effets varient selon la région du corps atteinte. L’hystérie
apparaît ainsi comme le plus réelle et la plus trompeuse
des maladies; réelles puisqu’elle est fondée
sur un mouvement des esprits animaux; illusoire aussi puisqu’elle
fait naître des symptômes qui semblent provoqués
par un trouble inhérent aux organes; alors qu’ils sont
seulement la mise en forme au niveau de ces organes d’un trouble
central ou général. Plus l’espace intérieur
est facilement pénétrable, plus fréquente sera
l’hystérie. C’est pour cette raison que l’hystérie
touche surtout les femmes qui ont une constitution plus délicate,
moins ferme. Cette densité spatiale est aussi densité
morale; la résistance des organes à la pénétration
des esprits ne fait peut-être qu’une seule et même
chose avec la force de l’âme qui fait régner
l’ordre dans les pensées et les désirs. Ainsi
le corps intérieur, qui se pénètre avec les
yeux de l’esprit, est le lieu où viennent se rencontrer
une certaine manière d’imaginer le corps, de déchiffrer
ses mouvements intérieurs et une certaine manière
d’y investir des valeurs morales.
Ce corps pénétrable doit pourtant être un corps
continu. Les nerfs vont être l’agent de cette continuité.
Leur identité de nature, sous des fonctions différentes
assure la possibilité d’une communication entre les
organes les plus éloignés localement, et les plus
dissemblables physiologiquement. Grâce à un mouvement
ondulatoire et à un mouvement corpusculaire sensation et
mouvement peuvent se produire en même temps dans le même
nerf. Le réseau réel des fibres du système
nerveux ne suffit pas à expliquer la cohésion des
troubles caractéristiques de l’hystérie et de
l’hypochondrie. Seule une action à distance, une solidarité
physiologique permettent d’expliquer que les organes entrent
en correspondance, souffrent ensemble et réagissent à
une excitation pourtant lointaine. Cette sympathie occasionne les
maladies des nerfs, qui supposent un état d’alerte
générale du système nerveux qui rend chaque
organe susceptible d’entrer en sympathie avec n’importe
quel autre. Les maladies des nerfs sont des maladies de la continuité
corporelle. Un corps trop proche de lui-même, trop intime
en chacune de ses parties, un espace organique qui est étrangement
rétréci : voilà ce qu’est maintenant
devenu le thème commun à l’hystérie et
à l’hypochondrie.
Cette sympathie est-elle une propriété cachée
en chaque organe ou une propagation réelle le long d’un
élément intermédiaire ? La proximité
pathologique qui caractérise les maladies nerveuses est-elle
exaspération de cette sympathie ou mobilité plus grande
du corps interstitiel ?
La pensée médicale du XVIIIe siècle admettra
que les maladies nerveuses sont des états d’irritation
liés à la mobilité excessive de la fibre. Elle
va ainsi montrer la continuité entre la disposition (irritabilité)
et l’événement pathologique (irritation) tout
en maintenant à la fois le thème d’un trouble
propre à un organe qui ressent, mais dans une singularité
qui lui est propre, une atteinte générale, et l’idée
d’une propagation dans l’organisme d’un même
trouble qui peut l’atteindre dans chacune de ses parties.
Tant que les maux des nerfs s’associaient aux mouvements organiques
des parties inférieures du corps ils se situaient à
l’intérieur d’une certaine éthique du
désir : ils figuraient la revanche d’un corps grossier;
c’était d’une trop grande violence que l’on
devenait malade. Désormais, on souffre de trop sentir Et
de tout cela, on est à la fois plus innocent et plus coupable.
Plus innocent puisqu’on est entraîné, par toute
l’irritation du système nerveux, dans une inconscience
d’autant plus grande qu’on est plus malade. Mais plus
coupable, parce que toute la vie qu’on a mené finit
par se juger sur ce degré d’irritation. L’innocence
du malade nerveux qui ne sent même plus l’irritation
de ses nerfs n’est que le juste châtiment d’une
culpabilité plus profonde : celle qui lui a fait préférer
le monde à la nature.
L’hystérie et l’hypochondrie sont donc bien
des maladies mentales qui entrent dans le domaine de la déraison.
Que l’esprit devienne aveugle à l’excès
même de sa sensibilité alors apparaît la folie.
Cette annexion donne à la folie tout un contenu de culpabilité,
de sanction morale, de juste châtiment qui n’était
point propre à l’expérience classique.
Médecins et malades
La thérapeutique de la folie ne s’exerçait
pas à l’hôpital où il s’agissait
surtout de mettre à distance ou de corriger Dans le domaine
non hospitalier, la thérapeutique ne visait pas à
soigner l’âme mais à guérir l’individu
tout entier, sa fibre nerveuse comme le cours de son imagination.
Le corps du fou était considéré comme le corps
visible et solide de sa maladie : d’où ces cures physiques
dont tout le sens était emprunté à une perception
et à une thérapeutique morales du corps .
La consolidation vise à donner aux fibres et aux âmes
une nouvelle vigueur, soumise d’entrée au cours de
la loi naturelle. Les substances utilisées, qu’elles
permettent de lutter contre la vaine agitation, contre les vapeurs,
contre la fermentation ou de redonner aux esprits mobilité
et force fonctionnent davantage comme une métaphore opératoire
qui implique un transfert de force sans aucune dynamique discursive.
La force passe par contact, en dehors de tout échange substantiel,
de toute communication de mouvements .
La purification s’oppose à la corruption des liquides
et des esprits; elle vise à la prévenir et à
la détruire. Les thérapeutiques s’en prendront
à l’altération soit en cherchant à dévier
les matières corrompues, soit à dissoudre les substances
corruptrices, soit techniques de dérivation ou techniques
de la détersion.
L’immersion conjugue le thème de l’ablution
(pureté et renaissance) et celui de l’imprégnation.
Le bain prend ou reprend place parmi les thérapeutiques majeures
de la folie. L’eau, élément pur par excellence,
a des pouvoirs d’imprégnation, de consolidation, et
peut recevoir des qualités supplémentaires comme le
chaud et le froid. L’essentiel, une fois encore, est que cet
élément, soit le lieu de tous les thèmes thérapeutiques
possibles, formant une inépuisable réserve de métaphores
opératoires.
La régulation du mouvement a pour but de redonner à
l’esprit, au corps et à l’âme la mobilité
mesurée et contrôlée nécessaire à
la vie. Il faut susciter chez le malade un mouvement (marche, équitation,
voyages, danse, etc.) qui soit à la fois régulier
et réel c’est-à-dire qui obéit aux règles
des mouvements du monde.
Si dans l’immersion se cache le thème de l’ablution
et de la seconde naissance, dans celui de la cure par le mouvement
on retrouve un thème moral symétrique mais inverse
: reprendre place dans l’ordonnancement général
du monde, oublier la subjectivité pure qu’est la folie.
Se retrouve ainsi les grandes structures organisatrices de la folie
à l’âge classique : La folie est à la
fois impureté et solitude; elle est retirée du monde,
et de la vérité; mais elle est par là même
emprisonnée dans le mal. Son double néant est d’être
la forme visible de ce non-être qu’est le mal, et de
proférer, dans le vide et dans l’apparence colorée
de son délire, le non-être de l’erreur . Pour
soigner, il s’agit à la fois de rendre le sujet à
sa pureté initiale et de l’arracher à sa pure
subjectivité, anéantir le non être qui l’aliène
à lui-même et le rouvrir à la plénitude
du monde extérieur, à la solide vérité
de l’être .
Les techniques demeureront plus longtemps que leur sens. A l’étape
suivante, on ne cherchera plus qu’en effet mécanique
ou un châtiment moral. A partir de la fin de XVIIIe siècle,
la cure va changer de sens à nouveau.
La thérapeutique constituera une suite de destructions partielles,
dans laquelle l’attaque psychologique et l’intervention
physique se juxtaposent, s’additionnent, mais ne se pénètrent
jamais. Pour les médecins classiques, ni l’utilisation
de la musique, ni celle des passions dans la thérapeutique
ne doivent être entendues comme une forme de médication
psychologique. Guérir la folie par la passion suppose qu’on
se place dans le symbolisme réciproque de l’âme
et du corps. La différence entre médications physiques
et médications psychologiques ne commencera à exister
que lorsque la peur ne sera plus utilisée comme méthode
de fixation du mouvement, mais comme punition: lorsque la joie ne
signifiera plus la dilatation organique mais la récompense,
autrement dit, lorsque le XIXe siècle en inventant les méthodes
morales aura introduit la folie et sa guérison dans le jeu
de la culpabilité. L’espace purement moral qui est
défini autour de l’interrogation du sujet responsable,
donne les mesures exactes de cette intériorité psychologique
où l’homme moderne cherche à la fois sa profondeur
et sa vérité. La thérapeutique physique tend
à devenir au XIXe siècle, la cure du déterminisme
innocent, et le traitement moral, celle de la liberté fautive.
Seule la pratique de la sanction a séparé chez le
fou les médications du corps et celles de l’âme.
Il a toujours existé, au cours de l’âge classique
une juxtaposition de deux univers techniques dans les thérapeutiques
de la folie : l’un qui repose sur une mécanique implicite
des qualités, technique des métaphores, et qui s’adresse
à la folie en tant qu’elle est altération de
la nature, passion, c’est-à-dire appartenant à
la fois au corps et à l’âme; l’autre qui
repose sur un mouvement discursif de la raison raisonnant sur elle-même,
technique du langage, et qui s’adresse à la folie en
tant qu’elle est erreur, délire. Cette dualité
des méthodes de suppression de la folie et des formes d’investissement
de la déraison. Ces dernières peuvent se ramener à
trois figures essentielles : le réveil, la réalisation
théâtrale, et le retour à l’immédiat.
Le délire étant le rêve des personnes qui veillent,
il faut donc arracher ceux qui délirent à ce quasi
sommeil. Si le réveil peut prendre des formes brutales, il
est aussi une pédagogie qui vise à permettre à
l’insensé de retrouver l’exactitude d’un
ordre social imposé de l’extérieur.
La réalisation théâtrale est une opération
thérapeutique qui se joue toute entière dans l’espace
de l’imagination. Elle s’effectue en deux temps. Il
faut d’abord intégrer l’irréalité
de l’image dans la vérité perceptive sans que
celle-ci ait l’air de contredire celle-là, il faut
ensuite continuer le discours délirant en tendant à
l’accomplir. On le conduit ainsi vers un état de paroxysme
et de crise, où sans aucun apport extérieur, il sera
confronté à lui-même et mis en débat
avec les exigences de sa propre vérité. L’illusion
délirante retournée contre elle-même ne peut
alors que s’ouvrir sur la vérité. L’accomplissement
du non-être du délire dans l’être parvient
à le supprimer comme non-être même, puisqu’il
devient être perçu, mais comme l’être du
délire est tout entier dans son non-être, il est supprimé
en tant que délire.
Le retour à l’immédiat est le refus rigoureux
de la thérapeutique, il soigne dans la mesure où il
est l’oubli de tous les soins. Ce retour à l’immédiat
ne se définit pas par rapport au désir mais par rapport
à l’imagination, c’est-à-dire contre tout
ce qui est artificiel, irréel, imaginaire. C’est un
immédiat délivré à la fois de la passion
et du langage c’est-à-dire des deux grandes formes
de l’expérience humaine d’où naît
la déraison, un immédiat où la nature est médiatisée
par la morale.
La grande peur
Tout se passe à la fin du XVIIIe siècle, comme si
à l’instant de son triomphe, la raison classique admettait
de nouveau un voisinage entre elle et les figures de la déraison,
une sorte de masque à sa dérision, un double où
elle se reconnaît et se révoque à la fois. Le
mal qu'on avait tenté d'exclure dans l'internement réapparaît
sous un aspect fantastique. Règne alors une sorte d'image
indifférenciée de la "pourriture" qui concerne
aussi bien la corruption des mœurs que la décomposition
de la chair, et à laquelle vont s'ordonner et la répugnance
et la pitié qu'on éprouve pour les internés
C'est dans l'espace clos de l'internement que le mal entre en fermentation.
Toutes les formes de déraison qui y avaient été
enfermées font maintenant retour sous la forme d’une
lèpre visible. La déraison prend alors une forme de
maladie. La peur de la contagion fait entrer la médecine
dans les murs. Il ne s’agit pas de faire le partage entre
crime et folie, mais de protéger les raisonnables de la corruption
et des vices. Plus que d’un progrès de la connaissance
l’apogée de la médecine procède d’une
réactivation imaginaire qui prend la forme du fantastique.
La déraison devient alors délire du cœur, folie
du désir, dialogue insensé de l’amour et de
la mort.
La folie apparaît alors comme la rançon de la liberté
et d’une richesse partout répandue (surtout à
travers le discours porté sur l’Angleterre et le libéralisme
économique). Si la religion, médiation entre l’homme
et la faute, peut apparaître comme un moyen de lutter contre
l’oisiveté, contre la macération spirituelle,
propices à tous les délires, elle les provoque lorsqu’elle
perd de sa rigueur. La civilisation, tout comme le progrès
des sciences favorise le développement de la folie. Plus
une science est abstraite ou complexe, plus nombreux sont les risques
de folie. La folie est encore une fois la rançon à
payer. La folie naît de l’altération des rapports
de l’homme avec le sensible, avec le temps (dans son immédiateté)
avec autrui.
Le nouveau partage
Le mythe de Pinel, médecin humaniste, libérant les
insensés de leurs chaînes n’est qu’un mythe.
De nombreuses protestations se font entendre au XVIIIe siècle
et demandent la séparation des fous et des criminels. Mais,
si au XIXe siècle on s’indigne que les fous ne soient
pas mieux traités que les condamnés de droit commun,
au XVIIIe siècle on fait valoir que les internés mériteraient
un meilleur sort que d’être confondus avec les insensés.
Le fou n’est pas la première et la plus innocente victime
de l’internement, mais le plus obscur et le plus visible,
le plus insistant des symboles de la puissance qui interne. Sa présence
constitue même en quelque sorte une punition supplémentaire,
comme si à force de côtoyer les fous, on ne pouvait
que rejoindre à son tour la cohorte des insensés.
La présence des fous parmi les internés n’est
pas la limite scandaleuse de l’internement mais sa vérité,
son essence.
S’il est injuste que les fous soient internés, cette
injustice n’en est une que pour les autres.
Au même moment, l’internement traverse une autre crise,
plus profonde encore, crise qui monte lentement de l’horizon
économique et social.
La misère cesse d’être perçue comme le
fruit de l’oisiveté, elle apparaît liée
à un certain nombre d’incidents économique.
S’il existe une certaine quantité de misère
qu’on ne parviendra pas à effacer, la misère
n’en est pas moins productrice de richesse. Dans un univers
où la matière première est rare et chère,
les pauvres fournissent une main d’œuvre à bon
marché On assiste ainsi à une réhabilitation
morale du Pauvre, réhabilitation qui est également
réintégration économique et sociale de son
personnage. L’internement est alors perçu comme une
erreur économique. En internant le pauvre, on masque artificiellement
la pauvreté, et on supprime une part de la population. Une
population étant d’autant plus précieuse qu’elle
est plus nombreuse, il devient donc nécessaire de faire sortir
les pauvres des maisons de force pour les répartir aux points
où la main d’œuvre est la plus rare. L’assistance
aux pauvres est également théorisée comme financièrement
dangereuse. Les fondations qui la soutiennent immobilisent des biens
qui pourraient être réintroduits pour soutenir la production.
Libérée la folie le sera donc, et bien avant Pinel,
mais sans qu’il soit possible d’identifier un espace
social où la situer.
Cette libération s’effectue en trois étapes.
La première consiste à réduire le plus possible
la pratique de l’internement dans tout ce qui n’est
pas le renfermement des fous. La deuxième étape est
caractérisée par les grandes enquêtes prescrites
par l’Assemblée nationale et la Constituante au lendemain
de la Déclaration des Doits de l’homme. Nul homme ne
peut être arrêté, ni détenu que dans les
cas déterminés par la loi et selon les formes qu’elle
a prescrites... Le législateur doit donc énoncer la
loi, et prescrire des formes d’emprisonnement. Le statut de
la folie apparaît alors très ambigu : il faut à
la fois protéger de ses périls la population internée,
et lui accorder les bienfaits d’une assistance spéciale.
La troisième étape se manifeste dans une série
de décrets pris en Mars 1790. Un juge devra interroger les
internés et déterminer ceux qui devront être
visités par les médecins. Ils seront alors élargis
ou soignés dans des hôpitaux. Les hôpitaux réservés
aux fous n’existant pas, on assiste alors à une régression
qui assimile les fous à des bêtes malfaisantes dont
la divagation est interdite Les hommes iront à Bicêtre,
les femmes à la Salpêtrière.
Naissance de l’asile
Tuke va pouvoir créer sa demeure au calme patriarcal, Pinel
va pouvoir libérer les aliénés. Ces deux mythes
masquent en fait, une série d’opérations qui
vont silencieusement organiser le monde asilaire, les méthodes
de guérison, et l’expérience concrète
de la folie.
La Retraite, fondée par Tuke est d’abord un instrument
de ségrégation morale et religieuse qui cherche à
reconstituer, autour de la folie, un milieu aussi ressemblant possible
à la Communauté des Quakers. La religion joue alors
le double rôle de nature et de règle. Elle est la fois
spontanéité et contrainte, elle détient les
seules forces qui peuvent, dans l’éclipse de la raison,
contrebalancer les violences sans mesure de la folie . L’obscure
culpabilité, qui nouait autrefois faute et déraison,
est ainsi déplacée; le fou, en tant qu’être
humain originairement doué de raison, n’est plus coupable
d’être fou; mais le fou, en tant que fou, et à
l’intérieur de cette maladie dont il n’est plus
coupable, doit se sentir responsable de tout ce qui en elle peut
troubler la morale et la société, et ne s’en
prendre qu’à lui-même des châtiments qu’il
reçoit. Autrement dit, l’asile organise un espace au
sein duquel le fou, devenu objet de châtiment, doit prendre
conscience de sa culpabilité, revenir à sa conscience
de sujet libre et responsable et par conséquent à
la raison. Ce mouvement se retrouve aussi bien dans le Travail que
dans le Regard.
Comme au XVIIIe siècle, le travail est utilisé, par
Tuke, comme élément qui canalise, qui cadre et encadre
l’esprit malade. Mais à la différence du siècle
précédent, ce travail doit être dépouillé
de toute valeur de production. Il est une pure règle morale,
une limitation de la liberté, une soumission à l’ordre,
l’engagement de la responsabilité.
Le regard des autres, organisé lui aussi, est censé
répondre à l’universel besoin d’estime
. Tuke organise ainsi tout un cérémonial, des soirées
où chacun devait mimer l’existence sociale, sans que
rien d’autre ne circule que le regard qui épie toute
incongruité, tout désordre, toute maladresse où
se trahirait la folie. Si le fou dans l’internement classique
était offert au regard, ce regard n’atteignait que
sa surface monstrueuse, animale; l’homme sain pouvait y voir,
comme dans un miroir, le mouvement de sa propre chute. Cette réciprocité
disparaît avec Tuke. On cherche le fou dans les signes les
moins sensibles de la folie, là où elle s’articule
sur la raison. Le fou apparaît alors comme Etranger. Il n’est
plus jugé sur les apparences mais sur tout ce qu’elles
peuvent trahir et révéler malgré elles. Il
devient l’étranger parfait, celui dont l’étrangeté
ne se laisse pas percevoir .
Se constitue ainsi, pour le fou un self restreint où sa
liberté engagée dans le travail et dans le regard
des autres, est sans cesse menacée par la reconnaissance
de sa culpabilité. On passe ainsi d’un univers de réprobation
à un univers de jugement qui ne se préoccupe que du
visible, qui surveille, épie, s’approche pour mieux
voir, mais éloigne toujours davantage.
La folie n’apparaît plus comme la forme absolue de
la contradiction mais comme un âge mineur, elle est enfance,
minorité, seul style d’existence toléré
par Tuke. Minorisé, le fou est soumis à l’autorité
des gardiens, et surtout du Surveillant, élément médiateur,
entre folie et raison, entre gardiens et malades.
S’adressant à un enfant, soumis à l’autorité
d’adultes, l’institution fonctionne sur le modèle
de la Famille, vérité et norme de tous les rapports
qui peuvent s’instaurer entre le fou et l’homme de raison.
La folie cesse d’être alors profanations et blasphèmes
mais devient attentat incessant contre le Père . Tuke reconstitue
ainsi une famille de simulacre qui est parodie institutionnelle,
mais situation psychologique réelle .
La ségrégation s’exerce chez Pinel en sens
inverse de celle pratiquée par Tuke. La religion cesse d’être
un substrat moral et devient un objet médical. Le médecin
réduit les formes imaginaires, mais conserve le contenu moral
de la religion (qui n’est au fond qu’un élément
de morale sociale), contenu qui restitue à l’homme
ce qu’il a en lui d’immédiat et d’essentiel.
L’asile devient ainsi un instrument d’uniformisation
morale et de dénonciation sociale. L’asile devra agir
comme éveil et réminiscence ou par déplacement
social, pour arracher l’individu à sa condition. Il
s’agit chez Pinel d’opérer des synthèses
morales, d’assurer une continuité éthique entre
le monde de la folie et celui de la raison, mais en pratiquant une
ségrégation sociale qui garantisse à la morale
bourgeoise une universalité de fait . La folie devient alors
une forme de déchéance sociale avant de devenir un
demi-siècle plus tard, une dégénérescence.
Toute la vie des internés, toute la conduite des surveillants
et des médecins auront pour but d’effectuer ces synthèses
morales, en utilisant trois moyens principaux.
Le silence apparaît comme un élément paradoxal.
Enchaîné le malade pouvait se sentir reconnu, donc
libre de conserver sa vérité. Libéré
de ses chaînes, mais confronté à l’indifférence
et au mutisme théorisés de tous, il se retrouve enfermé
dans l’usage restreint d’une liberté vide . Il
est livré en silence à une vérité non
reconnue qu’il manifestera en vain puisqu’on ne la regarde
plus, et dont il ne pourra tirer exaltation puisqu’elle n’est
même pas humiliée. C’est l’homme lui-même,
non sa projection dans le délire, qui se trouvera maintenant
humilié . Il est pris dans un rapport à soi qui est
de l’ordre de la faute, et dans un rapport aux autres qui
est de l’ordre de la honte. Au langage du délire ne
peut plus répondre qu’une absence de langage.
La reconnaissance en miroir demande à la folie de se regarder
elle-même mais chez les autres. Elle apparaît ainsi
comme prétention non-fondée, c’est-à-dire
comme dérisoire folie. Identifié présomptueusement
à l’objet de son délire, le fou se reconnaît
en miroir dans cette folie dont il a dénoncé la ridicule
prétention; sa solide souveraineté de sujet s’effondre
dans cet objet qu’il a démystifié en l’assumant.
Il est maintenant impitoyablement regardé par lui-même.
... Il se reconnaît comme objectivement fou Il devient responsable
de ce qu’il sait de sa vérité.
La folie est ainsi appelée à se juger elle-même
dans une sorte de jugement perpétuel. Elle est également
jugée de l’extérieur par une sorte de tribunal
invisible qui siège en permanence. L’asile est un microcosme
judiciaire qui n’en reconnaît aucun autre, qui juge
immédiatement et en dernier ressort. L’usage de la
douche deviendra non plus une thérapeutique douce liée
aux rêves médicaux, mais la punition habituelle du
tribunal de simple police qui siège en permanence à
l’asile. Tout est organisé pour que le fou se reconnaisse
dans un monde du jugement qui l’enveloppe de toutes parts;
il doit se savoir surveillé, jugé et condamné;
de la faute à la punition, le lien doit être évident,
comme une culpabilité reconnue par tous .
La réclusion et le cachot seront réservés
à ceux qui désobéissent par fanatisme religieux,
qui résistent au travail, et qui volent, soit les trois attentats
majeurs contre les valeurs essentielles de la société
bourgeoise.
La folie est maintenant non seulement jugée, à l’entrée
de l’asile, de manière à être reconnue,
classée et innocentée pour toujours mais également
prise dans un jugement perpétuel qui ne cesse de la poursuivre
et d’appliquer ses sanctions, de proclamer des fautes, et
d’exiger des amendes honorables, d’exclure enfin ceux
dont les fautes risquent de compromettre pour longtemps le bon ordre
social . Le fou délivré par Pinel, devient un personnage
en procès, procès dont l’acte d’accusation
n’est jamais donné mais formulé par l’ensemble
de leur vie asilaire.
Le médecin peut maintenant régner sur l’asile,
non pas en tant qu’homme de science mais en tant que garantie
juridique et morale. Si le médecin peut cerner la folie,
ce n’est pas qu’il la connaisse, c’est qu’il
la maîtrise. Il exerce alors une autorité absolue dans
la mesure où dès l’origine il est Père
et Juge, Famille et Loi. En prenant ces différents masques,
le médecin devient l’opérateur magique de la
guérison, le thaumaturge auquel il suffit de regarder et
de parler pour qu’enfin le folie s’ordonne à
la raison. Se noue ainsi le couple médecin/malade qui renvoie
aux rapports Famille-Enfants autour du thème de l’autorité
paternelle; aux rapports Faute-Châtiment, autour du thème
de la justice immédiate; aux rapports Folie-Désordre,
autour du thème de l’ordre social et moral. Le malade
s’abandonnera aux mains de ce médecin thaumaturge,
il s’y aliénera. Cette complicité du malade,
masquée au médecin, aura pour conséquence d’unir
le concept médical de folie, et le concept critique de folie.
La maladie mentale ne sera à tout prendre que de la folie.
Ne reste alors plus que le couple médecin-malade en lequel
se résument, se nouent et se dénouent toutes les aliénations.
Conclusion
La folie ne se laisse heureusement pas enfermer, ne se laisse pas
réduire au silence du couple médecin-malade.
Les tableaux de Goya, contemporains de ce dialogue rompu, décrivent
une folie, étrangère à l’expérience
aliéniste. Cette folie, dernier recours, à la fois
aube et commencement de tout, à la fois chaos et apocalypse,
qui noue et partage le temps donne aux paroles à peine audibles
de la déraison classique en les amplifiant jusqu’au
cri et à la fureur, une expression, un droit de cité
et une prise sur la culture occidentale à partir de laquelle
toutes les contestations (y compris la contestation totale) deviennent
possibles
Sade, recueille également les mots derniers de la déraison,
et leur donne pour l’avenir un sens plus lointain. Quel désir
pourrait être contre nature puisqu’il a été
mis en l’homme par la nature elle-même, et qu’il
est enseigné par elle dans la grande leçon de vie
et de mort que ne cesse de répéter le monde Avec Sade
la néant de la déraison où s’était
tu pour toujours le langage de la nature, est devenu violence de
la nature et contre la nature, et ceci jusqu’à l’abolition
souveraine de soi-même .
Après Sade et Goya, et depuis eux, la déraison appartient
à ce que toute œuvre comporte à la fois de meurtrier
et de contraignant. Dans l’expérience classique, la
folie appartenait à l’œuvre. Que ce soit dans
la vie des écrivains ou dans leurs textes, la même
violence parlait ; langage et délire s’entrelaçaient.
La folie de l’écrivain permettait, pour les autres,
de voir naître et renaître dans les découragements
de la répétition et de la maladie, la vérité
de l’œuvre.
La fréquence dans le monde moderne d’œuvres qui
éclatent dans la folie montre que l’affrontement entre
œuvre et folie est plus périlleux qu’autrefois.
La folie d’Artaud ne se glisse pas dans les interstices de
l’œuvre ; elle est précisément l’absence
d’œuvre, la présence ressassée de cette
absence, son vide central éprouvé et mesuré
dans toutes ses dimensions qui ne finissent point.
La folie est une absolue rupture de l’œuvre ; elle forme
le moment constitutif d’une abolition, qui fonde dans le temps
la vérité de l’œuvre. Par la folie qui
l’interrompt, une œuvre ouvre un vide, un temps de silence,
une question sans réponse, elle provoque un déchirement
sans réconciliation où le monde est contraint de s’interroger.
C’est désormais le monde qui devient coupable à
l’égard de l’œuvre. L’œuvre le
contraint à une tâche de reconnaissance, de réparation.
Il doit rendre raison de cette déraison et à cette
déraison. La folie où s’abîme l’œuvre
c’est l’espace de notre travail, c’est l’infini
chemin pour en venir à bout, c’est notre vocation mêlée
d’apôtre et d’exégète .
Il n’y a de folie que comme instant dernier de l’œuvre
-celle-ci la repousse indéfiniment à ses confins;
là où il y a œuvre, il n’y a pas folie,
et pourtant la folie est contemporaine de l’œuvre, puisqu’elle
inaugure le temps de sa vérité. l’instant où,
ensemble, naissent et s’accomplissent l’œuvre et
la folie, c’est le début du temps où le monde
se trouve assigné par cette œuvre, et responsable de
ce qu’il est devant elle.
Commentaires
J’ai tenté de suivre les mouvements de la pensée
de Foucault, m’interdisant autant que faire se peut d’y
glisser ma subjectivité. Ce faisant, je me suis assez peu
soucié du temps, ni de l’espace occupé A cela,
plusieurs raisons : la première et la plus importante est
certainement le plaisir que j’y ai pris. Ce plaisir justifie
une démarche assez peu économique. La deuxième
raison est d’ordre plus pratique, élaborant une réflexion
sur la chambre d’isolement, pouvais-je faire autrement ? Comment
aborder cette question sans se référer le plus précisément
possible à l’histoire de la folie ? La troisième
enfin est d’ordre professionnel. Lire un livre sans prendre
le temps de s’arrêter, de réfléchir à
ce qui est écrit, sans suivre l’écrivain à
la trace est finalement de peu d’intérêt. Au
terme de cette fiche de lecture, de nombreuses questions s’agressent
au professionnel de santé que je suis. Quel que soit mon
devenir professionnel, un certain nombre de questions soulevées
par Foucault, un certain regard sur la déraison et sur les
pratiques mises en place pour la maîtriser m’accompagneront.
N’était-ce pas le but de Foucault ?
Si tout un chacun peut décrire en gros le contenu de cet
ouvrage, peu s’en sont servi pour rebondir sur une réflexion
pratique. Et pourtant. A un moment où la psychiatrie, où
la prise en charge, où les représentations de la folie
sont en mutation, lire Foucault semble indispensable pour tenter
de comprendre ce qui est en jeu. Qu’il s’agisse de rédiger
une charte du patient hospitalisé, d’accorder une représentation
aux associations de patients au sein des Conseils d’Administration,
d’unifier les deux filières de soins infirmiers (d’Etat
et de Secteur Psychiatrique), de restreindre le budget hospitalier
(restrictions qui touchent essentiellement la psychiatrie extra-hospitalière),
de diminuer le nombre de lits, de mettre l’accent sur l’aspect
social aux dépens de l’aspect sanitaire, de maintenir
hospitalisés sous contrainte les Sans Domicile Fixe comme
pour limiter l’errance dans les secteurs parisiens, de repenser
la loi du 27 Juin 1990, etc. tout cela demande à être
pensé, et pas seulement en référence à
des critères économiques ou de santé publique
dont Foucault montre bien qu’il sont avant tout idéologiques.
La même réflexion vaut pour les soins mis en place
aujourd’hui, soins admis sans questionnement comme étant
le fruit d’un certain progrès. Je pense par exemple
aux diagnostics infirmiers, définis comme étant une
réaction à un problème de santé, c’est-à-dire
à ce qui n’est pas une maladie, mais une réaction
à la maladie. Dans quelle mesure ne s’agit-il pas,
à un échelon infirmier, d’un nouvel avatar du
traitement moral avec les mêmes conséquences au niveau
de tous les malades qui devraient se reconnaître coupables
de ne pas être en bonne santé ou de ne pas se maintenir
en santé ? Je me garderais bien de répondre à
cette question qui exigerait un travail du même type que celui
effectué par Foucault.
L’histoire de la folie apparaît comme un événement
assez fondamental dans l’histoire de la pensée. Elle
inaugure une certaine façon d’utiliser l’histoire
pour bousculer et obliger à reconstruire notre perception
du présent, pour casser, à la fois les conceptions
reçues du progrès (Pinel libérant les aliénés)
et les idées reçues selon lesquelles l’histoire
se répète. Le présent est à la fois
héritage et innovation.
Avec cette enquête sur la folie, Foucault procède
à une généalogie du pouvoir, repère
ce qui lui donne naissance. Cette généalogie est une
recherche des événements hétérogènes,
dispersés et infimes permettant de comprendre les relations
entre pouvoir et savoir. Selon celle-ci, l’homme se constitue
et se forme à travers sa maîtrise sur les autres. Le
pouvoir, autrement dit n’est pas une propriété,
mais un réseau de relations, un mode d’action de certains
sur d’autres, un mode irréductible à la violence.
C’est bien ce que montre l’histoire de la folie.
La généalogie du pouvoir opérée par
Foucault dans le domaine de la folie n’est pas exempte d’erreurs
et d’approximations historiques. Nous noterons qu’un
texte aussi important que L’Instruction sur la manière
de gouverner les insensés n’apparaît pas ou peu,
que Charenton et Les petites maisons s’étaient assez
vite spécialisés dans le soin aux insensés
qui avaient les moyens de payer une pension (ce en quoi ils ne faisaient
pas partie des pauvres), que Charenton sera fermé au début
de la Révolution (Charenton était géré
et dirigé par les Frères de Saint Jean de Dieu), que
la discipline y était plus douce que partout ailleurs, que
deux ans après sa fermeture il fallut rouvrir Charenton,
précisément parce qu’on y soignait les fous.
L’importance du rôle de Pussin est complètement
occultée par Foucault, qui suit le mythe médical tout
en le critiquant. Mais si les infirmiers s’accaparent Pussin,
n’est-ce pas aussi pour substituer au mythe médical,
un mythe infirmier ? L’apothéose médicale date-t-elle
de Pinel ou d’Esquirol ? Il semblerait qu’elle puisse
être contemporaine du départ de Pussin et de son remplacement
par Esquirol (A un surveillant succède un médecin).
Connaissant bien l’histoire de Charenton, il m’est facile
de dépister certains oublis le concernant, qu’il y
ait d’autres approximations historiques change-t-il quelque
chose à la pertinence de la thèse de Foucault. Je
ne le pense pas. De nombreux chercheurs lui emboîteront le
pas, parmi lesquels de nombreux infirmiers soucieux de reconnaissance
universitaire (Jaeger, Juchet, Audigout, etc.) Tous s’intéresseront
à l’histoire de leur profession et à cette époque
pinellienne, tournant ainsi le dos à la clinique et à
la réalité hic et nunc de la relation infirmier/patient
dont ils n’auront de cesse de se réclamer dans le témoignage
de Pussin tout en s’en éloignant temporellement. Mais
un tel écart n’est il pas indispensable à la
réflexion
Dominique Friard
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