|
Ce cours de 1982, de M. Foucault au collège de France :
L'herméneutique du sujet est un vrai bonheur. La publication
a pu être autorisée par les héritiers, parce qu'il est édité à partir
de notes et d'enregistrements d'auditeurs : comme une sorte de
parole publique, comme nous le signalent les directeurs d'édition
F. Ewald et A. Fontana.
Le texte du cours de
M. Foucault est suivi du « résumé du cours » publié
dans l'annuaire du collège de France par lui-même, et d'
« une situation du cours » par l'éditeur F. Gros.
Il ne s'agit pas d'un
cours traditionnel (en effet, les auditeurs, très nombreux, n'étaient
pas des étudiants), mais la scansion en cours datés, la retranscription
et les rapports aux notes et dossiers de Foucault restituent la
vivacité d'un discours oral très soigneusement préparé, et laissant
place à des digressions ou réponses à des questions. Le développement
en boucles du discours, la reformulation incessante d'hypothèses,
la construction pas à pas de la vision d'ensemble, les lectures
et commentaires personnels des textes, les hésitations, reprises
et retours donnent à voir la dynamique d'une pensée et d'une recherche
personnelles entrain de s'élaborer.
Foucault en effet ne
s'intéressait à la philosophie que comme « le travail critique
de la pensée sur elle-même (qui) consiste, au lieu de légitimer
ce que l'on sait déjà, à entreprendre de savoir comment et jusqu'où
il serait possible de penser autrement » [1].
Ce cours s'inscrit
dans l'histoire des systèmes de pensée, titre de la chaire
de M. Foucault de 1971 à 1984. Il reprend un chapitre : »la
culture de soi » de l'ouvrage : « le souci de
soi » troisième volume de l'histoire de la sexualité.
Il s'agit d'un tournant dans les préoccupations de Foucault :
des questions du pouvoir, de ses dispositifs, et de la domination
(qu'on retrouvait dans la volonté de savoir que dans
l'histoire de la folie ou dans surveiller et punir),
il se tourne vers la question éthique du sujet et de son rapport
à la vérité, le souci de soi : « Comment a pu se constituer
à travers cet ensemble de phénomènes et processus historiques que
nous pouvons appeler notre culture, la question de la vérité du
sujet ? » [2]
En effet, dans les cours : « Subjectivité et vérité »
de 1981 et « herméneutique du sujet » de 1982 Foucault
analyse le souci de soi, le rapport à soi et les techniques de maîtrise
de soi, depuis l'antiquité. Que l'étude de l'occident moderne, et
l'importance qu'y prennent les systèmes normatifs, de pouvoir et
de savoir sur les comportements individuels, l'avaient empêché de
percevoir. Pour Descartes, par exemple, l'accès à la vérité est
le fait d'un sujet rationnel et connaissant, loin du souci de soi.
Le souci de soi, epimeleia
heautou, apparaît comme une préoccupation de toute l'antiquité
depuis Socrate dans l'apologie et se retrouve chez Grégoire
de Nysse huit siècles plus tard !
Bien sûr l'epimeleia
heautou prend des formes et des nuances différentes d'une époque,
et d'un auteur à l'autre, et Foucault nous y introduit, pas à pas,
de lecture en lecture : toute la démonstration est rigoureusement
appuyée sur des textes, lus et commentés.
Foucault distingue
trois périodes :
1° le moment socrato-platonicien
où le « connais toi toi même » s'articule au souci de
soi, par l'enseignement du philosophe à des disciples.
2° les I et II ème
siècles de notre ère au cours desquels le souci de soi fait partie
de la vie quotidienne pour tous ou presque.
3° Les IV et V èmes
siècles où la philosophie passe de l'ascétisme païen à l'ascétisme
chrétien fondé sur le renoncement à soi même.
Il y a premièrement
Alcibiade, important parce qu'il est en quelque sorte le
texte de la découverte du souci de soi, mais aussi parce qu'il semble
répondre à une objection actuelle (chrétienne occidentale moderne) :
Alcibiade est en effet un jeune homme riche, beau, et que son statut
promet au gouvernement de la cité. Mais comme le lui fait remarquer
Socrate par la plume de Platon, il ne sait pas comment gouverner.
Or pour être capable de gouverner les autres il lui faut se soucier
de lui, s'occuper de lui. C'est le rapport au politique, la participation
à la vie publique qui sont en jeu, et non l'enfermement égoïste
dénoncé par le christianisme. Marc Aurèle beaucoup plus tard reprendra
ce rapport entre souci de soi et gouvernement des autres, en justifiant
qu'un prince doit se comporter comme tout un chacun : s'occuper
de soi pour bien gouverner.
Qu'est ce que s'occuper
de soi ? et en quoi consiste ce souci de soi ?
Le moyen en est gnôthi
seauton : connais toi toi-même. Et des techniques de maîtrise
de soi. Les pythagoriciens avaient déjà bien antérieurement défini
un certain nombre de pratiques et d'exercices de purification, d'endurance,
ou de concentration qui devaient permettre d'avoir accès à ce souci
de soi.
Aux Ier et IIème siècle,
du stoïcisme romain jusqu'à Marc Aurèle, la culture hellénistique
et romaine domine, et l'impératif du souci de soi s'impose à tous
et se généralise à toute la vie, comme art de vivre.
Il s'agit là encore
à partir d'exercices, d'entraînement à se retourner sur soi par
un véritable mouvement (une conversion).Ceci ne peut se faire que
dans la relation à un maître. Sénèque notamment dans les
lettres à Lucilius, fait de cette conversion l'aboutissement de
toute la vie, donc de la vieillesse ; Epictète ouvre une école
pour jeunes et vieux, et Philon d'alexandrie considère ce souci
de soi comme une véritable thérapie.
C'est ce souci de soi,
détourné de la futilité des apparences, qui assure le salut !
Les IIIème et IVéme
siècles et tout le christianisme ne pensent plus le rapport plein,
achevé et complet du sujet à lui-même, le retour personnel de soi
sur soi, et sa propre constitution de soi-même, mais le renoncement
à soi et la soumission à la loi. Les institutions monastiques dominent,
et enjoignent des pratiques telles que l 'examen de conscience et
l'aveu à un directeur de conscience. C'est par l'obéissance que
le sujet atteint la vérité et gagne son salut. De l'ascèse antique
à l'ascèse chrétienne, on est passé de la subjectivation à l'assujettissement !
« L'histoire de
la subjectivité c'est à dire des rapports entre sujet et vérité(est)
la très longue, la très lente transformation d'un dispositif de
subjectivité défini par la spiritualité du savoir et la pratique
de la vérité par le sujet, en cet autre dispositif de subjectivité
qui est le nôtre et qui est commandé, je crois, par la question
de la connaissance du sujet par lui-même, et de l'obéissance du
sujet à la loi » [3]
.
Conclusion de Foucault :
si le défi de la philosophie occidentale est le statut du sujet,
pris entre le monde objet de connaissance et en même temps lieu
d'épreuve pour lui même, alors vous comprenez bien pourquoi la
phénoménologie de l'esprit est le sommet de cette philosophie.
Ce texte de M. Foucault
fait écho à des interrogations très actuelles de philosophes et
de sociologues, préoccupés par le nécessaire « retour du sujet »
face à l'individualisme contemporain, au rationalisme et à l'utilitarisme
dominants.
Tout ce courant contemporain
en sciences sociales, par exemple, qui, à partir de la pensée de
P. Ricoeur, et de la question d'un sujet éthique, du « conflit
des interprétations » à « soi-même comme un autre »
fonde ses analyses sur l'interprétation, l'ontologie de la compréhension,
et l'herméneutique comme renouvellement de la phénoménologie.
C. Taylor, aussi, qui
s'interroge sur la place du sujet libre et autonome, face aux risques
de repliement sur soi égoïste, et à l'incertitude des cadres de
référence actuels : il propose une ontologie morale, une éthique
de l'authenticité contre les conformismes, et l'accomplissement
de soi à travers une vie quotidienne pleine et entière qui réponde
à la quête de sens.
A. Touraine lui-même, qui constate la dissociation actuelle entre
l'acteur et le système, la rupture avec les transcendances de la
société traditionnelle, et les dominations concurrentes du marché
(de l'économie) et des communautés (les idéologies) et parle de
résistance. Il préconise l'avènement d'un sujet « producteur
de sa vie », c'est à dire ni déterminé par ses appartenances
sociales et sa place dans l'organisation sociale, ni condamné à
la soumission aux rôles et statuts sociaux liés à l'intégration
sociale. Il oppose à une société rationaliste, scientifique, et
technologique, la recherche de l'unité intérieure, de la création,
de la liberté et de la mémoire. En écho à l'herméneutique du
sujet, il y a la recherche d'un réenchantement du sujet face
au désenchantement du monde !
[1] Dits et Ecrits, IV, n°338, « Usages
des plaisirs et techniques de soi », cité par F. Gros p. 490.
[2]
L'herméneutique du sujet, p. 243.
[3] L'herméneutique du sujet,
p. 305.
Bénédicte Goussault est Sociologue, maître de conférences à l'université
Paris 12 Val-de-Marne, membre du LABRES (Laboratoire de recherche
en éducation et sciences sociales) laboratoire d'université. Co-auteure
avec D. Coles de Le récit de vie, Chronique sociale, 1995 et
auteur de Paroles de sans papiers, L'atelier, 1999.
|