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Origine :
http://www.homo-numericus.net/article.php3?id_article=167
http://www.bugbrother.com/article295.html
Site Homo Numericus -- Cybercratie - Réseaux de savoirs et pyramide
du pouvoir : les enjeux de la société de l’information
sont aussi politiques
Surveiller et punir : le panoptique est dans la puce
Le 29 mai dernier, le Parlement Européen a entériné
une proposition d'amendement à la directive européenne
sur la protection des données personnelles, émanant
du Conseil des Ministres, et visant à autoriser les États
membres à conserver les données de connexions de leurs
citoyens pour une durée excédant les besoins de facturation,
généralement un an. Ce vote, effectué, comme
de coutume, dans l'indifférence générale des
opinions publiques, est la réponse apportée par l'Union
européenne aux demandes sécuritaires des États-Unis
après les attentats du 11 septembre. Après la Loi
sur la Sécurité Quotidienne en France et des lois
similaires adoptées dans d'autres pays européens,
cette directive confirme et approfondit le mouvement général
d'augmentation du degré de surveillance sur les communications
électroniques entamé il y a quelques années.
Même son de cloche de l'autre côté de l'Atlantique,
où le projet de réorganisation du FBI qui concentrera
désormais ses activités sur la lutte anti-terroriste
devrait avoir pour conséquence de permettre aux agents fédéraux
de placer sur écoutes communications téléphoniques
et communication électroniques émanant de personnes
susceptibles de détenir des informations liées au
terrorisme, sans avoir à y être autorisé par
le mandat d'un juge. Il s'agit en fait d'une simple légalisation
a posteriori de dispositifs de surveillance préventive généralisée
qui avaient été mis en place au lendemain des attentats
du 11 septembre, sur le modèle du dispositif Carnivore.
Du pic à glace à l'ordinateur
Mais la nouveauté du processus ne réside pas dans
la simple notion de surveillance ; car le monde "hors ligne"
connaît lui aussi une multiplication des actes législatifs
inspirés par le sentiment d'insécurité, comme
en témoigne le climat qui règne actuellement en France.
La nouveauté de cette directive, des différentes lois
qui l'ont précédées, et de celles qui se préparent,
en Europe et aux États-Unis, réside dans l'utilisation
des moyens technologiques mis en oeuvre pour prévenir, surveiller,
empêcher et finalement punir les comportements criminels.
Nos sociétés sont accoutumées depuis longtemps
à considérer la plupart des outils qu'elles utilisent
comme moralement et pénalement neutres : un pic à
glace, un couteau de cuisine, un fusil de chasse, une automobile
peuvent servir à tout un tas de choses, y compris à
commettre un crime, mais leur utilisation reste libre car la responsabilité
en incombe à leur propriétaire ou utilisateur. Seuls
quelques outils, comme les fusils d'assaut, les explosifs et autres
objets réjouissants sont considérés comme spécialement
destinés à tuer, et comme tels, leur usage est réglementé.
Pour le reste, même si l'on sait pertinemment que toutes sortes
d'instruments peuvent se révéler extrêmement
dangereux entre des mains malintentionnées, personne n'a
(encore) eu l'idée de les affubler de dispositifs de surveillance
particuliers ou les désactivant au cas où ils seraient
utilisés à mauvais escient. Le principe qui a prévalu
jusqu'ici, était celui de la responsabilité individuelle,
principe sacré dans nos société occidentales,
même s'il doit avoir pour conséquence une diminution
de l'efficacité dans la prévention ou la répression
du crime.
L'évolution des pratiques institutionnelles et de la législation
sur le sujet dessine une configuration où l'utilisation de
technologies numériques semble devoir échapper à
ce principe ; comme s'il s'agissait d'un autre monde, avec ses propres
lois, ses propres règles. On pourra comparer, à titre
d'exemple, la situation des communications où les gouvernements
peuvent mettre en place les dispositifs de surveillance les plus
intrusifs sans soulever l'émotion des populations concernées,
et celle des transports individuels où la simple évocation
d'un limitateur de vitesse dans les automobiles, ou d'une "boîte
noire" dans ces mêmes véhicule suscite des levées
de boucliers passionnelles. La démocratisation et l'utilisation
grandissante de technologies numériques ouvre en fait les
portes à tous les fantasmes absolus : fantasmes de liberté
absolue d'un côté, fantasmes de surveillance absolue
de l'autre. Le fantasme que Michel Foucault appelait "panoptique"
il y a quelques décennies à propos des plans proposés
au dix-huitième siècle par Jeremy Bentham pour une
prison parfaite, a pourtant plus de chance d'être réalisé,
dans la mesure où, dans un univers numérique, la dépendance
de l'individu à la technologie est effectivement absolu.
Il est dès lors possible de surveiller, au moyen d'appareils
appropriés l'ensemble des communications sur un territoire
donné, et même de les enregistrer et de les stocker
pour une utilisation éventuelle future.
Camescopes "intelligents"
Mais l'innovation en la matière ne se limite pas aux dispositifs
de surveillance.
L'industrie des médias internationaux est en train d'expérimenter
d'un point de vue technique et législatif tout à la
fois, la mise en oeuvre de dispositifs ne se contentant plus de
surveiller les atteintes au droit de la propriété
intellectuelle, mais aussi de les empêcher. Cela va du classique
dispositif anti-piratage des CD édités par Sony, aux
mouchards que l'industrie télévisuelle voudrait imposer
à Sonicblue, en passant par les différents projets
de loi visant à contraindre les constructeurs de matériels
à insérer des puces désactivantes dans les
appareils d'enregistrement. Ainsi de ces camescopes qu'on nous promet,
qui s'éteindraient automatiquement si l'on s'avisait de filmer
une projection du dernier épisode de la Guerre des Etoiles
avec. Ce sont là des tentatives exclusivement américaines
bien entendu, étant donné que ce pays accorde une
importance économique bien plus grande à la production
culturelle que ce n'est le cas en France. Chez nous justement, c'est
bien plutôt les questions d'accès à des contenus
illicites qui ont fait l'objet de toutes les attentions. Ici encore,
les différentes tentatives visant à imposer des solutions
de filtrage aux fournisseurs d'accès procèdent du
même raisonnement : c'est encore et toujours à la technologie
qu'il est demandé non pas même de faire respecter la
loi, mais tout simplement d'empêcher qu'elle soit enfreinte.
La sécurité absolue
Ce serait une erreur que de qualifier cette évolution de
"dérive policière", car l'activité
policière se déploie normalement après et autour
du crime, afin de permettre la mise en place du processus judiciaire
de sanction, auquel elle est traditionnellement subordonnée.
Ici, nous sommes à tout autre niveau : l'activité
de surveillance est mise en place a priori, elle s'étend
à tous les comportements, licites et illicites, et dans certains
cas, elle vise à provoquer une intervention au moment même
où l'infraction commence à être commise. Les
très anciens mécanismes de régulation sociale
que nous connaissons depuis longtemps ont été, en
quelques années, mis au rebut pour laisser la place à
une situation nouvelle pour nous ; pour nous seulement, et non pour
les pays qui connaissent des régimes autoritaires ou totalitaires,
avec leur cortège de polices secrètes surveillant
l'ensemble des faits et gestes d'une population.
Des puces-mouchards, des puces-garde-fou, des puces-désactivantes,
notre environnement se modifie au gré de l'introduction toujours
plus importantes des technologies numériques dans notre vie
quotidienne. Nous basculons peu à peu dans une société
où les limites fixées par la loi, et celles que permettent
les technologies coïncident exactement. Une société
où la responsabilité individuelle perd progressivement
de son sens, c'est-à-dire où, d'une part, les citoyens
sont totalement transparents aux autorités, et où,
d'autre part leur comportement est techniquement bridé selon
les termes de la loi. Et il y a fort à parier que ce qui
est accepté aujourd'hui dans le domaine très particulier
des technologies numériques, parce qu'il est encore perçu
comme un domaine particulier, sera peu à peu accepté
dans tous les autres domaines de la vie courante, par capillarité.
Car c'est une situation très confortable, qui rappelle l'enfance
et le sentiment de sécurité absolue qui l'accompagne
généralement. Au prix d'une part de notre liberté
; un prix que nous sommes apparemment prêts à payer.
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