|
Origine : Michel
Foucault et la fonction-auteur
http://www.fabula.org/atelier.php?search=Michel+Foucault+et+la+fonction%2Dauteur
Un large extrait de l’article célèbre de M. Foucault (" Qu’est-ce
qu’un auteur ? ", 1969), proposé dans l’anthologie d’A. Brunn (L’Auteur,
GF-Corpus, 2001, texte VI, p. 76-82), on ajoutera :
- Une définition préalable de la " fonction-auteur "
dont l’extrait proposé dans le GF-Corpus vient ensuite
détailler les quatre " critères " :
— Un nom d’auteur assure une fonction classificatoire en permettant
de regrouper un certain nombre de textes, de les délimiter
et de les distinguer d’autres ensembles ; le nom de l’auteur
effectue en outre une mise en rapport des textes entre eux
; il caractérise enfin un certain mode d’être du discours,
en le dotant d’un statut singulier qui le distingue de la
parole quotidienne immédiatement consommable. — "
Le nom de l’auteur n’est pas situé dans l’état civil des hommes,
il n’est pas non plus situé non plus dans la fiction de l’œuvre,
il est situé dans la rupture qui instaure un certain groupe
de discours et son mode d’être singulier. […] La fonction
auteur est donc caractéristique du mode d’existence, de circulation
et de fonctionnement de certains discours à l’intérieur d’une
société. " — La fonction classificatoire (qu’on pourrait
nommer " fonction critique " au sens étymologique de krisis,
" séparation ") joue donc à trois niveaux : elle définit un
jeu de relations pour les textes compris sous un même nom,
c’est-à-dire réunis à l’intérieur de l’œuvre, en permettant
de d’opposer un " dedans " à un " dehors ", et en dotant les
textes d’un statut singulier.
C’est pour caractériser l’ensemble des " discours " dotés
de cette " fonction-auteur ", que Foucault détaille ensuite
quatre " critères " (l’extrait figurant dans le GF-Corpus).
- Une proposition, qui vient à la fin de l’article et
esquisse un programme de recherches dans lequel Foucault
ne s’est jamais véritablement engagé :
" Dans l’ordre du discours, on peut être l’auteur de bien
plus qu’un livre : d’une théorie, d’une tradition, d’une discipline
à l’intérieur desquelles d’autres livres et d’autres auteurs
vont pouvoir à leur tour prendre place. " Ainsi de Marx ou
de Freud, qui ont laissé beaucoup plus qu’une œuvre : " Ils
ont produit quelque chose de plus : la possibilité et la règle
de formations d’autres textes. " Freud et Marx ont établi
" une possibilité indéfinie de discours. "
En quoi la position de ces " fondateurs de discursivité "
se distingue-t-elle du cas classique d’un romancier qui fait
école (Balzac et le " roman balzacien ", soit la série des
œuvres dont il n’est pas l’auteur mais l’inspirateur) ?
— Le romancier qu’on envisage comme le fondateur d’une tradition rend
seulement possible une série d’analogies, c’est-à-dire la reconnaissance
dans les œuvres postérieures qui relèvent de cette tradition d’un
certain nombre de traits thématiques et formels (personnages, situations,
pratiques stylistiques, etc.).
— Marx et Freud comme fondateurs de discursivité
ont rendu possible non seulement des analogies mais aussi
des différences : " ils ont ouvert l’espace pour autre chose
qu’eux et qui pourtant appartient à ce qu’ils ont fondé ".
Les hypothèses de psychanalystes postérieurs à la fondation
de la psychanalyse (Mélanie Klein, Lacan) et qui vont explicitement
à l’encontre des hypothèses de Freud relèvent encore de la
psychanalyse.
Quelques remarques maintenant sur la description proposée
par Foucault des " discours porteurs de cette fonction-auteur
", ou plus exactement sur ce qu’on pourrait appeler " l’appropriation
des œuvres. "
- Un mot d’abord sur le statut de cette article de Foucault
: une conférence prononcée devant la très officielle Société
française de philosophie ; l’invitation valait à elle
seule consécration de Foucault comme philosophe (et donc
comme " auteur " au sein de l’histoire de la philosophie…),
après des années de conflit institutionnel (les instances
officielles, universitaires, de la philosophie française
se sont longtemps opposées à une reconnaissance de la
valeur philosophique de Foucault comme entreprise philosophique,
pendant que les historiens de leur côté déniait à son
œuvre le statut d’entreprise historienne…).
— Le conflit avait donné lieu à une polémique, à l’occasion
de la publication de Les Mots et les choses (Gallimard, 1966)
: dans cet ouvrage majeur, Foucault refusait délibérément
les notions de " livres " et " d’œuvres ", au profit d’un
nouveau concept opératoire, celui de " formations discursives
" (il traitait ainsi de " l’histoire naturelle " comme ensemble
de discours sans " auteurs ", plutôt que de l’œuvre singulière
de Buffon ou de tel de autre) ; Foucault procédait cependant
par larges citations d’œuvres publiées et recourait régulièrement
aux noms d’auteur. — C’est pour clarifier la question
(le rôle des " auteurs " et des " œuvres " singulières dans
ces vastes " formations discursives) que Foucault publia en
1969 un ouvrage de méthodologie : Archéologie du savoir (Gallimard).
Il y définissait son entreprise ou sa méthode comme visée
avant tout descriptive tout à la fois diachroniques et synchroniques
: comment les espaces de discours se distribuent les uns par
rapport aux autres (cette distribution définissant pour chaque
époque une épistémé propre). La notion d’auteur apparaît à
cet égard non seulement comme une notion très exactement historique
(on peut décrire son émergence, parallèle à un mouvement plus
général d’individuation), mais aussi comme une fonction attachée
à un certain type de textes : le " nom de l’auteur " sédimente
des pratiques discursives elles-mêmes inscrites dans des pratiques
institutionnelles. L’invitation de la Société française de
philosophie était donc l’occasion de proposer une mise au
point, au moment même où Foucault achevait l’élaboration de
sa méthode dans l’Archéologie du savoir.
- Pour plus de clarté, donnons à la thèse de Foucault
sa formulation la plus radicale : " l’auteur " n’est rien
d’autre qu’une fonction attachée à un certain type de
textes, et définie par des usages, des pratiques institutionnelles
historicisables.
- Les quatre " critères " retenus désignent un jeu de
rapports : il y a là quatre façons d’envisager la relation
qui unit un " auteur " à son texte ou à son œuvre :
- Rapport d’appropriation : un régime de propriété singulier,
encadré par un régime pénal spécifique (ajoutons : un
régime fiscal aussi bien), qui fait de " l’auteur " à
la fois le propriétaire de son œuvre et le garant du discours.
Garant devant les tribunaux : en témoignent les nombreux procès
qui parsèment notre histoire littéraire, des Fleurs du mal
ou de Mme Bovary, aux litiges de plus en plus fréquents sur
le statut fictionnel ou non des textes. Questions complexes,
tout à la fois théoriques et juridiques, dont on donnera deux
exemples : un auteur est-il responsable des propos tenus par
ses personnages ? est-il libre d’intégrer dans une fiction
des personnes réelles au prétexte que l’inscription dans un
univers fictionnel fictionnalise les individus en faisant
d’eux des personnages ?
Bénéficiaire des droits attachés à sa production. Le droit
français, qui distingue propriété matérielle (qu’un auteur
peut céder à un éditeur, comme n’importe quel bien) et propriété
intellectuelle (inaliénable, définissant donc juridiquement
la notion de " bien culturel ") s’oppose ici au droit anglo-saxon
(au système du copyright qui autorise le transfert de complète
propriété sur une œuvre).
(Voir, dans le GF-Corpus, le Texte III, extrait du Code de
la propriété intellectuelle, p. 67 sq.)
Foucault suppose une manière de relation de compensation entre
ces deux versants du rapport d’appropriation : la responsabilité
pénale est la contrepartie des bénéfices attachées à la propriété
des œuvres.
- Rapport d’attribution : attribuer un auteur à un texte,
c’est le doter d’un statut spécifique.
Foucault décrit un chiasme entre le XVIe et le XVIIIe siècle
entre deux classes de discours : alors qu’à la Renaissance,
un discours ne peut être reçu comme discours de vérité que
s’il est référé à une " autorité " (" Hippocrate/Aristote
a dit "), quand les textes littéraires pouvaient bien rester
anonymes, à partir du XVIIe siècle on commence à concevoir
les textes scientifiques " dans l’anonymat d’une vérité établie
ou toujours à nouveau démontrable ", alors que les textes
" littéraires " ne peuvent plus " être reçus que dotés de
la fonction-auteur. "
Le sens et la valeur que l’on accorde à un texte dépendent
donc de la réponse qu’on apporte à la question de l’origine
: c’est là un trait de notre culture. Resterait à s’interroger
sur ce qui a pu rendre historiquement nécessaire la promotion
d’une telle fonction-auteur…
- Rapport de projection : " l’auteur " est le produit
d’une série d’opérations qui forment la " réplique " des
opérations que l’on fait subir au texte. " L’auteur "
apparaît comme la projection des qualités que l’on prête
au texte ; plus simplement : l’auteur vient " incarner
" les traits nécessaires au bon fonctionnement du texte
(comme tel, il n’est doué d’une existence idéale distincte
de l’existence historique d’un individu) : parce que l’on
a besoin, pour interpréter un texte de croire en son unité,
en sa cohérence et en sa singularité, " l’auteur " sera
le garant tout à la fois d’un " niveau constant de valeur
", d’un " champ de cohérence conceptuelle ou théorique
", d’une " unité stylistique " et d’une " date ".
On aperçoit ici encore que " l’auteur " est le produit d’une
série d’opérations qui intéressent l’interprétation, qui se
situent donc en aval de l’œuvre et non pas comme son amont.
- Rapport d’éloignement : l’auteur n’est ni l’écrivain
réel en amont du texte, ni un locuteur fictif à l’intérieur
de l’œuvre, mais ce qui " autorise " un tel partage (en
rendant précisément possible et insoluble la question
sur l’origine ou sur le " Qui parle ? "). Il est la condition
de possibilité de cette " dispersion des ego " dans laquelle
réside pour notre époque la littérarité des textes. C’est
là le point par lequel on doit articuler les thèses de
Foucault et le texte de Barthes.
* On retiendra donc cette citation en forme de bilan (GF-Corpus,
p. 82) : " La fonction-auteur est liée au système
juridique et institutionnel qui enserre, détermine, articule
l’univers des discours ; elle ne s’exerce pas uniformément
et de la même façon sur tous les discours, à toutes les époques
et dans toutes les formes de civilisation ; elle n’est pas
définie par l’attribution spontanée d’un discours à son producteur,
mais par une série d’opérations spécifiques et complexes ;
elle ne renvoie pas purement et simplement à un individu réel,
elle peut donner lieu simultanément à plusieurs ego, à plusieurs
positions-sujets que des classes différents d’individus peuvent
venir occuper. "
Texte de R. Barthes sur "La mort de l'auteur": L'auteur
comme absence.
Accès au sommaire de ces Variations
sur l'autorité de l'auteur.
L'auteur de cet article : Marc
Escola |
|