"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
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Note de lecture
La production de soi, Michel Foucault
Dits et écrits, tome IV, 1980-1988, nrf, Gallimard

Origine : http://perso.wanadoo.fr/marxiens/philo/foucaul2.htm
La production de soi, Michel Foucault
Dits et écrits, tome IV, 1980-1988, nrf, Gallimard

Pouvoir et subjectivité
L'échec des grandes théories politiques aujourd'hui doit déboucher sur une enquête concernant ce qui a été notre façon de penser politique au cours de ce siècle. 827

La distance de soi
Il n'est pas question de "dire la vérité" sur Foucault, ce serait lui être bien  infidèle. Il se voulait, en effet, praticien des discours de vérité (véridiction), soulignant les discontinuités historiques des pratiques sociales comme des paradigmes scientifiques. Dans le sillage de Canguilhem contestant la séparation du normal et du pathologique ("la vie est ce qui est capable d'erreur"), il s'attachera à défaire les évidences les plus tenaces de la normalité en montrant leur généalogie historique, persuadé que nous ne devons pas nous prendre pour des dieux car "l'erreur est la racine de ce qui fait la pensée humaine et son histoire"775 Comme Heidegger (L'essence de la vérité), il identifie en effet la liberté à l'errance (Errare humanum est). Son éthique est celle de la distance à soi, de la mobilité, de la sensibilité aux changements, d'un anti-dogmatisme qui s'attache aux faits.

Contre-sens et tournant
On ne peut pas en dire autant de ses disciples qu'il désavouait dès le début des années 80. Politiquement, Foucault a pris la place de Bataille et de Sartre, voire de Reich, comme caution des anarchistes, de la condamnation de tous les pouvoirs et de l'appel à toutes les transgressions. Le malentendu est tel (c'est celui d'une époque), qu'il faut absolument lire le tome IV des Dits et écrits où la critique des thèses qu'on lui prête est précise et répétée (mais l'ordre de publication ne recouvrant pas l'ordre de l'écriture des textes, on peut s'y perdre parfois). Le tournant des années 80-82 est à la fois celui de nous tous (de l'esprit du temps), celui de Foucault prenant distance avec son oeuvre (l'anti-dogmatisme en acte), mais c'est aussi une nouvelle cohérence plus forte, des mise au point plus claires. Pour le dire trop rapidement, il me semble qu'on peut voir dans cette dernière période un retour de la dialectique (20, 740) avec le retour du sujet, dialectique rejetée d'abord comme dogmatisme mais retrouvée dans les faits. Les foucaldiens identifiant encore savoir et pouvoir n'en sont certes pas là, ni sur le pouvoir comme production, ni sur la sexualité comme amitié. Certains ont pu vouloir faire de Foucault un libéral, tout est possible donc. De l'intérêt de revenir au texte.

Position historique (généalogie du sujet)
Nous devons d'abord situer le contexte historique et la méthode employée par Michel Foucault qui se distingue du philosophe, de l'historien et du sociologue. L'histoire des sciences l'avait rendu rétif au dogmatisme régnant qu'il soit hégélien ou marxiste et la phénoménologie échouait, devant la linguistique ou la psychanalyse, à réduire le sujet à son intentionalité. Il s'agissait désormais de prendre le sujet comme objet de connaissance, passer du sujet constituant au sujet constitué. L'essor du structuralisme s'explique ainsi, après le subjectivisme existentialiste, comme une fondation du sujet, une explication de l'individu par son implication dans un ensemble, mais à la suite de Nietzsche et Heidegger, c'est son inscription dans un processus historique, sa généalogie que Foucault privilégiera (essayer de replacer le sujet dans le domaine historique des pratiques et des processus où il n'a cessé de se transformer). On trouvera une très grande parenté avec Hannah Arendt (sur des thèmes comme le biopouvoir) qui peut s'expliquer par l'influence d'Heidegger plus que par influence directe sans doute. Contrairement à une tendance du structuralisme, il ne s'agit en aucun cas pour Foucault de viser un savoir total ne laissant plus aucune place au sujet constituant. L'essentiel pour lui reste la délégitimation du savoir dogmatique jusqu'à un scepticisme proche au fond de celui de Descartes face à la scolastique. Son entreprise est d'abord critique, et surtout pas systématique. S'il prend le sujet à revers ce n'est pas pour l'exclure mais à la fois pour réduire ses prétentions à la vérité, le rendre moins rigide dans ses identifications, et pour ouvrir des possibles inouïs. En attirant l'attention sur les conditions pratiques du sujet, c'est à une production de soi consciente qu'il nous invite (souci de soi).

Pratiques, rites et discours (de la méthode)
Au niveau méthodologique, c'est le même scepticisme soupçonneux envers toute idéologie qui l'a orienté vers les pratiques. Histoire des pratiques sociales et pratique des textes, leur manipulation, leur mise en série. Il se définit ainsi comme un praticien de la philosophie, opérant des coupes transversales des textes jusqu'à faire sens dans leur décalage, leur étrangeté enfouie. Ce qui l'intéresse, ce n'est pas tant ce que les gens croient mais "ce qu'ils font et la façon dont ils le font"576 Il se trouve ainsi plus proche de Mauss étudiant les techniques du corps et les rites que de Lévi-Strauss étudiant les mythes. Son objet n'est pas l'idéologie mais les "pratiques constituantes" où le sujet et l'objet se forment et se transforment (634) On peut voir dans cette unité du sujet et de l'objet une écologie des pratiques, dont la police sera l'impeccable démonstration. C'est, en effet, dans la pratique que le pouvoir s'exerce. D'ailleurs, la première conséquence de cette observation, c'est que "le pouvoir vient du bas"751 même s'il y a bien une dialectique entre pouvoir étatique et pratiques de pouvoir, nous participons tous au pouvoir, à la reproduction du système (dominés comme dominants). Si la méthode prend au sérieux le primat de la pratique ce n'est pas pour nous réduire cependant à ce que nous faisons, puisqu'il termine par une généalogie de l'éthique, à défaut de morale. Ces pratiques sont celles d'un être pensant et "la pensée c'est la liberté par rapport à ce qu'on fait"597 Il ne s'agit donc pas plus de sociologie, que d'idéologie. Nietzsche se proposait de remplacer la "sociologie" par une étude des formations de souveraineté, il s'agit plutôt ici des formations historiques du sujet, de ses "problématisations", ses pratiques sans doute, mais s'appuyant sur des textes, une rationalité, un ordre du discours, comme les rites s'appuient sur des mythes.

La production du sujet
Lorsque Foucault prétend réduire sa recherche à la question : "A partir de quelle tecknai s'est formé le sujet ?", prenant à rebours l'historisation de l'oubli de l'Etre par Heidegger, ce n'est pas dans le sens de Sloterdijk pour qui l'origine de l'homme est dans la technique comme habitation, projection d'un monde. C'est dans le sens d'une technique d'assujettissement ou de subjectivation ; technique visant directement le sujet comme liberté, son objectivation qui permet d'en faire un objet de connaissance. C'est donc dans le sens exclusif d'une technique de production du sujet. Il me semble évident qu'il y a d'autres processus individualisants et d'autres supports matériels de l'individu. Je serais tenté de dire qu'il s'agit ici seulement de la mise en circulation du sujet, mais là encore limité au versant hiérarchique, sans tenir compte de l'échange marchand qui permet des relations égalitaires et anonymes (comme le montre Louis Dumont) mais dont le poids semble se ramener, dans la pratique, à fragiliser les hiérarchies. Reste que ces techniques de production du sujet existent, hiérarchies et pouvoirs sont encore totalement présents, et, en tant que tels, produisent un sujet en le visant comme sujet (assujettissement) autant que par la résistance rencontrée (subjectivation). Ce qui se produit dans cette intériorisation de la Loi, c'est la responsabilité et la culpabilité du sujet, d'origine religieuse (devoir-être) mais qui se traduit en exigence de vérité du sujet, de l'authenticité de l'aveu. La vérité répond au pouvoir comme sa subjectivation. Il ne s'agit donc pas seulement de techniques corporelles mais aussi des conditions d'un discours vrai en tant que rite. En fait, il y a un circuit entre vérité, pouvoir et identité. La vérité du sujet est bien produite.

Le circuit de la vérité
Il y a, d'après Foucault, 3 modes d'objectivation qui transforment les êtres humains en sujets :
- Sciences (linguistique, économie, biologie), connaissance objective, Savoir
- Pouvoir, pratiques divisantes (divisé des autres ou à l'intérieur), systèmes signifiants, Politique
- Identification (sexe), pratiques, Morale

auxquels il rajoute à la fin :
- techniques de production (travail)

Il est étonnant qu'il réduise l'identification au sexe, on y mettrait plutôt le travail à notre époque mais pas dans la Grèce antique bien sûr. Si on peut accepter la définition de l'Ethique comme objectivation pour soi, ce n'est qu'un mode d'une objectivation qui prend aussi la forme d'une carrière professionnelle par exemple. En tout cas, Vérité-pouvoir-éthique font cercle, interagissent, s'influencent mutuellement. L'éthique, donc la liberté, dépend du politique qui dépend du religieux. On n'est pas loin de la triade de Dumézil (prêtres, guerriers, producteurs). Le savoir ne s'identifie pas au pouvoir avec lequel il a des rapports, ni la vérité à la morale.  Mais nous n'avons rien dit encore, nous n'avons fait que poser le cadre de l'analyse, planter le décor. Venons-en au fait, à l'analyse du pouvoir.

Les relations de pouvoir
Contrairement à ce qu'on croit d'ordinaire, Foucault ne fait pas du pouvoir le "mal" comme pour Sartre, ni la répression des instincts comme pour Reich, ni une simple oppression, une domination, une "servitude volontaire". Le pouvoir n'est pas la discipline (590) et ne se réduit pas à l'interdit, à la Loi. Il est d'abord productif, incitatif, et il vient du bas. Police de la circulation des choses et des gens. C'est exactement ce que disait Lacan dans Télévision et que, curieusement, Foucault n'avait pas bien compris : l'interdit crée le désir (de transgression), le traumatisme est reconstruit, le surmoi ordonne la jouissance (jouis). Il ne faut évidemment pas confondre la Loi du désir avec la Loi pénale sinon qu'elles sont puissances productrices plutôt qu'inhibition. Pour Foucault le noeud du pouvoir, c'est de s'adresser à une liberté, c'est-à-dire aussi à une résistance. Il n'y a pas de pouvoir sans résistance. Le pouvoir est une stratégie, une action sur l'action plutôt que domination ou simulacre (134), une conduite des conduites (237). Le pouvoir ne s'exerce que sur des "sujets libres" et en tant qu'ils sont libres et peuvent y résister. Répétons-le, il ne s'agit pas de servitude volontaire mais de relations de pouvoir assurant circulation et production. Non seulement il n'y a pas de société sans relations de pouvoir, mais plus il y a de liberté, plus il y a de pouvoirs ! Il réfute donc l'utopie communicationnelle (Habermas) sensée dépasser le pouvoir par l'argumentation et la communication (727). On voit qu'on est bien loin de l'anarchisme débridé qu'on lui prête !
 
La vérité du sujet
Le sujet se situant entre assujettissement et résistance, implique une participation au pouvoir, c'est-à-dire au social, comme on participe à la dette. La force de l'autorité doit se faire Droit pour durer (Rousseau). Agir selon la loi, reconnaître la loi, c'est l'intérioriser comme devoir-être auquel on ne peut s'égaler, introduisant la scission dans le sujet entre le devoir et l'être (voir Gauchet), posant la question enfin de la vérité du sujet. La production par le sujet de sa vérité est une des formes majeures de notre obéissance (confession, aveux, culpabilité). C'est le fonds de commerce de la Théorie de l'engagement qui s'appuie sur le moindre engagement, même extorqué, pour obtenir la soumission à ses fins (commerciales la plupart du temps). De nombreuses techniques de management ou de contractualisation, de cogestion voire même d'autogestion, s'apparentent à ces "manipulations mentales". On ne peut s'arrêter pourtant à cette face négative car, sans intériorisation de la Loi ni  responsabilité des paroles données, il n'y aurait pas de sujet. C'est la nécessité d'obéir qui produit une vérité du sujet qui ne préexistait pas à l'injonction du pouvoir mais s'éprouve dans sa résistance relative où la vérité du sujet peut servir aussi à la délégitimation du pouvoir. L'autonomie est réelle mais elle se réduit à l'intériorisation de la loi, son acceptation limitée ou transformatrice, plutôt qu'à se créer ses propres lois dans une auto-fondation impossible.

Le pouvoir intériorisé
Le pouvoir n'est pas extérieur. D'une part, l'individu-sujet n'émerge jamais qu'au carrefour d'une technique de domination et d'une technique de soi, d'autre part,  la gouvernementalité comme action sur une liberté implique le rapport de soi à soi. Il n'y a pas de différence fondamentale pour les Grecs entre gouvernement de soi et des autres. Le pouvoir n'est pas concentré au sommet mais il y a plusieurs formes de gouvernementalité (famille, école, prison, entreprises) qui ne visent pas la domination mais la maîtrise des choses (savoir), des autres (pouvoir) et de soi-même (éthique). Il n'y a pas de véritable indépendance du pouvoir puisque les technologies de pouvoir déterminent en grande partie la généalogie des savoirs et notre rationalité. Ce que nous enseigne Foucault, en ces matières, c'est que nous devons prendre conscience de nos limites, y introduire plus de réflexivité, pas de renoncer à tout pouvoir, à ces professions impossibles de la production du sujet, encore moins de se limiter aux fonctions négatives de l'Etat comme le voudrait le libéralisme. Nous avons besoin du pouvoir comme du concept pour saisir le réel, même si nous devons garder leur mobilité. En tout cas, si sa paidéia est plus modeste que celle rêvée par Castoriadis il précise que "rien ne prouve que dans la relation pédagogique, ce soit l'autogestion qui donne les meilleurs résultats"589 Le pouvoir n'est pas seulement productif, évidemment, et largement perfectible, constitué d'une combinaison variable de relations stratégiques, de techniques de gouvernement et d'états de domination. Seuls ces derniers devraient être réduits au minimum mais des pathologies peuvent se développer à tous les niveaux. Il ne sert souvent à rien de vouloir perfectionner une rationalité dont il faut plutôt changer la plupart du temps.

L'écologie de la police
Venons-en au plus intéressant. Le meilleur livre de Michel Foucault est sans doute "Surveiller et punir". Son aspect décapant ne vient pas de la dénonciation du pouvoir dans ses extrémités, d'une volonté de puissance aveugle. Ce qui choque, au contraire, c'est le caractère inconscient d'un fonctionnement qui n'a été voulu par personne, ni revendiqué par aucune autorité et qui n'apparaît qu'au niveau des pratiques, mais alors massivement : ce qu'on peut appeler une écologie de la police ou des prisons. Marx avait déjà compris la productivité du crime, son rôle dans la répression sociale. Ce que Michel Foucault ajoute c'est la constatation de l'ajustement de la loi au niveau de répression voulu. Une loi qui génère trop d'incarcérations sera amendée, d'un autre côté, il est bien connu que la prison produit des délinquants en série (aux identités préétablies). La police devient complice d'un système qu'elle entretient afin de fournir le niveau de répression voulu (les petits dealers tolérés deviennent les informateurs d'un contrôle policier sur les activités illégales dont elle ne craint rien tant qu'une désorganisation, échappant à sa surveillance). Cette imbrication et cet équilibre fluctuant de la police et du crime n'est pas sans analogies avec le mécanisme de marché. On pourrait parler du cours du prisonnier. Il résulte de l'interdépendance des différentes institutions, du fonctionnement lui-même déterminant une écologie des populations mais surtout du rôle de régulation de la police. Devant ce pouvoir anonyme, chacun ressent le risque totalitaire de la complicité et de l'arbitraire. Il semblerait que le pouvoir devienne de plus en plus totalitaire à mesure qu'il nous individualise et nous rend plus autonome. C'est, comme toujours, pour notre bien qu'on nous massacre à l'occasion. La police s'occupe de notre bonheur, de notre vie alors que la politique règle les conflits. Il ne faut pas y voir seulement l'insupportable pourtant, il faut en éprouver aussi la nécessité. Il n'est pas question de se passer de police.

La raison d'Etat
Ce qui n'est peut-être pas assez souligné par Foucault, c'est que le mal n'est pas tant le pouvoir que son autonomisation, sous la forme de la raison d'Etat et de la régulation. C'est cette autonomisation qui prolonge le pouvoir pastoral en biopouvoir ravageur qui se croit tout permis au nom de ses bonnes intentions. Il ne s'agit pas seulement de rationalisation mais d'un point de vue extérieur pour lequel l'homme va devenir objet de manipulation et de science. Le biopouvoir n'est pas comme pour Hannah Arendt le souci domestique de la richesse et du vivant mais la manipulation de nos vies par une raison autonomisée qui nous réduit à un calcul assuranciel. Lorsqu'il dit que plus l'Etat moderne est individualiste, plus il est totalitaire, qu'il y a une "corrélation permanente entre une individualisation toujours plus poussée et la consolidation de cette totalité"827, il me semble qu'il faut le comprendre à partir d'une raison d'Etat devenue autonome, sur le modèle de l'empire privilégiant les liens directs avec l'empereur au-dessus des corps intermédiaires. C'est en tout cas une réfutation du libéralisme. A suivre les hypothèses de Gauchet, cette autonomie de l'Etat résulte d'une délégitimation de l'Eglise. On peut penser que l'Etat lui-même a perdu sa légitimité ensuite face à la société civile. Foucault rejetait l'opposition de la société civile et de l'Etat, insistant sur leur unité avec un pouvoir pastoral pénétrant toute la société ; cela n'empêche pas que l'Etat a perdu de sa légitimité au profit de l'économie qui commence elle-même à perdre son hégémonie. Le problème serait plutôt de regagner notre auto-nomie comme projet collectif explicite au lieu de nous abandonner au laisser faire sans résistance, par manque de légitimité. La question est celle d'un pouvoir réflexif, d'une éthique enfin.

L'Etat-Providence et la production de l'autonomie
Les temps changent. La discipline décline au profit de la norme et nous n'avons plus besoin de nous sacrifier, renoncer à nous pour atteindre notre vérité. "La perspective de la sécurité de l'existence facilite la direction des individus, bien que ce soit selon une méthode totalement différente de celle des disciplines"662 Certes, l'Etat-Providence est contemporain des plus grands massacres, mais c'est sans doute en tant que raison d'Etat autonome et régulatrice. Nous avons à récupérer cette autonomie pour nous, à la produire. Il n'est pas question donc de se débarrasser du pouvoir, ni de la sécurité sociale mais d'en atténuer les effets de domination (ainsi que leur autonomisation) par une prise de conscience collective qui fait problème pour l'instant. L'indication la plus précieuse qu'il ait donné "c'est que le nous ne me semble pas devoir être préalable à la question ; il ne peut-être que le résultat"594 Voilà qui semble le principe d'un pouvoir sans domination, construit collectivement, lutte contre des assujettissements identitaires qui sont d'ailleurs de plus en plus "flexibles". Le but d'un tel pouvoir est de donner "à chacun son autonomie par rapport à des dangers et à des situations qui seraient de nature à l'inférioriser ou à l'assujettir"368 Le problème de la dépendance des assistés est récent. Il témoigne d'une baisse de l'urgence aussi bien que d'une demande d'autonomie plus forte mais "tout un dispositif de couverture sociale, de fait, ne profite pleinement à l'individu que si ce dernier se trouve intégré"369 Intégration et exclusion sont articulés. C'est sur cette rationalité qu'il faut agir, par l'universalisation des droits notamment. Il y a certes "un système fini, face à une demande infinie" (titre d'une intervention sur la sécurité sociale) mais si une dualisation des protections est inévitable à partir d'un certain niveau de protection, il semble qu'un revenu d'autonomie s'impose bien qu'il ne soit pas mentionné. Il faut rappeler, comme il le fait lui-même, que ses analyses concernent un passé révolu. Si nous en avons encore de nombreuses traces qu'il faut méditer, nous en sommes déjà bien éloigné. Chacun sait que, de nos jours, la production de l'autonomie devient plus que jamais nécessaire.

L'individu réflexif
Si l'individu n'existe pas en soi mais comme assujettissement, nous ne sommes plus pour autant des corps soumis à la discipline mais des sujets autonomes et anonymes, condamnés à la production de soi. Plus il y a de liberté, plus il y a de pouvoirs. Comme le notait Elias, la libération des moeurs n'a pas arrêté le processus de civilisation mais plutôt intériorisé les contraintes. Loin de s'y refuser, on peut dire que cette intériorisation est heureuse chez Foucault, assumée comme souci de soi exigeant réflexivité et détachement plus que résistance. Il y a sans doute un peu trop de narcissisme, reflet de l'époque encore, dans son éthique qui s'étend à une désexualisation des plaisirs (738) ramenés à l'amitié (l'amour réintroduirait le pouvoir par la dissymétrie des désirs). Il est animé d'un certain acharnement à nier le sexuel jusqu'à vouloir faire de cette négation la raison de l'homosexualité comme désidentification, ce qui est excessif. En tout cas, c'est fort loin des intentions qu'on lui prête, encore une fois. Son éthique est celle de la réflexivité, pas du laisser aller, de l'intériorisation et la distanciation de nos rôles respectifs. Tenir son rôle avec la distance qui convient, se donner une règle conforme à sa situation (immanence) tout en gardant un point de vue critique (on pourrait dire qu'il faut des habitudes pour s'adapter mais l'éthique comme super-habitude, habitude du changement, doit introduire une souplesse consciente). Tout ceci ne doit pas faire oublier que le sujet est un produit. Il faut y voir au contraire la confirmation d'une production du sujet, d'une circulation du pouvoir qui ne nous est pas extérieur mais nous donne forme jusqu'au gouvernement de soi.

Du nouveau
Toutes les évidences simplificatrices de la lutte révolutionnaire doivent être remises en cause, ainsi que l'utilisation politique habituelle de Foucault, si on veut donner une chance à la subversion de répondre aux nouvelles formes de domination et surtout de profiter des nouvelles opportunités de libération, de production d'autonomie concrète. La liberté n'est pas donnée mais doit être produite, il ne suffit pas d'abattre les pouvoirs en place mais il faut construire un pouvoir collectif réflexif. Comme souvent après la mort du maître, le plus dur est d'intégrer le nouveau. Ne pas être aveugle aux changements, aux retournements de situation. On n'est plus au XIXème, Foucault le redit souvent. Il faut garder le courage de la vérité (plutôt que le refoulement ou l'identité bornée), ne pas avoir peur de dire qu'on s'est trompé, condition du discours scientifique. Il en a donné l'exemple en reconnaissant nos erreurs : "On se trompait quand on croyait que toute morale était dans les interdits et que la levée de ceux-ci résolvait à elle seule la question de l'éthique"674 On se trompait aussi dit-il quand on croyait que le capitalisme avait besoin de la répression de la sexualité (mais n'est-ce pas parce qu'on a changé de mode de production, de la force de travail à la résolution de problème). La question de notre responsabilité se pose avec d'autant plus d'acuité. "Comment peut-on pratiquer la liberté ?"711 L'erreur ne vient pas de l'autre, le savoir n'est pas donné, le monde n'est pas transparent. Il faut reconnaître ses erreurs, notre ignorance, la fragilité de notre identité, notre inhabileté fatale. Le principe de précaution est le principe d'une liberté sans certitude, principe d'insuffisance de l'individu et du savoir comme produit de son temps et sans que cela empêche le sujet de se rebeller contre le monde qui l'a créé. Cette liberté n'est possible qu'avec le support des institutions (des discours), une sécurité sociale et la puissance du pouvoir politique sans lequel nous courrons à la catastrophe. Il nous faut un pouvoir collectif qui ne soit pas autonome mais réfléchi et produise de l'autonomie. Telle est la question qu'il nous faut résoudre, devant la précarité du mode de subjectivation moderne : produire les conditions de la liberté. "La liberté est la condition ontologique de l'éthique mais l'éthique est la forme réfléchie que prend la liberté"712

31/07/2001