"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
Foucault - La police des conduites -
Le panoptisme ou le cauchemar lumineux
Jean-Claude Monod

Origine : http://www.enm.justice.fr/ihej/bien_commun_foucault.htm
Foucault - La police des conduites par Jean-Claude Monod

Les premiers champs d'intérêt de Michel Foucault - la folie, la naissance de l'asile, et de la clinique - peuvent paraître bien éloignés du droit. Pourtant, l'étude des institutions qui, de l'hôpital général à la prison, ont "traité" malades et miséreux, fous et débauchés, vagabonds et délinquants, conduit à réinterroger ces gestes dont l'habitude nous a fait oublier l'étrangeté : enfermer pour guérir, discipliner pour intégrer, exclure pour inclure... L'étude des pratiques disciplinaires a permis à Michel Foucault d'éclaircir le fonctionnement du système pénal moderne. Si cette perspective peut apparaître comme une vision radicale à l'égard des représentations courantes du droit, elle pourrait bien constituer aussi l'une des approches critiques les plus éclairantes des tensions qui traversent les systèmes pénaux contemporains, et au-delà, tout notre système juridique.

Jean-Claude Monod, ancien élève de l'Ecole normale supérieure (Ulm), agrégé de philosophie, est actuellement chargé d'enseignement à l'Université de Paris-I.


Origine http://www.unige.ch/fapse/SSE/teaching/eat1/trans/uf1-panoptisme.html

Le panoptisme ou le cauchemar lumineux

Extrait de : Monod, Jean-Claude (1997). Foucault. La police des conduites. Paris, Michalon (le bien commun), pp.72-74.

Le paradoxe des analyses foucaldiennes de l'espace carcéral est qu'elles insistent moins sur l'aspect de fermeture que sur l'exposition toujours possible du prisonnier aux regards des instances de contrôle. En cela, Surveiller et punir poursuit ce qu'on pourrait appeler la " critique politique de la visibilité " entamée dès les premières oeuvres de Foucault. L'Histoire de la folie, déjà, imaginait que l'obscurité du cachot était peut-être moins contraignante que le " jugement perpétuel " auquel le fou " libéré " allait être ultérieurement soumis. Naissance de la clinique suggérait à son tour que les grands mythes des Lumières pouvaient receler le danger d'un espace transparent sans échappatoire. " Le regard qui voit est un regard qui domine " (NC, p. 38).

En " croisant " fermeture et surveillance individualisée, la prison moderne réalise la synthèse de deux grands modèles " politico-médicaux " de l'histoire occidentale : l'exclusion dans un espace clos répète l'exil des lépreux, tandis que les procédés de contrôle régulier rappellent le quadrillage d'une ville pestiférée. Cette synthèse constitue l'espace disciplinaire par excellence, dont l'idéal est figuré par un projet conçu par Bentham, grand théoricien de l'utilitarisme, mais aussi concepteur d’un modèle d'architecture " panoptique " (qui voit tout). La description du dispositif du Panopticon, dans Surveiller et punir, est célèbre: " À la périphérie, un bâtiment en anneau; au centre, une tour; celle-ci est percée de larges fenêtres qui ouvrent sur la face intérieure de l'anneau ; le bâtiment périphérique est divisé en cellules, dont chacune traverse toute l'épaisseur du bâtiment; elles ont deux fenêtres, l'une vers l'intérieur [...] l'autre, donnant sur l'extérieur, permet à la lumière de traverser la cellule de part en part. [...] Par l'effet du contre-jour, on peut saisir de la tour, se découpant exactement sur la lumière, de petites silhouettes captives dans les cellules de la périphérie. Autant de cages, autant de petits théâtres, où chaque acteur est seul, et constamment visible " (SP, p. 201).

On voit le " gain " par rapport au cachot : la pleine lumière ne laisse rien au hasard, là où l’ombre, " finalement, protégeait. La visibilité est un piège " conclut Foucault. Surtout, le panoptique fait fonctionner à plein le principe de dissymétrie du pouvoir - les surveillés peuvent être vus en permanence mais ils ne voient pas celui qui les voit, qui peut changer, s'absenter, à la limite ne pas exister. La tour pourrait être vide : la disposition même de l'espace ferait que l'homme en cellule (ou l'enfant, le fou ou l’écolier, car le dispositif benthamien est applicable à tout espace disciplinaire) pourra se croire à tout moment surveillé. Comme par un tour de force, " un assujettissement réel naît mécaniquement d'une relation fictive " (SP, p. 204). Le piège de la visibilité se referme sur celui qui, se croyant toujours vu, finit par intérioriser la surveillance et en prend inconsciemment le relais. " Celui qui est soumis à un champ de visibilité, et qui le sait, reprend à son compte les contraintes du pouvoir ", écrit Foucault : dès lors, le pouvoir " extérieur " peut s'alléger, disparaître comme instance de répression directe et violente et ne plus s'exercer que dans l'anonymat d'une fonction.

La polyvalence du dispositif panoptique, le fait que Bentham l'ait conçu comme pouvant être appliqué à toutes sortes d'institutions ayant à gérer des " multiplicités " humaines, traduit pour Foucault le " désenfermement " des disciplines, leur extension virtuelle au champ social tout entier. Virtuelle ou actuelle, inexorablement en cours, voire déjà réalisée ? C'est l'ambiguïté de ces pages de Surveiller et punir : la " fiction " benthamienne exprime-t-elle un programme " utopique " ou faut-il y voir, comme Julius, auteur d'un Traité sur les prisons de 1831 cité par Foucault (p. 218), un processus historique accompli ? " Notre société n'est pas celle du spectacle, mais celle de la surveillance ", écrit Foucault, sans que l'on sache parfaitement s'il ne fait que rapporter un point de vue. " Nous ne sommes ni sur les gradins, ni sur la scène, mais dans la machine panoptique, investis par ses effets de pouvoir que nous reconduisons nous-mêmes puisque nous en sommes un rouage " (SP, pp. 218-219). Le pouvoir " capillaire " informe l'individu, projette en lui le modèle de " l'homme " auquel il devra se conformer, fait de son " âme " le relais le plus intime et le plus efficace des fonctions de surveillance et de discipline. Après Nietzsche qui s'interrogeait sur la manière dont la morale avait pu être gravée à l'intérieur des corps sous le nom de " conscience ", Foucault évoque " une âme [...] qui est elle-même une pièce dans la maîtrise que le pouvoir exerce sur le corps ", et renverse la vision platonicienne du corps tombeau de l'âme: " L'âme, prison du corps " (SP, p. 34).