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Origine : http://www.interdits.net/2001oct/foucaultb.htm
Toute
sa vie, Michel Foucault a remis en cause les idées reçues sur
la prison, la folie, le milieu gay, l’hôpital, la littérature.
Itinéraire d’un philosophe différent qui affirmait : « Les
révolutions éthiques sont les plus prometteuses ».
1956,
Uppsala-1958,
Varsovie - 1959, Hambourg
Une histoire de la folie à l’âge classique
C’est
en philosophe qui a la bougeotte que Michel Foucault écrit de
la Suède à l’Allemagne, via la Pologne, son premier grand livre.
Or comme il arrive souvent pour les philosophes professeurs, leur
premier grand livre est une thèse. Foucault a alors à peine trente
ans. Le sujet de la thèse : Une histoire de la folie
à l’âge classique. C’est là un travail à première vue tout
ce qu’il y a de plus éloigné de la philosophie et qui se rapproche
bien plutôt d’une thèse de psychiatrie. Or il n’en n’est rien.
Ce serait commettre une grave erreur historique que de confondre
l’histoire de la folie et l’histoire de l’institution de l’hôpital
des fous qui commence, il y a deux siècles. La folie a une longue
histoire.
C’est
faire exploser une bombe que de soulever le rapport entre un certain
discours tenu par la société et la mise en place de certaines
institutions. C’est ainsi que le discours de la folie au XVIIe
et au XIXe siècle change. Au XVIIe siècle apparaissent en effet
les maisons d’internement pour les fous. Mais
qui sont lesfous » d’alors ? Pas seulement
ceux qui ont un grain, un véritable grenier parfois, mais aussi
et surtout même, des marginaux, des oisifs, des individus qui
font désordre dans la société, des pauvres. Les fous ce sont donc
des hors la loi.Au nom de la morale
et au nom d’un certain culte du travail bourgeois, on enferme.
L’homme moderne de l’époque, l’honnête homme, croit fanatiquement
aux prétentions de la raison. Le discours de la folie est donc
un discours de la raison qui refuse la folie comme la peste. Le
XVIIe siècle, c’est l’époque de Descartes, Galilée. C’est dans
ce contexte que Foucault comprend la phrase de Descartes :
« Mais quoi ? ce sont des fous ! »,
qui sonne la gloire de la raison et l’exclusion des fous.
Au
XIXe siècle, on « libère de leurs chaînes »,
selon l’expression de Pinel (un des inventeurs de la psychiatrie)
ceux qui ont toute leur tête. On s’interroge alors sur ce qui
rend autre l’individu : aliéné, l’individu va contre la norme.
La psychiatrie est née : elle aura pour but de réintégrer
l’individu dans la société, dans ses normes. La naissance de l’institution
de l’hôpital a donc pour fin de rendre normal
l’individu en comprenant les causes de son désordre (conçu comme
désordre mental). Les psychiatres sont des guérisseurs de l’âme.
Le
travail ouvert par Foucault est un travail de description des
représentations profondes dans lesquelles la société
occidentale s’est élaborée à travers des pratiques institutionnelles.
Avec cette thèse sur la folie, on a là le premier
signe d’une philosophie qui veut sortir du cadre disciplinaire,
de la norme en montrant comment elle régit nos vies à tous.
1966,
Paris
La critique des sciences de l’homme
La
réflexion sur la folie conduit alors Foucault à remettre en cause
tout le savoir de l’homme : ce que l’on appelle,
depuis le début du XIXe, les « sciences de l’homme ».
C’est d’elles que l’humanisme se réclame haut et fort. De son
côté, Foucault décrète la mort de l’homme.
Foucault
entend se départir du discours de l’humanisme. Non pas qu’il soit
dépassé, qu’après Auschwitz nous ne puissions plus parler de l’homme
(ni de Dieu d’ailleurs). Mais la critique de la psychiatrie est
valable pour les sciences de l’homme.
Dans
les Mots et les choses, Foucault indique que les
sciences de l’homme apparaissent au même moment que la psychiatrie :
elles servent le même projet. Elles ont les mêmes présupposées :
celui d’une « nature » de l’homme. Que
demande les sciences de l’homme, sinon la vérité de l’homme ?
C’est la même question que pose le psychiatre : qu’est-ce
que le fou, l’homme fou ? C’est la même démarche psychologique
qui se répète et qu’on retrouve à tous les niveaux, dans toutes
les disciplines des sciences de l’homme. Notre société souhaite
de tous ses vœux l’homme, elle le désire, elle a cette « volonté
de tout savoir » de lui et pourtant son discours sert
à cautionner des enfermements.
On
comprend pourquoi Sartre, le porte-parole d’un humanisme pris
à sa source, qui affirme la liberté absolue de l’homme, est celui
qui a le plus mal compris son époque. Foucault, au contraire,montre que l’homme n’est qu’une invention récente - né
avec les sciences de l’homme. Le discours de Foucault est donc
à comprendre comme un discours de rupture avec le discours humaniste,
incapable de se penser historiquement. Mais ce faisantil va plus loin encore, en annonçant sa mort prochaine.
Cette annonce a été mal comprise : on n’y a vu un discours
fasciste. Mais Foucault ne fait rien d’autre que
de constater le changement de discours : nous sommes encore
des humanistes jusqu’au moment oùil
devient possible d’être en rupture, de penser les implications
assujettissantes des sciences de l’homme. Aussi la critique de
l’homme par Foucault est-elle à concevoir comme un discours de
libération. Foucault propose une voie de sortie à l’individu,
face à la norme institutionnelle de l’homme, de l’Université.
Foucault
en effet va plus loin. Il ne se contente pas seulement de critiquer
l’homme, ou plutôt toutes les sciences et philosophies de l’homme.
Le sous–titre du livre de 1966 est significatif sur ce point :
« archéologie des sciences humaines ». Foucault place
son propre discours en rupture avec le discours en place dans
notre société moderne. Et si cela est possible, c’est parce que
Foucault, comme il le montre déjà dans ce livre – oppose un autre
visage à la modernité : un visage critique. L’archéologie,
nom donnée à cette position critique, permet de se mettre en écart,
de critiquer le visage anthropologique de la modernité qui s’est
imposé. Ainsi est signée la mort de l’homme.
L’archéologie
propose une pensée sans sujet, une pensée non psychologisante.
C’est le nom donné à cette démarche historique qui cherche à sonder
les structures du savoir. L’archéologie se servira donc de nouveaux
instruments conceptuels : plutôt que la continuité, ou l’évolution,
propres à des philosophies de l’histoire « psychologisantes »,
l’archéologie choisira la discontinuité en découpant des tranches
historiques pour les décrire ;plutôt
que de parler de la conscience humaine, Foucault choisit de parler
de système, de structures ;plutôt
que de sujet qui fait l’histoire, il faut se résoudre à une histoire
sans sujet. Foucault définit comme moteur de cette histoire l’institution,
qui contraint l’homme et l’enferme dans une normalité rigoureuse :
cette institution prend le visage de l’asile, d’aliéné, mais aussi
de la prison, l’hôpital ou l’école. Il faut, dit Foucault, « être
respectueux quand une singularité sesoulève,
intransigeant quand le pouvoir enfreint l’universel ».
A
la fin des années 60, abandonnant pour quelque temps la question
du « savoir », Foucault commence à s’intéresser au « pouvoir ».
Cet intérêt, on va voir, va le mener à dépasser les conceptions
traditionnelles de l’Etat, et aussi à affronter une autre « expérience »,
bien plus terrifiante que l’Asile ou l’Hôpital (la clinique) :
il s’agit de la prison, reine des institutions.
1967-68, Tunis
Le philosophe et le pouvoir
Jusqu’ici
Foucault ne parlait pas du pouvoir, refusait même d’affronter
ce genre de question : psychiatrie, savoir constituaient son seul
univers. Il faudra attendre quelques années pour que son discours
s’inverse et qu’il ne parle plus que de cela : montrant que le
pouvoir est « l’autre côté » du savoir. Mais avant,
il faut qu’il éprouve le pouvoir. Or l’expérience
du pouvoir, Foucault n’en prend vraiment conscience qu’à l’époque
où il intègre l’E.N.S, le fleuron des études supérieures, en 1946.
Normalien,
Foucault souffre en effet du regard porté sur son homosexualité.
Il souffre aussi du lourd travail que l’Ecole l’oblige à endurer.
C’est l’enfer quotidien pour ce jeune homme maigre et nerveux.
Foucault réagit par « la fuite » : expéditions nocturnes
et clandestines ; problème latent d’alcoolisme (dont il prendra
vite conscience heureusement) ; asociabilité à cause de son cynisme
; crise « intense » de paranoïa. Sans doute, aussi, son choix
de voyager en tant que lecteur dans plusieurs universités étrangères
est une façon d’entériner cette fuite. Foucault accepte de suivre
durant quelques temps des séances de psychiatrie, en même temps
qu’il l’étudie pour ses recherches : sciemment, il se confie à
la psychologie.
Tunis
n’est pas le premier voyage qu’il fait hors de France, mais à
coup sûr, il est un déclencheur : Foucault ne pourra plus ne pas
penser à la question politique. Ilséjournera
là-bas deux années et donnera des cours à l’université. Foucault
est vite confronté aux durs événements de la politique - 1967
est une année de grand trouble : affrontements, arrestations,
émeutes, « pogrom » (la question palestinienne enflamme
les esprits). Son action restera discrète, mais il réagit aux
arrestations de certains de ses étudiants. A plusieurs reprises,
il aidera les étudiants : hébergeant quelques militants, faisant
imprimer des tracts révolutionnaires chez lui. Bien sûr ce ne
sera pas un engagement au sens fort, mais il participe à sa manière
à la révolte, non sans être malmené à plusieurs reprises par les
autorités tunisiennes. C’est ainsi que l’épreuve de
la politique commence pour lui.
1968-69,
Vincennes
Enseigner autrement
De
retour en France, qu’il ne quittera que pour quelques voyages,
on lui propose d’enseigner à Vincennes, université aux « nouvelles
méthodes d’enseignement».En acceptant, Foucault espère pouvoir
enseigner autrement. Cette université libre - où il serait possible
d’enseigner ce qu’il veut - se révèle au bout du compte une vraie
tromperie. 1969 : l’année qui débute par des troubles ultra-gauchistes
dans les universités là même où les étudiants, quelques mois plus
tôt, en Mai, avaient fait la « révolution ». Vincennes
fonctionne comme une poudrière. Elle développe un climat de tension
qui enflamme d’autres universités. A Vincennes, 34étudiants seront exclus et 181 autres menacés de poursuite.
Le 10 février, un grand meeting a lieu, à la Mutualité, pour protester
contre « la répression calculée » des forces de l’ordre.
Les cours continuent pourtant. Mais le 15 janvier 1970, Olivier
Guichard, alors ministre de l’Education, déplore les conditions
dans lesquelles s’est déroulée l’année écoulée à Vincennes, et
surtout dénonce le caractère « marxiste-léniniste »
des enseignements donnés - en tous cas, ultra-gauchistes (car
peu des professeurs sont membres du Parti) - et décide de supprimer
« l’habilitation nationale » des diplômes décernés en
philosophie dans cette université. La réplique de Foucault est
immédiate et d’une grande véhémence : « qu’on
me dise clairement, ajoute-t-il,
ce qu’est la philosophie et au nom de quoi, de quel texte, de
quel critère, de quelle vérité, on rejette ce que nous faisons
(...) Qu’est-ce que la philosophie (la classe de philosophie)
a de si dangereux pour qu’il faille avec tant de soins la protéger
? Et qu’y a-t-il chez les Vincennois de si dangereux ?». (Le piège
de Vincennes, Le Nouvel Observateur, 9 février 1970) Vincennes
était un piège : loin de vouloir leur laisser un espace de liberté,
les autorités ont voulu « prendre » la pensée militante
dans des filets. Vincennes, en définitive : une prison.
Pour Foucault, il n’y a jamais eu qu’une illusion de liberté.
C’est peut-être de ce jour-là qu’il éprouvera cette présence constante,
cette surveillance continue du pouvoir, dont il va parler bientôt
dans Surveiller et Punir (1976), et qui ne cessera
de le hanter jusqu’à sa mort.
Au
bilan, Vincennes est une action politique collective,
qui durera - pour lui - deux années. Foucault, sortira de là transformé
: il opte définitivement pour un militantisme ultra-gauchiste.
On ne peut pourtant pas le qualifier de marxiste, ni d’anarchiste.
« Non, je ne m’identifie pas aux anarchistes
libertaires, parce qu’il existe une certaine philosophie libertaire
qui croit dans les besoins fondamentaux de l’homme. Je n’ai pas
envie, jerefuse surtout d’être identifié,
d’être localisé par le pouvoir» ( Dits et
Ecrits, Tome 4, p.667).
Pour
lutter véritablement contre le pouvoir, Foucault va devoir passer
par l’expérience réelle de la révolte. C’est elle qui va lui donner
les instruments conceptuels adéquats pour se battre.
1971, Paris
Le philosophe contre le pouvoir
La
véritable opposition, la lutte, la révolte contre le pouvoir commence
avec la création du G.I.P, Groupe
d’intervention des prisons. Avec quelques militants, Foucault
se rend dans les prisons : c’est la première fois que l’on y entre
librement. Le but de Foucault est clair. Il le rappelle en ces
termes : « Nous voudrions littéralement donner la
parole aux détenus. Notre propos n’est pas de faire œuvre de sociologue
ni de réformiste. Il ne s’agit pas de proposer une prison idéale,
je crois que par définition la prison est un instrument de répression ».
L’action
du G.I.P. est très concrète : visites fréquentes auprès des
détenus ; enquêtes sur les conditions d’incarcération ;
manifestations de protestations en faveur des détenus ; aides
aux détenus (dont la parole donnée n’est pas des moindres) ;
aide à la préparation politique des procès des emprisonnés. Un
manifeste brûlant, offensif, sera même diffusé à la chapelle Saint-Bernard
de Montparnasse, le 8 février 1971. Foucault doit comparaître
devant un tribunal pour impression de tracts sans mention d’imprimerie.
1975-76,
Paris
Contre-discours, contre pouvoirs
Sans
aller dire qu’il théorise à partir de la pratique, Foucault apprend,
il découvre ce qu’est au fond le pouvoir par la lutte des prisons.
Il est donc naturel que Foucault consacre un livre à la question
des prisons. La prison est un phénomène récent. Il naît à peu
près au même moment que l’hôpital. C’est dans
Surveiller et Punir qu’il décrit cette expérience
et surtout comment la prison a changé la condition du criminel.
La détention remplace l’exécution, la cellule, le supplice. Il
ne s’agit plus de tuer, mais de punir. « S’efface
donc, au début du XIXe siècle, le grand spectacle de la punition
physique (…) on entre dans l’âge de la sobriété punitive ».
Foucault décrit comment cette machine à punir est en fait le monstre
le plus redoutable du pouvoir moderne, que rien ne peut justifier,
sinon ceux qui croient aux vertus du pouvoir. Mais qu’est-ce qu’apporte
la prison, sinon une plus subtile souffrance, sourde, à l’intérieur
des murs, sinon un calvaire sans fin d’hommes qu’on prive de tout
droit d’être encore des hommes, alors qu’on remarque pourtant
qu’il n’y a que l’homme pour commettre des crimes.
Foucault
veut analyser cliniquement ce modèle de vertu qu’est soi disant
la prison. C’est en se fondant sur la lecture de Bentham, un philosophe
du XIXe siècle, qui chercha à imaginer une prison parfaite, que
Foucault veut saisir la logique profonde du pouvoir.
Le
propre du pouvoir n’est pas de juger (en dépit de l’hémorragie
apparente des procès, des mises en examen, des « pouvoirs »
du judiciaire sur l’exécutif), mais d’exercer une surveillance
continue sur l’individu. Ce qui caractérise le pouvoir moderne,
ce n’est pas d’agir par intermittence, comme le roi jadis sur
ses sujets, mais c’est un contrôle en permanence. Le pouvoir est
immanent à la société, il n’est pas dans une sorte de lieu, au
dessus de la société, et qui la régirait. L’originalité de Foucault,
c’est de mettre fin à une image transcendante, en surplomb du
pouvoir.
La
question n’est plus qui tient
les rênes du pouvoir : le président, les juges, les capitalistes.
Mais comment s’exerce le pouvoir qui touche chacun
de nous que nous soyons simple cuisinier ou que nous soyons le
Président. Le pouvoir est omniprésent et universel. Personne n’échappe
à son emprise.
C’est
notamment dans Surveiller et punir et la Volonté
de Savoir, écrits respectivement en 1975 et 1976, que Foucault
déploie cette logique du pouvoir. Le pouvoir se
profile comme un « réseau de forces », plutôt que comme
l’action d’une classe, ou d’un appareil d’Etat. L’expérience du
G.I.P révèle à Foucault combien le pouvoir est partout dans la
société et continuel : le détenu n’est pas soumis à la force
au moment où il est intercepté après son crime jusqu’à sa mise
en détention. Derrière les murs de la prison, il est obligé de
suivre des ordres, il est soumis à une surveillance nuit et jour,
24 heures sur 24. Malgré lui le détenu voit progressivement que
le monde carcéral est un monde, certes, en retrait de la société
des autres hommes, mais en même temps purement utopique. C’est
un non-lieu, le lieu même de la Loi. Tout geste est contrôlé,
interprété.
Mais
le pouvoir s’exerce aussi hors les murs de la prison. Partout :
à l’armée, à l’école, dans le foyer familial. Des stratégies bien
différenciées à chaque fois guident le pouvoir défini comme « capillaire »
(puisqu’il fonctionne comme autant de « micro-pouvoirs »
installés dans les moindres parcelles de la société). Le but :
établir un contrôle du corps du détenu, du soldat, de l’écolier,
de l’enfant, de l’homme d’entreprise. Le pouvoir contrôle tout
dès notre naissance : ne naissons-nous pas dans les hôpitaux ?
Le pouvoir est topologique, à la surface de l’architecture, dans
la géographie du cadastre.
Ces
forces du pouvoir sont apparues dans leur disposition de contrôle
au XIXe siècle. Ce sont les disciplines - sortes de procédures,
de stratégies du pouvoir - qui tiennent et s’imposent à l’individu.
Le discours de l’homme, de ses droits surtout (qu’on pense à l’impact
très grand que peut avoir pour tout un chacun la déclaration
des droits de l’homme) ont servi, en quelque sorte, d’écran
pour faire passer la pilule. Les sciences de l’homme sont devenue
le « discours du pouvoir ». Il n’y a qu’à voir les ministres
invoquant leurs experts techniciens en droit, économie, santé…pour
en avoir la preuve sous les yeux. Foucault approfondit ainsi sa
critique de l’humanisme, qui à tout vent sort les arguments du
droit, de la souffrance. Mais quel droit (le droit à toutes les
sauces : droit de vote, droit des femmes, droit des homosexuels,
droit à la différence)?, quelle souffrance ? Tout est normalisé. Arendt
dirait peut-être « banalisé ». Car il faut que la dignité
humaine soit reconnue, que toute souffrance aussi soit prise en
compte.
Ainsi,
de nos jours, les « corps » deviennent l’élément sur
lequel s’appliquent les forces du pouvoir, tandis qu’elles impriment
à l’esprit le discours de l’homme. On est loin de la grille de
lecture marxiste pour qui le pouvoir dominateur « aliène »
les consciences. Le pouvoir est comme une toile d’araignée enserrant
les individus, les tenant prisonniers et leur vomissant un suc
gastrique pour les digérer, se les assimiler. Ou encore, une ruche
où chaque abeille est au service de la Reine, sans que celle-ci
finalement y soit pour quelque chose : tous, des « automates
spirituels » ! La logique du pouvoir développé par Foucault
se veut « normative », c’est-à-dire immanente à la société
tout entière, dont l’exemple des disciplines militaires
donnent sans doute une bonne idée.
En
conséquence, l’opposition au pouvoir sera aussi « locale »,
en situation : elle ne peut être contre l’Etat de toute façon,
car elle doit s’exercer au niveau même de la société.
Foucault
cherche dès lors dans ses Cours au Collège de France,
notamment dans « Il faut défendre la société »,
des moyens de contrer ce Discours envahissant
et ce Pouvoir qui lui colle à la peau.
Il
parle de tous ces hommes, historiens, aventuriers qui par leurs
écrits ont essayé de réécrire l’Histoire officielle, l’Histoire
du pouvoir, qui bien avant d’être intégrés dans les sciences humaines
étaient déjà au service du pouvoir, de ces formes moins élaborées,
plus primitives comme le pouvoir monarchique, le pouvoir féodal,
notamment.
Des
contre-discours ont existé, tentant d’ébrécher un peu ces monuments
aux morts, ces monuments glorieux du pouvoir qui chantent les
victoires des rois, des vainqueurs. Mais ces contre-discours ne
semblent pas avoir un souffle assez puissant pour élaborer des
« machines de guerre » placées contre le pouvoir en
place. Mieux, le pouvoir essaye de les récupérer au risque
qu’ils deviennent des discours actifs de ce même pouvoir. Voyez
Lacenaire, ce grand criminel dont on a fait paraître pendant longtemps
ses Mémoires en oubliant d’y ajouter ses remarques subtiles sur
les méfaits du pouvoir, de son fonctionnement.
Si
bien que Foucault a l’impression qu’il faut changer de stratégie
combative. Reculer pour mieux avancer. Si chaque fois que je lutte
contre un pouvoir, je ne rencontre que la face
hideuse du pouvoir, il faut que je puisse détourner le regard
de la méduse. Foucault va donc ménager sa conception du pouvoir,
sans pour autant la supprimer.
1978,
Paris
Le philosophe et le pouvoir pastoral
C’est
dans l’idée de « gouvernement », que Foucault trouve
la reformulation de sa conception du pouvoir. Au lieu de s’opposer
au pouvoir, Foucault cherche plutôt la manière de le « contourner »,
« d’y échapper » sans le détruire, et sans le fuir.
Par
« gouvernement », Foucault n’entend pas comme on se
l’imagine aisément l’ensemble des ministres et du Premier Ministre,
mais une réélaboration de la notion de « pouvoir » entendu
maintenant comme « la manière de conduire la conduite des
autres ».
Le
pouvoir n’est plus seulement ce qui normalise la société à la
façon de rapports de forces qui l’articulent à tel ou tel discours,
comme pour le pouvoir moderne, le discours des sciences de l’homme.
Le pouvoir est maintenant conçu comme « un guide », c’est
lui qui « conduit » l’individu à ce discours psychologisant,
dont on parlait au début. Le pouvoir devient moins statique :
il ne s’impose plus à l’individu, comme un vêtement qui lui collerait
à la peau. Il est un processus qui façonne l’individu lui-même.Concrètement, qu’est-ce que cela signifie ?
Le
pastorat apparaît lorsque surgit le problème de la « population ».
Le XIXe siècle, c’est le siècle de Malthus. Le siècle où l’Etat
se demande commentgérer le flux de
natalité, des migrations. Le pouvoir qui était depuis le XIXe
siècle une souveraineté fonctionnant autour du Roi se
mue alors en pastorat : il devient un guide, qui se dote
d’une police, de mutuelles d’assurances, d’hôpitaux. Son but est
de « conduire » une population selon ses intérêts. Assurances,
hôpital, police : tout est fait pour le salut de l’individu.
L’Etat-providence,
la sécurité sociale sont des inventions de ce « bio-pouvoir ».
Le pouvoir pastoral guide la vie des individus : c’est pourquoi
c’est un « bio » -(vie
en grec) pouvoir. Alors qu’auparavant, à l’époque de la monarchie,
c’était le droit de vie et de mort qui prévalait, aujourd’hui,
l’Etat veut protéger ses citoyens.On dira que c’est bien, tel n’est pas l’avis de Foucault.
Là où on voit un progrès dans « l’expérience de l’hôpital »,
voire dans la « sécurité sociale », Foucault ne voit
que la ruse du pouvoir. Une façon pour le pouvoir
de mieux cerner l’individu dans sa vie. Bref de le « surveiller »,
de le « contrôler ».
Plus
nous nous abandonnons au pouvoir, plus nous nous laissons prendre
en charge (cela va du RMI au sacrifice obligatoire des « appelés »
à la guerre), moins nous sommes libres, c’est-à-dire résistant
au modelage de nous-mêmes. Le pouvoir est un « œil »
qui cherche à regarder en nous et nous oblige à voir ce que lui
veut que nous voyons : sa survie, sa perpétuation, et non
notre asservissement.
Le
pouvoir est donc un pasteur et nous sommes des moutons. Foucault
serait alors, critiquant le pouvoir, une brebis galeuse ?
On
retrouve, dans cette description dupouvoir,
quelque chose de très ancien. Le pouvoir moderne a repris un vieux
modèle de pouvoir déjà présent dans l’Antiquité : celui utilisé
par Moïse pour conduire le peuple hébreu vers la Terre promise.
Moïse
a pour tâche de sauvegarder le troupeau de Dieu.
C’est un devoir qu’il a envers Dieu et ses brebis.
Contre les lectures habituelles qui insistent sur l’aspect juridique
de l’Alliance entre Dieu et son peuple, plus propre à préfigurer
le pouvoir monarchique – pouvoir d’un Roi envers ses sujets -
que le pouvoir moderne, Foucault comprend plutôt la conduite de
Moïse comme celle d’un guide, et non d’un maître.
Pour
Foucault, c’est la conduite de Moïse qui explique comment le peuple
Juif ne s’est pas révolté durant les 40 années d’errance dans
le désert, plus que la Loi des commandements (que d’ailleurs les
Hébreux ont d’abord rejeté – comme le montre l’épisode du Veau
d’or). Le discours qui prévaut alors c’est le discours de la promesse,
de l’attente (discours de Dieu).
Certes,
le pastorat mosaïque n’est pas aussi complexe – dans ses procédures,
ses stratégies – que le pastorat moderne. Il faudra du temps et
l’avènement du christianisme pour donner à ce pastorat juif la
forme de « l’examen de conscience ». Plus l’individu
se pose la question de son identité, et plus il se soumet au pouvoir.
Ainsi,
ce qui d’abord (à l’époque de la Bible) ne s’appliquait qu’aux
âmes pour leur salut, en vue de glorifier Dieu,
s’applique aujourd’hui au niveau des corps pour leur santé,
en vue de glorifier le pouvoir lui-même. Préserver l’individu
- et la « population » - c’est pour le pouvoir moderne,
une façon de se protéger lui-même. En agissant pour l’individu,
le pouvoir agit pour lui. A la limite, à toute époque, c’est le
pouvoir qui cherchait à se conserver : tantôt en arborant
le discours de la religion, tantôt d’autres discours comme celui
de l’homme.
1978,
Iran
Une expérience journalistique et politique
Mais
Foucault n’a pas définitivement « rompu » avec les formes
politiques d’opposition telles que les proposent
les philosophies socialistes. C’est du moins ce que suggère l’expérience
politique qu’il fait cette année-là, en Iran.
Un
journal italien, Corriere della serra, lui demande
de raconter la révolution iranienne en cours : le Shah vient d’être
renversé par Khomeiny, un Iman, chef spirituel pour les musulmans.
Foucault, on le lui reprochera, salue cet événement :
« A l’aurore de l’histoire, la Perse a inventé l’Etat et
elle en a confié les recettes à l’Islam : ses administrateurs
ont servi de cadres au Calife. Mais de ce même Islam, elle a fait
dériver une religion qui a donné à son peuple des ressources indéfinies
pour résister au pouvoir de l’Etat. Dans cette volonté d’un gouvernement
islamique, faut-il voir une réconciliation, une contradiction,
ou le seuil d’une nouveauté ? (...) J’entends déjà les Français
qui rient. Mais je sais qu’ils ont tort » (A quoi
rêvent les Iraniens ?, Le Nouvel Observateur,
16 octobre 1978). Foucaultvoit dans la nouvelle Persépolis une
véritable révolution. Un pouvoir est renversé,
et c’est pour le coup, un mouvement populaire et religieux qui
se mue en gouvernement. Mais après quelques semaines, Foucault
s’aperçoit qu’il s’est trompé. Des reproches viennent de tous
côtés ; eût-il été journaliste que personne ne lui en aurait
tenu rigueur. Mais Michel Foucault est « lephilosophe » !De cette
expérience, Foucault sortira amer et blessé. Que peut-on dire
de cette erreur ? Qu’elle est moins une erreur théoriquequ’une erreur tactique : Foucault s’est
laissé « prendre » entièrement par l’événement.
Foucault
a t-il été fasciné par la figure de l’Ayatollah ? Certainement.
Il n’a pas imaginé que le stratège - le politique - pouvait prendre
l’habit du prophète. Mais il a bien vu quecet élan religieux n’allait pas disparaître de sitôt. Foucault
s’est-il pris à son propre jeu (d’apprenti journaliste) ? Non.Foucault sait bien qu’il est un intellectuel. Pour lui
c’est à la fois un « choix simple » et « un ouvrage
malaisé » : « car il faut tout à la fois
guetter, un peu au dessous de l’histoire ce qui la rompt et l’agite
et veiller un peu en arrière de la politique sur ce qui doit inconditionnellement
la limiter » (Inutile de se soulever ?,
Le Monde, 11 mai 1979 ). Foucault s’est consacré à l’événement
qu’il avait sous les yeux, avec le regard d’un intellectuel expérimentateur
: il n’a pas trahi son engagement contre le pouvoir ; il a salué
la chute du pouvoir du Shah comme une libération du peuple iranien.
Rien de plus, rien de moins. Une chose est sûre, en tous cas :
après cette expérience, Foucault apprend à se méfier de toute
révolution politique.
Il
reste donc à se demander, après avoir décrit le complexe « Savoir-Pouvoir »
de notre époque (qui fait de nous des « sujets », des
individus cherchant à se penser comme des êtres de désir), et
aussi son effroyable capacité d’enfermement, comment lui échapper.
L’ancienne conception du pouvoir pouvait laisser croire que le
contre-pouvoir n’avait pas finalement de « prise » véritable
contre le pouvoir. Comment lui échapper, lui qui est partout ?
Contre le pastorat, conception plus souple, Foucault imagine des
formes de gouvernement d’opposition. Comment se défaire du pastorat
sinon en le contournant, en mettant en œuvre un gouvernement de
soi, une conduite de soi-même, sur laquelle le pouvoir ne puisse
plus s’appuyer. Foucault passera les dernières années de sa vie
– jusque 1984 – à réfléchir à son éthique, c’est-à-dire à une
lutte véritable contre le pouvoir. Car ce qui
est en jeu pour Foucault,c’est la
liberté de l’individu. Libre ne veut pas dire :libre de tout savoir et de tout pouvoir, mais libéré d’un
savoir qui identifie et d’un pouvoir qui enferme.
1981,
Etats-Unis
La vie comme œuvre d’art
1981 :
changement d’horizon. C’est sur les plages californiennes qu’il
côtoie fréquemment à cette époque que Foucault commence son analyse
de la « gouvernementalité » - un « rapport à soi »
capable d’échapper, de « doubler » le pouvoir : ce sera
sa dernière « grande » originalité, avant sa mort, en
1984. San-Francisco est pour lui un lieu idéal : une véritable
culture gay s’y élabore. Il songe sérieusement à arrêter l’enseignement
au Collège de France pour y mener une vie plus paisible. En attendant,
il donne quelques conférences à Berkerley, notamment.
Que
voit-il dans ce paradis américain ? Assurément, beaucoup plus
qu’une liberté sexuelle, comme on l’a souvent cru : affirmer sa
sexualité, c’est pour Foucault avouer « sa vérité »,
décliner encore une fois ce « savoir » psychologique
qu’il n’a cessé toute sa vie durant de critiquer comme « désir ».
Car c’est le désir qui constitue le discours de l’Occident, ce
« savoir » qui s’est imposé à l’individu
depuis le Moyen-Age. C’est le désir qui s’affirme autant dans
la liberté sexuelle des années 70, que dans l’aveu des péchés
dans le confessionnal, ou que dans le discours amoureux de la
dame pour le preux chevalier, ou encore dans le discours de la
psychanalyse : à chaque fois on retrouve le même discours, comme
point d’articulation du gouvernement. A chaque fois, il nous faut
toujours reconnaître notre désir comme vérité de ce que nous sommes.
Là se constitue, pour nous Occidentaux, notre identité.
En ce sens, on comprend pourquoi c’est surtout dans la « psychanalyse »
que Foucault concentre sa critique. Lacan confirmera l’analyse
foucaldienne en pensant l’affirmation du désir comme « vérité
du sujet ». La « culture gay » n’est pas la marque
pour Foucault d’une norme du pouvoir, d’un gouvernement de certains
individus. L’identité gay échappe au pouvoir :
« Etre gay, c’est, je crois, dit Foucault,
non pas s’identifier aux traits psychologiques et aux masques
visibles de l’homosexuel, mais chercher à définir et à développer
un mode de vie » (De l’amitié comme mode
de vie, dans Gay Pied, n°25). Cette gouvernementalité,
ce « souci de soi », comme dit encore Foucault, échappe
aussi à un discours simplement contestataire, simplement anarchiste
: discours qui est la marque d’un certain humanisme, ou au contraire
d’un individualisme forcené.
Dans
cette « vie californienne », Foucault voit l’illustration
d’une véritable lutte contre le pouvoir. Mais cela ne veut pas
dire que toute forme de relation homosexuelle soit « libératrice »,
non plus qu’il n’y ait pas d’autre forme de libération.
L’idée
du mariage gay, par exemple, est une aberration que l’on peut,
en suivant Foucault, dénoncer. Car le gay qui veut se marier cherche
à reproduire la norme, il se nie en tant qu’individu.
De
même, la libération sexuelle qui recherche plus l’affirmation
d’une identité (comme le féminisme qui désire imposer la Femme
à partir de la norme dominante de l’Homme ) que la production
de nouvelles formes de rapport à soi est à dénoncer : au
contraire, l’ars erotica des Chinois, des Japonais,
fondée sur la recherche du plaisir, remplace la recherche narcissique
du désir.
Ainsi,
contre ces identités fixes du désir - car elles perdurent au fil
des siècles et s’imposent de plus en plus à l’individu de la société
-, Foucault cherche à « expérimenter » des identités
dynamiques. Son travail est donc bien au bout du compte de nous
enlever toute identité déterminée, façonnée, instruite
par un pouvoir. Seules des conduites créatrices permettent
à l’individu d’échapper aux normes.
Joachim
Dupuis
Pour en savoir plus :
• De
Michel Foucault, notamment :
-
L’Herméneutique du sujet,
quatrième tome des Cours au Collège de France qui
vient de paraître.
-
Les Dits et Ecrits :
une réédition plus pratique et moins coûteuse vient également
de paraître.
• Sur
sa vie et son œuvre :
- Didier Eribon, Michel Foucault, Champs-Flammarion, 418
pages.
Origine : http://www.interdits.net/2001oct/foucaultb.htm
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