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Michel Foucault, Maladie mentale et personnalité,
Paris : PUF, coll. « Initiation philosophique », 1954, 113 p. ;
modifié et réédité sous le titre Maladie mentale et psychologie,
Paris : PUF, 1962, 106 p.,
et, depuis 1995, dans la collection « Quadrige ».
De la rue Férou à Uppsala
Disons-le tout de suite, Maladie mentale et psychologie est
loin d’être le meilleur livre de Michel Foucault (1926-1984).
Et pourtant, ce petit ouvrage de commande, destiné à un public d’étudiants,
constituerait peut-être aujourd’hui le meilleur point de départ
pour celui qui s’intéresse à l’itinéraire intellectuel
de son auteur. Parce que, comme Merleau-Ponty a pu le dire de Bergson,
on y découvre ‘’Michel Foucault se faisant’’.
Avant d’en venir au texte lui-même, une
objection doit nous arrêter quelques instants. S’il est bien
connu que la philosophie n’a pas d’objet de réflexion
propre - dans le sens où tout objet mérite proprement son attention
- pourquoi, lorsque l’on veut traiter d’un sujet aussi
technique que la maladie mentale, faire appel à un philosophe plutôt
qu’à un psychiatre ou à un psychologue? Ne vaudrait-il pas
mieux laisser à un praticien le soin d’ordonner les faits
dans toute leur positivité, de manière à produire une conclusion
dont la valeur philosophique serait garantie par la compétence scientifique
de celui qui l’a obtenue? Il nous semble qu’on poserait
là un faux problème, du moins en ce qui concerne la psychologie
et la psychopathologie, la situation étant sensiblement différente
pour la psychiatrie. En effet, qui, dans l’immédiat après-guerre,
dispense ces enseignements à l’Université, si ce n’est
d’anciens philosophes convertis à la psychologie ou des psychologues
dont le titre relève moins de la consécration d’un parcours
académique autonomisé que de la difficulté à modifier
l’intitulé d’un poste. Que l’on songe simplement
à la Sorbonne où se côtoyaient deux normaliens philosophes, Daniel
Lagache (qui était aussi médecin), qui hérita en 1947 de la chaire
de psychologie expérimentale de Paul Guillaume, et Maurice Merleau-Ponty,
élu en 1949 à une chaire de psychologie de l’enfant qui lui
servit surtout à introduire sa phénomènologie. Loin d’être
une coïncidence, cette situation est la simple poursuite d’une
tradition qui remonte au XIXe siècle : H. Taine, T. Ribot,
P. Janet, G. Dumas, P. Guillaume, H. Piéron, c’est-à-dire
presque tous ceux qui ont compté dans la psychologie française,
sont d’abord des philosophes. Alors, quand Louis Althusser,
délégué par un directeur de collection, s’adresse à un jeune
agrégé de philosophie pour disserter sur la maladie mentale, c’est
à bon droit qu’il profite des connaissances de Michel Foucault.
Et quoi de plus normal, en un sens, puisque c’est en fonction
d’agrégé-répétiteur de psychologie qu’il l’a engagé
à l’ENS dès la rentrée 1951. Licencié en psychologie (1949),
détenteur des diplômes de psychopathologie (1952) et de psychologie
expérimentale (1953) de l’Institut de psychologie de Paris,
Foucault participera aux travaux du laboratoire d’électro-encéphalographie
du Dr Verdeaux et de sa femme Jacqueline dans le service du Professeur
Jean Delay à l’hôpital Sainte Anne, où il officiera aussi
en tant que psychologue : il y fait passer des tests, établit des
diagnostics, etc. C’est encore en tant qu’assistant
de psychologie qu’il est recruté par la Faculté des Lettres
de Lille (1952), où A. Ombredane, le traducteur de Rorschach, cherchait
quelqu’un de compétent en psychologie expérimentale. Preuve
qu’à une époque pas si lointaine, une formation philosophique
n’impliquait pas obligatoirement pour celui qui la recevait
qu’il fût perdu pour la science : longtemps, en France, ce
sont des chemins philosophiques qui ont mené à la Rome psychologique,
tant pour la province expérimentale (Piéron) que pour la province
clinicienne (Lagache). Foucault fut de ceux qui suivirent cette
route. Reste à savoir jusqu’où.
On passera rapidement sur la première moitié
de l’ouvrage qui traite des rapports entre médecine mentale
et médecine organique (chap. I), Foucault y dénonçant toute tentative
d’élaboration d’une « métapathologie » qui étudierait
la maladie mentale avec les concepts et les méthodes de la pathologie
organique. S’il renvoie dos à dos les grandes classifications
à tendance essentialiste et naturaliste de Kraepelin ou Bleuler
(qui font de la maladie une entité qui se repére par des symptômes
propres sans jamais s’y épuiser) et les tentatives, inspirées
de Kurt Goldstein, pour penser la maladie mentale comme une des
réactions possibles de la totalité organique vis-à-vis de son milieu,
c’est parce qu’elles reposent sur le même postulat méthodologique :
elles supposent toutes qu’on puisse appliquer les mêmes concepts
et les mêmes méthodes dans le domaine psychologique et dans le domaine
physiologique. Il oppose à ces tentatives les différentes approches
qui ont voulu restituer la maladie mentale dans son élément proprement
psychologique (Première partie : Les dimensions psychologiques de
la maladie) : l’hypothèse évolutionniste de Jackson, Ribot,
ou Janet qui voient dans la maladie une régression à un stade archaïque
du développement (Chap. II), la recherche freudienne de l’origine
des psychonévroses dans les traumatismes de l’histoire individuelle
(Chap. III) et l’analyse phénoménologique, notamment celle
que développe Binswanger dans sa Daseinanalyse, qui interroge
le rapport au monde s’instaurant dans la conscience morbide
(Chap. IV). On pourra regretter l’absence dans ces développements
de repères historiques précis ou de références détaillées aux oeuvres,
absence qui n’est qu’en partie comblée par la présence,
à la fin du livre, d’une chronologie sommaire.
Pour saisir tout l’intérêt de la seconde moitié de l’ouvrage,
il faut se livrer à un petit exercice de lecture comparative. En
effet, ce qui change de Maladie mentale et personnalité à
Maladie mentale et psychologie, c’est le contenu de
la deuxième partie. Alors qu’en 1954, Foucault complétait
l’analyse des dimensions psychologiques de la maladie mentale
par une étude des « conditions réelles de la maladie », en 1962,
il la remplace par une réflexion sur « la psychopathologie
comme fait de civilisation ». Le chapitre V ne s’interroge
plus sur « le sens historique de l’aliénation » mais sur «
la constitution historique de la maladie mentale » et le chapitre
VI abandonne « la psychologie du conflit » pour traiter de « la
folie, structure globale ». ‘‘Conditions réelles’’,
‘‘sens historique’’, ‘‘aliénation’’,
un lecteur, même peu averti de la chose philosophique, identifiera
sans peine dans ce vocabulaire une rhétorique d’école, celle
du matérialisme dialectique. C’est bien en effet à une interprétation
historique matérialiste des pratiques entourant la maladie mentale
que se livre Foucault en 1954. S’il rappelle que, de l’Antiquité
jusqu’au XVIIe siècle, le fou a toujours eu sa
place dans le monde humain où il dénote comme une transcendance
possible, qu’on le considère comme le jouet d’une puissance
occulte (l’energoumenos des Grecs ou le mente captus
des Latins) ou comme l’incarnation du drame de l’homme
pris entre le divin et le satanique dans la pensée chrétienne, il
souligne que ‘‘l’oeuvre des XVIIIe
et XIXe siècles est inverse : elle restitue à la maladie
mentale son sens humain, mais elle chasse le malade mental de l’univers
des hommes’’ (p. 79 dans Maladie mentale et Personnalité).
En favorisant une politique d’internement des malades mentaux,
la Révolution bourgeoise de 1789 consacrerait le caractère formel
des libertés reconnues par la Déclaration des Droits de l’homme.
Pinel, en libérant les insensés de leurs chaînes, ne fait que les
soumettre à un nouvel esclavage, celui de la décision médicale,
de l’intérêt familial ou de la tranquilité publique : le fou
est aliéné moins parce qu’il est privé de ses facultés que
parce que le traitement qu’il subit le rend étranger à lui-même.
Si pendant des années, on a cru reconnaître des signes schizophréniques
chez nombre de psychotiques ou de névrotiques, c’est tout
simplement qu’ ‘‘en le mettant entre parenthèses,
la société marque le malade de stigmates, où le psychiatre lira
les signes de la schizophrénie’’ (p. 83 dans Maladie
mentale et Personnalité). Non seulement la société capitaliste
enferme les improductifs mais elle génère, de par les contradictions
de classe qui la traversent, des « styles » pathologiques. Par exemple,
si Freud développe, en réfléchissant sur les névroses de guerre,
l’opposition entre un instinct de vie, survivance du vieil
optimisme bourgeois du XIXe siècle, et un instinct de
mort, il identifie là moins une scène psychologique originaire que
les contradictions propres à la société européenne du début du siècle :
le freudisme, ce pourrait être quelque chose comme le stade suprême
de théorisation inconsciente du capitalisme. ‘‘Freud
voulait expliquer le guerre, nous dit-on; mais c’est la guerre
qui explique ce tournant de la pensée freudienne’’ (p.
87 dans Maladie mentale et Personnalité).
La vérité de la maladie mentale, elle se trouverait,
pour le Foucault de 1954, dans la dialectique pavlovienne entre
excitation sociale et inhibition psychologique. Dans un dernier
chapitre tout à la gloire de la réflexologie soviétique, Foucault
soutient que, lorsque les contradictions entre milieu et individu
deviennent insoutenables, c’est à ce moment qu’apparaissent
les troubles psychologiques. Cette idée, Foucault l’avait
déjà exposé en 1953 dans une conférence à la Maison des Lettres,
rue Férou. Devant un parterre d’agrégatifs communistes (il
sera lui-même membre du PCF entre 1950 et 1952 et demeurera sympathisant
jusqu’à son départ pour la Suède en 1955), il conclut sa communication
par un emprunt à Staline et à l’histoire du coordonnier alcoolique
qui bat femme et enfants, pour expliquer que les pathologies mentales
sont fruits de la misère et de l’exploitation et que seule
une transformation radicale des conditions d’existence pourra
y mettre un terme. Le coordonnier, travaillant à la pièce pour un
revenu qui subvient à peine aux besoins des siens, trouve dans la
boisson un refuge lui permettant de diminuer les tensions psychologiques
suscitées par une situation contradictoire. En subissant la contrainte
réelle, il s’échappe dans un monde morbide où il retrouve,
mais sans la reconnaître, cette même contrainte réelle. ‘‘Il
y a maladie [...], selon Foucault, lorsque l’individu ne peut
maîtriser, au niveau de ses réactions, les contradictions de son
milieu, lorsque la dialectique psychologique de l’individu
ne peut se retrouver dans la dialectique de ses conditions d’existence’’
(p. 102 dans Maladie mentale et Personnalité). Désormais,
l’anthropologie médicale ne s’articulera plus sur l’opposition
homme sain-homme malade, mais sur la dialectique de l’ouvrier
exploité se soignant en devenant un révolutionnaire prolétarien :
la société communiste n’est pas seulement une société sans
classes, c’est aussi une société sans malades. C’est
à cet avènement que doit se consacrer la psychologie, ‘‘s’il
est vrai que, comme toute science de l’homme, elle doit avoir
pour but de le désaliéner’’ (p. 110 dans Maladie
mentale et Personnalité).
1962, changement complet de point de vue : s’en
est bien fini du matérialisme dialectique, au moins pour Foucault.
Pressé par son éditeur de rééditer Maladie mentale et Personnalité,
Foucault va modifier toute la seconde partie de l’ouvrage
(qui s’appellera désormais Maladie mentale et Psychologie)
et rompre avec les idées de 1954. C’est qu’entre temps,
il a réalisé son grand oeuvre, Folie et déraison. Histoire de
la folie à l’âge classique (1961) dont « Folie et culture
» se veut le résumé. En s’appuyant sur les nombreux manuscrits
médicaux de la Bibliothèque d’Uppsala, la célèbre «Carolina
Rediviva », Foucault expose le processus historique de constitution
de la maladie mentale dans une perspective totalement détachée du
marxisme. La folie n’est plus l’expression, au niveau
psychologique individuel, des contradictions de classe dans la société
capitaliste mais, bien plus profondément, le produit d’un
geste, d’une histoire qu’il faut retracer dans son détail.
Cette histoire, c’est d’abord celle d’un partage,
d’une exclusion. Si le Moyen-Âge et la Renaissance voyait
encore dans la folie une expression de la puissance divine et une
forme supérieure de raison (dont témoignerait l’Eloge de
la folie d’Erasme), l’Âge classique la confond avec
toutes les autres sortes de déviance (crime, vagabondage, libéralité,
libidinage), lui faisant ainsi perdre sa signification propre. Elle
n’est qu’une forme, parmi d’autres, d’oisiveté
et l’Hôpital général se charge de la corriger : c’est
la fameuse époque du « grand renfermement ». Avec la naissance de
l’asile, au tout début du XIXe siècle, la perception
de la folie s’affine en même temps que le partage s’accentue.
Désormais, les aliénés sont traités différemment des criminels ou
des pauvres. Mais la philanthropie d’un Pinel ou d’un
Tuke ne doit pas tromper : libérés de leurs chaînes, les malades
n’en subissent pas moins un gigantesque emprisonnement moral.
Page muette, parole inaudible, la folie trouve ses anciens pouvoirs
de révélation conjurés par les murs du savoir médical. De cette
folie maîtrisée naît la psychologie, monologue qui refuse d’entendre
la voix de la déraison et qui croit pourtant pouvoir en énoncer
la vérité. Ambition vaine d’un discours qui refuse d’affronter
son Autre ‘‘présent et visible dans les oeuvres de Hölderlin,
de Nerval, de Roussel et d’Artaud, et qui promet à l’homme
qu’un jour peut-être, il pourra se retrouver libre de toute
psychologie pour le grand affrontement tragique avec la folie’’
(p. 89 dans Maladie mentale et Psychologie). Compléter la
dialectique hégélienne du maître et de l’esclave par celle
du raisonnable et de l’insensé, c’est moins la « remettre
sur ses pieds » comme Marx que lui faire « perdre la tête » avec
Foucault.
De la rue Férou à Uppsala...
Origine : http : //mapage.cybercable.fr/vguillin/ffouc.html
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