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Origine :
http://www.unites.uqam.ca/dsexo/Revue/Vol2no1/03_Olivier~1.html
problématique
pour une histoire de l'homosexualité
- Article qui met en lumière les apports des analyses de Foucault
sur ce thème, par Lawrence Olivier. http://www.unites.uqam.ca/dsexo/Revue/Vol2no1/03_Olivier%7E1.html
Résumé
L’histoire de l’homosexualité a utilisé deux grands
principes d’intelligibilité: le dispositif répression/libération
et la problématique de la formation historique de l’homosexualité.
Le premier, en mettant l’accent sur l’oppression des
homosexuels, et le second, en interrogeant l’homosexualité
dans le cadre restreint d’une histoire de la sexualité, négligent
des éléments importants de l’histoire spécifique de l’homosexualité.
Les travaux de Michel Foucault sur l’homosexualité permettent
de repenser la problématique d’une histoire de l’homosexualité
en montrant que la répression n’a pas constitué la technique
de gouvernement de la sexualité dite des sociétés occidentales.
Le philosophe français montre aussi, sans toutefois nous offrir
plus qu’une piste de recherche, qu’une histoire spécifique
de l’homosexualité devrait se pencher sur la problématisation
de l’amitié qui s’amorce à partir des xviie et xviiie
siècles en Occident. Enfin, le travail foucaultien ouvre aussi de
nouvelles perspectives sur le plan de la pratique politique. Délaissant
la politique de libération, il propose plutôt de faire de sa sexualité
(de l’homosexualité) une pratique de liberté, une pratique
qui cherche à créer de nouveaux rapports sociaux, c’est-à-dire
une nouvelle culture.
Qu’ils fassent l’amour ou non, d’ailleurs, n’avait pas
d’importance on n’en tirait pas d’implications
sociales.
Mais une fois l’amitié disparue en tant que relation culturellement
acceptée, le problème s’est posé: C’est là que le problème
est né. Je suis certain que la disparition de l’amitié en
tant que relation sociale et la déclaration de l’homosexualité
comme un problème socio-politico-médical sont un seul et même processus.
Michel Foucault , Que fabriquent donc les hommes ensemble?
INTRODUCTION 1
Un rapide coup d’œil sur la recherche en histoire de
l’homosexualité telle qu’elle s’est développée
depuis vingt ans montre qu’elle a utilisé, grosso modo, deux
grands principes d’intelligibilité. Le premier, qu’on
peut désigner comme étant le dispositif répression/libération, a
surtout porté sur l’histoire du mouvement homosexuel2.
Dans cette première direction, les perspectives sont fort nombreuses.
Certains se sont intéressés aux différentes organisations homophiles
pour voir comment elles se sont constituées et dans quel contexte,
quels sont leurs objectifs et quels buts elles ont atteints (D’Emilio,
1983 Thayer Sweet, 1975). D’autres se sont penchés, à la manière
de Barry Adams, sur la constitution du mouvement gai et lesbien,
des origines à nos jours, en s’intéressant à ses aspirations,
et surtout à ses luttes politiques (Adams, 1987 Girard, 1981 Marotta,
1981 Weeks, 1977). L’accent est mis sur l’ostracisme
social dont sont victimes depuis toujours les homosexuels, et sur
les luttes de ces derniers contre le système médical, psychiatrique,
légal et politique pour se faire reconnaître et pour défendre leurs
droits. Il s’agit ici d’une véritable histoire politique
du mouvement gai et lesbien.
Le second principe d’intelligibilité est constitué par ce
qu’il est convenu d’appeler la problématique de la formation
historique de l’homosexualité (constructiviste). Cette façon
d’envisager l’histoire de l’homosexualité s’oppose
à la précédente, car elle refuse de la considérer comme une nature
ou une essence qui définirait certains individus (Greenberg, 1988
Stein, 1990 Weinberg, 1983). Dans cette perspective, les historiens
constructivistes ont moins cherché à saisir la façon dont une société
impose cette étiquette d’à des individus, qu’à voir
comment une représentation de l’homosexualité et de l’homosexuel
a émergé et s’est imposée dans l’histoire pour en analyser
les effets sur la vie de certains individus. Ces historiens, s’inspirant
en grande partie du premier tome de l’Histoire de la sexualité
de Michel Foucault, adoptent une position nominaliste en histoire3.
Ils essaient de reconstruire, à la manière de Weeks (1981), les
stratégies sociales — légales, médicales, institutionnelles,
etc. — qui ont donné à la sexualité son sens et sa signification.
Pour les constructivistes, cette histoire commence véritablement
avec l’apparition des termes et au xixe siècle.
Les constructivistes ne se prétendent pas moins militants que
les historiens du mouvement homosexuel. En effet, l’histoire
de la représentation de l’homosexualité et des homosexuels
permet de saisir les mécanismes par lesquels une société, qui problématise
certains comportements sexuels, en vient à exclure des individus
de la vie sociale ou d’une partie de celle-ci, en les considérant
comme des êtres dangereux, malades ou pervers. Il s’agit de
montrer comment se sont constituées les techniques de gouvernement
à propos de l’homosexualité et des homosexuels. Ce faisant,
il devient possible d’élaborer des stratégies de résistance
et de libération.
Il me semble qu’on peut émettre un certain nombre d’objections
face à cette double façon de faire l’histoire de l’homosexualité.
La répression et la libération sont-elles les plus à même de saisir
comment s’est formée et imposée dans nos sociétés une représentation
de l’homosexualité et des homosexuels? Ne faut-il pas considérer
ce problème, à l’instar de Foucault, sous l’angle de
la constitution historique de représentations à partir desquelles
sont rendues possibles des pratiques discriminatoires et répressives,
plutôt que de penser en termes de pouvoir répressif4?
Par exemple, l’histoire politique des homosexuels ne permet
pas de comprendre l’attitude du corps médical au xixe siècle
si on parle uniquement de répression5. Son attitude face
à l’homosexualité est plus complexe, et dans une certaine
mesure, le processus de médicalisation et de psychiatrisation de
l’homosexualité visait à retirer les individus du processus
répressif habituel, c’est-à-dire de la prison ou de l’asile.
La médecine ne commence donc à s’intéresser positivement
aux problèmes des perversions que vers le milieu du xixe siècle,
et elle le fait d’abord par une étude détaillée de l’homosexualité
[…]
Les premières études tendaient donc, à l’encontre de
cette législation barbare, à faire connaître l’homosexualité
comme un phénomène n’ayant rien de monstrueux, mais représentant
une variété rare et peut-être maladive d’accès à la jouissance
susceptible d’un traitement éventuel, et incertain, mais surtout
digne de respect et de tolérance (Lantéri-Laura, 1989, p. 32-33).
Il n’y a pas eu de complot, malgré ce qu’on peut lire
et entendre, de la part du corps médical visant à enfermer ou à
réprimer les homosexuels. Cela ne signifie pas qu’ils n’ont
pas été des victimes de la répression et de pratiques discriminatoires
de la part du corps médical (Boswell, 1980). Il importe de bien
distinguer entre soigner et réprimer, et à moins de prêter une intention
cachée aux médecins et aux psychiatres (intention difficile, sinon
impossible à appréhender, pour l’historien), l’acte
et la volonté de soigner sont différents de ceux qui consistent
à punir et à réprimer des comportements ou des conduites sexuelles.
Ces deux problématiques renvoient chacune à des modes de gouvernement
de la société qui sont fort différents l’un de l’autre
nous reviendrons sur cette question.
On peut se demander, à l’encontre des constructivistes,
si la problématisation de l’homosexualité repose sur les mêmes
stratégies qui ont formé notre expérience de la sexualité. Autrement
dit, la lecture qu’ils font de Foucault est-elle apte à rendre
compte des formes de problématisation de l’homosexualité dans
des sociétés comme les nôtres? On peut en douter en s’appuyant
sur les deux arguments suivants. Les constructivistes se sont surtout
inspirés de La volonté de savoir pour y chercher les bases d’une
nouvelle pratique de l’histoire de la sexualité, mais il n’est
pas certain que Foucault y ait exposé sa problématique d’une
histoire de l’homosexualité. Celle-ci se trouve dans des textes
postérieurs, surtout des articles et des entrevues, où il fait de
la problématisation de l’amitié un des éléments de la constitution
et de l’émergence de l’homosexualité et des homosexuels
(Foucault, 1980, 1981, 1982a, b, c, 1984a, b, 1985a, b). Il semble,
en effet, que Foucault ait modifié la problématique esquissée dans
La volonté de savoir où il situait l’émergence de l’homosexualité
dans l’examen des sexualités périphériques par le discours
médical. Sans rejeter complètement cette idée, il cherche à comprendre,
dans les textes où il traite spécifiquement de l’homosexualité,
comment on en est arrivé à interroger cette sexualité périphérique.
Une de mes hypothèses est que l’homosexualité, le sexe
entre hommes, est devenue un problème au xviiie siècle. Nous la
voyons entrer en conflit avec la police, le système judiciaire,
etc. Et la raison pour laquelle elle fait socialement problème,
c’est que l’amitié a disparu. Tant que l’amitié
était une chose importante et socialement acceptée, personne ne
se rendait compte que les hommes faisaient l’amour ensemble
(p. 75).
Il est donc possible de repenser l’histoire de l’homosexualité
en s’inspirant des travaux et de la problématique de Foucault
sur l’homosexualité — une problématique qui évite les
apories de l’historiographie militante et qui propose de centrer
l’analyse autour d’une question qui, à partir du xviiie
siècle, commence à devenir une préoccupation de nos sociétés: que
font donc les hommes ensemble
SEXE,RÉPRESSION ET AMITIÉ ENTRE LES HOMMES
Aussi tost qu’il entre aux termes de l’amitié, c’est à dire
en la convenance des volontez,
il s’esvanouit et s’alanguist. La jouyssance le perd
comme ayant la fin corporelle
et subjecte à sacieté. L’amitié, au rebours, est jouye à mesure
qu’elle est
désirée, ne s’esleve, se nourrit, ny ne prend accroissance
qu’en la jouissance,
comme estrant spirituelle, et l’âme s’affinant par l’usage.
Sous cette parfaicte amitié, ces
affections volages ont autrefois trouvé place chez moy, afin que
je ne parle de luy, qui n’en
confesse que trop par ces vers. Ainsi ces deux passions sont entrées
chez moy en
connoissance l’une de l’autre mais en comparaison jamais:
la premiere maintenant sa
route d’un vol hautain et superbe et regardant desdaigneusement
cette cy passer ses pointes bien loing au dessoubs d’elle.
Montaigne, Essais
Il est loin d’être évident que la mise en place d’interdits
moraux, sociaux et juridiques à propos du sexe et des actes sexuels
correspond à la répression de l’homosexualité. Il convient
de préciser à ce sujet un certain nombre de choses, quitte à détruire
au passage quelques mythes. D’abord, il faut rejeter l’idée
que l’homosexualité était tolérée à l’époque de la Grèce
classique, et qu’avec le christianisme l’intolérance
est apparue. L’idée que les Grecs toléraient l’homosexualité
est à exclure pour deux raisons principales. La première est relativement
simple. C’est un anachronisme de parler d’homosexualité
dans la Grèce classique. On utilise une dénomination relativement
contemporaine pour décrire un certain nombre de pratiques sexuelles
passées. Soit que la désignation d’individus comme homosexuels
a un sens historique défini (le terme est apparu dans le discours
médical au xixe siècle) et alors, il apparaît difficile de l’utiliser
dans un autre contexte historique, ou soit qu’elle transcende
l’histoire. Dans ce dernier cas, apparaît un grave danger:
celui de tomber dans un essentialisme selon lequel l’homosexualité
relève d’une essence qui donne à des individus leur identité
(Gilbert, 1981). Traiter l’homosexualité comme une nature,
une essence, n’est-ce pas reprendre à son compte le discours
de ceux qui ont, depuis le xixe siècle, cherché à réprimer les conduites
sexuelles différentes, et à donner une légitimation à la norme —
sexualité normale/anormale — qui sert, dans nos sociétés,
à discriminer les homosexuels Il existe un autre piège, plus important
encore, qui touche la manière même de faire l’histoire. En
effet, en posant la question de l’homosexualité dans les termes
du présent, le risque est grand de faire une histoire qui légitime
les luttes actuelles. Une telle histoire est idéologique dans la
mesure où elle sert surtout la lutte et le combat politiques présents,
plutôt qu’elle ne cherche à comprendre comment on en est venu
à condamner certaines pratiques sexuelles et à identifier des individus
comme homosexuels.
La seconde raison concerne l’équation, largement répandue
dans la littérature sur l’homosexualité, entre répression
et christianisme. L’ouvrage et la thèse de John Boswell (1980)
m’apparaissent à ce sujet convaincants. L’historien
américain montre bien que ce qu’on a appelé la morale chrétienne
— monogamie, interdits à propos de la sexualité, etc. —
existait bien avant l’ère chrétienne. On peut constater qu’il
y a toujours eu, dans toutes les sociétés et à toutes les époques,
des préceptes moraux touchant la sexualité et les rapports entre
les hommes, les femmes et les enfants. Le problème tient ici à une
difficulté, rencontrée chez beaucoup d’historiens de l’homosexualité,
qui consiste à ne pas établir de distinction entre problématisation
et répression. Que le sexe et la sexualité fassent l’objet
de différentes problématisations (qu’ils aient été une préoccupation
assez importante dans la plupart des sociétés pour que ces dernières
en discutent, en codifient les pratiques) est une chose différente
de la mise en place d’interdits, de techniques de répression.
Toutes les formes de problématisations ne visent pas obligatoirement
l’interdiction et la répression. Toutes les codifications
des pratiques et des conduites sexuelles ne cherchent pas nécessairement
à les réprimer. Foucault l’a très bien montré pour la Grèce
classique. Cette confusion tient à une certaine conception du pouvoir
— en termes de répression, d’oppression, de domination
— qui a servi ceux qui, en sciences sociales ou en histoire,
voulaient associer dans une même activité connaissance et action
politique. Cette conception dialectique du pouvoir a rendu difficile,
sinon impossible, toute analyse historique qui cherchait à saisir
comment s’est constituée, grâce à de nombreuses stratégies
et pratiques — notamment discursives —, une représentation
de l’homosexualité et des homosexuels et un mode de gestion
particulier de la . On a fait jouer à la morale chrétienne un rôle
historique (moralisation, condamnation et répression de la sexualité)
qui n’est heureusement ou malheureusement pas tout à fait
le sien. Une fois encore, cela ne veut pas dire qu’elle n’a
joué aucun rôle, mais seulement qu’il n’est pas celui
qu’on lui a prêté.
Boswell (1980) a établi assez clairement que, jusqu’au xiiie
siècle, la morale judéo-chrétienne a fait sienne, pour l’essentiel,
l’attitude envers la sexualité des autres codes moraux qui
l’ont précédée. Le code moral de l’Église catholique,
dès le début de notre ère, n’est pas tellement différent de
ces derniers. Bien au contraire, il leur emprunte énormément, et
en particulier, leur . Boswell fixe au xiiie siècle le moment où
l’Église change d’attitude et condamne l’homosexualité.
Jusque là, et particulièrement aux xie et xiie siècles, il existe
une sous-culture gaie florissante qui non seulement ne se cache
pas, mais se développe. À partir du xiiie siècle, l’historien
nord-américain note un changement important envers l’homosexualité
et parle d’intolérance. Il formule deux hypothèses pour expliquer
ce changement d’attitude: la première tient au développement
de l’urbanisation. any change occurred, it was probably in
the direction of further urbanization: it may in fact have been
increasing urban predominance which generated or aggravated some
of the severe social tensions of the later Middle Age (p. 270).
La seconde hypothèse sur l’émergence de l’intolérance
() concerne l’ascension du pouvoir absolu. La quête d’uniformité
intellectuelle et institutionnelle aura pour effet, explique Boswell
(1980), de renforcer et de consolider le pouvoir ecclésiastique
et civil, ainsi que l’administration. L’Église cherchera
à uniformiser ses règles, à éliminer les divergences d’opinion,
bref, tout ce qui n’est pas conforme aux dogmes théologiques.
L’intolérance envers les homosexuels va se développer dans
ce contexte social.
Il apparaît donc difficile de soutenir que les codes moraux interdisant
certaines pratiques sexuelles s’attaquent à l’homosexualité
et que la condamnation et la répression commencent avec l’Église
catholique. Plus général, le problème ne concerne pas, en premier
lieu, les actes sexuels. Il faut, selon Foucault, poser la question
autrement, et, pour ce faire, repenser la manière dont on a fait
l’histoire de l’homosexualité et des homosexuels.
Histoire des problématisations: l’amitié entre les hommes
Comme on vient de le constater, l’histoire de l’homosexualité
ne semble pas tout à fait celle de la répression progressive des
actes et des conduites sexuelles différentes. Foucault rejette une
telle perspective historique à cause de ses effets idéologiques
de légitimation du présent, des luttes actuelles. Plutôt que d’accepter
l’évidence de la condamnation et de la répression de l’homosexualité,
à partir de l’interdiction d’actes et de pratiques sexuels,
il propose de considérer la question sous l’angle de la problématisation
de l’amitié comme type de relations sociales, et surtout d’essayer
de comprendre les effets de cette problématisation dans une société
donnée.
L’histoire foucaultienne cherche d’abord à comprendre
pourquoi, dans nos sociétés, un certain nombre de comportements,
de pratiques, sont mis en discours, pourquoi ils sont l’objet,
tout à coup, de préoccupations de la part de médecins, de juristes,
de philosophes, d’artistes, de sociologues. Ces conduites
et pratiques deviennent problématiques puisqu’elles sont l’objet
de discours. Le fait de parler, de discourir sur quelque chose est
un signe de son importance ou bien de l’existence d’une
préoccupation à son sujet au sein d’une société. Or, dans
le cas des actes et des pratiques sexuels, la question n’est
pas tellement de savoir pourquoi ils ont fait l’objet de préoccupations
(ils l’ont toujours été, y compris chez les Grecs), mais plutôt
de voir comment il se fait qu’à partir du xixe siècle, un
certain nombre de pratiques sexuelles attirent l’attention
du corps médical et, plus précisément, celle des psychiatres. Autrement
dit, pour quelles raisons ces actes et ces pratiques vont prendre
tout à coup une connotation différente de la condamnation morale
qui a cours depuis le xviie et le xviiie siècles, et pourquoi ils
vont s’inscrire dans un registre différent dans l’ordre
du discours.
Les explications concernant la médicalisation et la psychiatrisation
de l’homosexualité sont connues. Il s’agissait, dit-on,
de protéger l’individu contre les effets dangereux d’une
sexualité déréglée.
Beaucoup de sujets qui ont de telles conduites sexuelles ont
aussi des signes de déséquilibre psychique et, en particulier, les
stigmates fondamentaux que représentent les impulsions et les obsessions.
Ces traits morbides peuvent s’accompagner de malformations
congénitales et se voient souvent chez des sujets ayant des antécédents
héréditaires chargés. Par là même, les comportements pervers finissent
par ne plus êtr qu’une manifestation parmi d’autres
du déséquilibre mental (Lantéri-Laura, 1989, p. 57)6.
Protéger l’individu, c’était aussi protéger la société,
car ces comportements pervers pouvaient menacer les autres citoyens.
Pourtant, cette explication ne tient pas. Ce type d’explication
se bute à deux objections majeures. La première consiste à dire
que s’il est vrai qu’on envisage certaines pratiques
sexuelles comme perverses, elles n’ont pas toutes à voir avec
l’homosexualité. Les campagnes contre l’onanisme ne
visaient pas, en premier lieu, les homosexuels. Les travestis, comme
le souligne Lillian Faderman (1981), ont davantage fait l’objet
de persécutions et d’intolérance de la part des sociétés occidentales
du xvie au xviiie siècles que les lesbiennes7. De plus,
comme l’explique Lantéri-Laura, le discours positiviste sur
la vie sexuelle distinguait, parmi les , deux groupes: le premier
composé de gens honorables, c’est-à-dire bien situés socialement
dont la perversion par rapport au reste de leurs activités sociales
et mondaines. Ceux-ci jouissent, explique l’historien français,
de toute la compassion de l’homme de science. (p. 58).
Le second groupe comprend des sujets instables et mal insérés dans
la vie sociale aux prises avec des problèmes socio-affectifs et
perçus comme des agents de désordres sociaux. (p. 58). Si le
critère des conduites sexuelles est important, il ne faut pas négliger
celui de la position sociale du sujet dans l’attitude du corps
médical et psychiatrique. Cela démontre que la problématisation
de l’homosexualité ne tient pas seulement aux actes sexuels,
mais qu’il s’agit aussi d’un phénomène plus complexe
et plus général.
La deuxième objection, plus théorique cette fois, vient de la
nature même du discours tenu à l’égard des personnes homosexuelles.
Il semble, en effet, qu’à travers la condamnation des actes
et des pratiques sexuels, c’est davantage un mode de vie qui
est visé (Sennett, 1982). Il n’est pas facile de préciser
quel style de vie et quels aspects sont condamnés. On peut cependant
en avoir un aperçu dans les procès d’Oscar Wilde. L’origine
du premier procès de Wilde porte, selon son biographe Montgomery
Hyde (1973), sur l’amitié qui le lie au jeune Lord Alfred
Douglas. Il semble que cette amitié soit devenue problématique parce
que soupçonnée d’avoir quelque chose de sexuel. Lors des deux
derniers procès, le poète est accusé de grossière indécence on l’interroge
alors sur la nature de ses relations avec de jeunes garçons, sur
la différence d’âge qui les sépare, sur les propos qu’il
tient à leur sujet. Certaines expressions qu’il utilise semblent
ambiguës (Sweet youth, My own boy…) et révéler des pratiques
et surtout des sentiments condamnables entre hommes. Ce qui fait
peur, c’est donc moins la sexualité débridée, les conduites
sexuelles différentes ou visant des finalités n’ayant rien
à voir avec la reproduction, que les relations sociales mises en
cause par ce que l’on désigne comme étant l’homosexualité.
Pour comprendre cette problématisation de l’homosexualité,
Foucault nous propose de l’appréhender différemment.
L’homosexualité: un style de vie
Qu’est-ce que l’homosexualité Un examen attentif de
l’historiographie sur l’homosexualité et les homosexuels
montre que la réalité qu’elle renferme est définie presque
uniquement en fonction des actes et des conduites sexuels. Du moins,
c’est ce que suggère le dispositif répression/libération qui
a servi, en partie, à faire cette histoire8. Un homosexuel,
écrit-on, est une personne réprimée, oppressée et ostracisée à cause
de sa conduite et de son désir sexuels. On fait de l’acte
et de la conduite sexuels un invariant historique à partir duquel
il est possible de reconnaître des individus aux comportements ,
et de comprendre pourquoi ils sont victimes de la répression dans
nos sociétés. La sexualité ou certains de ses aspects feraient l’objet
d’interdits moraux, sociaux, religieux c’est donc que
la société réprimerait les personnes qui la pratiquent. Le problème,
explique Foucault (1982d) à l’inverse de ceux qui mettent
l’accent sur la répression, et il s’agit là d’une
hypothèse importante de sa problématique de l’histoire de
l’homosexualité, c’est que la sexualité correspond moins
à une forme de désir qu’à ce qu’il y a à désirer. La
définition foucaultienne de l’homosexualité est donc plus
générale.
L’homosexualité ne renvoie pas, pour Foucault, aux actes
sexuels, mais davantage, et plus fondamentalement, à une forme d’expérience.
Celle-ci est structurée d’une double façon: (1) Cette expérience
porte sur les relations multiples qu’entretiennent les hommes
ensemble9. Ces relations, comme n’importe quel
autre type de relations (hétérosexuelles, par exemple), ne se limitent
pas aux actes sexuels. On imagine mal, dans nos sociétés, réduire
les hétérosexuels uniquement à leurs conduites sexuelles. D’ailleurs,
le terme hétérosexuel est rarement utilisé par ceux qu’il
désigne, à cause précisément de sa connotation sexuelle10.
Peu d’hétérosexuels se reconnaissent ou s’identifient
uniquement à leur pratique sexuelle. Foucault propose de garder
la même attitude envers l’homosexualité. (2) L’homosexualité
n’est pas figée, elle n’est pas une nature ou une essence
donnée une fois pour toutes. La question historique consiste moins,
pour Foucault, à révéler cette identité qu’à voir comment
on arrive, dans une société, à faire de certaines pratiques sexuelles
un problème (homosexualité), et à attribuer à des individus une
identité à partir de leur manière de faire l’amour (homosexuel).
L’homosexualité relève d’une pratique de soi c’est
une expérience qui se forme et se constitue à partir d’un
travail sur soi. C’est ce qui fait d’elle une forme
d’expérience, c’est-à-dire que la sexualité (le désir
et les choix sexuels) n’est pas quelque chose de fixé une
fois pour toutes, mais au contraire, une matière à partir de laquelle
on construit son existence11. Si l’homosexualité
est liée à des choix sexuels, ceux-ci, explique le philosophe français,
doivent en retour avoir (Foucault, 1982d). C’est ce qu’il
dit à ce sujet en parlant de la nécessité d’être gai12.
Je voudrais dire aussi que ces choix sexuels doivent être en
même temps créateurs de modes de vie. Être gai signifie que ces
choix se diffusent à travers toute la vie, c’est aussi une
certaine manière de refuser les modes de vie proposés, c’est
faire du choix sexuel l’opérateur du changement d’existence.
N’être pas gai, c’est dire:
Cette expérience — l’homosexualité — existe
dans nos sociétés depuis toujours sous une forme particulière: l’amitié.
Comprenons bien le propos de Foucault. Il ne dit pas que toute forme
d’amitié aboutit à une expérience homosexuelle. Il soutient
plutôt l’idée que l’amitié entre les hommes est un mode
spécifique de relations sociales marqué par l’affection. Pendant
longtemps, ce type de relations, qui impliquait également des obligations
sociales et économiques, n’a posé aucun problème à l’ensemble
social (Foucault, 1985c Faderman, 1981). En réalité, personne ne
mettait en question les relations (mêmes sexuelles) qu’il
pouvait y avoir entre eux, parce qu’elles n’étaient
même pas soupçonnables. L’amitié était quelque chose d’accepté.
Ces liens affectifs entre hommes, souvent intenses, vont commencer,
explique Foucault (1982d), à changer dès le xviie siècle et surtout
au xviiie. Son hypothèse est la suivante: c’est "[…]
la mise en place de nouvelles structures politiques qui ont empêché
l’amitié de continuer à avoir les fonctions sociales et politiques
qui étaient les leurs si vous voulez, le développement d’institutions
de la vie politique a fait que les relations d’amitié, possibles
dans une société aristocratique, ne le sont plus" (p. 18).
L’amitié entrant en conflit avec un ensemble d’institutions
(police, système judiciaire, école, etc.), elle devient alors problématique.
C’est dans le cadre de la transformation ou plutôt de la problématisation
de l’amitié comme type de relations sociales acceptables entre
hommes que l’on commence à interroger certaines conduites
sexuelles (l’homosexualité), et à désigner les individus qui
les pratiquent comme homosexuels.
Cette transformation de l’amitié correspond à l’émergence
du sentiment familial et au processus de moralisation (souci éducatif)
qui l’accompagne. En effet, comme le montre Philippe Ariès
(1973), l’extension du sentiment familial à l’ensemble
de la société, aux xviie et xviiie siècles, a eu pour conséquence
le renforcement de l’intimité de la vie privée au détriment
des autres types de relations sociales comme l’amitié. La
famille s’érige comme un rempart contre la société pour protéger
l’identité et l’intimité de ses membres. Le développement
du sentiment familial isole les individus de la société et des formes
traditionnelles de socialisation qui, comme le souligne Ariès, se
trouvent à l’extérieur de la famille et de la maison: l’assemblée
à l’église, la rue, les voisins. Un souci éducatif accompagne
le développement du sentiment familial. Ce souci éducatif, que prônent
les réformateurs et les moralistes, donne à la famille une fonction
morale et spirituelle: préparer les enfants à la vie, à leur vie
d’adulte. La famille doit former les corps et les âmes des
enfants. Or, les adultes doivent consacrer de plus en plus de temps
à cette nouvelle fonction morale et spirituelle. En quoi l’amitié
est-elle touchée par l’émergence du sentiment familial et
du souci éducatif que lui assignent les moralistes et les réformateurs
Elle l’est doublement: (1) Un certain type de sociabilité
devient suspect. On assiste non seulement au repli des individus
sur le noyau familial, mais le souci éducatif des parents —
l’affectivité nouvelle envers les enfants — les oblige
à y consacrer une partie importante de leur temps et de leurs énergies.
La sociabilité décroît, écrit Ariès (1973), comme si (p. 310).
Les formes traditionnelles de sociabilité et surtout d’affectivité
sont mal vues. Ainsi, les rapports maîtres/serviteurs, riches/pauvres,
amis/clients sont désormais mieux institués. Les relations qu’une
personne peut avoir avec une autre sont davantage formalisées par
l’âge, le sexe, le milieu social, la famille. Une trop grande
différence d’âge entre deux amis (hommes) devient vite suspecte.
On imagine qu’il peut y avoir autre chose que de l’amitié,
comme par exemple, des formes d’affection et d’intimité
réservées, en général, aux membres de la famille (parents/enfants).
(2) On note aussi, au xviiie siècle, une réduction importante du
caractère intimiste de l’amitié. Si, pour les Grecs, l’idéalisation
de l’amitié comme vertu s’accompagnait d’une indifférence
pour l’amour hétérosexuel, à partir du Siècle des lumières,
l’amour (essentiellement hétérosexuel) entre en compétition
avec l’amitié, elle menace même les liens d’amitié (Gerson,
1974). La sociabilité s’apprend en famille comme l’amitié
se vit en son sein. Les relations d’amitié se déroulent au
sein de la famille, dans son espace privé (la maison) et non plus
dans le cadre public de la société. Toute une série de rapports
sociaux qui se déroulent hors de l’espace privé de la famille
et de la maison — les amitiés entre hommes, la camaraderie,
la démonstration publique d’affectivité entre hommes et les
relations hommes/garçons, vieux/jeunes — sont mis en cause.
Cette problématisation de l’amitié s’inscrit aussi
dans le processus d’émergence de ce que Foucault (1976) a
nommé le bio-pouvoir, c’est-à-dire ce type de pouvoir politique
qui fait de la vie l’objet principal de ses préoccupations.
Le bio-pouvoir s’intéresse à la vie, à tout ce qui peut la
reproduire, la menacer (santé, mort), la contrôler, ainsi qu’aux
conditions d’existence.
L’homme occidental apprend peu à peu ce que c’est
que d’être une espèce vivante dans un monde vivant, d’avoir
un corps, des conditions d’existence, des probabilités de
vie, une santé individuelle et collective, des forces qu’on
peut modifier et un espace où on peut les répartir de façon optimale.
Pour la première fois sans doute dans l’histoire, le biologique
se réfléchit dans le politique le fait de vivre n’est plus
ce soubassement inaccessible qui n’émerge que de temps en
temps, dans le hasard de la mort et sa fatalité il passe pour une
part dans le champ de contrôle du savoir et d’intervention
du pouvoir (p. 187).
C’est à partir de la problématisation de l’amitié
que le bio-pouvoir contribue à l’émergence de l’homosexualité
et des homosexuels. Comment De deux façons: (1) En interrogeant
ce que Foucault a appelé la sexualité périphérique, c’est-à-dire
les conduites sexuelles qui ne respectent pas les règles, les façons
de faire ou les finalités de la relation conjugale (hétérosexuelle).
Il s’agit moins de condamner ces conduites, même si cela s’est
souvent produit, que de les interroger, d’en comprendre le
fonctionnement secret et de les rapporter à la vie des individus.
Le corps médical, quant à lui, cherche d’abord à déchiffrer
ces pratiques sexuelles (sexualité des enfants, onanisme, amour
pour les gens du même sexe), à les nommer, à déterminer si elles
ont un effet pathologique sur l’individu ou sur les rapports
de l’individu à son environnement. On comprend alors qu’on
ait pu poser la question suivante: Qu’est-ce qui se passe
dans ce type de relations que les hommes entretiennent entre eux
L’amitié comme type de relations sociales ne va pas disparaître
avec cette nouvelle préoccupation pour la vie des individus, elle
va seulement changer de forme. (2) Ensuite, ce savoir sur la vie,
qui concerne dans ce cas-ci la sexualité, donne prise à un pouvoir
d’intervention et de contrôle. Le savoir médical, pour ne
prendre que cet exemple (car le discours judiciaire participe aussi
à ce type de pouvoir), ne produit pas seulement de la connaissance.
Il prescrit, il établit la norme de ce qu’est une sexualité
régulière. Il définit à la limite des pratiques sexuelles, tout
un monde de la perversion qui justifie et légitime, à l’avance,
son intervention. Il faut soigner ces individus malades. Donc, ce
n’est pas sous le mode de la répression que se cette sexualité
périphérique. Foucault (1976) affirme, à cet effet, qu’on
assiste plutôt à une plus grande visibilité de ces conduites sexuelles.
Ce pouvoir justement n’a ni la forme de la loi ni les
effets de l’interdit. Il procède au contraire par démultiplication
des sexualités singulières. Il ne fixe pas de frontières à la sexualité
il en prolonge les formes diverses, en les poursuivant selon des
lignes de pénétration indéfinie. Il ne l’exclut pas, il l’inclut
dans le corps comme mode de spécification des individus. Il ne cherche
pas à l’esquiver il attire ses variétés par des spirales où
plaisir et pouvoir se renforcent il n’établit pas de barrages,
il aménage des lieux de saturation maximale. Il produit et fixe
le disparate sexuel (p. 64-65).
Dans cette volonté de savoir sur le sexe et la sexualité, l’amitié
perd son statut légitime de relation sociale affective. L’amitié
ne peut plus se manifester dans sa forme traditionnelle (c’est-à-dire
avant le xviie siècle), à cause de cette inquisition du savoir à
propos des formes et des modes d’expression de la sexualité
et de l’affection, à cause également du caractère inconnu
que peut représenter ce type de relations sociales particulières.
On voit mal comment l’amitié aurait pu échapper à cette inquisition
du savoir puisqu’elle évoquait un espace où pouvait s’exprimer
une forme d’affection multiple, polymorphe et peut-être entre
les hommes. Le problème vient donc de ce dispositif de pouvoir-savoir
s’intéressant à la vie, et à tout ce qui la touche de près
ou de loin.
Cependant, Foucault n’a pas mené une véritable enquête historique
sur l’homosexualité. Les articles et les entrevues où il en
traite n’exposent qu’un certain nombre d’idées
sur lesquelles une telle enquête pourrait s’appuyer. On ne
sera donc pas surpris de constater que la question du mode de gestion
politique (gouvernementalité) de l’homosexualité et des homosexuels
soit restée en suspens. Essayons maintenant d’esquisser ce
qu’elle pourrait être aujourd’hui dans nos sociétés.
Pour ce faire, il faut partir d’un constat. S’il est
vrai que le discours médical a joué un rôle de premier plan dans
l’émergence de l’homosexualité, il a perdu, aujourd’hui,
une partie de son importance au profit d’autres types de savoir13.
Il semble que le discours sociologique soit devenu l’un des
éléments clefs du mode de gestion politique de l’homosexualité14.
Le discours sociologique imprime deux directions différentes par
rapport au discours médical. Ce n’est plus le désir et/ou
l’activité sexuelle qui déterminent, comme dans le discours
médical, le statut de l’individu, car ceux-ci sont replacés
dans le cadre plus général de l’existence. L’étude sociologique
cherche moins à interroger les comportements sexuels singuliers
qu’à rendre compte d’une réalité sociale. L’homosexuel
n’est plus perçu comme un pervers, mais comme un individu
qui appartient, du seul fait de son scénario sexuel, à une minorité
stigmatisée. Le discours sociologique interroge la société sur son
incapacité à considérer l’homosexualité comme une réalité
équivalente à celle de l’hétérosexualité. L’analyse
sociologique s’inscrit dans une critique des normes sociales
et envisage l’homosexualité à travers un souci éthique de
tolérance sociale.
La tolérance désigne moins une attitude qu’un système de
valeurs à partir duquel se gèrent la différence et l’altérité15.
Pour le sociologue, c’est l’intolérance sociale qui
fait de l’homosexuel un être à part. Les enquêtes sociologiques
portant sur l’homosexualité visent à remettre en cause les
préjugés envers les homosexuels et à promouvoir une société plus
tolérante. Pour ce faire, l’analyse sociologique s’intéresse
d’abord au groupe et à la communauté plutôt qu’à l’individu.
Le terme communauté revêt d’abord une définition statistique.
Il désigne un groupe d’individus ayant certaines caractéristiques
communes et dont les comportements diffèrent de ceux d’autres
individus ou groupes sociaux. La notion de communauté joue aussi
un autre rôle dans le discours sociologique. Elle détermine une
manière d’être ou d’exister comme homosexuel. L’homosexualité
ne se définit plus seulement à partir de l’aveu individuel.
Le reste encore aujourd’hui une étape individuelle importante
de la reconnaissance et de l’acceptation de soi, mais il ne
prend son véritable sens que dans l’aveu social d’une
appartenance à une communauté. Elle devient, dans le discours sociologique,
une des conditions sociales d’émergence de l’homosexualité.
Le terme prend alors tout son sens. Être homosexuel, c’est
reconnaître qu’on partage avec d’autres un même désir,
et constater, en même temps, qu’il est nié socialement. La
communauté devient dans le discours sociologique le sujet politique.
Elle a une consistance sociologique déterminée par l’ensemble
des individus partageant un style de vie commun, et une fonction
historique. L’aveu individuel de son homosexualité peut permettre
la libération personnelle, mais ne remet pas en cause l’intolérance
d’une société. Seule la communauté homosexuelle est libératrice,
c’est-à-dire capable de transformer la société. Elle est porteuse
du projet social d’émancipation. L’individu homosexuel
n’a de réalité dans le discours sociologique qu’à travers
une problématique de prise de parole. Cette dernière est considérée
à la fois comme moyen d’être et d’exister et comme instrument
de revendications et de luttes pour la reconnaissance de droits
légaux, sociaux. Il s’agit ici d’une prise de parole
collective, celle d’une communauté opprimée.
L’importance actuelle du discours sociologique sur l’homosexualité
s’expliquerait par une certaine efficacité sociale il rejoindrait
la pratique militante. Tous les deux se donnent le même objectif
(la tolérance) et s’articulent autour de l’idée de communauté.
Le discours militant repose aussi sur cette notion de communauté.
Il n’est pas rare de trouver dans ce discours l’injonction
d’avoir à dire et à vivre son homosexualité sous de la communauté
(Ménard, 1987). Cette représentation des homosexuels comme communauté
militante — contestant certaines valeurs de la société et
revendiquant des droits pour ses membres — donnerait au discours
sociologique son efficacité sociale. L’émergence de communautés
gaies ainsi que le de certaines luttes en témoigneraient. Effectivement,
depuis le début des années 1960, on note une mobilisation des gais
pour l’action politique. Certaines de ces luttes, comme celle
des homosexuels aux États-Unis contre l’institution psychiatrique
de leur pays, ont réussi à modifier le statut des homosexuels.
Mais il semble que si le discours sociologique sur l’homosexualité
fonctionne et s’impose, ce n’est pas parce qu’il
possède une efficacité sociale. C’est prendre l’effet
pour la cause. Le discours sociologique a une efficacité sociale
parce que sa représentation de l’homosexualité et des homosexuels
s’inscrit dans la logique même de la philosophie politique
libérale dont la tolérance constitue le fondement. Non seulement
la tolérance sert-elle de justification au pluralisme libéral, mais
elle forme une véritable technique de gestion sociale des différences.
Pour comprendre cette fonction politique de la tolérance, il faut
considérer le point de vue normatif du pluralisme libéral, c’est-à-dire
l’envisager non pas comme , mais comme (Wolff, 1969, p. 91).
Ce modèle suppose la tolérance. Elle désigne l’acceptation
de l’existence du fait de la différence, de l’hétérodoxie.
Le pluralisme libéral fait même de la différence un mode de participation
au jeu politique. Cependant, comme l’écrit Robert Paul Wolff
(1969), le droit de différer appartient au groupe, non à l’individu.
Le groupe assure la participation des individus au système politique.
Il exprime un principe fondamental du libéralisme politique: la
liberté et le droit de s’associer pour défendre ses intérêts.
Le jeu politique est représenté comme le lieu de confrontations
et de luttes d’intérêts divergents. Deux conséquences découlent
de cette rationalité politique: 1) La communauté ou le groupe légitime
est seul habilité à se faire entendre. Il représente les intérêts
et parle au nom des membres qui le composent. 2) La tolérance est
paradoxale. Elle s’applique aux groupes les plus divers, mais
elle rejette ou exclut toutes formes de singularités individuelles.
La tolérance devient intolérance envers les individus qui n’appartiennent
pas à des communautés ou à des groupes reconnus.
La représentation de l’homosexualité et de l’homosexuel
dans le discours sociologique reconduit cette rationalité politique.
L’homosexuel n’a d’existence que dans le groupe
qui, en revendiquant ses droits, reproduit la frontière de la tolérance
et de l’intolérance par laquelle le jeu politique s’organise
et fonctionne dans des sociétés comme les nôtres. Il n’est
donc pas surprenant de trouver, dans nos sociétés, des communautés
gaies tolérées et reconnues, et, en même temps, de constater qu’il
existe encore des individus discriminés, exclus à cause de leur
scénario sexuel. Ce n’est pas que les luttes politiques aient
échoué ou que nos sociétés soient fondamentalement intolérantes.
Il s’agit plutôt du mode de fonctionnement de la rationalité
politique qui fonde notre expérience de la différence. S’il
s’agit bien là de la rationalité politique, du type de pouvoir
qui gère l’homosexualité dans nos sociétés, comment la lutte
politique est-elle possible
POLITIQUE ET HISTOIRE: STYLE DE VIE ET PRATIQUE DE LA LIBERTÉ
La problématique foucaultienne de l’histoire de l’homosexualité
relève aussi d’une histoire politique. Pourtant, elle ne parle
pas de répression elle n’appelle pas à la libération par le
combat politique. La raison en est simple: lutter pour plus de liberté
sexuelle, pour davantage de tolérance envers les scénarios sexuels
différents nous place dans la logique même de la rationalité politique
qui gère, dans nos sociétés, l’altérité. Aussi Foucault, sans
s’opposer à la lutte politique pour la revendication des droits
des homosexuels, croit que le combat politique doit se situer à
un autre niveau.
Nous avons déjà esquissé les contours de la politique foucaultienne
concernant les homosexuels. Rappelons-les brièvement pour expliciter
davantage le contenu de cette politique. L’homosexualité est
d’abord, pour Foucault, un style de vie qui ne se résume pas
à une conduite sexuelle différente. Il s’agit d’un type
de relations sociales complexes où la sexualité joue un rôle important
et consciemment assumé. En d’autres mots, la personne homosexuelle
assume le rôle que sa sexualité joue dans sa vie, et elle chercherait
même à faire en sorte qu’elle ait une grande influence sur
l’ensemble de sa vie. Pourquoi Tout simplement parce que la
sexualité fait partie de notre comportement, qu’elle est une
part importante de notre liberté. (Foucault, 1985c, p. 74).
Foucault distingue entre libération et pratique de la liberté. Il
est important de bien comprendre cette distinction pour saisir comment
il pose la question politique de l’homosexualité (Foucault,
1988). Si la libération renvoie au thème connu de la nature humaine
réprimée qu’il faut libérer, la pratique de la liberté concerne
ce que l’on fait concrètement de sa liberté: (p. 3).
Autrement dit, le problème n’est pas tellement de combattre
et de lutter pour affranchir l’individu de ce qui l’opprime,
mais de faire de certaines libertés (par exemple, notre sexualité),
une condition de l’éthique, c’est-à-dire de ce travail
sur soi qui consiste à donner à son existence un style particulier.
D’ailleurs, pour Foucault (1988), (p. 4). Il appelle
donc, à partir du mode de vie homosexuel, à la création d’un
style de vie.
Si la sexualité constitue une partie importante de notre comportement
et de notre liberté, il devient alors possible qu’à partir
d’elle, on puisse créer et façonner sa vie, ou plutôt son
existence (pratique de la liberté). La sexualité peut être la matière
à partir de laquelle il est possible de créer un style de vie la
substance de ce travail sur soi qui permet de donner à son existence,
un style. L’homosexuel agit de telle manière que sa sexualité
produise des effets sur sa vie il l’utilise pour modifier,
ou transformer, le type de relations qu’il peut avoir avec
les autres. Foucault (1988) en a donné un exemple dans son analyse
du sadomasochisme. Pour lui, le sadomasochisme, loin d’être
une pratique violente de l’acte sexuel, représente plutôt
une possibilité de création de nouveaux plaisirs (p. 74).
Il y a là une sorte de création qui se caractérise par ce que
j’appelle la désexualisation du plaisir. Je trouve très fausse
l’idée selon laquelle le plaisir corporel devrait toujours
venir du plaisir sexuel, ainsi que l’idée que le plaisir sexuel
serait à la base de tout notre plaisir possible. Les pratiques SM
(sadomasochistes) montrent que nous pouvons produire du plaisir
avec des choses très bizarres, des parties très étranges de notre
corps, dans des situations très singulières (p. 74).
En faisant de sa sexualité le foyer de son existence, l’homosexuel
peut multiplier, inventer de nouvelles formes de relations sociales,
d’amour et d’affection. C’est ce qui fait de l’homosexualité
un problème dans nos sociétés. L’homosexualité est problématisée
non parce que ces nouvelles relations amoureuses ou affectives reproduisent
la frontière de l’homosexualité et de l’hétérosexualité
qui fonde une partie de nos rapports sociaux, mais plutôt parce
qu’elles en rendent d’autres possibles. L’homosexualité,
le choix de vivre son homosexualité, peut être considéré, comme
le suggère Foucault, comme une façon d’inventer de nouveaux
rapports sociaux. En cela, l’homosexuel représente un dans
nos sociétés.
L’homosexualité contribue à l’émergence d’une
autre culture en instituant de nouveaux rapports sociaux et de nouvelles
formes d’amitié. Conséquemment, la pratique de la liberté
contribue à modifier et à transformer la réalité sociale. C’est
pourquoi Foucault appelle à la création d’une culture gaie.
Il désigne par là l’invention de nouvelles formes de vie c’est-à-dire,
en d’autres mots, qu’il propose de faire de son homosexualité
une force créatrice. Donc, face à ceux qui croient qu’une
fois la sexualité libérée des formes d’oppression, il ne sera
plus nécessaire de s’identifier comme homosexuel ou gai, Foucault
(1981) rétorque qu’il faut plutôt utiliser le potentiel incroyable
que renferme la culture gaie pour créer de nouvelles formes de relations
sociales ou affectives avec les autres, et pratiquer cette forme
de liberté que représente sa sexualité pour inventer de nouveaux
rapports sociaux, affectifs, amoureux.
CONCLUSION
On peut se demander, au terme de ce travail, quel était l’intérêt
de cette incursion dans un aspect peu connu du travail de Foucault.
Il importe de rappeler les deux principaux objectifs de notre texte:
(1) Il s’agissait, d’abord, de montrer qu’il existe
dans le travail foucaultien une problématique pour une histoire
de l’homosexualité. Pour y parvenir, nous avons travaillé
à partir d’un corpus moins connu des travaux du philosophe
français, c’est-à-dire que nous avons essayé de redonner un
statut à un certain nombre de textes (entrevues, débats, comptes
rendus d’ouvrages portant sur l’homosexualité) qui sont
rarement abordés dans les analyses portant sur Foucault16.
Peut-être parce qu’il s’agit de textes plus autobiographiques
où le philosophe parlait de son homosexualité. (2) Nous avons aussi
essayé d’identifier les principaux éléments de cette problématique
de l’histoire de l’homosexualité. Nous avons constaté
alors qu’il fallait se départir d’un certain nombre
d’évidences (répression de la sexualité, des conduites sexuelles
différentes) pour rendre compte de la manière dont l’homosexualité
est devenue une préoccupation de nos sociétés. Nous avons vu aussi
qu’une telle histoire devrait faire de la problématisation
de l’amitié l’un de ses thèmes principaux. Foucault
n’a cependant pas explicité les stratégies qui ont problématisé
l’amitié. Il n’a pas non plus précisé quels aspects
de l’amitié faisaient l’objet d’une telle problématisation.
Il nous laisse, tout au plus, des pistes de recherche. Enfin, le
philosophe français n’a rien dit quant au mode de gestion
politique (type de gouvernementalité) de l’homosexualité dans
nos sociétés. Nous avons émis quelques suggestions qui mériteraient,
à cause de leur caractère partiel, d’être approfondies dans
des recherches portant, entre autres, sur le savoir sociologique.
On devrait mieux comprendre maintenant les objectifs poursuivis
dans ce travail. La problématique foucaultienne de l’histoire
de l’homosexualité offre plus que des pistes nouvelles et
des outils pour reconsidérer notre manière de faire cette histoire,
elle nous oblige à penser autrement l’homosexualité et les
homosexuels. Ainsi, le philosophe français contribue à l’émergence
de nouvelles représentations de l’homosexualité et à la création
de nouveaux rapports sociaux.
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Origine :
http://www.unites.uqam.ca/dsexo/Revue/Vol2no1/03_Olivier~1.html
problématique
pour une histoire de l'homosexualité
- Article qui met en lumière les apports des analyses de Foucault
sur ce thème, par Lawrence Olivier.
http://www.unites.uqam.ca/dsexo/Revue/Vol2no1/03_Olivier%7E1.html
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