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Origine : Pour
en finir avec les mensonges
- Propos recueillis par Didier Eribon en 1984. http : //www.hydra.umn.edu/foucault/mensonge.html
Nouvel Observateur 2228, 21.-27.6. 1985, 76-77
Un entretien inédit avec Michel Foucault
Pour en finir avec les mensonges
Quelque temps avant sa
mort, le 25 juin 1984, l'auteur d'Histoire de la folie faisait
un portrait au vitriol de l'intelligentsia.
Plus qu'un document : la voix d'un ami Le Nouvel Observateur.
- On déplore souvent aujourd'hui la sclérose du débat intellectuel
en France. Qu'en pensez-vous ?
Michel Foucault. - Je ne suis pas certain en effet que les conditions
dans lesquelles se déroulent actuellement les débats dans la théorie
et la politique soient très satisfaisantes. Je suis même sûr qu'elles
pourraient être meilleures et il serait important qu'elles le soient.
Car nous sommes à un moment où la vie et la vivacité du débat théorique
et politique sont plus que jamais nécessaires. Car, contrairement
à ce que l'on etend dire fréquemment, j'ai l'impression que les
mouvements qui se produisent aujourd'hui en France dans un certain
nombre de domaines sont extrêmement intéressants. Il y a une vie,
une prolifération, une jeunesse tout à fait extraordinaires. C'est
le cas en littérature. C'est le cas aussi dans le domaine de la
recherche, que ce soit dans les sciences humaines ou dans la philosophie.
Toute cette génération qui a aujourd'hui entre vingt et trente ans
fait des choses remarquables, tant par le serieux, la qualité du
travail que par sa nouveauté. Je crois que nous sommes enfin débarrassés
des gens qui n'avaient que leur haine pur escalader leur avenir.
Et il me paraît nécessaire que les chercheurs un peu plus âgés que
les autres se préoccupent de ménager une place pur tous ces courants
nouveaux puissent exister vraiment.
N.O. - Comment pensez-vous qu'on pourrait restaurer un débat
intellectuel rigoureux ?
M.Foucault. - Il faut débattre sur les conditions du débat.
C'est un fait : tout un travail sérieux qui s'accomplit dans les
universités rencontre les plus grandes difficultés pour se faire
éditer. Les éditeurs qui pouvaient assez facilement publier, voici
quelques années encore, des ouvrages de recherche ne le peuvent
plus aujourd'hui. C'est assez grave. Parce que les devant de la
vitrine est occupé par des livres hâtifs qui de mensonges en pataquès
racontent à peu près n'importe quoi sur l'histoire du monde depuis
sa fondation ou reconstituent des histoires plus récents à coups
de slogans et de phrases toutes faites. C'est assurément l'une des
raisons pour lesquelles les vrais débats ne peuvent voir le jour.
Et puis, j'ajouterai que les échanges, les discussions,
éventuellement le débat assez vif entre des idées différentes n'ont
plus de lieu pour s'exprimer. Songez aux revues. Elles sont soit
des revues de chapelles,soit le supports d'un éclecticisme fade.
C'est la fonction même du travail critique qui a été oubliée. Dans
les années cinquante, avec Blanchot, avec Barthes, la critique était
un travail. Lire un livre, parler d'un livre, c'était un exercice
auquel on se livrait en quelque sorte pour soi-même, pour son profit,
pour se transformer soi-même. Parler bien d'un livre qu'on n'aimait
pas ou essayer de parler avec suffisamment de distance d'un livre
qu'on aimait un peu trop, tout cet effort faisait que d'écriture
à écriture, de livre à livre, d'ouvrage à article, passait quelque
chose. Ce que Blanchot et Barthes ont introduit dans la pensée française
dans les années cinquante a été considérable. Or la critique a,
me semble-t-il, oubliée cette fonction pour se rabattre sur des
fonctions politico-judiciaires : dénoncer l'ennemi politique, juger
et condamner ou bien juger et tresser des couronnes. Ce sont là
les fonctions les plus pauvres, les moins interéssantes qui soient.
Je ne blâme personne. Je sais trop que les réactions des individus
sont étroitement mêlées aux mécanismes des institutions pour me
permettre de dire : voilà qui est responsable. Mais il est évident
qu'il n'existe plus aujourd'hui aucun type de publication pour assumer
une véritable fonction critique.
N.O. - Comment peut-on envisager un renouveau de cette fonction ?
M.Foucault. - Plusieurs choses sont liées. Il faudrait repenser
ce que peut être l'Université, ou du moins cette partie de l'Université
que je connais le mieux et où l'on fait des lettres, des sciences
humaines, de la philosophie, etc. Le travail qui y a été effectué
au cours des vingt dernières années est tout à fait considérable.
Il ne faut pas le laisser se stériliser. Deuxièmement, il faut repenser
la question des éditions universitaires, des éditions de recherche
et d'étude. Troisièmement, il faut oeuvrer à l'existence de lieux
de publications, de revues, de brochures, etc.
N.O. - On parle beaucoup actuellement d'un repli de l'Université
sur elle-même. Est-ce que vous ne craignez pas que l'on risque d'accentuer
ce repli si l'on publie dans l'Université pour les universitaires ?
M.Foucault. - Je ne souscris pas au mot de repli. Je crois que
ce serait au contraire vivifier l'Université, et la formation universitaire,
que de la mettre en communication avec du travail réel. L'Universit é
ets encore trop engluée dans des exercices scolaires souvent ridicules
ou désuets. Quand on voit ce qu'est le travail d'un candidat à l'agrégation
de philosophie, c'est à pleurer. C'est du faux travail, absolument
étranger à ce que sera, à ce que devrait être la recherche. Je connais
un certain nombre d'étudiants qui pourraient parfaitement se former
réellement à l'édition de textes, àa l'édition commmentéee, à la
traduction de travaux étrangers ou même francais... C'est-à-dire
faire du travail qui pourrait être utile à eux-mêmes et aux autres.
Vous comprenez pourquoi je considère que rapatrier une partie des
activités d'édition dans l'Université, ou faire en sorte que l'Universit
é y participe directement, ce serait plutôt une densification du
travail universitaire.
N.O. - Mais vous, qu'est-ce que vous pensez faire pour aller
dans ce sens ?
M.Foucault. - C'est très simple! Vous savez ce à quoi je rêve ?
ce serait crér une maison d'édition de recherche. Je suis éperdument
en quête de ces possibilités de faire apparaître le travail dans
son mouvement, dans sa forme problématique. Un lieu où la recherche
pourrait se présenter dans son caractère hypothétique et provisoire.
N.O. - En commenecant cet entretien, vous avez parlé de débat
théorique et politique. Est-ce que vous pensez que les conditions
de l'un et de l'autre sont les mêmes ?
M.Foucault. - Je vous répondrai que le paysage politique n'a
été si profondément renouvelé depuis vingt ans que parce qu'il y
a eu un travail intellectuel sur des problèmes qui n'apparaissaient
pas comme politiques et dont l'analyse a montré à quel point ils
étaient en connexion avec la poolitique. Un des résultats les plus
féconds de ce travail a été justement que la fameuse catégorie du
"politique" dont on nous avait rebattu les oreilles à l'Université
a été balayée. Ce n'est pas à travers la définition du politique
qu'ont pu être posés nombre de problèmes qui étaient des problèmes
à la fois d'existence, d'institutions et de pensée. La mise en communication
des mouvements de pensée, de l'analyse des institutions et de la
problématisation de la vie quotidieenne, personnelle, individuelle,
tout cela a permis que soit crevé l'écran que formaient des catégories
comme "la politique", ou "le politique". C'est cette mise en communication
qui donne de la force au mouvement qui fait changer les idées, les
institutions et l'image que ll'on a de soi-même et des autres. Si
on code à l'avance, si on détermine ce que'est la politique, on
stérilise et la vie intellectuelle et le débat politique.
Propos recueillis par Didier Eribon
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